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Marines
Les Fleurs de GivreÉditions de la Revue des Poètes (p. 163-164).


 
À bord de la Provence, ce 5 octobre 1909.





Depuis hier le vent du nord souffle en tempête :
Sous son fouet glacial les flots tordent leur crête
Et poussent, éperdus, d’horribles meuglements ;
Partout, autour de nous, des abîmes fumants
Se creusent, des sommets mouvants et blancs d’écume
Se dressent à travers les réseaux de la brume.
Depuis hier le vent déchire en mugissant
Les lames, les soulève, et sur le pont glissant
En laisse retomber des bribes convulsives.
Le jour à peine luit sur les vagues massives.
Qui battent sourdement les flancs du lourd steamer ;
Le ciel sombre se fond avec la sombre mer :
A nos yeux le soleil dans la buée épaisse
N’est plus que le fanal d’une barque en détresse.
Et l’ouragan toujours souffle plus âprement.


Mais, malgré la fureur du grand flot écumant,
Malgré les mille assauts fougueux de la tourmente,
La Provence poursuit sa course triomphante,
Sans heurt, sans bruit, sans halte, avec l’aplomb du fort,
Du puissant, contre qui s’épuise tout effort,
Avec la majesté farouche du colosse
Devenu le dompteur de l’Océan féroce,
Avec la quiétude et la vélocité
Du goéland hardi fendant l’immensité.

Et demain surgiront les falaises de France.

La France ! Elle traverse, ainsi que la Provence,
Un océan battu des sauvages autans.
En vain le flot bondit jusque dans les haubans
Du grand navire humain sur les mers mondiales,
En vain, dans les brouillards aveuglants, des rafales
Rompent parfois ses mâts, hauts comme son orgueil,
L’impérissable nef, à travers maint écueil,
Sans hâte ni retard, sans frayeur ni colère,
Majestueuse, suit sa route séculaire,
Portant son libre et fier pavillon triomphal
Vers le port lumineux où brille l’Idéal,
N’interrompant jamais son périlleux voyage,
Et sous chaque soleil laissant un long sillage
― Qui sert à diriger dans l’ombre ses rivaux ―
D’exemples immortels et d’immortels travaux !