Eugène Fasquelle éditeur (Bibliothèque Charpentier).





EN MÉNAGE

I
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Leurs cigares charbonnaient et puaient comme des fumerons.

Tout en rattachant sa culotte qui s’était déboutonnée, Cyprien s’écria :

— Rester, pendant deux heures, dans un coin, regarder des pantins qui sautent, salir des gants et poisser des verres, se tenir constamment sur ses gardes, s’échapper, lorsqu’à l’affût du gibier dansant, la maîtresse de maison braconne au hasard des pièces, si tu appelles cela, malgré l’habitude que tu en peux avoir depuis que l’on t’a marié, des choses agréables, eh bien ! tu n’es pas difficile.

André haussa les épaules et, crachant le jus de tabac qui lui poivrait la bouche, dit simplement :

— Peuh, on s’y fait !

Il y eut un instant de silence. Ils marchaient lentement, côte à côte, quand minuit sonna. Deux horloges entremêlaient leurs coups ; l’une, au loin, vibrait doucement, en retard d’une seconde sur l’autre ; la plus proche découpait, nettement, presque gaiement son heure.

La rue que les deux jeunes gens suivaient était déserte et leurs pas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir. Tantôt leurs ombres se brisaient le long des boutiques fermées, tantôt les précédaient ou les suivaient, étalées à plat sur les dalles, pâles à certains moments, foncées à d’autres. Souvent elles s’enchevêtraient, se confondaient, s’unissaient des épaules, ne formaient plus qu’un tronc ramifié de bras et de jambes, surmonté de deux têtes ; parfois elles s’isolaient, se ramassaient sous leurs pieds ou s’allongeaient démesurément et se décapitaient dans le renfoncement des portes.

Il y avait, dans le ciel, comme un éboulement de talus noirs. Au-dessus des maisons dont les toits les tranchaient durement, de grands nuages roulaient ainsi que des fumées d’usine, puis, dans ces blocs immenses de nuées, d’énormes brèches s’ouvraient et des pans de ciel étoilés de feux blancs scintillaient, éteints bientôt par le voile opaque des nuées rampantes.

Éclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin, des murs frappaient des coups drus dans l’ombre. Le trottoir était sec, sillonné de rigoles par places et la soudure de ses dalles se détachait, en noir. Près de la chaussée, une bonde d’égout, un tampon de fonte quadrillé, percé au milieu de son orbe, d’un trou, étincelait à certaines arêtes plus aiguisées par le frottement des bottes. Des épaves de cuisine, des trognons de légumes et des morceaux d’affiches, s’empuraient dans une flaque. Un rat se faufilait dans le tuyau d’une gargouille.

Lorsque André et Cyprien eurent atteint le bout le cette rue et qu’ils arrivèrent dans une autre, vivante encore et plus éclairée, la demie tintait. Un marchand de vins s’apprêtait à fermer ses vitres. Au fond de la boutique, dans une salle cloisonnée de carreaux dépolis, un garçon couvrait un billard et essuyait avec un torchon les marques de craie laissées près des bandes ; un autre, dans la première pièce, vu de dos, l’échine courbée, le cou et les reins remuant avec le dandinement d’un volatile, rinçait des bouteilles au-dessus d’un cuveau ; un troisième charroyait deux moitiés de tonnes plantées de lauriers roses, et deux ronds sales marquaient sur le trottoir la place où elles étaient mises.

Le patron se préparait à laver à grande eau son seuil. Un baquet entre les jambes, il bâillait, s’étirant, les bras en l’air, les poings fermés, et, derrière lui, sa femme, le râble aplati sur une banquette, la poitrine écroulée sur le rebord du comptoir, gourmandait les garçons, s’épilait les poils du nez, apurait ses comptes.

La rue était presque silencieuse ; deux sergents de ville se promenaient, mélancoliques, parlant bas, s’arrêtaient par moment et reprenaient leur marche, au loin, une équipe de vidangeurs cinglant les chevaux attelés aux barriques numérotées, aux carrioles bondées de tuyaux et de pompes, passa, nauséabonde, dans un sourd roulement.

Le bruit devenait plus confus et plus faible. L’on entendit encore le sautillement grêle d’un fiacre qui parut, les feux allumés, le cocher endormi sous son chapeau de cuir bouilli blanc pareil à un seau de toilette, le menton dans le cou, le fouet au repos, les rosses exténuées, trébuchant, faisant cahoter la guimbarde sur la chaussée, puis le bruit s’effaça, le vacarme des volets qu’on pose s’éteignit, le quartier s’endormait, tout se tut. Cyprien continuait à rognonner dans sa barbe ; il s’exaspérait de plus en plus, après la soirée qu’il avait subie. Il attaquait les boissons, les femmes, prétendait que le punch avait été acheté, tout fait, chez un épicier et coupé d’eau pour le désinfecter ; il niait le charme des fillettes tapotant de la musique ou becquetant des glaces, il se moquait du maître de la maison, debout, près du piano, chargé d’exécuter des sourires et il reprenait :

— Ah ! elles sont jolies les soirées de ton oncle ! Une vraie bousculade de salle à bagages ! Il n’y a que les gens qui graissent les cartes qui aient le droit de s’asseoir ! Et ils sont là, avec des têtes dont les cheveux ont fui, des compresses blanches autour du cou, des ventres enflés, sanglés dans des pantalons tendus, retenant les envois d’un digestion pénible ! Et le salon, avec sa tapisserie de vieilles dames qui dorment le long d’un mur ou jacassent le nez sur un verre, et l’averse des conversations, la fluée des sornettes, la pluie sans fin des polkas et des valses ! Et tout, tout, et cette troupe d’imbéciles qui invitent des robes roses ou blanches à secouer leurs plis ! Et les jeunes filles donc ! Ces adorables récipients de chairs neuves où les vices transvasés des mères se rajeunissent ! Ah oui, parlons-en ! Il faut les voir quand elles remuent du pilon leurs jupes ! le mouchoir sur les genoux et la moue au bec, elles sont là, se tortillant sur leur chaise, échangeant derrière les entrechats de l’éventail des ricochets de niaiseries sordides, chuchotant comme des galopines en classe, s’envolant tout à coup avec l’affreux bavardage des perruches qu’on lâche ! puis, c’est le plongeon des graves révérences, c’est nez qui se fripe et le dentier qui flambe, c’est des oui, maman, c’est des non, ma chère, c’est des patati, c’est des patata, c’est des rires fûtés, des éclats discrets… les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement : une éternelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine, espérant qu’un jour viendra où, lassé de lire dans mon lit et d’y fumer tranquillement ma pipe, j’accepterai la misère d’un coucher à deux, l’insomnie ou le ronflement d’un autre, les coups de coude et les coups de pieds, la fatigue des caresses exigées, l’ennui des baisers prévus !

André souriait.

— Ah bien mais, dit-il, c’est très simple alors.

— Conséquence de tes théories : la mise en fourrière de toutes les passions, l’apothéose de la fille publique – les cabinets à trois sous de l’amour ! – et par-dessus le marché, la glorification de la femme de ménage qui vous chipe la bougie et le sucre !

Oui, c’est amusant d’allumer des paradoxes, mais il est un moment où les feux de Bengale sont mouillés et ratent ! – On ne rit plus alors – je me suis marié, parfaitement, parce que ce moment-là était venu, parce que j’étais las de manger froid, dans une assiette en terre de pipe, le dîner apprêté par la femme de ménage ou la concierge. – J’avais des devants de chemise qui bâillaient et perdaient, leurs boutons, des manchettes fatiguées – comme celles que tu as là, tiens – j’ai toujours manqué de mèches à lampes et de mouchoirs propres. – L’été, lorsque je sortais, le matin, et ne rentrais que le soir, ma chambre était une fournaise, les stores et les rideaux étant restés baissés à cause du soleil ; l’hiver c’était une glacière, sans feu, depuis douze heures. J’ai senti alors le besoin de ne plus manger de potages figés, de voir clair quand tombait la nuit, de me moucher dans des linges propres, d’avoir frais ou chaud suivant la saison. – Et tu en arriveras là, mon bonhomme ; voyons, sincèrement, là, est-ce une vie que d’être comme j’étais et comme toi, tu es encore ? est-ce une vie que d’avoir le cœur perpétuellement barbouillé par les crasses des filles ; est-ce une vie que de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer à périr quand on en possède une, d’avoir l’âme à vif quand elle vous lâche et de s’embêter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ? Oh non, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vaut mieux. Ça vous affadit les convoitises et émousse les sens ? Eh bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! Et puis, mon cher, c’est une caisse d’épargnes où l’on se place les soins pour ses vieux jours ! C’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois !

Ah ! s’il existait un émétique qui vous fasse rendre toutes les vieilles tendresses qu’on a là-dedans ! Certes, ce serait le rêve, mais comme c’est impossible, le plus sage est encore de risquer la chance, de tenter d’être heureux avec une femme qu’on suppose avoir été bien élevée et qu’on croit honnête. – Mais diable, je commence à lâcher des tirades comme toi, et avec toutes ces discussions, il est une heure moins vingt, je vais te souhaiter le bonsoir et rentrer chez moi.

Cyprien ne paraissait guère disposé à gagner son lit.

— Tu as bien le temps, disait-il, les autres fois lorsque tu vas en soirée et que ta femme n’étant pas grippée t’accompagne, tu ne reviens jamais de chez les Désableau avant trois heures. Hein ? avoue que tu as eu une fière chance de m’avoir rencontré, dans cette salle de chauffe, je t’ai obligé à prendre l’a fuite. C’est trois heures que je t’ai données, rends-moi l’une des trois et viens faire un tour.

— Oh ! dit André, je t’en donnerais bien huit ou dix, si je n’étais pas aussi fatigué. Je devais aller, pour mon roman, voir l’effet d’un abattoir au petit jour et j’ai prévenu ma femme qu’elle n’ait pas à m’attendre demain avant onze heures, mais je renonce, malgré tout, à la promenade, je suis moulu, j’ai froid et puis il va pleuvoir, allons, viens nous coucher.

Mais Cyprien ne se tenait pas pour battu ; il insistait, appuyant sur la paresse de son ami qui ne parviendrait jamais, une autre fois, à se lever d’aussi bonne heure.

André en convenait. Il le savait parbleu bien, puisqu’il avait justement choisi le jour où, ne se couchant pas, il serait debout, dès l’aube ! mais Cyprien débita ses raisonnements en pure perte, son ami tint bon, continua son chemin et arriva devant sa maison. Là, il vit vibrer le timbre et s’accota au mur, attendant que la porte s’ouvrît, écoutant au loin l’appel aigre de la sonnette, le coup mat du cordon, le craquement du vantail, prêt à céder. – Le portant avait été inutilement tiré – alors il lança un carillon qui dansa dans la nuit et le pêne lâchant la serrure, claqua. Il serra la main de Cyprien et referma la porte.

Il frottait une allumette, se défiant du paillasson, du décrotte-pieds qui faisaient saillie à la première marche et il montait rapidement avec la hâte de l’individu qui se rôtit les doigts et ne serait pas fâché de se mettre à l’aise.

Il doublait les enjambées, suivant d’une main la rampe, et le mur en volute de l’escalier brillait avec ses jaspures de faux marbre, dans l’ombre, à mesure que le vent attisait l’allumette ou l’éteignait presque.

À chaque palier, les boutons de cuivre des portes étincelaient, puis, aussitôt que la flamme était morte et que le bois se consumait en braise, un point rouge se piquait sur le vernis des murs.

Lorsqu’il fut entré dans l’antichambre et qu’il eut pris un bougeoir placé sur un piédouche, il s’avança avec précaution, craignant de réveiller sa femme. Il eut beau marcher sur la pointe des pieds, ses bottines craquèrent.

Il s’arrêta soudain, étonné, entendant un heurt amorti, comme un objet qui tombe sur une chose molle, comme un choc de talons nus sur un tapis. Il pensa que sa femme était plus souffrante ou qu’elle se relevait pour chercher un mouchoir ou satisfaire un besoin autre, mais une rumeur effarée, un chuchotement de paroles suffoquées par l’angoisse, des mots prononcés presque haut, puis balbutiés avec un ton de prière, d’autres, à peine distincts, comme mâchés par des dents qui se serrent, lui arrivèrent.

Il appréhenda un malheur, franchit le salon, s’élança dans la chambre, vit, près du lit défait, un homme en chemise, affolé, tournant, culbutant les meubles, tirant à lui un fauteuil pour s’abriter, empêché par une chaise placée derrière. La femme étrangla un cri, se renversa, stupide, les yeux agrandis, hagarde.

André étouffa un nom de Dieu !

On sentait, dans la pièce, une déroute effroyable, une panique immense. L’homme ne bougeait, respirant à peine, la femme frissonnait, éperdue, appuyée sur le bord du lit, les, jambes et les seins à l’air, la main, droite pendante, la gauche cramponnée au drap.

Tous restaient immobiles, muets. Alors dans le grand silence de la chambre, la main d’André, tenant la bougie, trembla et la bobèche tapant la plate-forme de cuivre tinta doucement.

Ce léger bruit sembla secouer la stupeur accablée de la femme ; elle eut un long soupir, voulut parler, chercha sa salive, n’en trouva pas, remonta sa chemise, cacha sa gorge.

André avait déposé le flambeau sur une table ; il semblait indécis, se promenait de long en large, s’arrêtait crispé, blême, dévisageant sa femme. Le bruit plus vif, plus amorti de ses pas, selon qu’il se rapprochait, marchant sur le plancher ou s’éloignait, foulant un tapis, s’entendait seul.

Un filet de vent venait d’une croisée poussée contre et faisait fignoler et couler la bougie. Une azalée, dans un cache-pot de faïence, se défleurait, éparpillant goutte à goutte sur les bouquets réséda d’une carpette ses pétales tachés de sang ; un jupon, jeté sur le dos d’une chaise, descendit lentement, s’étala ainsi qu’une mare blanche sur le parquet. Une odeur pénétrante de femme dont les bras sont nus emplissait la pièce, une bouffée très fine de frangipane vint s’y mêler, évoquant les soins discrets des toilettes galantes, les luxes, perdus depuis le mariage et retrouvés maintenant, des eaux teintées d’opale qui baignent les bleus roseaux imprimés dans le fond des larges cuvettes.

Lorsque André interrompait sa marche, la pendule jasait clairement, jetant son tictac monotone, coupé net par la plainte d’un meuble, par la corde d’un store qui frappait aux vitres.

André fit un pas, s’arrêta devant sa femme. Il s’efforçait d’être calme, mais les mots saccadaient, passant par sa voix tremblée.

— Une heure du matin, dit-il ; il est temps que pour sauver les apparences, Monsieur se r’habille et parte.

Le Monsieur eut un geste vague. La femme plia encore les épaules, sa main s’ouvrit et le drap qu’elle pressait se détendit, doucement, comme un linge humide.

— Allons, Monsieur, poursuivit André, il faut en finir, je n’ai nul intérêt, moi, à contempler vos formes, la situation est suffisamment ridicule, mettons y un terme.

— Ah ! quand on songe, reprit-il…, il est vrai qu’à force d’avoir étudié les femmes et d’avoir acquis pour elles un sacré mépris, on finit par où les nigauds commencent ! mais je parle et le temps s’écoule. Ah ! pour Dieu ! en voilà assez ; vous êtes prêt, n’est-ce pas ?

Le jeune homme enfilait son pantalon, et sa chemise, mal tassée, faisait, dans sa culotte, des bosses derrière. Il boutonna son gilet à peine, mit ses bottines et son habit. Une fois vêtu, il reprit un peu d’assurance, il regarda le mari, en face, ânonna quelques mots sans suite et tâta dans la poche de sa redingote.

— Vous cherchez une carte de visite, dit André, on ne la trouve jamais lorsqu’on en a besoin, c’est comme un fait exprès. Mais, peu importe, votre nom de famille m’est indifférent ; quant à votre prénom, ma femme doit le connaître, et, au cas où elle ignorerait votre adresse, vous pourrez la lui envoyer demain, pour qu’elle aille vous rejoindre si bon lui semble. Maintenant, prenez votre chapeau et partons.

Le jeune homme se défiait, malgré tout, craignant une embûche. Il appréhendait que le mari ne l’obligeât à passer devant, et la perspective de s’enfoncer, à tâtons, dans le noir, lui souriait peu. Mais André le précéda, la bougie au poing. Ils descendaient lentement, n’échangeant plus une parole. Arrivé au bas de l’escalier, près des pommes en verre de la rampe, André se retourna et, haussant le chandelier, dit simplement : – Prenez garde, Monsieur, il y a une marche ; et il ajouta : je vous préviens pour que vous ne tombiez pas, ça ferait du bruit.

Il frappa au carreau de la concierge, la porte s’ouvrit et il la referma sur le dos du jeune homme qui eut un long soupir de soulagement et murmura :

— Cristi ! j’ai eu une fière chance de m’en être tiré comme cela !

II
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Oui, Cyprien avait raison. C’est folie quand, n’étant pas riche, on peut néanmoins, en se gênant, manger chez soi et être presque servi, que d’aller contracter mariage ! Il aurait dû laisser ces tracas-là aux pauvres ! En tisonnant des bûches, les soirs d’hiver, alors qu’engourdi dans son fauteuil, il hésitait à se lever pour s’étendre dans un lit froid, André se l’était répété souvent, se tâtant, se débattant contre l’idée qui lui revenait chaque fois qu’il avait passé la soirée seul, en finir à jamais avec sa vie de garçon, troublée par des appétences charnelles, par des besoins de câlineries et de tendresses.

Il n’aimait point les enfants, ne jugeait pas qu’il fût utile d’en procréer, craignait, en vertu de cet axiome que ce sont les gens pas riches qui en ont le plus, d’engrosser de dix en dix mois sa femme, et, cependant, les misérables ennuis des ménages mal faits, des concierges qui sont pochards et ne retournent pas le lit, l’avaient jeté, comme il l’avouait à Cyprien, sur les gluaux d’une famille, en quête d’un gendre.

Il avait épousé sa femme sans entrain, sans joie. Quand il l’avait connue, elle était comme la plupart des jeunes filles, insignifiante ; elle jouait du piano, copiait des Boucher et des Greuze sur des fonds d’assiettes, possédait avec cela une grâce apprêtée chez elle, une distinction pincée au dehors ; somme toute, elle pouvait être sortie, sans honte, gardée chez soi, sans lassitude. C’est égal, il avait été bête ! Elle avait des yeux noirs, allumés dans le fond, les yeux d’une maîtresse, qui, jadis, l’avait prodigalement trompé. Il aurait dû se défier, savoir que, lorsqu’on est décidé à accoler son nom à celui d’une autre, sous le grillage d’une mairie, on devrait avoir pu jauger la parfaite capacité de sottise ou la profonde inertie des sens de celle qu’on épouse ! et, debout, les poings serrés, il souffrait, pensant a sa femme, s’étonnant de n’avoir pas découvert, dans certains plis de visage, dans certains mots, les tempêtes qui couvaient sous son calme froid.

Maintenant, il hésitait sur le parti qu’il fallait prendre. « J’ai évité un scandale dans la maison, c’était l’important, » disait-il. « Si je retourne près de ma femme, je vais subir des averses de giries et de pleurs et je serai peut-être encore assez naïf, dans ce cas-là, pour lui pardonner ! Ou bien, je devrai écouter d’invraisemblables excuses ou des insolences, je ne pourrai faire autrement alors que de l’étrangler. Les deux rôles sont également stupides. D’un autre côté, ne rien dire, rester, c’est un enfer, c’est le feu aux poudres à un moment donné, c’est, un jour, à table, devant une bonne, la révélation forcée de nos haines, c’est la réunion, le lendemain, de tout le quartier devisant sur mes malheurs, c’est le colportage, du boucher chez la fruitière, des événements de cette nuit, dénaturés et grossis. » Et il revenait, au milieu de ses hésitations, à ce parti qui lui était apparu, le premier, alors que, délivré du Monsieur, il remontait l’escalier : reprendre son existence d’autrefois, rayer deux années de sa vie, s’efforcer d’oublier dans le travail les souvenirs irritants que lui laisserait sa femme.

Il s’affermissait, de plus en plus, dans cette résolution. Il eut un geste brusque, mit de l’ordre dans ses papiers, déchira les uns, consuma les autres et il demeurait, mélancolique, s’intéressant, pendant une seconde, aux étincelles qui couraient dans la cheminée, au vent qui faisait tressaillir les cendres et soulevait l’amas noir et rouge des paperasses brûlées. Puis, il soupirait, ficelait des livres, fouillonnait dans une commode, mettait du linge, en paquet, sur un fauteuil. Il lui fallut chercher sa valise, serrée dans un cabinet de débarras, près de la cuisine, et, doucement, il poussa la porte, prêtant l’oreille, n’entendant aucun bruit, ayant presque peur de rencontrer sa femme.

Quand il entra dans la cuisine, il resta, stupide, devant les reliefs du repas ; les deux assiettes, avec les fourchettes et les couteaux jetés dessus, en croix, l’émurent ; il revit devant ces vaisselles torchées, devant ces deux verres où ils avaient bu, le tête-à-tête du dernier dîner, l’adorable mouvement de sa femme, relevant sa manche et servant la sauce, toute une intimité d’intérieur à l’aise dont il n’avait jamais soupçonné la fin.

Il décrocha sa valise et, amolli, troublé, il retourna chez lui, écoutant, espérant presque un hoquet, un cri, qui le forceraient à s’occuper de sa femme à courir près d’elle. Un immense silence emplissait la maison. André rentra dans son cabinet. Un irrémédiable désordre s’étalait dans cette pièce. Les tiroirs à moitié tirés d’une commode regorgeaient de tricots et de linges ; des chemises, se confondant, les unes avec les autres, tendaient leurs manches, écartaient leurs cols, gisaient, la tête en bas, pliées comme sur une charnière, éplorées et grotesques avec leurs bras et leur ventre vides, leur poitrine ouverte et creusée jusqu’au dos ; des cravates rayaient d’un mince filet noir la flanelle jaune des gilets, des gants allongeaient leurs doigts glacés, couleur de poussière et de mauve, sur la toile bise des caleçons, sur le blanc crémeux des foulards de soie.

La bougie descendait jusqu’à sa collerette de verre. Les tiroirs du bureau, mal repoussés, cassaient en deux des papiers et des élastiques qui avaient enveloppé les liasses, étaient tombés sur le parquet et avaient repris leur forme ronde.

André écarta les rideaux. Les stores étaient baissés. La lueur du petit jour, filtrant au travers des lames, couchait, à d’égales distances, des barres de bleu pâle sur le plancher, reculait, dans la glace, les murs, éveillait, à certains points, la dorure des cadres, rendait d’un blanc plus cru la mousseline pendue aux fenêtres, tout le blanc azuré du linge. André regarda, en face de lui, les vitres closes des maisons, l’immobilité des rideaux placés derrière. Le silence ininterrompu de la cour lui parut lugubre ; il revint dans la pièce, demeura mal à l’aise devant cette mare de lumière qui s’épandait de plus en plus, triste comme un lever de lune, bleuissante et blanchie comme elle. Il se vit dans la glace, les joues hâves et les yeux culottés de bistre. Il apprêta sa malle à la hâte et, la tenant d’une main, il ferma, de l’autre, son cabinet, et arrivé dans l’anti-chambre, il tourna le loquet de la porte. Là, il se sentit défaillir. Le regret qui l’avait poigné, dans la cuisine, l’étreignit de nouveau, lui fit presque jaillir les larmes des yeux. Le bien-être qu’il quittait, ainsi, tout à coup, le navra. Cette porte sur l’escalier lui ouvrit un horizon de misères sans bornes ; il évoqua sur ce palier l’abandon de tout un avenir de gaieté et de paix, la vie de ses dix-huit ans qu’il fallait revivre à trente ans passés, la confiance et l’espoir en moins, l’estomac délabré et des besoins de confortable en plus.

La porte remuait doucement. Lui, la malle à ses pieds, restait immobile, envahi par des lâchetés croissantes. Ah ! si sa femme s’était précipitée, les cheveux au vent, en chemise, lui avait enlacé le cou, fermé la bouche avec les mains, étouffé seulement un semblant de larmes, il aurait jeté d’un coup de pied sa malle !

Il eut subitement une lucidité d’esprit. Il se figura, après cette scène ridicule, les réflexions qui lui seraient venues. Il se représenta toutes les hontes du cocuage subi, les défiances qui l’assailleraient maintenant, au moindre mot ; il eut une vision des aigreurs qui s’échangeraient au-dessus d’une table des raccommodements convenus tacitement, d’avance, dans les oreillers, des embarras de certains tête-à-tête, des maladresses innocemment lâchées, des rancunes qui en résulteraient pour l’un comme pour l’autre.

— Eh ! je deviens idiot, à la fin, dit-il. J’ai le choix entre aller gifler ma femme ou ficher mon camp. Il empoigna sa malle, descendit, franchit la porte cochère entrebâillée, s’achemina lentement vers le logis de Cyprien.

L’air, la marche, lui faisaient du bien. Il enleva son chapeau pour avoir plus frais et un petit vent but les gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes. Il n’avait plus maintenant qu’une vague perception, qu’un souvenir confus des incidents de cette nuit. Il déposa sa valise sur le trottoir, la reprit, ayant simplement hâte d’arriver parce qu’elle était lourde. Il dut s’arrêter de nouveau, la changer de main, se reposer encore.

