Les Éditions Paysana Ltée (p. 34-40).

PRIÈRE


La mère Beauchemin plus appesantie par un rude labeur que par l’âge traînait son pas fatigué sur la route. Elle ne répondait pas aux signes d’amitié que lui adressait sa voisine, du fond de la maison en retrait. Bien avant l’heure du mois de Marie elle allait, seule, prier à la croix du chemin, sans remarquer la beauté du jour qui finissait doucement et le blond soleil de mai qui étirait ses derniers rayons sur la plaine du Richelieu.

Dans son jeune temps la première chanson de l’eau, au printemps, l’éclosion d’une fleur, le firmament en feu avaient fait éclater en elle combien d’alléluias. D’année en année, les cris d’allégresse s’étaient affaiblis en un écho si mince qu’elle ne l’entendait plus. Trop de fois le même soleil qui se couchait en fête dépliant avec effet son éventail de couleurs, en signe de beau temps, avait, le lendemain, rôti la moisson, apporté la sécheresse, déchaîné quelque mauvais vent ou la grêle qui charriait des grêlons gros comme des billes, en ravageant ce qui était encore debout dans les champs.

Aussi marchait-elle sans joie, la mère Beauchemin, parmi les jeunes pousses qui dressaient leur tête vers le ciel. Tout occupée d’elle-même et des siens, elle préparait sa prière à la Vierge Marie. Ce n’était pas tant la reine des cieux, en pleine gloire, entourée des plus grands saints et assise à la droite du Père Tout Puissant, qui excitait sa dévotion. Aller se lamenter à elle lui aurait semblé un affront, en ce premier jour de mai, quand tout le monde catholique se réjouit et célèbre la grandeur de la Mère de Dieu. Mais avec Notre Dame des Sept Douleurs, le cœur transpercé de sept glaives, affaissée en larmes au pied de la croix sur laquelle son divin Fils expire, dans l’abandon et les opprobres, elle se sentait à l’aise pour parler de son mal et exhaler la plainte d’une pauvre femme en peine :

« Ce n’est pas rien, bonne Sainte Dame, tout ce que j’ai à vous dire. D’abord cette fatigue que je ressens de la tête aux pieds et qui me fait prendre en aversion mon entourage. Les choses qui étaient toute ma vie, voilà que depuis quelque temps non seulement je les regarde à regret, mais je ne suis pas loin de les haïr. Pour mieux dire, je suis sans-cœur à l’ouvrage. Peut-être parce que je prends de l’âge ou que la maladie me guette ? Pourtant il faudrait pour bien faire que je dure encore. Une vieille femme toute ridée, couleur de terre, et remplie de défauts comme moi n’embellirait pas votre Paradis et, à la maison, ils ne se passeraient pas aisément de moi. La plus petite, Alix, est dissipée et chétive et ne fait pas deux pas sans appeler : maman, par ici, maman, par là ! Il y a aussi Éphrem, le jeune, presquement pris comme un homme et qui n’a que treize ans d’âge. Lui et son père ne sont pas toujours d’équerre, il s’en faut.

Ce n’est pas rien.

Vous savez, bonne Sainte Dame, comme mon Didace était contraireux dans notre jeunesse. Rien qu’à lui dire : « Vas-y pas, » mieux que ça, en le regardant d’une certaine manière, je pouvais lui faire franchir ciel et terre d’un seul bond. Et toujours prêt à aller en Cour. Pour deux pailles en croix, il aurait plaidé jusqu’à amen. En moi-même je me demandais parfois si le cœur de cet homme-là n’était pas semblable à une sorte de terre qu’on vient jamais à bout d’érocher en entier. Il s’est bien amendé avec les années, mais il lui reste encore du chemin avant d’arriver au terme de la perfection. On le sait bien, le meilleur des hommes… Ça n’avancerait rien de parler contre : mieux vaut les accepter tels qu’ils sont.

Je n’ai jamais connu, comme les autres femmes, le bienfait d’être reine et maîtresse dans la maison. Dès notre mariage, on est venu habiter chez ses parents à lui. Plus tard quand les vieux se sont donnés à nous, on a confondu les biens et on a encore demeuré tous ensemble. À l’heure que sa vieille grand’mère est sur le point de trépasser et que je commencerais à régner, Amable parle de se marier et d’emmener une étrangère. Je ne devrais pas dire : une étrangère. Alphonsine Ladouceur entrera chez nous comme la fille de la maison, mais c’est quand même tout un apprentissage à faire. Elle a goûté à la vie de la ville. Qui nous dit qu’un jour ou l’autre elle ne regrettera pas le temps passé là-bas ?

Et Marie-Amanda ? La meilleure fille au monde ! Celle-là je n’en suis pas en peine, elle trouvera bien à se marier. Mais elle n’est pas gaie depuis que son Ludger est retourné naviguer. Il n’écrit pas souvent et ses lettres ne doivent pas parler parce qu’elle n’est pas sur le sens de rire. On dirait qu’elle aime son mal ; elle l’entretient et en a soin comme d’une fleur en pot.

Ce n’est pas rien.

Ils vont tous venir tantôt vous causer à leur tour. Écoutez-les, sainte Mère. S’ils ont à se plaindre de moi, tâchez que chacun fasse la part des choses. C’est pour eux que je vous prie. Pour moi, je vous demande pas la lune, juste un peu de repos dans mon cœur usé à force de se démener à gauche et à droite.

Les voici qui approchent. Amable et Alphonsine se regardent dans les yeux. Après tout, ils ont bien le droit d’être heureux comme les autres. La petite et sa sœur se tiennent par le cou en riant. Je gage qu’Amanda aura reçu de bonnes nouvelles. Et le jeune marche avec son père. Voyons ! vont-ils recommencer à se chamailler ? Non, ils jouent tout bonnement. Tant mieux. Aidez-moi à veiller sur eux.

Le temps se chagrine. Des courants blancs traînent dans le firmament et veulent dire qu’on n’ira pas loin sans pluie. Il nous en faudrait, mais une pluie raisonnable, pour que tout lève dans le bon temps.

J’oubliais les grandes mers de mai. Qu’elles ne nous arrivent pas trop vite ! Il n’y a rien qui presse : la terre cherche à peine à se réchauffer.

Le mois de Marie va commencer. Le chantre se prépare à donner le ton. C’est dommage que je ne puisse pas mêler ma voix aux autres pour chanter vos louanges. Dans le temps j’étais une chanteuse difficile à accoter ; je chantais tous les cantiques : « Prends ma couronne, je te la donne, » « Ave Maris Stella » ; je savais toutes les complaintes. Mais aujourd’hui, le petit filet de voix qui me reste n’ajouterait pas grand’chose à votre gloire, ô Marie, notre espérance à tous. »