Les rues étaient désertes. Le ciel semblait taché de pâtés d’encre et barbouillé de cendre pour les faire sécher. Au loin, une balayeuse, la tête enfoncée dans une marmotte, les sabots bourrés de paille, s’appuyait sur le manche d’une pelle ; à ses côtés, un boueux, la pipe au bec et la goutte au nez, ratissait un monceau d’ordures ; un ouvrier passa, le paletot jeté sur la blouse, l’épaule gauche plus haute que l’épaule droite, par suite de l’habitude qu’ont la plupart des gens du peuple de porter toujours leurs outils et leur pain sous le même bras ; une voiture de laitier, lancée à fond de train, feu sur les pavés. André se servit de sa malle comme d’un siège, regarda si par hasard un fiacre ne viendrait point, réfléchit qu’à Paris il est presque impossible, lorsqu’on n’habite pas près d’une gare, de trouver une voiture à cinq heures et demie du matin, et, se décidant enfin à se lever, se roidisant contre la fatigue, il emballa d’un coup la trotte, monta chez Cyprien, frappa, refrappa, jusqu’à ce qu’un clappement de savates devint distinct.

Cyprien entrebâilla la porte, demeura stupéfait, bredouilla quelques mots, courut se remettre sous les couvertures, et, là, se frottant les yeux, il balbutia :

— Ah ça, comment, c’est toi ?

André tomba dans un fauteuil.

— Peux-tu me donner asile, pendant quelques jours, jusqu’à ce que j’aie arrêté une chambre, dit-il ?

L’autre fit signe que oui, et, se frottant les cheveux, complètement ahuri, il s’écria :

— Mais qu’est-ce qu’il y a, bon dieu !

Alors André se leva.

— Il y a, que j’ai surpris un homme chez ma femme, cette nuit, comprends-tu ?

Cyprien eut un sursaut, laissa tomber ses bras et assis comme il était sur son séant, il se tourna tout d’une pièce, du côté d’André.

— Pas possible, dit-il !

Mais son ami le regardait, en hochant la tête. Ils se dévisagèrent sans souffler mot.

— Tu as tué le Monsieur ? demanda enfin Cyprien.

— Non.

— Tu as bien fait, – ta femme non plus, j’espère ?

— Pas davantage.

— Allons, tant mieux. C’est un ami le Monsieur que tu as surpris ?

— Non, c’est un Monsieur que je ne connais pas.

— C’est moins ennuyeux, murmura Cyprien.

Ils se turent.

André qui était, comme bien des gens nerveux, sujet pour la moindre contrariété à d’horribles douleurs d’entrailles, quitta la chambre.

Elle est bien bonne ! se dit Cyprien et il sourit un peu, pensa que cette aventure ne contrariait en aucune façon sa manière de voir, puis il s’indigna tout de même, trouva bête qu’un homme fort se fût ainsi fait duper par une femme qu’il considérait comme une pimbêche et comme une niaise.

Quand son ami revint, le visage décomposé et la main au ventre, il sauta du lit, lui offrit un verre de rhum, et l’écouta raconter, point par point, la scène.

— Mon pauvre vieux, s’écria-t-il, ça ne nous change guère ! Après les maîtresses qui nous turlupinaient, c’est maintenant les légitimes ! – Ah ! je sais bien, c’est plus embêtant – mais quoi ? – ça ne prouve qu’une chose, c’est qu’amours de distinction et amours de rebut, c’est kif-kif, ça se lézarde et ça croule ! Va, faut en prendre son parti, mon cher, dans la vie, on n’a rien à soi. On loge ses affections dans des meublés, jamais dans une chambre qui vous appartienne ! Dame, oui, j’en conviens, c’est dur ; on voudrait avoir son petit lopin de bonheur et en être seul propriétaire ! Ah ! mon ami, ce sont des rêves de paysan qu’on ne réalise pas ! – mais, voyons comment allons-nous nous organiser ? le plus simple serait de louer un lit, nous installerions, là, près de la fenêtre, tu déplierais les lames du paravent et tu serais comme chez toi, hein, qu’en penses– tu ?

— La première chose à faire, dit lentement André, c’est de chercher un petit logement. Je reprendrai les meubles qui m’appartiennent, mes bibelots de garçon ; il faudra aussi que je retrouve mon ancienne femme de ménage, Mélanie ; j’ignore son adresse par exemple, mais puisqu’elle passait son temps chez une blanchisseuse de la rue des Quatre-Vents, je saurai facilement où elle demeure. Je te demanderai seulement un service, je ne veux plus remettre les pieds chez moi, j’établirai une liste des objets à garder, je retiendrai aujourd’hui une voiture et tu iras, toi-même, chez moi, surveiller l’emballage des bibelots et des meubles.

Et il poursuivit, en se frottant fiévreusement les mains :

— Oh ! que j’ai donc hâte que tout cela soit terminé ! j’ai encore de la veine tout de même, c’est le demi-terme, je louerai facilement une chambre. Allons, voilà qui est décidé ! je vais recommencer ma vie de garçon ; baste ! au fond, tu es dans le vrai, je n’étais malheureux que par ma faute ; je m’étais forgé un tas d’idées, la solitude, le manque de baisers propres, le silence, le soir, dans le lit, le réveil sans gaminades, tout un idéal de fleuriste ! c’est égal, cela finit tout de même bêtement quand on y songe !

Il se tut, puis il pensa qu’il serait convenable de s’intéresser aux travaux de son hôte ; il regarda un tableau placé sur un chevalet :

— Eh bien, mais, ça va ! s’écria-t-il, puis il écouta, sans les entendre, les explications de son ami et, obsédé de nouveau par son malheur, il reprit :

— C’est étonnant, si tu l’avais vue il y a quinze jours quand elle a flanqué congé à la bonne qui découchait. Elle est sévère, ma femme ! moi, je faisais remarquer que cette fille cuisinait bien, ne rechignait devant aucun ouvrage, qu’il était absurde de la renvoyer pour des escapades qui, au demeurant, ne nous gênaient pas. Ma femme m’a toisé ! j’étais évidemment pour elle, un homme sans mœurs, je me suis tu, la bonne a reçu son compte ; cela a mieux valu, ajouta-t-il plus bas, nous n’avons pu en engager une autre, de sorte qu’au moins pour cette nuit…

Cyprien lui coupa la parole. Ses vieilles rancunes contre les femmes se réveillaient. Ah ! elles ne sont pas bons enfants, clama-t-il. On ne leur demanderait pourtant que ça ! – Oui, mais pour être bon enfant, il faut avoir été beaucoup roulé, comme toi et moi, par exemple. Nous, nous nous estimons heureux quand nos convoitises se bornent à n’être pas satisfaites ! Nous sommes les gens qui nous contentons à peu près. Lorsque nous ne recevons pas de tuiles sur la tête, nous sommes pleins de joie, et c’est miracle pourtant quand avec un idéal aussi court il ne nous tombe pas sur la caboche de formidables gnons !

André l’approuvait d’un geste navré.

— Si je vidais ma malle, finit-il par dire, nous pourrions ensuite déjeuner et je commencerais mes courses.

Cyprien opina du bonnet et sortit pour chercher des victuailles.

André se mit à déballer son linge. Il ressentait le vague accablé, la brouille de cervelle d’un individu qui, après avoir été presque assommé, reprend connaissance. Il rangea ses chemises sur une table, réunit ses livres et il lissait leurs couvertures avec la main, dépliait leurs cornes, défripait les feuilles froissées par le voyage.

— En voilà un qui a joliment ennuyé ma femme, pensait-il ; quant à celui-là, je ne le lui ai même as prêté, quel chef-d’œuvre ! – Et il se promettait de le lire, se reprochait d’avoir si longtemps négligé son art. – Ah ! bien, elle en avait des moues, le soir, lorsqu’il voulait travailler ! – Et il frissonnait, songeant à cette moue qui ridulait si joliment le coin des lèvres. Il jeta le reste de ses volumes, en tas, ne voulant plus voir leurs titres, tentant d’échapper aux souvenirs qui lui revenaient, un à un, à propos de chaque objet. Sa femme avait touché à tous, raccommodé les uns, acheté les autres, feuilleté tel livre, parcouru tel autre, les jours où câlinement elle lui disait : Donne-moi quelque chose à lire, prenait un volume, l’ouvrait, et, le lui rendant, faisait : Pouh ! ce n’est pas amusant !

Il essaya de se soustraire à son ménage, tâcha d’ensevelir le présent, se tendit l’esprit à se rappeler mille détails de sa vie de garçon qui pourraient maintenant lui être utiles. Il méditait une réorganisation d’intérieur, s’ingéniait à éviter d’avance les misères qui se ruent dans les logements sans femme ; il remuait des décombres de souvenirs et alors que leur évocation lui souriait, par une évolution presque insensible de pensée, son existence d’homme marié lui sautait devant les yeux et s’établissait, là, à demeure. Il se sentait repris de colères furieuses, d’irritants dépits, plus exaspéré peut-être par cette hantise qu’il ne pouvait chasser que par la cause même qui la faisait naître.

Puis, comme ces joujous d’enfants où une sentinelle, après avoir décrit des courbes sur un plateau, revient forcément à l’endroit d’où elle est partie, sa pensée, après mille circuits, s’arrêta net au point exact, à la façon dont sa femme l’avait dupé. Son orgueil blessé saigna, sa rage s’accrut, il s’étonna, pendant une minute, de n’avoir pas étranglé l’amant de sa femme.

Cyprien rentra chargé de paquets ; ils dressèrent la table. Le peintre attaquait vigoureusement l’assiette assortie, s’enfournait de la hure et des miches de pain et lappait sec. André chipotait, mangeait du bout des dents, s’ingurgitait de grands coups d’eau rougie pour faire couler là viande, mais les morceaux lui restaient dans la gorge ; il repoussa, dégoûté, l’assiette.

— Je ne peux pas avaler, dit-il.

Le mazagran qu’un cafetier monta le réconforta un peu.

Cyprien avait bâfré et pinté comme quatre ; il se renversait un peu sur sa chaise et éprouvait le bien être des appétits repus. Il voyait tout en rose, pour l’instant, et chiffonnant sa serviette, il répétait, de temps à autre, en regardant son camarade : « Tiens, ce pauvre vieux ! » et il regrettait de ne pouvoir dîner avec lui : il était, par extraordinaire, de corvée, le soir, un dîner de famille, un de ces dîners où l’on se réunit, une fois l’an, pour débiter d’ineptes gaudrioles et choquer des verres.

André se taisait ; d’un côté, il préférait s’isoler. Cyprien le gênait. Il commençait à oublier la situation cruelle de son ami, ne comprenait pas que possédé par une idée fixe, André ne pouvait admettre que lui, Cyprien, ne fût pas également contrit. Avec l’égoïsme des gens qui souffrent, André pensait, en effet, que le peintre se désintéressait trop des douleurs d’autrui. Les encouragements que Cyprien lui avait jetés, comme un morceau de sucre pour le faire tenir en place : « Du courage, ma vieille, ça ne sera rien, tu travailleras mieux maintenant que tu es libre, à quoi cela te sert-il de te désoler puisque tu n’y peux rien ? »  l’exaspéraient. Il eût voulu que Cyprien marchât sur la pointe des pieds, comme dans ces chambres de malades, où l’on fortifie le patient avec un simple regard et une poignée de main. Malheureusement, Cyprien était incapable d’apaiser un chagrin quelconque. Comme la plupart des célibataires, il ne jugeait point d’ailleurs que les misères conjugales des autres méritassent une pitié bien longue. Il admettait plus facilement qu’un monsieur abandonné par une maîtresse se désespérât et fût plaint qu’un mari trompé par sa femme. Celui-là devait s’y attendre, pourquoi s’était-il marié ? Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait ; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise.

André ne fut donc point fâché d’être laissé seul, mais, d’un autre côté, la solitude l’effrayait ; il se savait assailli à l’avance par l’obsession de son infortune, puis il était mal à l’aise, énervé, souffrant.

Ils se décidèrent enfin à quitter la place. André prit son chapeau, et mu par cette idée superstitieuse qu’il ne pourrait étouffer tout à fait les souvenirs cuisants, revivre réellement sa vie d’autrefois qu’en retournant habiter son ancien quartier, il s’achemina, lentement, au travers des rues qui relient la rue Royale à la rue Cambacérès.

Alors, commença pour lui une longue pérégrination à la recherche des locaux vides. Il marcha, le nez en l’air, en déchiffrant des écriteaux. Il tourna, pendant des heures, le bec de cane des loges, reçut, en plein visage, l’âcre bouffée des mirotons, l’odeur du cuir qu’on rafistole, la senteur de roussi des fers qui repassent le drap.

Dans certaines maisons, la loge était fermée, il tapait au carreau, allait dans la cour, en quête du concierge, ne l’apercevait pas, s’adressait à une vieille femme qui, rentrant dans le vestibule d’où elle sortait, criait du bas de l’escalier : Monsieur Baptiste, on vous demande ! Une voix arrivait d’en haut : Me v’là ! et de lointains coups de plumeau s’approchaient, descendant en même temps qu’un bruit lourd de bottes.

Il ne découvrait aucun logis acceptable dans les prix doux. Il ne trouvait que des appartements somptueux, très chers et des portiers hautains, des caves insalubres, tapissées d’ignoble papier, pavées de carreaux rouges, ornées de cheminées en plâtre peint. Il écoutait le boniment du montreur qui essayait d’enfoncer le client, affirmait que des familles entières avaient vécu en bonne santé dans ces cambuses, ne les avaient quittées que malgré elles et les regrettaient encore.

André était courbaturé moulu. Il s’attardait dan les pièces où restaient des chaises, s’asseyait, les mains sur les genoux et les yeux vagues, entendait le concierge, debout, remuant des clés dans les poches de son tablier bleu, battant sa petite réclame, amorçant le denier à Dieu.

— Oh ! c’est une maison tranquille ici, vous savez, chacun est chez soi, pas d’ennuis, pas de cancans et il citait les gens du dessous, essayait pour la circonstance de laver leur linge sale, parlait des autres, énumérait les professions graves, semblait pris de pudeur lorsqu’il n’énonçait pas des titres ronflants, glissait vite sur le nom de certains de ses locataires, ne les faisait suivre d’aucune mention, puis il ouvrait la fenêtre du logement, toute grande, invitait André à s’approcher, lui vantait le point de vue de la cour, transformée en un jardin de mannezingue.

Et André se levait, se penchait sur la balustrade, assistait, au fond d’un puisard, à la lente agonie d’un géranium. Il contemplait les quatre murs, blanchis au lait de chaux, le carré du ciel sombre, le fond dégoûtant du trou. Le portier disait : c’est gentil, hein ? montrait des boules de couleur accrochées dans du lierre, des plates-bandes, bordées de buis et plantées de bâtons noirs, représentant des rosiers qui avaient perdu leur sève.

Et André rentrait dans la chambre, recevait sur la tête une nouvelle douche, finissait par s’enfuir, affirmant qu’il reviendrait et donnerait une réponse. Il avait parcouru déjà plusieurs rues, escaladé des cinq étages, enfilé des rez-de-chaussée, sondé des milliers de placards, relevé toutes les trappes des Cheminées, apprécié les incommodités de nombre de cabinets et de cuisines, quand il visita, rue Cambacérès, dans une maison de bonne apparence, un petit logement composé de deux pièces minuscules, d’une salle à manger moyenne, d’un cabinet de toilette grand comme un torchon, d’une cuisine et de lieux passables. Il y avait aussi une terrasse et le tout valait mille francs. Ce n’était pas cher pour le quartier, puis le local était libre et pouvait être occupé de suite. André l’arrêta.

Une certaine quiétude lui vint maintenant qu’il s’était assuré un gîte. Il se rendit à une succursale de la maison Bailly, située dans la même rue, et retint une voiture de déménagement pour le surlendemain.

Il avait faim. La fatigue et la marche avaient comme émoussé l’aigu de ses ennuis. Il était presque joyeux, lorsqu’il avisa une petit mastroque, derrière la vitrine duquel se tuméfiait un melon grandi dans de l’alcool.

Des rangées de bouteilles avec des capsules de plomb sur la tête et des étoiles allumées au milieu du ventre, formaient le demi-cercle, enveloppaient deux étages de bondons meurtris, des vinaigrettes persillées de bœuf froid, des ratas figés aux navets, des tôt-faits avec des plaques noires de brûlé, godant sur leur bourbe jaune.

Dans une gamelle de fer, un riz au lait entamé croulait ; des œufs, couleur de vin, emplissaient un saladier à fleur ; un lapin, ouvert sur un plat, les quatre pattes en l’air, étalait le violet visqueux de son foie sur sa carcasse lavée de vermillon très pâle. Une muraille de bols, emmanchés les uns dans les autres, une tour de soucoupes bordées de bleu, s’élevaient précédées devant les carreaux de la devanture, d’un ancien bocal de prunes à l’eau-de-vie, plein d’eau, où des glaïeuls affalés laissaient tremper leurs tiges.

André s’assit devant une table vide. En attendant qu’on lui apportât la soupe, il regarda la salle. C’était une pièce assez grande, ornée de becs de gaz et d’abat-jour verts, d’un poêle de fonte, d’un comptoir peint en faux acajou, à filets ombrés, garni d’un vase de verre bleu plein de fleurs, de mesures d’étain, posées en flûte de pan, d’un tronc en nickel, d’un chat bâillant et d’une écritoire. Derrière ce meuble des rayons s’étageaient, supportant des litres décachetées, une théière en porcelaine, des tasses blanches avec trois pieds et une anse écarlates, et des initiales salement dédorées au centre. Une glace encastrée au milieu des rayons reflétait le haut du bouquet, marinant dans le vase bleu, le tuyau zigzaguant du poêle, trois patères inoccupées, fichées au mur, la doublure éraillée d’un paletot, le luisant d’un chapeau gras. Sur une petite table, dans un coin, un fromage de Bourgogne, le ventre entaillé, s’effondrait sous l’attaque d’un millier de mouches ; près des casiers où se tassaient des serviettes munies de ronds, une huche contenait des pains grêles et mou qui touchaient presque à une cage accrochée au plafond. Cette cage était vide par suite d’un décès, et une seiche l’habitait, seule, pendue au bout d’un fil.

Cet établissement tenait de l’auberge de campagne et de la crèmerie du Paris pauvre. Le patron, en manches de chemise, l’estomac en avant comme une bosse, le nez en trompette, se gobergeait, la serviette au bras, traînant, dans une boue de crachat et de sable, des pantoufles tapissées de dominos et de jeux de cartes.

Des bruits de vaisselles et de chaudrons, des chants de fritures et des plaintes de toux s’échappaient de la porte toujours battante de la cuisine. Des grésillements furieux de viandes sautées dans la poêle, de biftecks jutant sur un gril, de subites vapeurs rouges, de fétides fumées bleues arrivaient par moment. De sourdes disputes, des voix brèves de patrons ahurissants leurs domestiques, s’entendaient à toute minute.

Une servante fluette, pâle, la mine douloureuse et idiote, vacillait, minée par d’inépuisables fleurs blanches. Une autre, trimbalait de la cuisine à l’office et de l’office à la cuisine des piles d’assiettes, avait l’air somnambulesque, ne semblait pas se rendre compte de l’importance de la tâche qui lui était confiée.

André commençait à s’impatienter ; on ne lui apportait toujours pas sa soupe. Il était las de regarder ces gens qui l’entouraient ; tous se connaissaient ; il était tombé dans une sorte de pension de famille, dans un râtelier où s’empiffrait un monde étrange. Il y avait des groupes discrets, causant à mi-voix, étouffant leur rire derrière leur serviette ; il y en avait des hâbleurs, débagoulant, tout haut, des plaisanteries massives, accaparant l’attention avec leurs ébats.

Très familier avec ses clients, le patron se rigolait, criant : Ah ! elle est bien bonne ! hurlait, avec calme, soudain : un fricandeau au jus, un filet sauce tomate, un !

André avalait le vermicelle qu’on s’était enfin décidé à lui servir. À sa gauche, deux commères, piochaient dans un plat de tripes, puisaient dans une queue de rat et vidaient des verres. Les coudes sur la table, elles se faisaient de mutuels salamalecs pour une cuillerée de sauce, causaient comme de bonnes mamans, débinaient une voisine, plaignaient leur concierge dont le ventre avait enflé en mangeant des moules.

André commençait à se ragaillardir, mais une côterie, installée près du poêle, éteignait avec son vacarme le brouhaha des autres groupes.

Un coiffeur pérorait, émettait des vérités de cette force : quand on a de l’argent, on vous tire des coups de chapeau, sans ça, quand on a, comme moi, placé tout son saint-frusquin dans des fonds qui ne rapportent pas, on vous chante : « Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain. » Du reste, toutes les fois que j’ai acheté des valeurs, elles baissaient le lendemain ; je ne pourrais pas me l’interdire d’ailleurs, il me faut des émotions !

Les camarades se délectaient, lui versaient à boire et lui, avec ses yeux capotés, son air de glorieux crétin, reprenait : moi, j’aime le sexe ; pour que je puisse m’en passer, il faudrait que je sois comme le merle qui siffle après ses enfants ; et, faisant par un calembour allusion à son métier, il ajouta : je ne serais toujours pas un merle vif, je serais un merle lent.

Des fusées de joie partirent, d’incompréhensibles gaietés saluèrent cette bordée de sottises.

André avait hâte de prendre son chapeau, de fuir, mais le service ne se pressait guère. Il avait réduit de moitié un rosbif très dur et abandonné le reste, il réclamait maintenant une oseille qui n’arrivait point.

Il demanda au patron qui jubilait d’une façon stupide, s’il avait un journal. Le Siècle était en mains. On lui apporta les Petites Affiches. Il essaya de s’absorber dans cette lecture, de s’isoler de la joie de ces tables, de se boucher les oreilles aux jacasses stridentes de ces imbéciles ; il les entendait quand même. Il se força à lire trois pages de cette feuille, s’arrêta devant une annonce qui offrait comme une occasion superbe, par suite d’une liquidation de famille, une dot de dix-huit mille francs et une orpheline ; il resta pensif. Le mot pressé qui figurait entre parenthèses, au bas de cette réclame, déroula devant lui des perspectives infinies d’ordures. Il y vit de courtes échéances d’accouchements, des ventres grossis après un mois de mariage. Il songea aux déboires qu’éprouverait avec cette orpheline l’honnête benêt qui se laisserait happer. Celui-là avait des chances d’épouser une vierge qui aurait longuement turpidé dès son bas âge ! et il pensait : c’est déjà si difficile de n’être pas berné quand on connaît la famille et que l’on a vécu, pendant des mois, avec sa fiancée. Qui aurait jamais pu croire que sa femme à lui l’aurait trompé ? Une fois de plus, il était revenu au point de départ de ses pensées, aux misères de son ménage. Il voulut, à tout prix, secouer ces souvenirs. Il se contraignait maintenant à regarder ses voisins, à les écouter.

Un fausset aigu lui vrillait l’oreille. Le coiffeur était parti, sans même qu’il s’en fût aperçu. Un monsieur qui avait au-dessus d’une barbe rouge un nez barré par des lunettes d’or, s’était installé à sa place, et il expliquait à un tout jeune homme le mystère des dents.

Celui-ci écarquillait les yeux, l’écoutait dévotement, voulant sans doute s’établir dans cette partie.

— Le plus clair de votre recette, disait le monsieur, c’est la pose des fausses dents. Elles se fabriquent en Angleterre et se vendent au passage Choiseul. Là, il y a un sérieux bénéfice, pensez donc, vous pouvez demander dix francs par dent et cela coûte dix sous, sans bout de gencive en caoutchouc et un franc avec gencive.

— Il y en a des roses et des brune, n’est-ce pas, interrompit timidement le jeune homme ? moi, j’aimerais mieux les roses.

— Tiens ! vous n’êtes pas mou ! les brunes, ce sont des gencives de pauvres ! elles valent moins cher, mais l’on en vend plus, repartit l’autre.

Le jeune adepte en bâillait d’étonnement.

— Et les dentiers en hippopotame ? hasarda-t-il.

L’homme aux lunettes d’or leva les bras au ciel.

— Ça, c’est de la sculpture ! songez donc, il faut tailler la dent en plein ivoire, mettre des montures d’or, cela coûte des prix fous ! et il continuait à expliquer la cuisine de son métier, avouait pratiquer sur les chicots de ses malades d’inutiles opérations et profiter de l’abasourdissement douloureux où ces gens se trouvaient pour leur vendre à haut prix ses dentifrices.

André pensa que c’était trop subir d’affligeantes révélations. Son oseille était mangée. Il insista furieusement pour avoir sa note, refusa de commander un dessert, paya la somme de un franc quarante centimes et il ouvrait la porte quand du fond de la salle où quelques gens s’éternisaient devant les petits verres, une voix convaincue dit simplement :

— Les femmes, c’est des bien pas grand’chose !

André ferma la porte, songeant avec une certaine mélancolie que, dans tout l’insipide bavardage qu’il avait entendu, cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie.

III
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Vers les neuf heures, Cyprien s’étira et se fit remarquer qu’il avait la bouche mauvaise. Il ne fut pas surpris du reste, ayant ardemment trinqué, la veille, à la santé de sa famille.

Il grogna, toussa, et, secoué, par l’irrémédiable pituite des fumeurs de cigarettes, il cracha, dans son pot, avec des hauts-le-cœur.

André se réveilla au bruit ; il eut un bâillement sonore.

— Tu vas bien ? lança Cyprien entre deux hoquets.

— Pas mal, et toi ? répliqua André. Il s’était mis sur son séant et repliait plusieurs lames du paravent.

— Je glaviote, comme tu vois, répondit Cyprien, et il apparut, la face terreuse, les yeux bouffis, montrant ses salières d’homme maigre, sous le col déboutonné de la chemise. Il roula une cigarette, l’alluma, demanda à son ami s’il avait trouvé un logement, la veille.

André lui rendit compte de l’emploi de sa journée et il ajouta :

— Je vais aller, aujourd’hui, à la recherche de mon ancienne bonne.

— Eh bien, je t’accompagne, s’écria le peintre. J’ai besoin de respirer. Ça ne va pas ce matin. J’ai le cœur en compote. Ce n’est pas pour dire, mais les familles sont bien inconséquentes ! elles vous lèguent tous les vices héréditaires de leur santé et, de plus, elles vous fichent sur la terre sans le sou ! Au bout de deux générations, je ne sais vraiment pas ce qui peut rester d’un estomac qui va, se détraquant à mesure qu’on le repasse à ses successeurs ! Ça devient de la jolie filasse ! On en est réduit à boire de ce jus-là ! Et Cyprien, sautant de sa couche, but, coup sur coup, de pleins verres d’eau.

— Si je le levais ? dit André, sans conviction.

— Tu ne ferais pas mal, riposta le peintre.

Une fois debout et sa toilette achevée, André se donna un coup de brosse, et, précéda sur le palier Cyprien qui fermait la porte.

André ne souffla mot pendant la route. Il voulait éviter d’avance les questions indiscrètes de la bonne qu’il avait congédiée, la veille même de son mariage. Il était évident qu’elle demanderait des nouvelles de Madame, désirerait connaître les motifs de la rupture, éprouverait le besoin de s’apitoyer sur le sort de son ancien maître. André était résolu à lui raconter simplement que sa femme voyageait, pour cause de maladie, dans les pays chauds.

— Ce n’est pas très fort ce que j’ai inventé, se dit-il, mais enfin, étant donné la bêtise de Mélanie, c’est suffisant.

Il en etait là de ses réflexions, lorsqu’ils atteignirent la rue des Quatre-Vents. La boutique qu’ils cherchaient était située dans une encoignure, badigeonnée de noir du haut en bas, ornée de filets et de lettres jaune-serin. C’était une blanchisserie éclopée modèle, une cabine fumeuse, pavoisée de trois bonnets à choux, pendus dans une montre. Près d’une porte sur les vitres de laquelle des doigts avaient dessiné des 8 dans la poussière, un vieillard paralytique et gâteux était assis sur un fauteuil percé d’un trou et humait l’air. Quand il vit les jeunes gens s’avancer vers lui, il baissa la tête et, avant même qu’ils eussent parlé, il saliva copieusement sur son linge et murmura, à voix basse, d’un ton où il y avait du désespoir et de la confidence : Je ne sais pas moi… je ne sais pas…

Ce vieillard était lugubre et puait.

André et Cyprien entrèrent. Dans la boutique, au fond, une fillette, la mine abrutie, s’amusait à faire griller sur la bouche du poêle, un de ses cheveux lorsqu’il se recroquevillait, elle l’approchait de son nez et semblait se complaire à en flairer l’odeur.

André lui exposa le motif de sa visite. Elle ricana et parut encore plus hébétée. Heureusement que la patronne survint.

— Faudra, dit-elle, si vous tenez à parler à Mélanie, que vous alliez jusqu’au n° 46 de la rue Duvivier au Gros-Caillou, c’est là qu’elle habite, mais si vous voulez l’attendre, elle sera ici dans une heure au plus ; elle fait un ménage, dans le quartier et elle s’amène toujours chez moi pour tailler une bavette avant de retourner chez elle.

Ils résolurent de se présenter à l’heure dite et comme ils étaient désœuvrés, ils flânèrent sous l’Odéon. L’examen des livres nouveaux fut terminé vite.

— Si nous nous promenions au Luxembourg ? proposa Cyprien.

Ils franchirent la grille de la rue de Vaugirard.

— Hein ? crois-tu, disait le peintre, en avons-nous laissé des souvenirs dans ce jardin ! quel malheur tout de même qu’on les ait changés, avec les allées, de place ! Tiens, montons sur la grande terrasse ; on a oublié de lui rafistoler sa robe et de la pommader.

Et il marchait tranquillement, les mains derrière le dos, salivant de gauche à droite, sans besoin, reprenant :

— C’est égal, voilà un endroit où, après une enfance giflée, j’ai eu une jeunesse bien détroussée par les femmes ! c’est là que j’ai rencontré, pour la première fois, Héloïse, tu sais, la grosse mémère blonde – ah ! non, c’est vrai, tu ne l’as pas connue, toi ! – eh bien, mon cher, elle était pleine de pitié pour mes seize ans ; elle me chipait toutes mes pièces blanches et comme je n’avais point la figure d’un homme satisfait, elle me disait, en face, posément :

— Ce n’est pas moi qui vous trouble ?

Elle me grugeait angéliquement, était pour moi maternelle et digne. Je l’ai souvent regrettée quand j’en ai eu d’autres.

lls étaient arrivés sur la terrasse et ils se promenaient de long en large.

Ils passaient et repassaient sans cesse devant deux statues. Cyprien dissimulait mal le dégoût qu’elles lui inspiraient. Il s’arrêtait devant, contemplait avec des gestes excessifs une Anne d’Autriche, portant dans une main, un papier roulé, une serviette à musique pour jeune fille et, dans l’autre, un sceptre semblable à ces gratte-dos qu’on vend chez les tablettiers et les parfumeurs. Elle était soufflée, avait des poches sous les yeux, l’air grognon, ne possédait ni gorge, ni derrière, semblait, en fin de compte, une reine de lavoir qui ne serait pas encore soûle.

L’autre arborait peut-être un port, moins imposant et une mine plus canaille, s’il était possible. Étiquetée : « Anne de Bretagne, reine de France, 1476-1514 » , elle tenait une corde entre de grands doigts gonflés et mous comme des boudins blancs ; pas plus de gorge et de derrière que la précédente. Avec son pif en trompette, ses lèvres en rebord de vase, son ventre mastoc et son allure arsouille, on l’eût prise pour une marinière qui va haler une barque.

— Ce n’est toujours pas avec des bergères comme celles-là qu’on corrompra la jeunesse qui rôde ici, dit Cyprien. Ce sont des bobonnes de maisons suspectes ces princesses-là – Il regarda, sur les socles, les noms des sculpteurs, fut étonné qu’ils ne portassent point la signature de Maindron, jugea ces œuvres dignes de l’auteur de Velléda, une statue vraiment surprenante.

André s’était installé sur un banc. Le jardin était presque désert. L’heure n’était pas encore venue où des dames assises se vantent mutuellement les belles qualités de leurs garçons qui se jettent, en une allée plus loin, du sable dans les yeux et se pincent. Les petites filles ne se pavanaient pas encore, étalant des pantalons brodés, des jupons blancs, faisant les dédaigneuses, dévisageant de haut les enfants de leur âge qui les invitent à jouer, répondant non si la robe est fanée et le manteau pas neuf.

Dix heures sonnaient. Entre des arbres, çà et là, en groupe, la marmaille des pauvres commençait à braire.

André et Cyprier dessinaient avec leurs cannes des ronds sur la terre. Ils ne parlaient plus, écoutaient, dans le silence du jardin, les cris aigus des mômes, le craquement du gravier sous les pas, le son éloigné d’une trompe.

Ils sentaient autour d’eux un silence enveloppé de bruit ; la rumeur des rues avoisinantes s’étendait, apaisée et lointaine, se mourait, dans les allées, proches des grilles. Quelques moineaux pépiaient par endroits ; par d’autres, des pigeons sautillaient sur des vases de fleurs ; partout des traces de clous de souliers se voyaient dans le sable.

Cyprien, les coudes sur ses genoux, la tête entre les mains, sifflotait, contemplant la barre sale des maisons, derrière les arbres, le dôme du Panthéon, arrondissant sa calotte grise sur le bleu-lin du ciel, coupé, net, plus bas, par une ligne d’eau, une ligne formée par des toitures en zinc, frappées de lumière.

Aucun promeneur sur la terrasse. À cent pas environ, des fillettes d’ouvriers sautaient à la corde, le chapeau tombé en arrière et retenu au cou, par un élastique. Elles criaient : « Anaïs, du vinaigre ! du vinaigre ! » et montraient sous leurs jupes relevées, de petits mollets blancs et des pieds très longs.

— Voilà, murmurait André, les yeux fixés sur les cailloux ; c’était le temps où l’on recevait dix sous de sa famille, par semaine, afin d’acheter chez le concierge du bahut, des suçons ou du chocolat ; le temps où, les jours de promenade, le jeudi, lorsqu’on faisait halte sur cette terrasse, l’on n’entamait plus de parties de visa, pour parler des femmes. Ça nous met joliment loin, dis-donc ?

— Près de vingt-cinq ans en arrière, répondit Cyprien. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons, hein ? Je te vois encore arriver à la pension. Tu pleurais comme une madeleine ; – tu n’étais pourtant pas à plaindre, toi ; tu avais une famille qui assiégeait sans arrêt le parloir ; presque tous les dimanches tu lâchais le bazar. Moi, j’étais régulièrement collé. Dieu de Dieu ! j’ai froid dans le dos, lorsque je songe à la tristesse de la cour, vide ce jour-là, au navrement sans borne de l’étude, avec le pion vautré dans sa chaire, embêté, maussade, rêvant à des ribotes de billards et de petits verres, se vengeant de ses ennuis sur nous, nous empêchant de sortir quand on levait la main pour aller aux lieux !

— Ah bien, reprit André, si tu t’imagines que les jours de congé étaient plus gais au dehors ! toute ma journée, à moi, était gâtée par l’appréhension de la rentrée, le soir. Ma famille consultait sa montre. « Il faut se dépêcher, disait ma mère, l’heure avance. » Je quittais la table, après le second plat, j’emportais mon dessert dans ma poche, et alors, après les recommandations et les embrassades, j’étais reconduit par Irma, la bonne. Les rues pleines de monde me serraient le cœur. Je voyais des enfants qui s’attardaient devant des boutiques criblées de lumière. J’enviais la misère des mioches du peuple qui galopinaient sur les trottoirs. Ceux-là étaient libres ! moi, je devais presser le pas, afin d’arriver à l’heure. O les rues, ce soir-là ! la rumeur des cafés remplis de monde, les affiches des théâtres qui me semblaient inviter à des bonheurs inouïs, tout cela me jetait la mort dans l’âme ! J’essayais de marcher moins vite, mais la bonne avait hâte de se débarrasser de moi, pour aller rejoindre, sans doute, un amoureux. Elle doublait les enjambées, nous étions enfin devant la triste loge où Piffard veillait derrière les vitres d’une cage. Dès que je mettais les pieds dans cette salle, un grand froid me tombait sur les épaules, comme si j’étais entré dans une cave ; le dos de la bonne qui partait me donnait envie de pleurer et de fuir. Tu te souviens, on regagnait le dortoir ; le pion vous menaçait d’une privation de sortie pour le dimanche suivant parce que nos talons sonnaient trop fort. L’on se déchaussait et, sans pantoufles, dans ce dortoir éclairé comme pour une veillée mortuaire, sinistre avec sa rangée blanche de lits, l’on se coulait au plus vite dans les draps, et l’on entendait les autres rentrer, aller près des pots rangés le long des fenêtres, pisser tant qu’ils avaient, chuchoter sous les menaces du pion gueulant dans ses couvertures,

Dire qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre qu’on regrettait plus tard le temps du collège ! Ah non ! par exemple. Si malheureux que je puisse être, je préférerais crever que de recommencer cette vie de caserne, subir la tyrannie des poings plus gros que les miens, la rancune ignoble des pions !

— Les pions ! tiens, parlons-en de ceux-là ! Apitoyons-nous un peu sur leur sort. Leur vie est dure ? Soit. C’est une existence atroce que de surveiller et de faire éclore les vices d’un tas de polissons, de se lever et se coucher avec eux, à des heures stupides ? eh bien, après ? À part un ou deux qui attendent, dans ce dépôt, des jours meilleurs, je n’ai connu que des absinthiers, des gens travaillés par ces maladies qui se traitent spécialement devant les cours d’assises ! À propos, te rappelles-tu Bourat, dit « il faut que je sors » – c’est comme cela qu’il parlait sa langue celui-là ! – te le rappelles-tu avec son costume de misère, traîné dans tous les caboulots et les débits de prunes, son chapeau galeux et pelé, sa moustache limoneuse, son menton fleuri de boutons de vin, ses yeux qui suaient des luxures sales ? Il embrassait ceux qui n’avaient pas de barbe, raflait nos sous, confisquait notre tabac pour le fumer, vendait les livres qu’il nous empruntait, se soûlait comme un fifre et nous obligeait à payer deux francs pour une levée de consigne. Celui-là était un des plus remarquables échantillons…

— C’était le meilleur de tous, jeta Cyprien. Lorsqu’on n’avait pas d’argent pour racheter sa privation de sortie, il vous accordait un crédit de deux jours. Gouape au fond de l’âme, je ne dis pas, mais une gouape bonhomme. C’est le seul, ma foi, pour lequel j’ai gardé un peu d’estime !

Et ils alternaient, l’un l’autre, à mesure que les souvenirs leur revenaient. C’était maintenant la nourriture toujours la même à des jours fixés : le gigot au suif et les haricots à l’eau tiède du lundi ; le veau et le plâtreux fromage blanc de tous les mardis, les carottes à la sauce rousse, l’oseille du jeudi qui rendait malade, le macaroni sans parmesan et sans gruyère, la purée des pois mal concassés, les pommes de terre sautées dans de la graisse noire ; puis, ils songeaient à l’abominable souffrance des soirs d’étude, l’hiver, où l’on s’endormait brisé par la chaleur lourde du poêle et des gaz, réveillé en sursaut par le pion, par un camarade qui vous cognait le coude ; ils songeaient à l’attente anxieuse de l’heure où l’on ferme ses dictionnaires, où l’on se met, au son d’une cloche, en rang dans la neige, où l’on peut enfin s’étendre sur un lit de glace, dans un dortoir ouvert, par raison d’hygiène, du matin au soir, et ils se rappelaient, tous les deux, le frottement du déshabillage, les chaussettes gardée pour avoir moins froid, l’étendue du caban et de la tunique sur la couchette. On s’endormait, et, le lendemain, à cinq heures et demie, un domestique vous arrachait au lit chaud, avec l’horrible vacarme d’une brosse qu’il tapait entre les rayons du casier aux chaussures.

L’été, c’était peut-être plus épouvantable encore. Tous les quinze jours, le samedi, on se lavait les pieds, dans le réfectoire ; mais, d’aucuns en repuaient le soir même et une odeur fade, une douceur sûre à faire vomir, s’envolait de certaines couches, flottait dans la pièce entière.

Et ça se prolongeait ainsi, pendant des mois, pendant des années ; on quittait une classe pour entrer dans une autre ; on étudiait sur des livres neufs ; on devait admirer les lourdes balivernes d’Horace, le fatras stupéfiant d’Homère, réciter du Racine et du Virgile, du Cicéron et du Boileau, passer en revue tout le solennel ennui des époques classiques, copier des 100 et des 1,000 vers, n’apprendre, au demeurant, rien qui fût utile ; et, les semaines se suivaient, les unes après les autres, apportant la même pâture mal assaisonnée, la même eau rougie ou la même eau pure ; les jours s’écoulaient, également tristes, entre la désolation du lundi matin où l’on se réveillait, consterné par la perspective d’une semaine à vivre et l’espérance qui vous prenait, le jeudi, d’atteindre enfin le dimanche.

Les seules lueurs qui brillaient, dans cette nuit sans fin d’embêtements, se montraient, vers le mois de Juillet, à l’approche des grandes vacances, alors que la discipline se relâchant un peu, on collait, au plafond, avec une boulette de papier mâché, la figure des pions découpée dans des morceaux de papier et de carton peint.

Et l’aspect même du pensionnat où ils avaient vécu ensemble leur apparaissait : les deux préaux, celui des petits et celui des grands, séparés par une grille de bois, les quatre latrines, surmontées d’une horloge, la fontaine où l’on se donnait tant de coliques, à force d’y puiser de l’eau, les trois acacias dont on mangeait les fleurs, le hangar de la grande cour, avec une chapelle dessus et une cabane à porcs en dessous, les classes entourant la petite cour, les dortoirs s’élevant jusqu’aux toits, avec leurs grandes fenêtres voilées de rideaux blancs, la cuisine dans les sous-sols, avec deux lucarnes grillagées, à ras de terre, le parloir où l’on apprenait le violon et le piano, et, en face des dortoirs, encore deux étages de classe avec un escalier suspendu pour y grimper.

Des nausées venaient à André qui se reportait à son ancienne étude, avec ses gradins, ses mauvais pupitres de bois noir, tailladés, creusés d’initiales à coups de couteau, percés de trous de pitons pour les cadenas et il revoyait nettement, la pièce, les bancs, les rayons courant autour pour ranger les Alexandre et les Quicherat, les deux becs à gaz dont les verres claquaient quand on crachait dessus ; il se souvenait des interminables disputes, des jalousies féroces pour conquérir une place, en haut de la salle, près du poêle et loin du pion, des vilenies qui se commettaient afin d’obtenir un pupitre moins endommagé, plus facile à clore ; mais une figure dominait, comme dans une apothéose de dégoûtation, la cour, la salle, les maîtres, la figure du marchand de soupe, beuglant d’une voix énorme, giflant à tour de bras, laissant le chaton de sa bague imprimé en rouge sur les joues. Il le revoyait avec son ventre prodigieux, sa tête de veau, ses bras d’hercule, il se rappelait ses viles finasseries, ses grossiers mensonges, l’exhibition qu’il faisait d’un livre contenant des portraits d’hommes, chimériquement ravagés par la syphilis. Tiens, tu vois, l’ami, disait-il, tu deviendras comme cela si tu continues à t’amuser avec tes petits camarades ; et, il vous gravait l’infecte image dans la tête, à coups répétés de calottes.

Et Cyprien et André aidaient leur mémoire, l’un l‘autre. Ils se remémoraient les caresses disputées des lapins, les cigarettes fumées dans les lieux, la religion imposée à coups de pensums, les envies douloureuses des orphelins qu’aucun ami, aucun correspondant ne venait chercher, les supplices des infirmes, raillés par toute une classe, bousculés, battus, sans pouvoir se défendre, les malheurs des bâtards dont on injuriait les mères, l’infamie du pion qui fermait les yeux parce que les assaillants étaient ses favoris et ses choux-choux.

Et d’autres, d’autres souvenirs se réveillaient encore : les peurs terribles, les fuites au cri répété de « vesse, vesse v’là le pion ! » le charivari, dans les rues, lorsqu’on se dirigeait vers le collège, la mère « Ça Pue », une marchande près de Saint-Sulpice, qui se dressait, hurlante, quand on mollardait dans ses poires cuites ou sur ses volailles, « Pichi » , un marchand de curiosités de la rue de Grenelle que ce surnom rendait comme fou, et les plaisanteries sinistres : les papiers roulés, pliés en deux, durs, lancés, au moyen d’un élastique, dans le bas-ventre des chevaux qui s’élançaient, menaçaient de briser leurs voitures, d’écraser les passants et tout, tout, les appréhensions terribles lorsqu’on partait pour le lycée sans savoir ses leçons, l’infernale pluie des retenues et des consignes, les gronderies de la famille, les emportements du marchand de soupe !

— Quelle ordure que tous ces pensionnats ! finit par dire André, et Cyprien était bien de son opinion, il en crachait de mépris sur le sable.

— Et pourtant, reprit-il, après un silence – avouons que nous avons eu de bons moments dans ce jardin. Les jours où nous étions bouche-trous au concours, nous mangions sur ce banc la tranche de pâté traditionnelle et nous vidions la topette de vin nichée dans le filet. En avons-nous fumé des cigarettes trop mouillées, derrière ces arbres ! – Et il désignait, au loin, des massifs tachés de rouge et de jaune par des fleurs, des taillis ouverts par un coup de vent, laissant voir par les éclaircies tremblantes de leurs feuilles des étoiles de ciel bleu – et il ajouta, comme conclusion : le Luxembourg est bien, encore le seul pan de terre ratissé auquel je m’intéresse !

André chassait mélancoliquement les cailloux avec sa canne.

— C’est toute ma jeunesse, une jeunesse d’humiliation et de panne qui est là, disait-il. Avec une mère veuve et sans le sou, une bourse au lycée, un rabais à la pension, je ne pouvais réclamer quand la viande putridait et que des cafards submergés dansaient dans l’abondance. Ah ! j’étais sûr de mon affaire ! lorsque le domestique portait au patron les assiettes et lui soufflait, à mi-voix, le nom des élèves qu’il allait servir, l’assiette me revenait avec des rogatons et des boules de graisse, des arêtes ou des os ! je mangeais peu et mal et j’étais régulièrement désigné pour réciter la prière. – Avec cela, des punitions, en veux-tu, en voilà – 100 vers pour les autres et 500 pour moi. Pas de compliments, quand j’étais premier, un air rogue lorsque j’étais troisième – méprisant et furieux si j’étais onzième. – Des pièces et des béquets à toutes mes bottines. Des gilets taillés dans les vieux gilets qu’un oncle abandonnait à ma mère, pour moi, – un uniforme de dimanche toujours fané, faute de pouvoir en renouveler les pièces. Les camarades riches me lâchaient à la porte du bahut, les jours de sortie, parce que je n’avais pas, comme eux, des cravates d’azur et des cols droits. – Je ne salivais pas sur des manilles, moi ! je suçais des bouts coupés à un sou. Voilà ce que je vois, lorsque je me retourne, un cortège lamentable de misères et d’insultes, des tombereaux de voirie, des vices de maisons centrales et des chiourmes abjectes !

Et cependant, je n’étais ni un crétin, ni un chahuteur – non – je n’étais rien – j’étais médiocre simplement. – Je ne paressais guère ; l’on ne pouvait, en bonne conscience, me reprocher que des lectures interdites derrière mon pupitre, des contes de la Fontaine que je considérais alors comme un grand poète. Ça a continué ainsi, indéfiniment. Les années s’abattaient sur les années, les pions s’usaient et étaient remplacés par d’autres, le maître de pension prenait de l’âge et frappait moins fort, les murs de l’étude devenaient plus maculés et plus gluants, les gradins s’affaissaient et se creusaient de plus en plus, et la vie continuait à être la même, stupéfiante et morne.

Il est vrai qu’une fois mon bachot passé, ça n’a guère été plus ragoûtant. J’ai dû donner des leçons de latin dans une famille de la rue d’Anjou. Il s’agissait d’allonger l’intelligence irréparablement courte d’un gommeux. L’héritage de l’oncle est enfin venu, lorsque ma mère était morte à la peine. Dieu de Dieu ! quel tas de boue l’on remue quand on se reporte en arrière.

— Oh ! répliqua Cyprien, il n’est même pas besoin de penser à ses années de collège, pour qu’il vous tombe sur la tête de pleins baquets d’eau de vaisselle. – Je n’ai pas à aller si loin, moi, je n’ai qu’à évoquer le souvenir de mes anciennes maîtresses, de Céline Vatard, entre autres, et me voilà servi ! – Et, quand on songe que j’avais trois cents francs de rentes à manger par mois et que j’ai boulotté le capital avec des cocottes, sous le prétexte de mieux les peindre ! – je devais regagner avec le tableau ce que me coûtait la peau du modèle – fichue spéculation ! – je n’ai rien appris. – Mes toiles ont été refusées à tous les salons et ne se sont pas vendues. Je les ai chez moi encore et il y a beau temps que les originaux ont été achetés et je ne les ai plus ! – Enfin, ce qui me console, c’est que si notre sort n’est pas digne d’envie, celui de nos anciens copains de collège ne me paraît pas l’être beaucoup plus à ce que j’en sais du moins – et il citait un nom :

Letousey, par exemple, celui qui lança au pion qui voulait le rosser, cette apostrophe mémorable : « si t’approches, je te casse la dent qui te fait schlinguer ! » il est, m’a-t-on affirmé, employé à 1,800 francs dans un ministère.

— De la dêche ! répliquait André. – Une femme, sans doute – des enfants – logement au cinquième – lampe de pétrole – buffet de faux chêne – piano d’acajou. – La femme a nourri, elle-même, par économie – seins déformés. – Le dimanche, roulement du dernier-né dans une petite voiture, remisée, le soir, au bas des escaliers. Des nuits occupées à surveiller les dents de lait qui poussent. – Avec cela, travail opiniâtre d’aiguille ; prise dans le haut du pantalon, du drap nécessaire pour coudre une pièce au bas. De la dêche ! ou bien la mariée cascade !

— Et Degagnac, tu te souviens ? reprenait-il ; ce maniaque qui avait la vue basse parce que sa nourrice était myope – et c’est lui qui le disait du moins.

— Degagnac, l’homme qui a têté le lait de la cécité, que diable est-il devenu ?

— Je ne sais pas, répondait Cyprien. – Celui-là a dû séduire la bonne de sa mère et il vit maritalement avec.

À l’heure où les vieux concubinages sortent des allées, le soir, on le verrait sûrement, dans un quartier vague, accolé à un monstre gras, tétant un cigare de cinq centimes, causant avec les portiers, à cheval sur des chaises, devant leurs portes.

Et un tel ? et tel autre ? et des noms défilaient – des figures tantôt précises, tantôt vagues, à peine tracées, passaient, une à une. André se rappelait celle-ci, Cyprien plus. Cyprien revoyait encore celle-là et André la cherchait en vain. Aucun, dans tous ceux dont ils évoquaient l’image, n’apparaissait, dans une auréole de richesse et de bien-être. – Un seul faisait exception, le plus bête de tous, le fils d’un marchand de couleurs. – Celui-là s’était enrichi dans la céruse et dépensait ses revenus à boire des chopes et à parier aux courses.

— Tout cela, ce n’est pas consolant, dis donc, murmura Cyprien – et, avec cela, pas d’échappées, pas de vues ! Un long mur de débine partout. – Les anciens amis, les camarades que l’on rencontre, les connaissances que l’on salue, tous accablés par des stations dans les gargotes par des amours rationnées, par des postulations vers des femmes qui appartiennent aux autres ! Partout, des arias avec le propriétaire, des transes aux approches du terme ! Partout, une éternelle et irrévocable dêche ! Tiens, regarde, voilà un jeune homme qui passe ; le paletot est presque neuf, mais les bottines sont blettes, les élastiques ont joué, les talons tournent, les tirants ne sont plus. La cravate est longue pour cacher la chemise. Ô les devants malades ! Je les connais les devants qu’on épluche, tous les matins, les ouvertures qui bâillent, les boutons qu’on attache tous ensemble, au-dessous du plastron, par un bout de fil, pour ne pas les perdre. Et encore, faudrait lui voir le dessous à ce Monsieur-là !…Du linge que la crasse aumone ! Des fonds de culottes minces comme des pelures d’oignons, tannés et roussis comme elles, des chaussettes durant quinze jours, avec des plis noirs au talon, des zébrures de sépia sur le cou-de-pied, des pointes couleur terre ! Et, en voilà encore d’autres, reprit-il, après un moment de silence, qui la feront mijoter et cuire la misère, que c’en sera une vraie bouillie ! Et il montrait du doigt des enfants qui s’étaient rassemblés peu à peu, et vagabondaient sur la terrasse.

Alors ils regardèrent, sans plus dire mot, des mioches avec des chemises s’envolant des pantalons, des épaules en pente, des mines rachitiques, des trous secs de scrofules au cou ; ils s’apitoyèrent presque devant des rouleaux de chairs rouges, empaquetés dans des langes, tenus par des galopines, des rouleaux gigotants d’où s’échappaient des cris, de l’urine, des larmes. Plus loin, c’était un grand garçon, efflanqué et pâle, à l’époque de la mue, avec des jambes trop longues et une voix bizarre, qui brutalisait un plus petit, décorée sur sa blouse, d’une croix en plomb, et, en face d’eux, juste, trois petites filles moulaient des pâtés dans des seaux de fer peint. Elles étaient accroupies, leur tournaient le dos, et elles se levaient et s’abaissaient, en mesure, découvrant des petits derrières bien fendus au milieu et blancs.

Onze heures sonnèrent. André eut un soubresaut.

— Allons retrouver Mélanie, dit-il ; et puis, j’en ai assez, moi, du Luxembourg ; c’est un bain de tristesse que ce jardin-là ! Que le diable t’emporte, toi et tes souvenirs d’enfance ! Viens, filons ; et ils descendirent de la terrasse dans les allées qui bordent les parterres, enserrés de grilles, devant le Sénat.

Ils marchaient vite, croisaient un prêtre ronchonnant sur un bouquin relié de drap noir, un homme se rendant à son travail, le nez dans un journal ; ils longeaient les files d’ouvriers étendus sur des bancs, fumant des cigarettes, s’épuçant la main sous la blouse, frôlaient un vieillard tapant sa pipe, pleine de cendre, sur la caisse verdâtre d’un oranger, suivaient des yeux les reins tout remués de jeunes ouvrières, à peu près honnêtes sans doute, car elles se pressaient, portant encore leur manger dans un sac de cuir. André hâtait le pas, écartait un moutard qui se dirigeait vers le bassin, un bateau minuscule au bras, sacrait après une polissonne qui lui lançait son cerceau dans les jambes.

— Dépêchons, répétait-il, je tiens à ne pas rater Mélanie.

— Ils arrivèrent enfin devant la boutique.

— Asseyez-vous, une minute, dit la blanchisseuse aux deux jeunes gens. Mélanie est à côté chez la voisine, je vas la chercher.

Ils prirent des chaises. Le vieillard avait été remisé, en un lit, dans la salle du fond et on l’entendait geindre. Ils virent qu’on lui frottait le coccyx avec des couennes de lard, pour empêcher qu’il ne s’écorchât. Une vieille femme sortait de l’arrière-boutique et jetait, près de la mécanique, au bas d’un monceau de linge, les tronçons usés de cette charcuterie.

Trois ouvrières tripotaient des chemises. L’apprentie était assise, sur une chaise, les pieds sur les barreaux, les genoux relevés. Elle marmottait tout bas, l’œil perdu. À un moment, elle dit, inconsciemment, presque haut : je n’entends pas mes moutons !

Les ouvrières s’arrêtèrent de travailler et crièrent en chœur : en v’là une sale arpette ! Tu nous embêtes avec tes moutons, toi ! – fallait rester avec eux ! – Le vieillard s’agitait, à côté, dans sa couchette. Ses bras qu’il pouvait encore remuer se cognaient à l’étroit contre la cloison. Il jurait d’une voix sourde. Une ouvrière s’en fut le consoler. – Allons, mon oncle en voilà assez, n’est-ce pas ? Si vous ne vous tenez pas tranquille, vous n’aurez pas de sucre dans votre vin ! – Et des plaintes d’enfant grondé s’entendaient : est-ce que je sais, moi…. je ne sais pas…

— C’est votre oncle ? demanda Cyprien, à la femme.

L’autre secoua la tête. Il n’était l’oncle de personne. On l’avait recueilli, simplement, parce qu’il avait des rentes.

— C’est seulement dommage que ce vieux cochon-là en ait placé une partie en viager, remarqua judicieusement une des repasseuses.

Cyprien ne crut pas utile de répondre à cette réflexion. L’arpette l’étonnait d’ailleurs ; jamais il n’avait vu autant de rousseurs sur un visage, des bras plus rouges et des mains plus noires. Il fut tiré de sa contemplation par l’arrivée de Mélanie qui demeura stupéfiée devant son maître.

— Bonjour, Monsieur André, dit-elle enfin. Monsieur va toujours bien ? Et elle regardait s’il n’avait pas un crêpe à son chapeau. N’en apercevant point, elle concluait sans doute que la bourgeoisie n’était pas morte, comme elle l’avait cru.

André la prit à part, lui raconta que sa femme était très malade, qu’elle ne pouvait revenir à Paris d’ici longtemps. Il coupa court aux jérémiades que Mélanie jugeait de bon goût de pleurnicher et il lui proposa simplement ainsi qu’autrefois trente-cinq francs et la nourriture pour préparer son manger et nettoyer ses pièces. Elle hésitait. C’est que j’ai plusieurs ménages, finit-elle par dire. Elle accepta pourtant, déclara par exemple qu’elle ne pourrait entrer à son service, avant le commencement de l’autre mois. André voulait qu’elle vînt, dans trois jours, au moment même où il emménagerait. Elle s’y refusa, ne pouvant ainsi abandonner ses clients dont elle entama l’éloge. André l’interrompit, accepta ses conditions, lui donna son adresse, se souvint qu’elle était mariée, s’enquit de l’état de santé du sergent de ville, son époux, coupa court encore aux longs détails qu’elle commençait et, sorti, dans la rue, oubliant tout à coup la tristesse qu’il avait agitée, il prit le bras de Cyprien et, ragaillardi, il lui disait :

— Ouf ! je respire ! j’entrevois la côte. Dans une huitaine, je serai presque réinstallé. J’ai, cette fois, des atouts dans mon jeu. – Le feu et la lampe allumés, les vêtements brossés et recousus, le dîner prêt à l’heure et mangé, les pieds dans mes plantoufles, je vais donc avoir tout cela à des égards en plus pour mes trente-cinq francs par mois ; je suis sauvé !

— Le rêve, quoi ! conclut Cyprien. Le confortable du mariage avec la femme en moins ! – une soirée, perdue par semaine, au plus, pour les clowneries sensuelles ; les autres jours, du silence et du bien-être, de l’amour pas encombrant et du travail abattu en masse. Seulement, attention, hein ? Pas de blagues, ma vieille ! Te voilà dans le train, ne descends pas aux stations, t’y trouverais des concubines en gare !

— Oh ! quant à ça, tu n’as rien a craindre pour moi, merci, j’ai reçu mon compte…

— On ne sait pas, murmura le peintre, ce Paris, c’est si troublant avec son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres ! Ah ! C’est du gingembre auquel on a bien envie de goûter ! Ensuite, vois-tu, on a beau les avoir muselées, toutes les vielles passions qu’on n’a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe ! Attention, attention, mon pauvre vieux, tenons-nous bien, va ; serrons-nous, l’un contre l’autre.

— Et allons manger, fit André que les craintes mélancoliques de Cyprien gagnaient. Tiens, après le déjeuner qui enterrait ma vie de garçon, je t’offre maintenant le repas de fin de mariage. Nous y demanderons du vin de Bourgogne et nous tâcherons d’y faire tremper et mollir toutes nos vieilles rancunes.

— Ça va ! dit Cyprien et, bras dessus bras dessous, ils franchirent la porte d’un restaurant, salués jusqu’à terre par un larbin dont les rouges fanons s’écrasèrent, en cette courbette, sur la cuirasse empesée de la chemise.

Ils s’assirent, vis-à-vis l’un de l’autre, étudiant la carte des mets, s’égarant dans la table des vins.

André lisait à mi-voix le nom des grands crus ; Cyprien l’écoutait, rêvait longuement sur chaque nom :

La romanée et le chambertin, le clos-vougeot et le corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d’or, embrasés de lumière ! Le clos-vougeot surtout l’éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L’étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l’occiput des Vierges.

— Non, pas de ceux-là, dit-il ; prenons du vin moins élevé en grade. Voyons, dégringolons l’échelle des crus, arrivons aux bouteilles sans tralala et sans pose. Pas de grandes dames, elles ont fait leur temps ; cherchons des fifilles polissonnes et modestes, des bouteilles frottées d’élégance mais qui se laissent caresser à la bonne franquette !

— Volnay, nuits, beaune, pommard ? continua André.

— Pommard ! hein ? dit Cyprien, l’œil goulu ; que penses-tu de celui-là ?

Et il donnait des coups de pinceaux dans l’air, voyait un tableau tout fait : une salle à manger confortable, sans femmes, de joyeux compères attablés, la bedaine au vent, avec des rougeurs sur la trogne, des mines de goinfres repus, des rires de vieux gueulards que le vin travaille ! Il voyait une débauche d’artistes, à la papa, dans une chambre chaude, avec un tapis sous les pieds, des sièges moelleux, un service bien organisé, des éclats de gaieté jouant à l’aventure, des paradoxes valsant sur des cordes roides, tombant sur des tremplins, rebondissant et jaillissant en des pirouettes d’adjectifs qui entincelaient, dans la phrase, comme dans une culbute, les maillots pailletés des pîtres !

— Ah ça ! Te décideras-tu, grogna André, que l’air rêveur de Cyprien impatientait ?

— Eh bien mais, du pommard, répliqua l’autre.

Ils commandèrent une bouteille au sommelier et remplirent les verres.

— Je n’aperçois plus rien, moi, se dit le peintre. La vision charmante de la tablée, en désordre, et tendant ses verres, avait disparu. Il buvait du vin qui n’était pas désagréable, mais ça se bornait là.

Il regarda d’un air découragé le restaurant qui commençait à bruire, et, avalant deux gorgées, il s’écria :

— Non, ce n’est pas la vieillesse qui rend le vin bon, c’est le décor, c’est l’atmosphère dans lesquels on le boit ! Ce vin-ci, eh bien, ce ne serait du pommard que si on le dégustait chez soi, dans un profond fauteuil et dans un joli verre. Ici, c’est du château-vélisy, c’est du saint-clamart qui a trois ans de bouteille et voilà tout ! Ah ! vois-tu, demander dans un restaurant du vin intime comme celui-là, descendre même plus bas, si tu veux : trier les mâcons et les beaujolais et pitancher des thorins ou des moulin-à-vent, c’est tout bonnement absurde ! Nous aurions dû solliciter de la piquette de lieu public, du vin qui se boive avec des courants d’air dans les jambes et des fracas d’assiettes sur la tête, du champagne, enfin ! Oui, il faut laper dans les gargottes en renom, des boissons qui vous donnent envie de quitter la table avant le café, ne pas savourer du faux bien-être qui vous endorme les jambes et vous attache à votre chaise. Sans cela, c’est un contresens.

— Baste, après tout, reprit-il en examinant son ami qui ne l’écoutait pas, retombé qu’il semblait être dans ses pensées noires ; nous nous sommes simplement trompés, et il ajouta en s’enfournant une bouchée de poisson qui sentait le linge :

— C’est égal, il y a des gens bienheureux. À table et au lit, ils obtiennent, en guise de fourniture et de réjouissance, en plus de ce qui leur est dû, un peu d’illusion ! Nous, rien du tout. Nous sommes les malheureux qui allons éternellement chercher au-dehors une part mesuré de fricot dans un bol ! Au fond, ce n’est pas réjouissant ce que je dis là. Mais aussi pourquoi André a-t-il des allures de bonnet de nuit. Il me navre à la fin des fins !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi que ces gens qui, voyant tout à coup sur l’affiche du théâtre où ils allaient acheter du rire l’annonce lamentable d’une relâche, contemplent désespérément les portes, Cyprien et André, après s’être attendus aux joyeuses féeries du vin, regardaient maintenant, atterrés, leurs verres.

IV
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La salle était oblongue, vêtue de papier couleur bois, ornée d’un poêle de faïence, blanc, craquelé, à bouches de cuivre ; d’un buffet d’acajou, de six chaises cannées, d’une table à rallonges et à roulettes.

Il y avait sur le plancher une carpette de feutre et, devant chaque siège, une rondelle de sparterie verte. Le long des murs lambrissés jusqu’à mi-corps, une glace sans destination dans les autres pièces s’appuyait sur des pattes de fer, isolée de tout meuble. Un almanach, enluminé de chromos, donné par un magasin, et un porte-allumettes, avec une bande de papier d’émeri, égrené et râclé de bleu par places, flanquaient de chaque côté le cadre dont les dessous rouges perçaient sous la dorure. Vis-à-vis de cette glace pendaient un baromètre à siphon, un plan de Paris daté de 1860 et lavé à teintes plates. Une gravure à la manière noire représentant le passage des Alpes, avec un Bonaparte paradant comme un écuyer de cirque sur un cheval cabré, et deux assiettes retenues par des agrafes au mur, le portrait de madame Vigée le Brun et l’Atala de Girodet, en camaïeu lilas et bistre, complétaient la décoration de cette chambre.

Ainsi que dans la plupart des salles à manger bourgeoises, les damas pisseux et flétris, autrefois employés comme rideaux dans le salon, servaient maintenant que ce lieu d’apparat avait été rajeuni et remis à neuf, à embellir la salle de passage, celle où l’on mange. Cette chambre ne possédant qu’une seule croisée, l’étoffe qui habillait jadis la deuxième fenêtre du salon, avait été accrochée, en guise de tenture, au dessus de la porte, reliant ces deux pièces.

Sur les rayons du buffet, une théière en métal anglais, un service de Minton, une cave à liqueur en bois des îles, d’eux vases de Gien ornés de cornes d’abondance et surmontés d’un paquet de roseaux secs, restaient, là, à demeure ; sur le marbre du poêle une tasse pleine d’eau, une lampe en porcelaine, couleur de morve, coiffée en haut de son verre, d’un fez minuscule à gland bleu, s’adossaient contre le tuyau cerclé de bracelets de cuivre, couronné à son sommet d’une sorte de diadème en faïence blanche.

Pour réaliser des économies, la famille Désableau allumait le poêle une heure avant le dîner et passait toute la soirée dans la même pièce.

La bonne avait balayé les miettes du repas, lancé un coup de torchon sur la toile cirée de la table, lorsque madame Désableau apporta son panier à ouvrage. Elle en tira une boîte à aiguilles formée par un haricot d’ivoire, un tronçon de bougie de cire pour son fil, des ciseaux, un dé, le ruban jaune d’un mètre. Elle prit enfin, sur une chaise, un patron de robe taillé dans un vieux journal.

Elle l’étala sur la table, chercha dans une ancienne boîte à pastilles des épingles éparses avec des boutons, rogna le papier, en rattacha les morceaux et, pensive, après avoir combiné de savantes stratégies de coupes, elle entama résolument l’étoffe.

Son mari disposait ses cartes pour faire une patience. Une petite fille tripotait des couleurs sans poison, liées sur une plaque, coloriait laborieusement une image d’un sou, suçait son pinceau, le tournait entre ses lèvres pour l’appointer, le piquait ensuite dans le trou percé par l’usure au milieu des pains.

Une jeune femme au teint mat, aux cheveux châtains, aux quenottes éclatantes avec une surdent drôle, regardait, d’un air ennuyé, M. Désableau, son oncle, disposer ses cartes. À un moment, elle se leva, s’approcha du poêle, ouvrit le petit guichet de la porte, se chauffa les pieds, parut s’absorber dans la lecture d’un journal.

Une suspension de cuivre rabattait les lueurs de la lampe sur la table, laissait dans l’ombre le visage de la jeune femme, éclairait en plein les doigts cousant ou maniant les cartes, une bobine de fil blanc, une étoile de carton enroulée de fil noir. La figure de la petite penchée sur son image entra dans le cercle de lumière qui coupait au milieu des manches les bras de madame Désableau maintenant un peu reculée et appuyée à la renverse sur le dossier de sa chaise.

— Et ce café, dit le mari, il n’arrive donc pas ?

— Eugénie, à quoi pensez-vous donc, cria la femme, vous voyez bien que Monsieur attend son café, ma fille !

La bonne apporta un sucrier, une tasse, une cuiller, versa le café d’une petite bouillotte. Madame Désableau se trempa un canard, permit à l’enfant d’y mordre, fit fondre béatement le restant du morceau de sucre dans sa bouche.

Depuis huit mois qu’il avait été promu sous-chef dans une mairie, M. Désableau avait enfin assouvi le désir qui le possédait depuis des années, prendre du café, tous les jours, après ses repas. Jusqu’alors sa femme s’y était opposée, par économie.

— Ce n’est pas tant le café qui est cher, disait-elle, c’est le sucre qu’on y met.

Contraints à mener la vie fétide et bornée des pauvres bourses, les Désableau avaient dû, pour joindre les deux bouts, se priver, tous les jours de la semaine, à l’exception du dimanche, de ce misérable luxe de la demi-tasse que les concierges et les ouvriers eux-mêmes ne se refusent pas.

Pendant vingt années, M. Désableau avait couvert des fiches de bâtarde et de ronde, classé dans des cartons d’inutiles paperasses, tenu à jour un volumineux registre culotté de peau verte. Il avait, au bout de ce laps de temps, acquis les manies nécessaires pour commander aux autres ; l’on attendait sans doute qu’il eût contracté les infirmités des gens trop souvent assis pour l’élever en grade encore et le décorer.

Solennel à propos de tout, il était d’allure affairée et grave, portait des cols empesé très droits, des cravates noires enroulées par deux fois autour du montant haut derrière la nuque, attachées sous le menton par un nœud très court. Il aimait à pérorer, les mains dans les poches, les jambes écartées, comme un avocat. Au repos, il ouvrait sous un binocle aux verres cerclés de buffle noir, des yeux ébahis qui démentaient le geste habituellement pensif de ses doigts fourrageant dans des favoris couleur de grès.

Sa femme était replète, montrait des blancheurs de viande échaudée et de grands yeux vides. Elle avait un vaste menton tombant sur un plus petit, des pincées de poils gris, rebelles aux épilatoires, le long des lèvres.

Elle suait sang et eau, le jour, pour assurer la vie de son intérieur ; le soir, elle se boulait sur sa chaise, descendait sa gorge et remontait son ventre, disait, toutes les dix minutes, à sa fille : Justine, tiens-toi donc mieux que cela ! se tournait du côté de sa nièce, lui demandait un sommaire des faits notés par le Petit Journal, écoutait son mari qui prenait feu dès qu’on parlait des Chambres.

Les opinions de M. Désableau étaient simples ; il croyait à l’honnêteté des hommes politiques, à la valeur des hommes de guerre, à l’indépendance des magistrats, aux complots des jésuites et aux crimes des démagogues.

Ayant par hasard lu les élogieuses platitudes débitées par les doctrinaires sur l’Amérique, il exaltait les mœurs de cet odieux pays, souhaitait que le nôtre lui ressemblât, prônait les idées utilitaires, les bienfaits de l’instruction, le progrès, les courtes libertés des républiques.

Il aggravait encore ces exorbitantes niaiseries par le ton sentencieux dont il les prononçait ; sa femme restait coite, béait, extasiée, dès qu’il ouvrait la bouche.

De caractère, elle était molle et âpre, tout à la fois ; âpre au gain, molle au plaisir ; elle eût rogné dix centimes sur le manger de chaque jour, dépensé ses économies afin de donner un bal.

Une fille était née tardivement de son union avec M. Désableau, la petite occupée pour l’instant à gâter une image d’un sou. Ils avaient toujours convoité un fils, ils eussent voulu fonder une génération d’employés, imiter ces familles dont tous les rejetons se succèdent interminablement sur la même chaise, vivent et meurent dans une misère crasse, sans même avoir tenté de gagner le large.

C’est, disait M. Désableau, un état peu lucratif mais honorable et puis, c’est aussi une place sûre et, sans hésitation, il ajoutait : nous représentons, en notre qualité de fonctionnaire, la noblesse de la bourgeoisie.

Leurs vœux demeurèrent inexaucés. – Ils n’enfantèrent aucun garçon. En revanche, ils eurent à parfaire l’éducation d’une nouvelle fille. Berthe Vigeois, leur nièce, perdit son père subitement et vint habiter chez eux. Elle ne leur imposa d’ailleurs aucune charge, elle aida même à la marche hésitante du ménage avec les soixante mille francs qu’elle apportait. On disloqua, à son profit, un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher, on y rangea tant bien que mal les meubles réservés sur la vente de la succession. La quiétude de cette famille, troublée par ces apprêts, reprit peu à peu ; on allongea la soupe, on acheta plus souvent de la vraie viande, on put enfin convier à des sauteries quelques personnes.

Berthe avait, à cette époque, près de vingt ans ; sa mère était morte alors qu’elle en avait douze. Elle grandit auprès d’un fauteuil où son père, agité et malingre, sortait de ses couvertures de voyage à neuf heures du soir. Alors on sonnait la bonne pour préparer les lits, pour chauffer celui de Monsieur et Berthe écrasait les braises à coup de pelle dans la bassinoire, mettait le garde-feu, tendait le front à son père, allumait son bougeoir et, reculant, malgré le froid, le moment de se coucher, elle retenait la bonne venue dans sa chambre pour ouvrir les draps, l’écoutait raconter toutes les misères de sa maison, tous les ragots de son quartier.

Ancien commerçant en rouenneries, Henry Vigeois, son père, était un homme qui avait réussi, malgré sa loyauté en affaires, à amasser une petite fortune.

D’esprit étriqué et bonasse, il avait pivoté, toute sa vie durant, au moindre souffle de son épouse, une maîtresse femme ! Maintenant qu’elle était morte, il niait la servitude qu’il avait endurée, criait comme une pie dès que sa fille et sa bonne n’obéissaient pas à ses moindres ordres. Il était de relations difficiles au premier abord, mais Berthe le maniait avec une aisance sans égale ; elle le retournait comme un vieux gant, s’arrêtait quand il fronçait les yeux, attendait qu’il fût mieux disposé, débusquait soudain et enlevait d’un coup ses volontés. Parfois cependant, lorsqu’il était aigri par des rhumatismes, ses attaques échouaient, mais elle reprenait patiemment les questions sur lesquelles il avait refusé de l’entendre, les lui présentait sous une autre face, l’amenait à répondre oui, l’écoutait répéter une fois de plus qu’il ne revenait jamais sur sa parole.

Ces luttes quotidiennes la mûrirent promptement. Elle fut apte de bonne heure au mariage. Couchée trop tôt, elle réfléchissait longtemps avant de s’endormir et préparait ainsi de terribles tracas au mari qui la voudrait pendre. Elle aurait pu être moins rouée, n’ayant jamais été dans un pensionnat ou dans un couvent, mais l’ennui des mornes soirs, en vis-à-vis avec son père, avait furieusement aiguisé ses appétits de jouissance et de luxe. Dans le mariage, elle voyait la revanche de sa vie monotone et plate, elle voyait un avenir de courses enragées à travers les théâtres et les bals, tout un horizon de dîners et de visites.

Elle se consolait du présent, en évoquant la perspective de ces futures joies, rêvait, absorbée, sur sa chaise, lisait à la quatrième page du journal le programme des représentations, pensait à Fra-Diavolo qu’elle avait admiré jadis, se sentait de vagues désirs pour le ténor qui emplissait si fièrement ses culottes blanches et poussait des sons roucoulants, dans des poses plastiques.

Elle avait eu, comme presque toutes les femmes, un idéal de cabot pommadé, puis, peu à peu, elle s’était rendu compte que ces séduisants personnages n’étaient au demeurant que des bouffons vulgaires, des machines malpropres qui crachaient des notes.

Son idéal devint alors plus nébuleux et plus confus. À peine s’incarnait-il dans les aimables forbans décrits par Fénimore Cooper, dans les héros fabriqués par George Sand ou par Dumas père. Elle contentait ses élans et ses fièvres en les déversant sur son piano qui retentit pendant des mois de rêveries larmoyantes et de marches turques.

Puis elle eut une heure de bon sens, elle reconnut l’inanité de ses songeries ; alors elle pensa, au solide, au bien-être d’une situation riche. Elle soupira moins souvent, et comprit que cette vie morte qu’elle menait avait bien ses avantages. À défaut d’amusements et de fêtes, elle jouissait du moins d’une certaine liberté ; son père la laissait sortir avec sa bonne et elle courait les magasins, souriait volontiers aux compliments des calicots, aspirait après des intrigues, par désœuvrement. Sa grande préoccupation était d’être élégamment mise et elle ratissait sur l’argent du ménage pour se payer des bottines plus raffinées et des bas plus chers. Elle s’était même acheté une boite à poudre de riz et, comme son père n’eût pas supporté qu’elle s’enfarinât les joues, elle se nuait le visage de blanc, le soir, devant sa glace, goûtait de la sorte à des coquetteries intimes et défendues, glissait doucement pour en satisfaire de plus coûteuses, à de banales carottes, encouragée par la bonne qui s’adjugeait pour prix de ses complaisances les robes un peu défraîchies de Mademoiselle, la permission d’être libre plus souvent, le droit de pratiquer sans vergogne d’amples maraudes. Quelquefois M. Vigeois hasardait une observation, prétendait que du temps de sa défunte femme, le harnais féminin coûtait moins cher. Berthe répondait tranquillement que le prix de l’existence avait triplé depuis cette époque.

— Tu dépensais moins en nourriture, reprenait-elle, et pourtant notre table n’a pas changé.

Son père en convenait et, quelques jours plus tard, elle l’investissait prudemment, pas à pas, lui persuadait de nouvelles nécessités de toilettes et il finissait par céder, flatté au fond que sa fille fût jolie et vêtue à la dernière mode.

Elle était d’ailleurs comme la plupart des jeunes filles qui ont perdu leur mère de bonne heure, très mal élevée. Elle voyait dans son père un banquier dont la caisse devait fournir à tous ses besoins et à tous ses caprices. Et là, l’éternel féminin se retrouvait ; toute la femme était là, honnête ou non, qui juge naturel de soutirer à l’homme de qui elle dépend, qu’il soit son père ou son entreteneur, autant de monnaie qu’elle en peut prendre. Le combat sans cesse renouvelé entre la volonté bien assise de l’homme et les simagrées têtues de la femme, s’était fatalement engagé ; et, comme de juste, l’homme et le père étaient d’avance vaincus par la femme et par la fille.

L’opulence des brodequins et le gala des robes enhardirent du reste les ambitions de Berthe. Dans le but de pêcher un mari, elle décida son père à la confier à des parents qui la menèrent dans le monde.

Elle y obtint des succès. Des partis avantageux, presque inespérés se présentèrent. – Aucun ne la contenta. Celui-ci avait l’air d’un garçon tapissier, les cheveux comme des baguettes de tambour, celui-là avait le tour des yeux à vif, l’allure empruntée et gauche. Elle voulait un homme qui payât de mine, lui procurât des plaisirs, lui garantît une vie luxueuse et douce. Pendant deux années, elle repoussa tous ces prétendants qu’elle jugeait sur la forme de leur nez et sur la coupe de leur habit. Si pratique qu’elle fût, la légèreté de sa cervelle de femme lui faisait commettre toutes ces bévues.

Son idéal avait attrapé déjà bien des renfoncements et bien des accrocs, lorsque son père s’affaissa, frappé d’un coup de sang, sur le tapis ; son existence changeait du jour au lendemain. Elle s’ennuya mortellement chez les Désableau. La liberté dont elle jouissait avec sa bonne cessait ; sa tante l’accompagnait où qu’elle allât. Ses longues flânes dans les magasins étaient devenues impossibles ; les ficelles qui réussissaient facilement avec son père, n’avaient aucune chance d’être acceptées par une femme économe comme était sa tante. Elle dut s’accommoder de la modique pension que son oncle et tuteur lui accorda pour ses frais de toilette.

Cette sujétion lui pesait et elle n’était compensée par aucun avantage. Avec son père, elle sortait peu, parce qu’il était presque paralysé ; avec son oncle, elle ne sortit guère plus et elle dut subir les regrets plaintifs de ces petits bourgeois, enragés malgré tout de leur situation médiocre, s’efforçant quand même de représenter, mangeant de la carne et buvant du râpé, pour donner une soirée et se mieux vêtir. Habituée à un certain confortable, elle vécut dans une gêne mesquine et plate.

Elle fut prise de pitié devant ce vin que l’on achetait au litre chez un épicier et que l’on transvasait dans des carafes pour la table ; elle eut le dégoût de cette viande de bas étage, prétentieusement parée, de ces poissons défraîchis et couchés néanmoins sur une serviette ; elle eut un sourire de mépris quand, profitant d’une gratification, les Désableau firent poser un timbre à leur porte d’entrée. Le coup impérieux du timbre leur paraissait aristocratique, propre à les rehausser dans l’estime des gens qui le faisaient vibrer. Seulement, comme la cuisine et la salle à manger étaient séparées du vestibule par un long couloir, ils avaient, ne pouvant entendre l’appel du timbre, conservé leur ancienne sonnette qui derlinait comme jadis plus près d’eux, et les avertissait qu’une visite attendait sur le palier.

Ce fut sur ces entrefaites, après ces soirs, où regardant la famille attablée et occupée à des fastidieux délassements, Berthe regrettait de ne pas s’être mariée, qu’André fut présenté dans la maison. Il ne lui plut, ni ne lui déplut. Il lui sembla distingué. Les Désableau ne furent point partisans de ce mariage. La profession d’homme de lettres épouvanta le mari. Il y voyait des cascades, des noces furieuses, une vie débraillée, cousue à la diable, craquant sur toutes les coutures ; la femme, elle aussi, considérait André avec inquiétude et n’augurait rien de bon d’un homme qui avait dû manger avec des actrices. Berthe fit simplement observer à son oncle, que tous les renseignements étaient favorables et que bien qu’il fût artiste, ce jeune homme possédait des rentes. Elle déclara péremptoirement d’ailleurs qu’André lui convenait.

Le mariage fut célébré. Elle demeura interdite. Tous ses rêves de jeune fille se détachèrent, un à un ; toutes les joies révélées par des amies, à voix basse, dans le coin des fenêtres, toutes les attentes de paradis brusquement ouvert sous des courtines, ratèrent. Froide de sens, elle ne vit dans les transports autorisés par l’Eglise qu’une convention répugnante, une saleté pénible.

Puis son mari lui parut vieux de caractère. Après l’affection bougonne de son père, la prud’hommerie gourmée de son oncle, elle eût désiré des laissez-aller, des enfantillages dont elle profiterait dans le tête-à-tête. André avait adopté le ton paternel et bienveillant. Il se tenait surtout sur la défensive et cherchait sous des dehors affectueux à sonder sa femme. Ne pas la choquer en face, ne pas agiter devant ses yeux des lambeaux de rouge, la tenir sans qu’elle sentît trop la laisse, envelopper de délicatesses fondantes la dureté d’un refus, tel était son système. Aussi lorsqu’elle voulut par une guerre sourde, lui imposer, comme jadis à son père, toutes ses volontés, il se rendit promptement compte de cette force d’inertie remuante, de cette ruse que rien ne lassait. Il se rebiffa d’abord, s’avoua à la longue et une fois de plus, avec la mélancolique expérience des gens qui ont beaucoup pratiqué les filles, qu’il n’était pas de force, céda pour avoir la paix ; seulement, tout en disant oui, il démontait par un mot devant Berthe, le mécanisme dont elle se servait. Un jour même qu’il était de bonne humeur, il lui dit, au moment où elle commençait ses manigances : c’est cela que tu vises, dans huit jours tu démasqueras tes batteries ; va, fais-le tout de suite.

Elle devint rouge, bouda, mortifiée d’avoir pour adversaire un homme qui s’arrêtait devant ses pièges et riait, en les montrant du doigt, avant d’y tomber.

Somme toute, ils demeurèrent, les premiers temps, dans une intimité attentive et inquiète. L’un et l’autre s’épiaient, devinant sous toutes ces escarmouches, sous tous ces combats d’avant-garde, une infinissable et opiniâtre lutte. Désarmé comme tous les malheureux qui ont longtemps vécu seuls, par le moindre simulacre d’affection et de petits soins, André se disait parfois que sa femme était volontaire et têtue, mais qu’au fond c’était une brave et honnête fille qui l’aimait vraiment. Puis il y eut une trêve de plusieurs mois ; il s’imagina que Berthe avait renoncé à ses projets, qu’elle était lasse de ces tiraillements ; il ne comprit pas que, par une évolution nouvelle, elle l’avait, coup sur coup, battu sur toute la ligne. Elle usait en effet maintenant d’un stratagème irrésistible. Elle avait l’habileté de paraître envier une chose à laquelle elle ne tenait point et qu’elle savait être parfaitement désagréable à son mari, et elle y renonçait de son plein gré, pour lui faire plaisir. Il ne restait plus à André qu’à céder sur les points qui lui semblaient moins graves. Encore qu’il fût défiant, il s’empêtrait dans cette embûche et il justifiait, une fois de plus, cette irrécusable vérité que si stupide et si bouchée qu’elle puisse être, une femme roulera toujours l’homme le plus intelligent et le plus fin.

La maladie de leur mariage n’était pas malgré tout arrivée à la période aiguë. La guerre n’éclata, à ciel ouvert, qu’un certain soir. André eut la malencontreuse idée d’inviter à dîner son plus ancien et son meilleur ami, Cyprien Tibaille qui vint sans enthousiasme et lâcha des gants pour la circonstance.

La réception avait été plus que froide. À table, le silence insolent de Berthe, sa hâte à faire desservir les plats, le ton aigre de son… « personne ne veut plus de gigot ? » accompagné d’un coup de timbre pour appeler la bonne, avaient mis André à la torture.

Il s’ingéniait à trouver des mots drôles, à égayer le repas, lançait des clins d’yeux à sa femme qui pétrissait suivant son habitude, une boulette de mie de pain entre ses doigts et se dispensait même de répondre aux politesses de son convive.

Tous les lieux communs avaient suivi leur cours. La conversation s’était épuisée sur un plat de Delft, pendu au mur. Ce repas, avalé au grand galop comme dans un buffet de chemin de fer, semblait malgré tout interminable. Quand il s’acheva pourtant, Cyprien, de plus en plus froissé par l’inattention persistante de Berthe, parvint à reprendre le dessus ; il se versa le vin qu’elle ne lui offrait pas, et les coudes sur la table, il se tourna du côté d’André, et tous deux balayant d’un commun accord l’amas des banalités qu’ils entassaient depuis la soupe, causèrent comme au bon temps. Ils se rappelaient de joyeuses anecdotes, riant franchement, sans plus s’occuper de la femme. Berthe jugea qu’il était temps d’intervenir. Elle dit d’un ton moitié rêche, moitié plaisant : voyons, monsieur, vous n’allez pas, je pense, rappeler à mon mari les aventures de sa vie de garçon ?

Elle coupa court à leur causerie. Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. André se dominait, résolu à ne pas aggraver encore par des disputes le glacial embarras que jetait sa femme. Il voulut réagir, tenta de lancer une fusée ; l’atmosphère était trop saturée d’ennui, elle ne prit pas. Cyprien voulut, de son côté, secouer la lassitude qui l’accablait, il fit flèche de tout bois, parla, sans intérêt, des réchauds en ruolz placés sur la table. André saisit l’occasion, entama une inutile discussion sur la valeur de l’alfénide et du maillechort ; ses paroles tombaient sans écho dans un silence morne. Alors il essaya d’être jovial : – Pristi ! mon vieux, dit-il, ne les emporte pas, hein ? Et, s’adressant à sa femme, il ajouta cette plaisanterie commode : Berthe, tu feras bien de surveiller Cyprien quand il partira.

Elle répondit avec un beau calme :

— Pourquoi ? tu sais à quoi t’en tenir, Monsieur est ton ami, puisque c’est toi qui l’amène.

Après cette grossièreté, la conversation cessa complètement. Le dessert fut vite expédié. – Cyprien tendit la main vers une assiette de brugnons, Berthe feignit de ne pas voir son mouvement, sonna pour faire enlever les plats et apporter le café. Tous les deux espéraient qu’elle allait les laisser seuls. Elle ne bougea pas, déclara seulement, lorsque son mari apprêta une cigarette, que la fumée de tabac ne la gênait point et elle s’accouda, les yeux au plafond, paraissant ignorer qu’André cherchait des allumettes, que le peintre se démanchait le bras à vouloir atteindre une bouteille de rhum.

— Tiens, il faut que je te fasse goûter du kirsch, dit André. – Berthe, donne-nous donc une bouteille ; elle doit être là, dans le bas du buffet, sur la deuxième planche.

Elle se leva de mauvaise grâce.

— Je n’en vois pas, dit-elle.

— Mon Dieu ! fit André impatienté, je te dis, là, tiens, derrière le cognac.

Elle atteignit enfin un litre blanc. Ils le débouchèrent, c’était de l’eau-de-vie de marc.

Cette fois, elle se releva avec une mine si appesantie et si quinteuse que Cyprien dut s’écrier :

— Madame, je vous en supplie, ne vous donnez pas cette peine.

Exaspéré, André s’était vivement désassis, et il avait pris, là où il le désignait, un flacon de kirsch. Ils en burent un petit verre, puis Cyprien s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps. Berthe garda son attitude impassible, n’eut même pas la politesse de le retenir et il quitta la place, harassé et le ventre vide.

Une fois la porte fermée, la scène éclata, terrible ; André secoua sa femme d’une rude façon ; elle adopta le parti des syncopes et des larmes. Il finit par demeurer penaud, craignit d’être allé un peu loin, ramassa sa femme, l’embrassa, lui adressa presque des excuses.

À partir de cette soirée-là, la lutte s’accentua.

Berthe ne pardonna jamais à son mari de l’avoir traitée comme une enfant qui est malheureusement trop grande pour qu’on la puisse encore fouetter ; elle avait cependant touché ce but si ardemment poursuivi par les jeunes mariées : flanquer a la porte de chez elles, les amis de l’homme qu’elles ont épousé ; elle eût pu, par conséquent, se montrer plus indulgente ; mais la hauteur inusitée qu’André avait mise dans ses reproches, la révoltait, puis, il avait eu de même que tous les gens faibles, la bêtise de laisser voir qu’une fois la semonce donnée, il la regrettait. Du coup, elle comprit que sa fermeté était ébranlable, que cette lucidité d’observation si périlleuse d’abord, commençait à se brouiller ; elle ne l’avait jusqu’ici ni aimé, ni haï, elle en arrivait maintenant à le détester.

Plus elle y pensait, plus elle était à présent convaincue qu’elle avait commis une sottise en l’épousant. Après avoir manqué des mariages avantageux, elle aurait dû attendre encore. Parmi les gens empressés autour d’elle dans les rares salons où son oncle acceptait de la mener, elle aurait pu découvrir un prétendant plus mondain, plus riche. De retour chez elle, après les sueurs mal séchées des valses, elle songeait aux danseurs qui l’avaient étreinte, s’imaginait qu’elle aurait été plus heureuse avec l’un d’entre eux. Dans tous les cas, ces gens-là avaient des positions honorables, pouvaient, en travaillant, augmenter leur avoir, rendre l’existence de leur femme plus large. André s’occupait de littérature, une position méprisée par toutes les familles qu’elle connaissait, une position qui consistait à tourner ses pouces et à écrire la valeur de deux lettres par jour. Du reste, il ne pouvait avoir du talent, puisque le peu de livres qu’il avait écrits ne se vendaient point.

Grâce à lui, sa vie restait humble et basse, grâce à lui, elle était la plus malheureuse des femmes, et, elle s’apitoyait avec des rages sourdes sur son sort, regardait pendant de longues soirées, son mari travailler des phrases. Elle haussait les épaules à la vue de ses hésitations, de sa manière furieuse de mâcher son porte-plume, de ses ratures de lignes entières, de ses surcharges encore biffées, de ses renvois barrés de lignes d’encre ; elle finissait par s’impatienter de son silence obstiné, de ses grognements de dépit, et elle l’interrompait par des observations de ce genre : prends donc garde, tu vas tacher avec ta plume le tapis de la table.

Il lui semblait que si elle avait appris un métier, elle l’aurait exécuté sans des tâtonnements pareils. Elle ne croyait pas qu’il fût plus difficile de mettre des mots en place que de remplir de points de laine le canevas d’une tapisserie. Elle était irritée contre son mari qui, les soirs où elle eût désiré sortir, objectait qu’il était en veine de travail, s’attelait rageusement à un chapitre, s’arrêtait, incertain, rêvassait pendant des heures, se frottait radieusement les mains. Un jour, elle lui dit :

— Pour le peu de besogne que tu as abattu, ce soir, tu aurais tout aussi bien fait de me mener dans le monde.

Elle avait les bourdonnements et les harcèlements insupportables d’une mouche et son mari ne pouvait ni l’écarter, ni se plaindre, car jamais elle n’était dans son tort. Elle lui demandait d’un ton dégagé, si son livre marchait, le dévisageait d’un air de doute, s’il disait oui, d’un air éploré, s’il disait non. Elle lâchait d’atterrantes réflexions sur les volumes qu’elle lisait, répétait les soirs où André se démenait sur son papier : c’est amusant ce roman que je viens d’achever ; c’est écrit avec une facilité ! Et elle ajoutait quelques minutes après : faut-il remonter la lampe ? Si tu dois veiller tard, j’y remettrai de l’huile.

André mâchait ses colères, répondait parfois comme un homme qui s’impatiente. Elle prenait alors une voix suppliante :

— Voyons, ne me parles pas ainsi, ce n’est pourtant pas de ma faute si tu ne peux pas !

D’autres fois, elle se lançait dans des éloges pompeux sur les œuvres des maîtres qu’adorait André.

— Il est bien juste qu’ils gagnent de l’argent, disait-elle, ils ont tant de talent !

Elle parvenait à rendre désagréable pour son mari les louanges qu’elle décernait aux artistes qu’il aimait le mieux !

Elle était arrivée à raffiner l’âcreté des morsures ; de même que la plupart des femmes, elle considérait, du reste, son mari comme une bête de somme et s’indignait que, malgré les coups d’aiguillons, il ne travaillât pas d’arrache-pied afin de lui permettre à elle d’augmenter encore le nombre de ses fantaisies. Si autrefois elle prenait son père pour un banquier, elle trouvait juste au moins qu’il ne lui allouât qu’une somme en rapport avec ses moyens ; maintenant elle eût trouvé naturel que son mari se saignât aux quatre membres, qu’il trimât ainsi qu’un mercenaire, à seule fin de lui fournir le pouvoir de dépenser plus.

Son père en était quitte à bon compte, et il avait pour récompenser de ses largesses la gratitude câline de la femme, André pas. Elle eût regardé d’ailleurs les plus durs sacrifices qu’il se serait imposés comme lui étant dus ; il n’eût même pas été dédommagé de sa peine par un peu de reconnaissance.

Il ne méritait, pensait-elle, ni encouragement, ni pitié. Il était imbécile et maladroit ! Quand on songe qu’il n’avait pas seulement eu l’adresse de profiter de cet avantage de tous les écrivains : obtenir des billets de théâtre et de concert. En l’épousant, elle s’était promis ces joies qui lui avaient été si longtemps interdites, être assise dans un fauteuil de balcon et ne pas payer ! – Il prenait des places à ses frais comme un simple bourgeois, lorsqu’elle le tourmentait pour voir une pièce.

Elle finit par ne plus vouloir aller au théâtre dans ces conditions. Le bonheur qu’elle y goûtait était gâté par la pensée qu’elle aurait pu le ressentir, sans bourse délier.

Il vint un moment pourtant où elle se lassa de rester ainsi sur le qui-vive ; alors, elle tomba dans une inertie désolée, mena une existence engourdie, sans imprévu et sans espoir. Elle resta longtemps au lit, s’éternisa dans un fauteuil. Ses bonnes s’enhardirent, la pillèrent sans modération. André hasarda quelques reproches qu’elle reçut avec l’air d’une victime qui s’attend à tout. Alors il se tut, tâcha de s’enfoncer dans le travail, regarda galoper devant lui la déroute de son ménage ; puis, alarmé un jour, par l’attitude endolorie de sa femme, il se résolut à l’égayer ; il endura même le supplice qu’il avait presque toujours évité jusqu’alors et il s’y accoutuma même sans trop d’ennui, il traîna Berthe dans les salons. Ce fut peine perdue, elle le considérait comme un rabat-joie, s’ennuyait, malgré tout, quand il était là.

Dans cette vie désheurée, les cancans de ses bonnes devinrent ainsi qu’autrefois lorsqu’elle était jeune fille, une attirante distraction, mais elle n’éprouvait réellement de plaisir que dans la compagnie de quelques camarades, jeunes mariées comme elle. Alors, dans la journée, en l’absence des hommes, elles s’installaient près de la cheminée et les papotages sautaient, les petits secrets de l’alcôve s’ébattaient dans les sourires, les confidences commencées s’achevaient dans le va-et-vient des éventails. Chacune se plaignait de son mari, mais leurs yeux à toutes étincelaient lorsque insensiblement la conversation s’arrêtait aux intimités haletantes des nuits. Il y avait des temps d’arrêt, des petits silences coupés par des chuchotements derrière les doigts, des invites à parler plus haut, des exclamations pudibondes et envieuses, des éclats frissonnants de rire. Berthe demeurait silencieuse, se demandant de quelle chair elle était pétrie, comment ses nerfs pouvaient rester détendus, comment ses élans n’aboutissaient pas.

— C’est la faute de monsieur ton mari, lui disait l’une. – Ah Dieu ! ma chère, reprenait une autre, moi, j’en mourrais, à ta place ; toutes s’efforçaient de lui arracher des détails précis sur les inhabiles tendresses qu’elle devait subir. Berthe se défendait, ne lâchait que des indications confuses sur lesquelles elles se lançaient, bride avalée, sabrant le mari, le représentant comme un être indélicat et comme un sot.

Berthe arrivait à se convaincre que si elle avait épousé un autre homme, il n’en eût certainement pas été ainsi ; les quelques doutes qu’elle pouvait conserver encore s’évanouirent subitement. Un danseur qui l’invitait à valser dans les bals, lui serrait ardemment les mains et elle éprouvait une sensation délicieuse, un frémissement par tout le corps, une sorte de vertige qui la jetait, lacée étroitement sur lui, pâmée, tressaillante, entre ses bras.

L’homme qui la remuait de la sorte était un grand gommeux, avec des cheveux rares au sommet, poicrés par de la bandoline sur les tempes, couchés sur le front en éventail. Il était mis à la dernière mode, portait des cols évasés comme des soupières, de doubles chaînes de montre, des plastrons bombant, des culottes étroites du fond et larges des pieds. Il débitait d’une voix indolente les balivernes monstrueuses des salons. Il se hasardait peu à peu, était soutenu dans ses projets par toutes les amies de Berthe.

Elles exécraient son mari qui, les redoutant, avait défendu à sa femme de les fréquenter ; elles l’exécraient, parce qu’il ne frayait pas avec leurs maris à elles, des commerçants occupés de leurs négoces ou des plaisirs du baccarat et des courses. Elles poussaient à la chute de leur amie, pour s’enorgueillir d’elles-mêmes qui ne succombaient point ; elles poussaient à sa chute par une lâcheté de gamines qui, n’ayant point le courage de faire le mal, persuadent à la plus bête d’entre elles qu’elle devrait le commettre, quitte à la repousser ou à la dénoncer après.

Berthe se révoltait, jugeait indigne de tromper son mari, même quand on ne l’aime pas. Elle se débattait, alors que seule, elle laissait s’égarer ses pensées, arrivait à se ressasser les arguments convenus, les raisons préparées et servies par des générations entières de femmes, les excuses de toutes les bassesses et de toutes les fautes.

Le jeune homme devenait de plus en plus pressant et mendiait des rendez-vous avec instance. Elle était assiégée de tous les côtés ; il la bloquait, lui bouleversait le sang avec ses yeux, et ses amies lui parlaient sans cesse de ce gommeux, vantaient ses rares qualités, ses grâces. Elle lui donna deux, trois rendez-vous, n’y alla point, le reçut un jour chez elle, en l’absence d’André, fut perdue dans un coin, à la cantonade ; elle resta comme écrasée. La terre promise qu’elle avait entrevue lui échappait encore. Les voluptés tremblantes de l’adultère ne la soulevèrent point. Devant l’amant comme devant le mari, l’émoi des sens avorta, la bourrasque tant attendue ne vint pas. Elle pensa devenir folle, s’acharna quand même à la poursuite de ces ardeurs qui ne pouvaient éclore ; elle se réfugia dans cette liaison, se forçant à penser à son amoureux, dans ses heures vides, se contraignant malgré elle à vouloir l’aimer.

Alors, elle ne se plaignit plus de son mari qui s’applaudissait de la voir enfin conciliante et douce, mais elle reprocha à sa famille, au hasard, au ciel, la matière dure dont elle était bâtie, l’engourdissement de passion qui la possédait, la trivialité du réel succédant à ses rêves, quand elle se croyait sur le point de les atteindre.

Tout à ses livres sur lesquels il bûchait péniblement sans se satisfaire, confiant en l’honnêteté de sa femme, André ne s’était douté de rien. Il avait fallu sa rentrée hâtive, un soir, pour que l’infamie de son ménage s’étalât devant ses yeux, en plein.

Lorsque son mari apparut brusquement cette nuit-là et surprit auprès d’elle un homme en chemise, Berthe reçu un terrible choc ; elle se tenait encore debout, qu’elle ne savait déjà plus où elle était. Elle s’abattit sur le plancher, tandis que les deux hommes descendaient ensemble. Elle reprit longtemps après connaissance, fut sans force pour se lever, comprit seulement, d’instinct, dans la torpeur qui l’écrasait, que tout s’était écroulé autour d’elle, qu’elle gisait, ensevelie à jamais sous des décombres.

Le matin, elle se hissa, hébétée, le long du lit ; le rappel de son malheur la frappa ; elle sanglota, désespérée, ne sachant plus que devenir. Une seule pensée surnageait dans cette mer d’angoisses, celle de ne pas se montrer à son mari.

Elle eût préféré qu’il la tuât plutôt que de supporter la honte de sa vue, l’amertume de ses reproches. Elle n’eut qu’un but, fuir, et, précipitamment comme prise de délire, elle s’habilla, se sauva de cette maison ainsi que d’une ruine qui menace.

Elle marchait dans la rue, se répétant qu’après un pareil désastre elle ne pouvait plus implorer que son complice. Elle s’arrêta tout à coup, se souvenant qu’il habitait dans la maison de sa famille, qu’il ne pouvait recevoir de femmes, puis elle poursuivit sa course, se disant que dans une telle débâcle, les convenances importaient peu !

Il était encore couché lorsqu’elle frappa à sa porte. Elle haletait, étouffée par l’ascension des cinq étages ; il demeura stupéfié devant elle, puis il débarrassa un fauteuil des hardes qui le couvraient.

— Qu’est-ce qu’il y a, dit-il, d’une voix tremblante ? Alors elle perdit le peu de sang-froid qui lui restait. Elle se pendit à son cou et balbutia des mots entrecoupés de larmes : je n’ai plus que toi, sauve-moi dis, tu m’aimes bien n’est-ce pas ?

La contenance du jeune homme devenait de plus en plus soucieuse. Il bredouilla : « tu sais bien que je t’aime, » et, tout en boutonnant le col de sa chemise de nuit, il lui versa quelque bribes d’affections, puis il lui débita péniblement les histoires prévues : Elle n’y songeait pas ; elle se mettait hors la loi, risquait d’être ramenée de force chez son mari, traînée devant les tribunaux. C’était la honte pour elle et pour sa famille, c’était son aventure racontée dans tous les journaux avec son nom et celui de son père. Lui-même ne se relèverait pas d’un tel scandale, ses parents le chasseraient. Ah ! il fallait bien réfléchir avant de faire un semblable coup de tête ! Et puis, quelle vie serait la leur ! il ne pouvait quitter les siens, il n’avait aucune fortune personnelle, c’était la misère noire qu’ils se préparaient. Oh ! il ne pouvait y avoir de doute, son père serait inflexible et lui rognerait les vivres. Il entrerait seulement, là, maintenant, verrait une femme chez son fils, qu’il’ ne les laisserait certainement pas sortir vivants de la chambre.

Il lui tenait la main, lui exposait piteusement sa situation, répétait plusieurs fois de suite les mêmes arguments, épiait sur sa face l’impression qu’ils produisaient, insistait de préférence sur la honte des familles, sur les poursuites de la justice.

Toute blanche, elle l’écoutait, ne soufflait mot.

— Tu comprends, reprenait-il, la mine pleurarde, mourant de peur qu’elle ne restât chez lui, craignant qu’elle ne comprit enfin qu’il n’avait eu qu’un but, en, la séduisant, se garder de l’amour sur la planche, sans frais ; tu comprends, tout ce que je te dis là, c’est dans ton intérêt, peu m’importe à moi que ma vie soit brisée, je t’aime assez pour cela ! Mais en fin de compte tout n’est pas désespéré. Ton mari aurait pu prendre la chose plus mal ; il te pardonnerait peutêtre si tu voulais bien. Voyons, il n’a pas l’air d’un méchant homme, tu en serais peut-être quitte pour quelques reproches. Quant à moi, je me sacrifierai, je ne te verrai plus, je m’efforcerai de t’oublier si cela peut te rendre la vie heureusel Ah ! je souffre de te parler ainsi, de plaider contre mon propre cœur, mais je le dois, après le mal que je t’ai fait involontairement, car l’amour ne raisonne pas, je veux t’empêcher d’achever ton malheur par un esclandre. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que tout cela est triste, pauvre chérie, va, oh ! Nous ne sommes pas heureux ! le ciel est témoin que si cela dépendait de moi, mais je ne sais pas, que puis-je faire, dis, quoi ?

Il avait l’air si lamentable et si penaud qu’elle, en eut presque pitié.

On tocqua discrètement à la porte, puis une voix de femme s’entendit : Monsieur Alexis, on vous attend pour déjeuner.

Berthe demeura stupide. Elle regarda cet homme qui mettait son paletot et se donnait un coup de brosse avant de descendre.

Alors, elle songea que tandis que tout s’était effondré autour d’elle, tandis que son existence était à jamais perdue, lui, son amant, allait tranquillement au milieu de sa famille, déjeuner comme de coutume. L’immense infortune qui l’accablait n’avait même pas rejailli sur lui. Il était pourtant aussi coupable qu’elle ! Cette dérision du sort l’indigna. Pour ce bellâtre, elle avait trompé un mari qui valait certes mieux ; pour ce lâche qui ne cherchait qu’à se débarrasser d’elle, elle était tombée dans une telle boue que jamais plus elle ne s’en laverait !

Elle s’essuya avec la main les yeux, rajusta son chapeau qui s’était défait et, sans y penser, instinctivement, elle nouait les brides de ses mains tremblantes, arrangeait ses cheveux derrière ses oreilles.

Il eut l’œil allumé de joie.

— Tu t’en vas, dit-il faiblement, et il lui apporta son parapluie qu’elle ne cherchait point. Elle ne lui tendit même pas la main. Il crut nécessaire de murmurer :

— Je te reverrai ? Où ça ?

Elle le toisa, ouvrit la porte, sortit sans même se retourner.

— Bon voyage, dit le jeune homme ; eh zut à la fin ! Je ne peux pourtant pas m’empêtrer d’une femme !

Berthe marchait dans la rue, à grands pas. La honte d’avoir été éconduite ainsi dominait toutes ses pensées. Son mépris pour cet homme dépassait le possible. Ah ! elle en avait assez ! Elle retournait chez son mari, il ferait d’elle ce que bon lui semblerait ! Elle rentra, vit qu’André avait emporté sa malle, comprit qu’il ne reviendrait plus. Elle s’affaissa, exténuée, dans un fauteuil ; son angoisse même sombra. Elle n’avait plus le sentiment de ses maux. Dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête, il lui semblait seulement distinguer au loin un glas furieux sonnant d’horribles catastrophes, d’irréparables deuils ! Une sorte de lueur traversa soudain le brouillard de ses idées ; l’ordure lui parut monter plus haut sur elle ; elle se dressa, prise d’épouvante, puis elle retomba sur son siège, les dents sèches, le regard naufragé, l’air fou.

Inquiète de ne pas l’avoir vue, la veille, à sa soirée et craignant, malgré les assurances de son mari, qu’elle ne fût sérieusement malade, madame Désableau arriva, sur ces entrefaites, et la secoua, terrifiée, par cette raideur cassée, par ces sursauts et par ces râles ; elle la supplia de lui répondre, lui demanda où était André, courut au travers des pièces à la recherche d’une fiole d’eau de mélisse, comprit au désordre de l’appartement, à la porte d’entrée laissée ouverte, qu’une rafale de malheur s’était ruée sur cette maison et l’avait culbutée de fond en comble ; elle revint près de sa nièce, la serra dans ses bras, saisit dans les phrases décousues qu’elle lui arrachait qu’André s’était enfui ; alors, elle l’enroula dans une couverture et l’emporta en un fiacre chez elle.

Là, Berthe s’apaisa et consentit à tout avouer. Désableau bouleversé, s’écria « malheureuse ! » puis, sa fureur fit volte-face et, s’abattit sur André. C’était un misérable qui devait fréquenter les gourgandines, il n’avait, après tout, que ce qu’il méritait. Mais comme à la moindre allusion à son mariage, Berthe avait des ébranlements nerveux, des crises qui la jetaient, trépidante, contre les meubles, force fut à son oncle de se taire ; il se promit seulement, le jour où elle serait rétablie, d’épancher sa bile.

Peu à peu l’atmosphère pacifiante de la famille la calma. Elle s’abandonnait, se pelotonnant sur une chaise, s’y attiédissant, des heures entières ; insensiblement, elle s’aveulissait, ne désirait plus qu’une chose, qu’on ne la tirât point de sa langueur, qu’on lui permît comme à un animal qui souffre, de lécher sa plaie, là, dans le coin où elle s’était mise.

Quelques jours s’étaient écoulés ainsi. Anonchalie et comme réduite, elle avait des douceurs de convalescente, des sagesses de petite fille ; elle acceptait avec bonheur maintenant la monotonie des soirées de famille, l’invariable bercement des conversations qui s’échangeaient, autour d’elle, pour ne rien dire.

Le soir, où assis dans la salle à manger autour de la table sous la suspension, ils étaient tous assemblés, la mère tailladant de l’étoffe, la fille peinturlurant une image, le père sirotant sa tasse de café et combinant des patiences, Berthe rêvassant, les pieds au feu, sur un fait divers, madame Désableau qui achevait de faufiler la bâtisse du corsage, appela sa fille.

— Viens ici, Justine, que je t’essaie ta robe et elle lui enfila une casaque, piquée sur une doublure grise, sans manches, cousue à grands traits.

— Voyons, tiens-toi droite, continua-t-elle.

Elle leva le bras de l’enfant et, sans se hâter, avec précision, elle pinçait l’étoffe trop large sous les aisselles. Puis, en la prenant par les deux épaules, elle fit pivoter sa fille, comme un tonton, lui donnant avec son dé de petits coups sur les doigts pour la faire rester en place. Le col l’inquiétait ; elle ramenait les deux pans de la doublure, les assujettissait par une épingle, plissait avec le plat de la main l’étoffe qui tombait droite, la forçant de suivre les contours de la poitrine jusqu’à l’évasement des hanches et, très affairée, elle modifiait encore, à vue de nez, son plan, méditait sur les endroits dévolus pour les boutonnières.

— Voilà qui est terminé, dit-elle, en ôtant avec précaution son moule et elle l’étala de nouveau sur la table, enleva les épingles qu’elle y avait fichées comme points de repère et se mit à opérer silencieusement ses retouches.

Neuf heures sonnèrent.

— Justine, reprit à son tour monsieur Désableau, il est l’heure d’aller te coucher, mon enfant.

La petite rechignait, mais ses parents furent inflexibles. Madame Désableau alluma un bougeoir, prit la palette de couleurs, le verre d’eau sale et les emporta dans sa chambre. Pour gagner du temps, Justine embrassait longuement son père et Berthe, leur posait des questions, lambinait à la recherche d’un ruban égaré sous la table. Sa mère l’empoigna et, la poussant devant elle malgré ses trépignements, elle referma la porte.

Alors Désableau releva un peu la tête, fixa son pince-nez et, faisant claquer entre ses doigts le paquet de cartes, il se tourna vers sa nièce et lui dit :

— Maintenant que Justine est couchée, causons. J’ai reçu une lettre de Me Saparois qui m’invitait à me présenter à son étude. Je vais te résumer la conversation que nous avons eue ensemble.

Ton mari qui, dans l’espèce, a, paraît-il, tous les droits, serait heureux d’éviter le scandale des tribunaux et des affiches ; aussi ne formera-t-il pas une demande en séparation de corps ; il propose simplement un arrangement à l’amiable. Vous vivriez, chacun de votre côté, il ne te servirait aucune pension alimentaire, mais il te restituerait en entier ta dot.

Telles sont les propositions que m’a soumises, en son nom, Me Saparois.

Je lui ai dit, moi, à ce notaire ce qu’il en était et ce que je pensais de la conduite de ton mari. Il me semble invraisemblable, ai-je ajouté, après mûres réflexions, que M. André Jayant soit à même de rendre intacte la dot dont nous avons bien voulu le gratifier. Je n’ai pas célé à Me Saparois que je n’avais jamais été d’avis de donner suite à l’union projetée entre ton mari et toi, j’ai en même temps appelé son attention sur les idées scandaleuses qu’André avait soutenues dans ses livres, et j’ai été forcément amené à cette conclusion qu’il devait avoir dissipé en orgies l’argent qu’une famille honorable avait consenti à lui livrer.

M. Désableau souffla et fit une pose. Il répétait une leçon qu’il piochait depuis trois jours entiers à son bureau. Il continua sur un ton plus emphatique encore :

— Tout en convenant avec moi que cette littérature était odieuse et après avoir déploré, lui aussi, comme tout honnête homme du reste, les excès de ces malheureux qui ne craignent pas d’insulter, dans leurs écrits, tout ce qui est respectable, Me Saparois n’a cependant pas admis la justesse de mes conclusions. Il a prétendu que, parce qu’André se complaisait artistiquement à se vautrer dans d’inqualifiables fanges, il ne s’en suivait pas nécessairement qu’il eût dévoré ta dot.

— Après cela, reprit Désableau qui semblait réfléchir, peut-être le notaire a-t-il raison. Il se pourrait que ton mari n’eût pas croqué le magot, cet homme-là n’avait sans doute pas la hardiesse du vice ! – C’est un fait cela, il y a des gredins qui atteignent par l’intensité de leurs forfaits à une sorte de grandeur. Certes, je suis heureux, au point de vue de tes intérêts pécuniaires, que ton époux ne figure pas au nombre de ceux-là ; mais, avouons-le, ma fille, André possède vraiment un vice si banal qu’il vous répugne !

Berthe défendit énergiquement son mari :

— On n’accuse pas les gens de cette façon, dis-elle ; non, mon mari n’est ni un gredin, ni un malhonnête homme et puis, enfin, tu le sais bien pourtant, dans cette malheureuse rupture, c’est moi qui ai eu tous les torts ! – Ce n’est pas ! s’écria Désableau. En admettant même que tu les aies eus, tu ne les as pas, en fait. Une femme devient ce que son époux veut qu’elle devienne. – Tiens, regarde, la mienne, ta tante ; ah ! je puis déclarer que jamais, au grand jamais, il ne s’est élevé entre nous la moindre divergence d’idées, le moindre nuage ! Mais aussi, elle a contribué, sous mon impulsion, à la bonne intelligence, au bien-être d’un intérieur qui est justement estimé par tous. Non, je le maintiens, si au lieu de t’allier à un bohème et à un drôle, tu t’étais alliée un honnête homme, tu serais, comme ma femme, heureuse !

Berthe s’emporta. Elle secoua d’un coup l’apathie qui l’accablait depuis sa chute.

— Je ne permettrai pas qu’on parle ainsi de mon mari, devant moi, dit-elle.

Désableau, jeté hors des gonds, suffoqua. Son binocle bondit.

— En voilà assez, balbutia-t-il, j’ai accepté les propositions du notaire, mais j’ai le droit de donner mon opinion sur André et je la donne !

Madame Désableau vint heureuse mettre le holà. Elle ordonna à Berthe de rentrer dans sa chambre.

— Nous recauserons de tout cela, à tête reposée, fit-elle, et elle ajouta : – c’est ridicule, vous criez si fort que la petite peut tout entendre, dans l’autre pièce.

Alors son mari se tut.

— Tu as raison, ma bonne, murmura-t-il, nous devons épargner à l’enfance de notre fille, ces humiliantes et dangereuses révélations. – Ah ! c’est égal, je le lui avais bien dit, moi, à ta nièce, qu’elle contractait un sot mariage, qu’elle épousait un individu qui avait l’œil faux comme trente-six jetons. Elle n’a pas voulu m’écouter, – elle est bien avancée à présent ; – enfin, tiens, n’en parlons plus, ces, histoires-là me bouleversent !

Il tira sa montre, s’assura qu’il lui restait, avant l’heure du coucher, le temps matériel d’accomplir deux ou trois patiences, il se rassit, battit les cartes, les tendit à sa femme pour qu’elle lui portât bonheur en les coupant et il disposa, pensivement, ses paquets à d’égales distances.

Inquiétée par les rougeurs qui marbraient la face de son mari, madame Désableau prépara en silence, un verre d’eau sucrée à la fleur d’orange et elle le mit devant lui, dans une assiette, sur la table.

Désableau sourit doucement.

— Tu es bien la meilleure des épouses, dit-il.

Et ils s’attendrirent tous les deux, pensant que dans ce déluge de misères et de vilenies, ils étaient, dans leur petit ménage, à l’abri comme sur l’arche. Le malheur de leur nièce les ragaillardit sans qu’ils en eussent conscience. La placidité dont ils jouissaient depuis tant d’années et que la force de l’habitude leur faisait paraître toute naturelle, leur sembla soudain une grâce spéciale. Presque guillerets, ils passèrent pour se livrer au sommeil, ce symbole de la mort, comme l’appelait M. Désableau, dans leur chambre à coucher et, là, après avoir remonté sa montre, le mari se débarrassa de son habit et de son gilet et montra un dos qu’écartelaient d’une croix de Saint-André deux bretelles roses.

Puis il enleva son pantalon et ses chaussettes, s’insinua entre les draps et, là, regardant sa femme qui avait ôté son faux chignon et se liait les cheveux sur le haut de la tête, en paquet d’échalottes, il lui dit, désignant du doigt la couchette de sa fille endormie, transplantée, depuis le retour de Berthe, dans leur propre chambre :

— Espérons que notre Justine épousera un jour un employé, un homme estimable et non un saltimbanque et un artiste, comme notre pauvre nièce.

Madame Désableau avait la bouche remplie par les épingles qu’elle retirait de sa tignasse. Elle se borna à lever les yeux au ciel comme pour implorer elle aussi, cette faveur, se hissa à son tour sur le lit et tourna le bouton de la lampe, mais la mèche carbonisée se brisa sur le rebord du bec, fignolant par saccades, crachant des postillons d’huile contre le verre, lançant d’âcres puanteurs. Madame Désableau se rua hors des draps, emporta la lampe dans l’autre pièce, la souffla, revint précipitamment se blottir, toute grelottante, contre son mari.

Alors, tout se régularisa. Les jérémiades à propos des mèches éventées, les apostrophes menaçantes pour l’art, prirent fin. Les deux bosses qui se déplaçaient sous les couvertures s’immobilisèrent, les oreillers replièrent leurs cornes. L’on n’entendit plus que le tic-tac régulier de la pendule, l’imperceptible galop d’une montre ; puis, léger comme une brise, le doux « put, put » d’un ronflottement monta, soutint quelque temps, dans le silence de la pièce, sa note tremblée, s’affaiblit peu à peu, expira en un insaisissable soupir sur les lèvres du couple.

V
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André goûta une joie d’enfant lorsqu’il fut installé dans son nouveau logement. Après les courses furibondes aux quatre coins de Paris pour acheter les ustensiles qui lui manquaient, après les angoisses du déménagement effectué comme d’habitude par des maçons au trois quarts ivres, les difficultés à caser les meubles sans contrarier le jeu des fenêtres et des portes, les batailles contre la brique des murs qui repoussait et tordait les clous, les fatigantes recherches, à quatre pattes, dans le tas des volumes vidés en bloc sur le parquet, André, avec l’aide de Cyprien, était enfin parvenu à organiser son intérieur. Il avait repris toute sa gaieté, flânait pendant des journées entières, décraquelait ses faïences avec de l’eau de javelle, ravivait avec les feuilles restées au fond de sa théière, les couleurs de ses tapis, rêvait à des améliorations de confortable, à de nouveaux achats de bric-à-brac et de livres.

Une semaine s’était écoulée ; tout était définitivement en ordre ; les papiers rangés sur la table prête pour le travail. Il avait recommencé avec Mélanie son petit train-train.

Il la retrouva telle qu’il l’avait laissée, fluette et plate d’appas, le nez crochu, les yeux ronds, un signe poilu au-dessus de la lèvre supérieure, le teint rouge sous ses yeux blonds, brunis par le grand air et par la pommade. Elle portait les mêmes bonnets à petits tuyautés, les mêmes rubans poireau et groseille, les mêmes canezous à soutaches, la même broche, enfermant sous verre une photographie de son époux, les cheveux bouffant en ailes de pigeon, la moustache cirée, l’œil roide et faraud, dans sa tenue de sergent de ville.

Elle n’avait ni vieilli, ni engraissé, possédait toujours son entêtement d’Auvergnate, sa quasi-honnêteté dans le carottage, sa joie à faire la cuisine et à ravauder les chaussettes des autres.

Comme jadis elle était incapable de construire un feu, mettait deux petites bûches au fond et un gigantesque billot par-dessus, amoncelait les cendres en tas sous les chenets de façon à empêcher le tirage ou bien elle les ôtait toutes et donnait ainsi à l’âtre un air lamentable de cheminée neuve ! – Elle persistait également à lui râfler tous ses journaux pour couvrir la table et le buffet de l’office, à découper son papier blanc en dents de scie pour l’ajuster en guise de lambrequin sur le manteau de sa cheminée de cuisine, cassait l’anse des tasses, les rafistolait tant bien que mal, de manière que son meure pût croire, en le prenant, qu’il les avait lui-même rompues, brisait les crayons qu’elle chipait sous le prétexte d’inscrire les dépenses, conservait la manie de mettre les porte-allumettes dans les cendriers, de cirer le bout verni des bottines de bal.

Comme jadis, elle versait de l’eau bouillante dans les verres et sur les couteaux pour les laver et elle éprouvait des stupeurs énormes lorsque les uns se fêlaient et que les autres perdaient leur fil ; elle oubliait régulièrement dans les sauces les bouquets ficelés de laurier et de thym, laissait, en balayant le salon, son plumeau sur un meuble, forçait son maître à enlever, chaque jour, l’amas des journaux et des livres qu’elle récoltait dans les chambres et entassait sur le bureau juste à la place où il voulait écrire.

Ces défauts retrouvés ne déplurent pas à André. Il les attendait au passage, les salua comme des connaissances, s’étonnait, malgré tout, de ne les voir, ni diminués, ni grandis. Il constata avec satisfaction que la bêtise de sa bonne était demeurée stationnaire. Puis des défauts qu’il avait négligés, se montrèrent un à un, dès que l’occasion se présenta. Il dut répéter pour la millième fois et sans la moindre chance de succès d’ailleurs, les mêmes observations qu’avant son mariage. Il la supplia de ne pas remplir d’eau de savon le broc des lieux, de ne pas garder son plomb débouché, de ne pas essuyer l’intérieur de sa théière, de ne pas ajouter enfin à la poudre du café moulu l’ancien marc qu’elle s’obstinait à maintenir dans le filtre. Il insista également pour manger du gros pain et non. du pain riche ou des flûtes jocko qu’ elle affectionnait, s’éleva contre l’abus des champignons dans les sauces, contre sa manie de sucrer les épinards et de cuire à tel point le bœuf qu’il s’effilochait sous le couteau en de longs filaments mous.

Somme toute, il ne pouvait se plaindre. En même temps que ses inepties et que ses balourdises, Mélanie avait rapporté des qualités inconnues aujourd’hui des bonnes : une propreté merveilleuse, un soin rare de ménagère, une certaine affection pour l’intérieur qu’elle balayait. Elle fourbissait, récurait, frottait, du matin au soir, reprisait les nippes, remettait aux chemises des cols et des poignets neufs, menait la maison sans qu’il eût à s’occuper, ni du blanchissage, ni de toutes ces harcelantes et menues sottises qui dégoûtent du célibat les plus opiniâtres et les plus braves.

André se carrait pour l’instant dans son bonheur, se levait tard, traînait en chemise, fumait des cigarettes jusqu’à l’arrivée de sa bonne qui lui apportait les journaux et brossait ses hardes, puis il allait se promener, revenait pour déjeuner, classait ses notes, en attendant qu’il reprît son livre arrêté depuis le désarroi survenu dans son ménage.

Dérangé et un peu offusqué tout d’abord par la disposition nouvelle de ses meubles, estimant qu’ils étaient en comparaison de ceux qu’il possédait jadis dans une vaste pièce, singulièrement étriqués dans ce petit réduit, il parvint peu à peu, à mesure que le souvenir de son salon d’homme marié s’atténuait, à trouver que cette chambre était claire et gaie.

Bientôt elle lui parut s’être déjà imprégnée de cet indéfinissable charme que dégagent les logements où l’on ne rentre pas seulement pour se coucher, des logements où l’on vit pendant des journées entières, où, le soir, des rires d’amis se croisent, succédant au silence des heures de travail, égayant avec leurs francs éclats l’air recueilli des murs.

Il arriva enfin à juger suffisamment large et commode cette pièce minuscule, si bourrée de bibelots et si bondée de meubles qu’on ne pouvait s’y tenir à plus de trois personnes ensemble.

Du plafond au plancher, les murs disparaissaient sous un fouillis de faïences, de tableaux, de cuivres, de porcelaines du Japon, au milieu duquel deux aquarelles impressionnistes étincelaient dans leurs barres d’or sur le fond bistré du papier de tenture : une vue de coulisses avec des danseuses en gaze rose, au repos, devant des portants barbouillés de verdures, des petites voyoutes exquises lutinant de grands dadais empesés dans leur tenue de bal ; une vue de salon avec des messieurs ennuyés et aimables, des femmes excitantes et frivoles, étroitement lacées dans des armures de soie pâle, les bras et les épaules nues, le corsage grand ouvert, étayant de ses buses cachés les touffes blanches des seins.

Puis, venaient dans la pièce, amoindrissant encore avec leurs avances et leurs saillies, le peu d’espace laissé libre, une table, des chaises, un guéridon de vieux chêne et un divan tapissé de toile bise brochée de fleurs amarantes, flanqué à droite : d’une large bibliothèque où, rangée en bataille, une armée de bradels, jaune canari et sang de bœuf, pétardaient, éteignant avec leurs soleils d’artifice toutes les pièces tranquilles : les tristes et discrets La Vallière, les sévères Jansénistes, sans dentelles ni flaflas d’or, les cartonnages ordinaires bons enfants et un peu canailles, pincés dans leur blouse de toile bleue ou grise, les reliures de chagrin aux mines de bourgeoises et de cuistres ; à gauche : d’une autre bibliothèque plus petite, pleine, celle-là, de volumes brochés, et là encore, deux larges taches saillaient, deux files de volumes marchant en tumulte, battant la générale, les uniformes jaunes de l’éditeur Charpentier, les tuniques rouges de la légion étrangère d’Hachette.

André avait changé bien des fois déjà ses livres et ses tableaux de place. Après des tâtonnements et des essais, il avait enfin ordonné le tout de telle manière que les formes et les couleurs se répondissent, que les flammes de punch allumées aux biseaux des glaces, que les luisants postés sur les lignes d’or des cadres et dans le creux irisé des assiettes, aidassent à égayer la pièce qui demeurait encore sombre lorsque sortait entre des interstices de bibelots et de meubles, le ton grave et foncé des murs.

Quelques semaines passèrent. La tranquillité de cette nouvelle existence remit André sur pied. La convalescence s’achevait ; après les prostrations qui suivirent la crise, il était entré en pleine voie de guérison, pensait moins souvent à sa femme, avait simplement gardé d’elle un souvenir lent et triste. Par instants même il lui semblait être toujours resté garçon ; le passé lui apparaissait lointain et confus comme ces vagues souvenirs que l’on conserve, même rétabli, des hallucinations entrevues pendant la fièvre. Il croyait avoir atteint la délivrance qu’il souhaitait. Il ne doutait plus que ce rêve caressé : rayer deux années de sa vie, ne pût enfin devenir possible.

Il s’abandonnait aux gâteries enveloppantes de sa bonne. Excellente cuisinière, Mélanie, pour reprendre son influence dans la maison, lui prépara des mets à se lécher les doigts, des fritures qu’elle réussissait d’étonnante façon, d’impérieuses rémolades, de pétulantes ravigotes, voire même quelques bons plats familiers, tels que veau à la casserole, miroton embrené de moutarde, lapin aux pommes sauté dans d’incomparables sauces au vin.

Puis, c’était Cyprien qui arrivait souvent pour dîner au hasard du pot ; et c’étaient des repas charmants où l’on causait d’art, où l’on s’attardait, les coudes sur la table, dégustant des petits verres, chassant la fumée des cigarettes qui montait en tourbillonnant sous l’abat-jour.

Et ces jours-là, Mélanie était superbe ; prise à l’improviste, elle servait, en quelques minutes, un dîner suffisant et passable, appuyait les plats de consistance trop courts de mirifiques omelettes au fromage, parait à tout, apportait le café, puis, le panier au bras, roulant entre ses doigts le cordon de son tablier, elle répétait la phrase mécanique de tous les soirs : Monsieur n’a plus besoin de rien ? – Non, Mélanie. – Alors, bonsoir, Monsieur. – Et elle partait confectionner à son tour le dîner du sergent de ville.

Ces distractions de longues causeries, ces rires d’ami bavardant sans gêne, employant les mots crus qu’affectionnent, en général, les hommes de lettres et les peintres, les bariolages d’argot et de termes de métier qui salent si vivement, l’échange des questions et des ripostes, infusèrent à André une ardeur nouvelle ; après les froids ennuis, après les accablantes giboulées de la vie maritale, une embellie semblait prête à luire. Le retour de son ancien compagnon le retrempait, il avait soif de travail et, excité par toutes ces discussions qui se passionnaient autour de sa table, il voulait se prouver qu’il n’était pas déchu, que son talent s’était échappé intact de la bagarre.

Mais, dans les premiers temps, sa bonne volonté, ses élans échouèrent. Maniaque, ainsi que la plupart des artistes, il ne pouvait travailler que dans un logement qu’il connaissait bien. Afin que son œil ne flânât point, malgré lui, sur les bibelots accrochés aux murs, il fallait qu’il se fût assez familiarisé avec les angles et les teintes de ces objets, pour ne plus les apercevoir quand bon lui semblait. Sa manie était irrépressible. Il ne pouvait même travailler sur sa table autrement placée que de coutume. Il avait donc tout d’abord usé de longues heures à examiner, un à un, ses bibelots, ses livres, puis à en embrasser l’ensemble, à s’en remplir les yeux, à les gaver de telle sorte que leur appétit de distraction cessât. – C’était une affaire de quinze jours au moins. – Cette période était écoulée depuis longtemps déjà et cependant quoiqu’il tentât pour s’entraîner, ses efforts rataient. Il se mettait devant son bureau, voyait la scène qu’il voulait décrire, saisissait la plume et il demeurait là, inerte, comme ces gens qui, après avoir longtemps espéré le dîner, ne peuvent plus avaler une bouchée dès qu’ils sont à table.

Il en déchirait son papier de rage. Pour un peu, il se serait cru idiot. Il appréhenda que son intelligence n’eût été tout d’un coup faussée. Il se désola, pensant qu’il resterait peut-être frappé d’impuissance, puis il regimba, se rappela les quelques bonnes pages qu’il avait autrefois écrites, pour affermir son courage, suivit les conseils de Cyprien qui l’engageait à ne pas se surmener, à laisser la machine reprendre tranquillement haleine. Il s’occupa de travaux de retouche, rebouta les termes pied-bot, obtura les trous, émonda les végétations de ses phrases, attendit comme le mécanicien qui promène sa bête sur le rail pour la mettre en train, qu’elle fût assez chauffée pour gagner le large. Et c’étaient de longs débats avec lui-même, des luttes engagées contre Cyprien qui le voyant irrésolu, moins entier et moins stable dans ses idées, tentait de lui inculquer ses théories, des théories faisandées et morbides qu’André repoussait d’ordinaire, tout en reconnaissant la curiosité et la justesse de quelques-unes.

Et Cyprien revenait à la charge et trompé par le silence de son ami, le croyant indécis, sur le point de céder, il répétait, un à un, ses arguments, expliquait longuement la nouveauté de ses aperçus, citait des exemples pour les faire valoir.

L’accent d’un paysage était, selon lui, donné par les tuyaux d’usine qui s’élevaient au-dessus des arbres et crachaient jusqu’aux nuages des flocons de suie.

Il avouait d’exultantes allégresses, alors qu’assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin, voyait les gazomètres dresser leurs carcasses à jour et remplies de ciel, pareils à des cirques bâtis de murs bleus et soutenus par des colonnes noires. Alors, le site prenait pour lui une inquiétante signification de souffrances et de détresses.

Dans cette campagne dont l’épiderme meurtri se bossèle comme de hideuses croûtes, dans ces routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d’une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique, éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant, résigné, sur son brûle-gueule.

Il voyait dans la banlieue qui s’étend autour du Paris pauvre, la maladrerie de la nature, l’hôpital Saint-Louis, des paysages et des sites et de mélancoliques douceurs lui venaient, des apitoiements charitables pour cette nature souffreteuse qui accelérait, avec ses souffles meurtriers, les incurables maux engendrés par la boisson et par la famine.

— Ah ! s’écria-t-il, un soir de grande discussion, un de ces soirs où, énervé par les petits verres, il parlait à flots, ah ! Pantin ! Aubervilliers, Charonne, voilà les quartiers poitrinaires et charmants ! – Eh parbleu, tu n’as pas besoin de me regarder de la sorte ! – Je sais d’avance ce que tu vas me dire ; qu’il n’y a point que ces quartiers-là ! – Mais j’aime aussi les autres, moins, il est vrai, mais enfin je les aime. Oui, j’aime les grands boulevards avec leurs rumeurs de foule, leurs cafés pleins, leur brouhaha de gommeux et de coulissiers et j’en raffole, la nuit surtout, vers deux heures, alors que passe sur l’asphalte la chasse désolée des filles. – Et puis, veux-tu que je te dise, eh bien, moi qui suis réputé être exclusif dans mes opinions, je me crois beaucoup plus éclectique et plus large que toi, car en fin de compte, quelle qu’elle soit, riche ou pauvre, somptueuse ou mesquine, je trouve que la rue est toujours belle ! J’y jouis démesurément, le soir, par exemple, quand étincellent aux flambes du gaz, les lettres d’or collées sur le fronton ou sur les portes vitrées des boutiques. Je les lis, j’apprends le nom du commerçant, je vois qu’il est le gendre et le successeur d’un tel et je regarde par les carreaux toute la famille, installée dans le fond, autour d’une table : la maman qui ronronne, assoupie, les deux mains sur le ventre, le papa, la fille, le gendre et successeur qui jouent au trente-et-un et jabotent les yeux fichés sur leurs cartes. Ça me donne envie d’entrer, d’offrir des rabais énormes sur le prix de leurs marchandises, d’apporter ainsi un aliment inattendu aux niaiseries que ces gens vont se débiter jusqu’à l’heure de la fermeture.

Oui, mon bon, voilà. – Et ces joies délicieuses de la rue, je les goûte, le matin aussi, quand je flâne sur les trottoirs. Alors, j’examine les fillettes qui ont découché et qui trottinent, secouant un tantinet leurs jupes, baissant des yeux battus, faisant courir menu sur le bitume des bottines pas fraîches. – Elles ont un je ne sais quoi d’alangui et de pâlot qui révèle l’insomnie laborieuse de la nuit, un je ne sais quoi dans leur linge encore propre mais un peu froissé, dans leur allure ralentie, dans leur façon de porter la voilette et de relever la robe qui indique la hâte d’un habillage, la gêne des ablutions qu’on n’a pu pratiquer chez soi.

Dans le nombre, il y en a d’adorablement honteuses que mon sourire paternel gêne bien un peu. Celles-là filent plus vite et, moi, tout en les suivant des yeux, je m’offre des plaisirs intimes, j’évoque derrière la grâce mutine de leur marche, des déceptions érotiques ou pécuniaires, des désordres d’oreillers dans des chambres tièdes et, après le long baiser usité en pareil cas, le secret contentement du Monsieur qui voit enfin partir de chez lui la femme.

Vue ainsi, la rue est toujours splendide et toujours neuve. Elle regorge, si fanée qu’elle puisse être, d’innombrables délices que bien peu comprennent car les Saintes Ecritures ont raison : la terre est remplie de gens qui ont des yeux pour ne pas voir et malheureusement nous faisons tous plus ou moins partie de ceux-là. C’est qu’il n’y a pas à dire, mon vieux, nous sommes imbibés et saturés de toute une lavasse de lieux communs et de formules ! Il nous faut du pittoresque, des architectures à effet, des rues bizarres avec des clairs de lune, des montagnes et des forêts, il nous faut des sujets de description qui prêtent ! – Ah ! ils m’enquiquinent à la fin, tous ces gens qui viennent vous vanter l’abside de Notre-Dame et le jubé de Saint-Etienne-du-Mont ! ah ça, bien, et la gare du Nord et le nouvel hippodrome, ils n’existent donc pas ! – C’est vrai ça, ils sont un tas de vieux baladins qui vous sortent des enthousiasmes sur commande quand ils parlent des anciennes basiliques ou de ces châlets en pierres de taille qu’ils appellent les merveilles de l’art grec ! Ils en ont plein la bouche ! Eh, qu’ils aillent au diable avec leur Parthénon ! S’ils aiment ce genre de bâtisses-là, qu’ils se plantent au milieu de la place de la Concorde, ils en auront deux de Parthénon, un par devant et un par derrière ; qu’ils s’installent à demeure devant la Bourse, ils en verront un autre encore, égayé pourtant car on a eu le bon sens de lui camper une horloge dans la façade et de lui ficher des tuyaux de cheminée sur le toit. Ça rompt au moins l’harmonie de ses grandes lignes bêtes !

Et dire que ça va continuer pendant des années encore, dire que des générations entières d’artistes vont acheter des réductions de la Vénus de Médicis, une bégueule qui a une tête d’épingle sur un torse de lutteuse de foire ! Quelque chose de propre que cette dondon qui profite de ce qu’elle a des bras pour se cacher le ventre ! La Vénus que j’admire, moi, la Vénus que j’adore à genoux comme le type de la beauté moderne, c’est la fille qui batifole dans la rue, l’ouvrière en manteaux et en robes, la modiste, au teint mat, aux yeux polissons, pleins de lueurs nacrées, le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les seins branlent sur des hanches qui bougent !

O la chlorose des petites ouvrières et le fard allumé des fillasses qui rôdent ! Ça m’excite et j’en rêve ! Quand on songe qu’à Paris nous ne sommes peut-être pas plus de trois peintres qui pensions ainsi ! Et le monde en est là et le Messie ne vient pas ! Ah ! si tous, tant que nous sommes, nous n’étions pas gangrenés par le romantisme, si au lieu de guérir notre infection, nous ne nous bornions pas à la blanchir, si l’on inventait enfin un iodure qui puisse dépurer les cervelles d’artiste, nous verrions, à coup sûr, bien d’autres beautés modernes qui nous échappent !

Et Cyprien avalait des verres d’eau, se promenait de long en large continuant à exhaler ses plaintes, à répéter ses espérances aux quatre coins de la pièce.

André le laissait déclamer. Les tirades exaspérées du peintre l’intéressaient. Elles lui rappelaient le temps où ils discutaient pendant des journées entières. Aujourd’hui, Cyprien criait dans le désert. André le contredisait le moins possible, s’étant depuis longtemps aperçu que son ami était de ces gens qui, possédés par un sujet, n’écoutent même pas les arguments qu’on leur oppose et s’acharnent, sans souci des démentis et des répliques, à exposer leurs doctrines et leurs systèmes.

André n’admettait point d’ailleurs toutes les idées de son camarade. Partant d’un point de vue commun, épris, tous les deux, de naturalisme et de modernité, tellement frottés l’un à l’autre, qu’ils avaient un genre d’esprit semblable, une vision mélancolique de la vie, innée chez Cyprien et graduellement développée par ses déboires et par ses échecs, moins instinctive et plus factice chez André sur lequel peu à peu le compagnonnage du peintre avait déteint, ils ne voyaient cependant pas de la même façon. Ils se séparaient au premier chemin rencontré sur la route qu’ils parcouraient ensemble. Leur tempérament différait.

Grand et blond, maigre et blême, Cyprien avait une barbe pâle, de longs doigts effilés et pointus, une main remuante, un œil gris aiguisé, des cheveux hérissés de poils blancs. Il battait le briquet, en marchant, usait le bas de sa culotte régulièrement trop courte et trop large aussi pour ses tibias minces. Avec son dos un peu courbe et son épaule gauche légèrement déjetée, il paraissait maladif et pauvre. Sa façon d’arpenter les rues était pour le moins singulière. Il avançait par sursauts, piétinait sur place, s’élançait tout à coup, ainsi qu’une grande sauterelle, filait à toute volée, tenant son parapluie sous le bras comme un magister, se frottant sans raison les mains.

Cyprien était bien l’homme de sa peinture, un révolté au sang pauvre, un anémique subjugué par des nerfs toujours vibrants, un esprit fouilleur et malade, obsédé par la sourde tristesse des névroses, éperonné par les fièvres, inconscient malgré ses théories, dirigé par ses malaises.

Mal équilibré, versant à gauche et à droite, il était incapable de produire une grande ceuvre, mais il ava it par moments, une outrance, une audace de peinture curieuse, une recherche souvent réussie d’effets inosés, une note bafouante et cruelle sur la fille surtout, la montrant telle quelle, avec les honteuses pourritures de ses dessous et les corruptions opulentes de ses dessus.

Moins lymphatique et moins nerveux, moins rebellé et moins âpre, André allait, lui aussi, de l’avant, mais bien qu’il s’emballât et prêchât moins, il raisonnait davantage. C’était un garçon bien découplé, ni gras, ni maigre, un peu jaune de teint comme les bilieux, le front court et touffu, la petite moustache noire ébouriffée comme celle d’un chat, le menton à fossette, rasé et bleu, les doigts spatulés et velus, l’œil doux avec de longs cils, la lèvre pâle et les dents mauvaises. Il était bourgeoisement vêtu sans négligence et sans pose, appartenaient à cette race de gens qui ne se crottent jamais et dont les habits même râpés semblent toujours neufs. Sous une apparence d’homme délibéré, il cachait une timidité de jeune fille, une peur terrible du qu’en dira-t-on et du ridicule. Il hésitait, dans les circonstances les plus simples de la vie, à prendre un parti, oscillait, voyait des difficultés partout, les résolvait parfois avec la bravoure d’un poltron et regrettait, deux minutes après, la fermeté dont il avait fait preuve.

Il connaissait assez la vie pour vous démonter le mécanisme des vertus et des vices de son prochain. Il vous expliquait clairement le caractère de la femme des autres, désignait les mesures à prendre pour éviter leurs supercheries et leurs traîtrises, perdait peu à peu sa lucidité d’analyse dans son propre ménage ou bien quand il demeurait clairvoyant, il parait le coup qui le menaçait, puis fatigué, il se découvrait et se laissait frapper d’autant plus rudement par son adversaire qu’il l’avait d’abord échauffé par la résistance.

Et ce bon sens et cette finesse si vite émoussés, si vite trahis, le suivaient dans ses livres. Là, comme dans son existence, il était entêté et faible sans juste mesure. Entêté devant une idée qu’il était décidé à émettre, faible devant les difficultés qui se levaient lorsqu’il s’agissait de lui donner un corps et de la rendre. Il persistait dans sa volonté, mais il n’essayait même pas de tourner l’obstacle, se bornait à l’épier, attendant prudemment une occasion, un moment propice. Au fond il bloquait une œuvre pour ne pas lui livrer assaut et une fois campé devant elle, il se relâchait et s’acagnardait dans l’inaction. Bien qu’il s’obstinât à ne pas entamer un chapitre autre que celui contre lequel il se battait, il ne parvenait pas à réagir contre ses défaillances, contre son ennui. – La chose, aussitôt commencée, le lassait. – Il relisait le chapitre entamé puis se promenait, cherchant la suite, finissait par feuilleter un livre et enfoncé dans un fauteuil, loin de sa table de travail, il ne songeait plus à son œuvre, absorbé par celle des autres.

Il n’avait pas, au demeurant, le coup instinctif et furieux, le coup inattendu et lancé droit de Cyprien, mais, d’un autre côté, n’eût été son inconstance dans le travail, son apathie dans la vie, son gnian-gnian dans l’attaque, il aurait créé une œuvre moins brillante, moins saccadée, moins accomplie au petit bonheur, mais plus sagement conçue et plus solidement faite.

Avec les nécessités de ce tempérament impressionnable, avec ces nécessités de quiétude et de bien-être, ce dégoût des choses acquises, ce manque de ressort devant une résistance, ce caractère versatile et mal assis, il avait forcément abouti, dans ses livres, à un ou deux romans lentement piochés et douloureusement bâtis, et dans son existence, à la placidité désirée du mariage, à l’amour bon enfant dans une couche bourgeoise.

Avec les surexcitations de ses chloroses et ses lambinages maladifs, Cyprien devait, dans son art, après avoir flâné, travailler, les jours de secousse, dans un coup de feu ; il devait forcément encore, dans la vie après avoir longuement rêvé, chercher sur des literies de rencontre l’apaisement de ses folies charnelles. Fortement échaudés, l’un et l’autre, par les femmes, André n’y songeait plus qu’avec une certaine douceur triste, Cyprien les considérait d’une façon ardente et inquiète. Leurs œuvres marquaient cette différence des caractères. Unis dans une commune haine contre les préjugés imposés par la bourgeoisie, ils s’encourageaient mutuellement, méprisant l’opinion de la foule, la défiant, acceptant les insuccès, très à l’écart du monde des lettres et des peintres, régulièrement éreintés par tous les journaux, par tous les confrères qui leur reprochaient leur isolement et leur dédain. Leur amitié d’enfance s’était affermie dans la lutte qu’ils soutenaient ; ils avaient toujours vécu ensemble et, à part quelques bisbilles venues à la suite de cancans de femmes qui les avaient comme de juste divisés, jamais aucune brouille, aucune querelle ne s’étaient élevées entre eux.

Il avait fallut le mariage d’André pour briser tout d’un coup l’intime de leurs relations ; ils se manquèrent désunis. L’épisode du dîner ne laissait aucun doute sur les dispositions malveillantes de Berthe. André ne vit bientôt plus son ami que chez les Désableau qui l’invitaient dans l’espoir qu’il rentoilerait pour rien un portrait de famille. Ainsi étaient justifiées les prophéties de Cyprien : pécore ignorante et grincheuse, amis fichus à la porte, et enfin, éclatant comme la gerbe finale, comme le bouquet de ces embêtements, le cocuage opéré par un gommeux fade.

Ce fut pour André, du reste, un bonheur que de se retrouver près du peintre, car celui-ci soufflait avec ses fièvres, des ardeurs de travail aux autres. Il poussait maintenant André, l’épée dans les reins, n’acceptant plus l’excuse des habitudes rompues et du logement fraîchement habité. Il le talonna de telle sorte qu’André se réattela à son livre.

La machine semblait avoir réparé ses rouages mais elle fonctionnait avec lenteur. Il s’appesantissait des journées entières sur une page, mais il était, somme toute, très satisfait. La mise en train de son œuvre était terminée, il n’avait plus d’inquiétude, ne doutait pas qu’il ne pût prochainement abattre de la besogne comme au bon temps et il passait des journées charmantes de labeur et de flâne, s’escrimant à petits coups, se frottant joyeusement les mains, s’installant au soleil sur sa terrasse, fumant des cigarettes, regardant curieusement par les fenêtres d’un Ministère situées vis-à-vis des siennes l’intérieur des bureaux, des enfilades de cartons verts à poignées de cuivre, des tables de bois noir, à casiers, des chaises de canne, des corbeilles, des cuvettes et des carafes, des cabriolets pleins de fiches, des amas de dossiers énormes. Il avait en face de lui, juste, deux employés enfermés dans la même pièce, l’un dont on apercevait le profil joufflu, l’autre qui voûtait un dos dont l’échine saillait. Puis, une tache blanche entrevue au fond du bureau, derrière les vitres de la croisée, disparaissait, ouvrant un jour sur une autre pièce et des gens entraient, des papiers à la main, bavardaient, s’asseyaient sur des coins de table puis partant, ils déplaçaient et remettaient de nouveau la tache blanche en place.

Ce mic-mac intéressa André. Il commençait à connaître les habitudes de ses deux voisins. L’un d’eux, un homme de cinquante ans environ, l’air minable et bénin, venait tôt, changeait de bottines et d’habit, s’installait longuement, disposait en bon ordre ses crayons et ses plumes, lisait le Petit Journal jusqu’aux annonces, mangeait un croissant de deux sous à trois heures, réglait beaucoup de papier jaunâtre. Celui-ci devait demeurer dans les lointains d’un Vaugirard ou d’un Vanves quelconque, être marié et mal à l’aise dans son ménage. Il sortait furtivement, dans la journée, revenait parfois avec un petit paquet qui semblait contenir des chaussures d’enfants, et il recevait des lettres à son bureau.

L’autre, plus jeune, arrivait tard, une serviette de chagrin sous le bras, s’asseyait, morose et grognon, se barricadait derrière des monceaux entassés de liasses, cachait les papiers qu’il gribouillait dès qu’on ouvrait la porte et se sauvait de bonne heure. Celui-là devait travailler au dehors et être célibataire, à en juger par sa hâte à déguerpir, par les cure-dents de gargote qu’il mâchonnait tout en écrivant.

Et au-dessous et au-dessus de lui, du haut en bas du Ministère, par les hautes fenêtres du premier, par les croisées plus basses des autres étages, par les lucarnes étranglées du faîte, André voyait des hommes pareils fumant, écrivant, lisant des journaux, virant et tournant, accouplés dans des pièces semblables.

Puis, il se fatiguait à contempler l’ennui de ces malheureux et, se penchant sur la balustrade de sa terrasse, il plongeait au loin, enfilait d’un coup d’œil toute la rue qui arborait une allure de bourgade lointaine avec son rond-point, triste comme la petite place d’une Sous-Préfecture de dernière classe ; ici et là, près d’un dépôt de voitures que surveillait un vieillard boiteux, des cuisiniers d’hôtels bâillaient dans leurs casaques blanches, échangeaient le bonjour avec des cochers en train de donner l’avoine, avec des marmitons embusqués derrière le grillage des croisées de cuisine, avec le commissionnaire en vedette sur le seuil du marchand de vins.

Morne, le matin, et déserte le soir, la rue Cambacérès ne commençait à s’animer que vers les onze heures. Alors une chaîne de garçons de bureau, portant des mazagrans et des carafons de cognac, des œufs sur le plat, des bouteilles cachetées, des assiettes fumantes ou couvertes, se déroulait depuis la boutique d’un mastroquet jusqu’au Ministère et là, ils se rejoignaient, se groupaient, riant, les mains pleines, avec un sergent de ville en faction près d’un tonneau de charbonnier, avec les hommes de peine aux livrées bleu-lin, avec le cantonnier chargé d’arroser la rue.

Puis, les visites d’abord rares, arrivaient maintenant en foule. Des fiacres accouraient de tous les points et, s’arrêtant devant l’entrée pavoisée d’un drapeau tricolore, vidaient sur le trottoir près de la guérite inoccupée d’un factionnaire, des gens affairés qui portaient sous le bras des Journaux, des papiers, des livres, se perdaient sous la voûte de la porte-cochère, ne reparaissaient plus que longtemps après, consultaient leurs montres et semblaient embêtés, pour la plupart.

D’autres, comme des figurants et des machinistes qui connaissent les escaliers de service des coulisses et de la scène, disparaissaient par une porte voisine, par la petite porte du n° 9, semblable à l’entrée des artistes de ce théâtre, et des mères-nobles, de vieilles dames aux boudins flageolant sous leurs brides, venues pour quémander des pensions ou des secours, apprêtaient sur le seuil leurs mines contrites et préparaient leurs larmes.

Mais, c’était vers trois heures surtout que la hâte de la rue s’accentuait. Une procession défilait d’importants Messieurs, des Députés, des Sénateurs, des Préfets et d’autres Messieurs décorés de ronds rouges sortaient des bureaux, leur serraient respectueusement la main et s’éloignaient, arrêtés eux aussi, par des gens qui leur parlaient avec déférence et le chapeau bas.

Dans cette rue silencieuse, malgré sa navette ininterrompue de monde, dans cette chaussée où l’on entendait le roulement mou des fiacres sur l’asphalte, certains jours de la semaine, un homme se promenait, coiffé d’un melon de cuir noir, orné de ciseaux peints en blanc, une petite caisse retenue sur l’épaule par une bretelle, chantant sur un mode lugubre : v’là le tondeur, tond les chiens, coupe les chats et va-t-en ville ! – À d’autres moments, un « o vitrie » s’élevait prolongeant sa note stridulée ou bien un repasseur, roulant devant lui sa petite meule, remuait à chaque pas une sonnette, accompagnée, au loin, par l’aigre solo qu’un fontainier jouait sur une corne.

Le mardi, vers quatre heures, un bruit nouveau dominait les autres. Des voitures particulières emportant dans leurs caisses des flots de toilettes claires, s’arrêtaient devant un petit hôtel à un étage, contigu à la maison où logeait André et un vigoureux coup de timbre retentissait, annonçant les visites, suivi de près par le choc lourd des vantaux qu’on referme.

André commençait à classer les rumeurs diverses qui montaient sous sa terrasse. La vie singulière de la rue Cambacérès lui arrivait de moins en moins Confuse, il voyait se dégager peu à peu de ces bâtisses décolorées ou badigeonnées de jaune d’ocre une mélancolie de locaux inhabités pendant des mois, aux persiennes et aux portes closes, une banale opulence de pension de famille, une tristesse de rez-de-chaussée que n’égaient aucune industrie et aucun commerce. Une sorte d’ennui prévalait, l’ennui d’un lieu de passage, l’ennui de gens ne demeurant point dans ce quartier et ne s’y rendant que par contrainte et que par besoin ; c’était, en dépit de la vie factice et courte qu’insufflaient à cette rue les bureaux du Ministère, la teinte lugubre d’une province morte.

André s’applaudit en somme de résider dans un quartier aussi recueilli et aussi tranquille, mais Mélanie qui s’intéressait peu à l’atmosphère spéciale de ces rues, se borna à trouver ce coin de Paris malhonnête. La vie y coûtait deux fois plus cher que dans les autres, disait-elle, et il fallait marcher pendant des heures avant que d’apercevoir un épicier ou une fruitière. Elle assomma son maître de plaintes, déclara ne pas vouloir aller au marché parce que toutes les paysannes étaient des chipotières et des friponnes ; elle ajouta enfin qu’elle achèterait dorénavant ses provisions, le matin, en traversant le Gros-Caillou ; à l’entendre, les avenues situées derrière les Invalides, étaient un pays de Cocagne où les commerçants vendaient à perte. André lui répondit simplement qu’elle était parfaitement libre de trimballer, si bon lui semblait, un panier plein pendant des lieues ; quant aux économies qu’elle prétendait réaliser par ce système, il y crut d’autant moins qu’elle continua à exhiber, tous les deux jours, une interminable liste de dépenses.

Libre de se pourvoir où qu’elle voudrait, Mélanie se tint parole et s’attira de la sorte, dans le quartier d’Anjou-Saint-Honoré, la réputation d’une râleuse. Une animosité extrême succéda aux plates flatteries que les marchandes lui débitèrent par cupidité, les premiers temps, puis, les querelles sourdes enflèrent et débordant des trottoirs, entrèrent comme un flot d’eau grasse dans la loge du portier. Furieux de ne pas faire le ménage d’André, excité par les colères des boutiques où stationnait sa femme, le concierge brandit un règlement qui interdisait de monter de l’eau et du bois et de secouer les tapis, après dix heures. Ce fut entre la loge et la cuisine, une lutte quotidienne, un combat acharné pour une goutte d’eau, pour une brindille de cotret, tombées dans les escaliers.

André s’inquiéta, eut peur que ces collisions ne l’atteignissent. Il ordonna à Mélanie de rester tranquille, graissa la patte du portier, parvint à force de largesses et de petits soins, à obtenir une sorte de trêve. Pour récompenser sa bonne d’avoir bien voulu remiser son humeur chagrine, il écouta même des histoires à dormir debout qu’elle jugea utile de lui raconter. Des garçons de bureau et même des employés du Ministère lui faisaient de l’œil dès qu’elle apparaissait sur la terrasse. Elle affectait un courroux qu’elle n’éprouvait réellement pas, étant flattée au fond de ces attentions qu’elle narrait, en les déplorant, avec trop de détails.

André haussait les épaules ; la vertu de Mélanie l’intéressait peu ; ce qu’il voulait surtout, c’est qu’elle n’ameutât point les curiosités de la rue sur elle.

Il était payé pour savoir à quoi s’en tenir sur les races jacassières des boutiquiers ! Les potins et les calomnies que Cyprien rapporta, le jour où il s’en fut surveiller le déménagement de son ami, avaient dépassé, comme étiage, toutes les crues des sottises connues.

Du charbonnier chez la fruitière, de la fruitière chez le boulanger, du boulanger chez le pharmacien, c’avait été un assaut de malpropretés et d’insultes. L’opinion de tous ces gens se rencontrait avec celle de M. Désableau. André entretenait une modiste, on la dépeignait même, tout le monde l’avait vue, une blonde fatiguée qui manquait de dents. C’était avec elle qu’il mangeait tout l’argent de son ménage : il laissait sa femme se morfondre dans un coin, une pauvre petite femme qui avait l’air si honnête et si doux ! – Je te l’aurais fait marcher, moi, à la place de sa bourgeoise, disait l’une. – Eh, vous ne l’auriez pas fait marcher plus qu’une autre, ripostait une voisine que son mari rouait de coups et, la marchande, tout en abusant de leur dispute pour les mal servir, les mettait d’accord en affirmant que tous les hommes étaient bons à jeter dans le même sac ! – Et, c’étaient, chaque jour, de nouvelles découvertes saugrenues, dès rapports lointains, qu’on apercevait entre le départ d’André et des histoires d’abandon, insérées dans les journaux, c’étaient des thèses soutenues par d’intarissables cancanières, des allusions aux autres ménages de la rue, des médisances effacées et ravivées soudain sur l’un et sur l’autre. La maîtresse de ce gars-là c’est une écuyère, déclara péremptoirement le boulanger qui sut qu’André écrivait, et il citait, à l’appui de son dire, des bavettes nébuleuses, des arguments qui ne prouvaient rien. Où ils étaient tous du même avis, par exemple, c’est quand ils prétendaient qu’André avait bien la figure de ce qu’il était. Le malheureux se serait sauvé pour ne pas payer ses dettes, qu’il n’aurait point accumulé sur lui plus de fureurs et plus de haines.

Puis, un beau soir, dans ce concert d’imprécations, la concierge, échauffée par le cassis, donna sa note. Elle révéla des détails inattendus sur la femme d’André ; alors, les langues qui commençaient à s’arrêter, tournèrent de plus belle. Elle avait un amant, ou l’avait entrevu, la nuit, alors qu’André le reconduisait, en l’éclairant. Sans nul doute ils étaient tous de connivence, l’amant était le fils d’un capitaliste, il entretenait le mari et la femme. André était un fainéant et un sagouin, un homme sans profession, un journaliste, un flâneur qui trafiquait des femmes. Alors Berthe eut la réputation d’une dévergondée et d’une hypocrite. Son teint pâle qui fut d’abord celui d’une pauvre femme qui se ronge les sangs parce que son mari la délaisse, devint l’ignoble lividité d’une fille épuisée par la noce, puis il y eut encore un revirement en sa faveur, c’était cet horreur d’homme qui l’avait corrompue ! Elle appartenait à une bonne famille ; M. Désableau, son oncle, avait l’air d’un Monsieur respectable et les injures qu’il avait déversées sur André, en présence de plusieurs personnes, montraient bien le mépris que lui inspirait le mari de sa nièce.

Cyprien demeura interdit. Il regarda, résigné, vider ce tombereau d’infamies sur son camarade. Les calomnies s’échappaient maintenant de toutes les boutiques, s’attardaient sur tous les trottoirs et, de là, s’amassant dans la loge des concierges, se répandaient dans les cours, entraient comme une fumée fine sous la porte des paliers, emplissaient les cuisines, accompagnaient les bonnes dans les salles à manger de leurs maîtres, envahissaient jusqu’aux alcôves.

Les boutiquiers se vengeaient ainsi de l’hiver subi ; comprimés dans leurs cages, les portes fermées, n’ayant même pu se ménager des éclaircies, en frottant avec les doigts la buée qui leur voilait la rue, ils s’étaient morfondus derrière les fougères d’argent dont la gelée étamait leurs vitres ; les racontages des bonnes n’avaient pu les rassasier ; aux aguets derrière leurs comptoirs, ils avaient en vain tenté de suivre de l’œil les passants et de cracher dans le dos des personnes qui les faisaient vivre.

La contrainte que le froid leur imposa, les rendit féroces. Toutes les mesures qu’André avait imaginées pour étouffer l’éclat de son malheur, ne servirent de rien. Pendant quinze jours, il ne fut question que de son départ et Cyprien qui lui narra, en les émondant, les ineptes âneries qu’on dégoisait sur son compte, aurait pu ajouter encore, s’il l’avait su, que lui-même n’avait pas été plus épargné. Il était le confident du mari, un monsieur de son espèce, vivant sans doute aux dépens des filles. Le boulanger, lui, opinait dans un sens un peu différent. Il admettait volontiers que le peintre fût une canaille, mais il pensait que c’était lui qui avait séduit la femme d’André. Il étayait du reste son dire de raisons profondes basées sur l’amitié qui liait les deux hommes. On n’est jamais trompé que par ses amis, disait-il ; mais, alors, dans ce cas-là, André n’était plus qu’un jobard, un mari qu’on pouvait plaindre et non attaquer. Cette supposition parut inadmissible ; une partie du voisinage hésitait pourtant, mais la concierge ayant affirmé que Cyprien, vu de dos, ne ressemblait pas à l’amant qui possédait, autant qu’elle avait pu les apercevoir dans la nuit, des épaules plus larges, eut gain de cause. On se contenta d’envelopper dans la même réprobation, André, Cyprien et Berthe ; on expliqua subitement les causes pour lesquelles ce ménage changeait si souvent de bonne et comment il en était finalement privé. Une fille qui se respectait quittait cette maison au bout de huit jours. Si peu dégoûtée que pût être la dernière qui ressemblait pourtant à une vraie catin, elle avait eu des hauts-le-cœur et en avait rendu de dégoût son tablier ! Une véritable maison de passe, conclut le quartier en chœur ; on ne savait réellement à quoi songeait la police, en tolérant des saletés pareilles !

André eut d’abord la tentation d’aller casser une canne sur le nez du boulanger et de la portière, puis il réfléchit que ce serait stupide et qu’il aurait tous les torts. Il ragea et se tint tranquille. Il était arrivé au bout de quelque temps, à un solide et calme mépris de ces bélîtres, quand les disputes de Mélanie et du concierge réveillèrent ses fureurs et lui firent appréhender, dans sa nouvelle rue, une semblable explosion d’ordures ; il ne respira et ne reprit véritablement son assiette que lorsque les querelles parurent avoir désormais pris fin.

Une, deux, trois semaines, s’écoulèrent encore. Il entra dans une période complète de quiétude, travailla d’arrache-pied et, à l’abri des revendications de Berthe et des Désableau qui acceptaient les conditions posées par le notaire, isolé des relations ennuyeuses et des corvées du monde, allégé des tracas du ménage, savourant la paix d’un homme constamment déboutonné et en pantoufles, il rappela peu à peu ses manies de garçon, s’épanouit dans un bonheur de sans-gêne et de bonne chère ; il se trouva, en un mot, parfaitement heureux.

VI
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Alors la crise juponnière vînt.

Cette tranquillité qu’il avait reconquise à si grand’peine, fit place à un indéfinissable malaise qui s’accentua et aboutit à une sorte de spleen qu’il attribua aux alanguissements du printemps et aux troubles nerveux qui l’accompagnent.

L’aversion de son intérieur qu’il avait, tant choyé, se montra. Irritable et agacé par le moindre bruit, il ne tenait plus en repos et, s’ennuyant à mourir chez lui, il sortait, et s’ennuyant davantage, au dehors, il rentrait et tombait harassé sur un fauteuil. Il restait, immobile, sans force pour secouer la torpeur qui l’accablait, attendant pour se lever que les plantes des pieds lui fourmillassent et qu’engourdie, et devenue inerte et comme paralysée, la main servant d’appui à sa tête, le picotât d’une façon presque douloureuse.

Il se raisonna, se fermant volontairement les yeux, s’égarant de parti pris, craignant de mettre, en se tâtant, le doigt sur la plaie qu’il sentait se rouvrir et le tirer. N’était-il donc pas heureux ? Maître de ses actions, bien dorloté et bien nourri, il menait en somme la même existence béate qu’avant son mariage, au moment où il avait eu les moyens de s’offrir une bonne. Il s’avoua, lassé de ces subterfuges, que cette existence n’était plus la même que celle de jadis, qu’il y avait, en plus ou en moins, quelque chose qui la modifiait du tout au tout, sous une apparence égale.

Le mariage se dessina enfin, distinctement, devant lui. Il s’interposa entre sa vie présente et sa vie passée. Ainsi que ces verres qui déforment les objets qu’ils réfléchissent, il brouilla et gâta l’image d’égoïste bien-être qu’il avait autrefois goûté et qu’il espérait goûter encore. L’aveu lui échappa, la femme manquait.

Ah ! Cyprien avait beau dire, l’on ne pouvait ainsi vivre seul ! – La crise juponnière qui éclata alors qu’André fut délivré de sa première stupeur et qu’il n’éprouva plus d’inquiètes sollicitudes pour le fonctionnement de son existence réorganisée et remise à neuf, fut mûrie et hâtée encore par les condoléances de Mélanie. Elle jugea, en effet, nécessaire de lui demander chaque fois qu’il recevait une lettre, des nouvelles de sa femme. Au fond, elle redoutait que Madame ne se portât mieux et ne revînt prendre la direction du ménage. Il était probable que, dans ce cas, elle réglerait les dépenses et congédierait le sergent de ville que Mélanie avait amené, à ses heures de libre, dans le logis, pour cirer les parquets, nettoyer les carreaux et fumer le tabac d’André ; mais, comme le nez de son maître pointait chaque fois qu’elle lui parlait de sa femme, Mélanie conclut que Madame n’allait pas mieux, et retenant le nom de la maladie qu’André lui avait cité, à tout hasard, elle consulta l’herboriste du Gros-Caillou qui fut d’avis que la patiente trépasserait un jour ou l’autre.

Rassurée, Mélanie crut néanmoins de son devoir de continuer ses jérémiades et après avoir activé la crise, elle contribua à l’aggraver. André s’amollissait maintenant dans une fainéantise traversée de réveils et de rages lorsqu’il était chez lui, seul, mais à l’heure du dîner, un profond découragement succédait à ses colères. Il mangeait vite et sans faim, ainsi qu’un homme qui se dépêche d’accomplir une corvée. Les coups de timbre appelant Mélanie sonnaient à la file et avec une telle rapidité qu’elle demeurait béante, le cou gorgé de soupe, lorsqu’il réclamait le fromage et le dessert. Il songeait, le nez sur un livre, qu’il ne lisait point et, une fois le repas terminé, il emportait son volume avec lui et allait s’affaler sur un fauteuil, dans son cabinet de travail.

Les soirées qui s’allongeaient en clarté le désespérèrent. L’état aigu de la crise se déclarait, le soir surtout, comme la fièvre qui reprend, dès le crépuscule, le malade fatigué par la vie du jour. C’était moins la hantise des spectacles lubriques qu’une appétence nerveuse vague, qu’une rêverie confuse. Il désirait la femme, non pour l’étreinte charnelle de son corps, mais pour le frôlement de sa jupe, la cliquette de son rire, le bruissement de sa voix, pour sa société, pour l’air enfin qu’elle dégage. Sans elle, son logement lui semblait maussade.

Incapable de tout travail, fatigué par toute lecture, opprimé par un accablement sans fin, torturé par les sourdes rébellions de la nature qui s’insurgeait contre cette vie cloîtrée, il regardait le jour tomber peu à peu et il éprouvait dans cette détresse que verse la brune, une triste et consolante pitié, il sentait comme une sorte de doux appui qui lui venait.

Des rêves de garçonnet, des fraîcheurs niaises de galopin éclosaient dans ce navrement. Il avait eu, de même que bien d’autres, des idéals tués sous lui, et des souvenirs d’amours enfantines se réveillaient tout d’un coup chez ce sceptique.

Une jeune fille qu’il n’avait pourtant pas aimée ainsi qu’il est convenu qu’on aime dans les romans, mais qui lui avait plu, qui avait été la première à le charmer, au sortir du collège, l’obséda. Il se remémora avec une vivacité étonnante d’impression, des journées à la campagne, des tête-à-tête, un peu en avant des parents soupçonneux, des rires étouffés, des bêtises de fleurs cueillies, toute une cour passionnée qui lui avait fait hausser les épaules plus tard, au moment où elle s’était mariée.

Il se rappela plus nettement encore une certaine scène, un soir. Tandis que la famille jouait à la bouillotte, dans le salon, ils étaient allés se promener dans le parc, sous des châtaigniers. Elle s’était assise sur un banc, dans l’ombre, et lui avait dit, d’une voix changée : Assieds-toi là – et, ils étaient restés sans souffle, elle chassant du bout du pied les écales sèches des châtaignes, lui, les mains tremblantes et le cœur battant, ne sachant s’il devait oser ou se taire. On les avait ramenés et la jeune fille avait été fortement grondée. La famille avait certainement cru à une intention d’accident qu’il n’avait pas eue pour sa part.

L’évocation de cette scène était si exacte, si claire, qu’André ressentait le même frisson, la même gêne qu’au moment où elle s’était passée.

Suivant cette filière de souvenirs, il supprimait d’un coup la brèche creusée par le mariage de cette jeune fille entre eux et il se figurait que l’ayant épousée, il coulait avec elle une existence de douceur et de paix, puis, revenu à lui, il se traitait d’imbécile et d’enfant, allumait la lampe qui dissipait, avec sa clarté, toutes ces rêveries flottantes et soudainement mises en émoi depuis près de quinze ans qu’elles sommeillaient et semblaient mortes.

Mais la gaieté de la lumière n’empêchait pas son esprit de songer encore. Si l’obscurité aidait à retrouver les souvenirs les plus lointains, la lumière les rajeunissait, les rendait plus rapprochés et plus précis. André, sautant même brusquement, d’une époque à une autre, enjambait les années intermédiaires, les amours de hasard, et l’association des idées s’établissant forcément entre les deux seules filles honnêtes auxquelles il avait fait la cour, sa pensée s’arrêtait de nouveau à Berthe.

Elle-se levait maintenant devant lui et éloignait comme d’un geste tous les souvenirs qui voguaient et sombraient lentement dès son approche. C’était elle, elle seule qui dominait. Il la fixait, la voyait telle qu’elle était, et à force de la fixer, il finissait même par ne plus la voir d’une façon distincte. Il y avait un moment où, positivement, il cherchait à se représenter son visage. Une nouvelle fureur l’animait contre elle et contre son amant, puis quand la sensation s’émoussait par sa violence même, il était étreint par de lâches regrets. Ah ! décidément il eût mieux valu rester avec elle. Il n’aurait pas été en somme le premier à qui pareille aventure fût advenue. C’était un rôle ridicule ! Eh bien après ? C’était l’opinion du monde qui ne se préoccupe ni du caractère, ni des besoins des individus et jauge avec la même verge toutes les espèces. Si c’était à recommencer il se serait raisonné, il aurait accepté l’association d’indulgence mutuelle si fréquente dans les mariages de Paris. Ils seraient demeurés bons amis, se pardonnant de mutuelles frasques, mettant chacun du sien, pour se rendre l’existence paisible ; il ne serait pas réduit à vivre ainsi seul ! – et il s’assoupissait dans des rêveries incohérentes où défilaient des cajoleries de femme en quête de pardons, et des soins d’honnête garde-malade, des rêveries souriantes et légères, qu’interrompaient brusquement des pas montant l’escalier, des pas qui lui frappaient dans la poitrine et qu’il arrivait à prendre, mal réveillé, pour des pas de femme, pour les pas de Berthe. Ah ! si elle avait l’idée de venir sonner à sa porte ; le prétexte à inventer pour une visite était si facile ! Il lui pardonnerait ; une fois entrée chez lui, ça se ferait tout naturellement ; l’on arriverait bien à s’accorder et à s’entendre !

Puis il avait un soubresaut et, dégrisé, il s’injuriait, et, retombant dans ses pensées qui, détachées maintenant de l’image autour de laquelle elles gravitaient, divergeaient peu à peu, s’écartaient de Berthe et tournant malgré tout dans le même cercle, revenaient à leur point de départ, à la femme, il songeait alors à la période de sa vie restée jusqu’ici dans l’ombre, il évoquait ses anciennes liaisons et invinciblement il s’arrêtait à Jeanne, à une maîtresse qu’il avait possédée quelques années avant son mariage.

C’était la première fois depuis longtemps que ce souvenir l’assaillait. Elle seule, était demeurée dans un coin de sa cervelle comme une brave et curieuse fille, une petite ouvrière un peu incompréhensible, très corrompue ou très naïve, mais, dans tous les cas, attachée où elle broutait et tendre. Ils s’étaient fâchés pour une vétille, et fière et susceptible comme elle était, jamais plus depuis il ne l’avait revue.

Son visage, il se le rappelait à peine. Autant la figure de la jeune fille avec laquelle il avait filé un amour chaste, se dressait devant ses yeux, très nette, avec cette puissance de vision que prennent les souvenirs de l’extrême jeunesse, autant la physionomie de cette femme qui avait couché près de lui, pendant des mois, s’obcurcissait à mesure qu’il s’attachait à la mettre en pleine lumière. Il revoyait certains de ses traits, mais l’ensemble dansait. Vaguement, au plus, il apercevait en se recueillant, des yeux vifs et fureteurs, une taille mince et souple, une tournure élégante dans une petite robe, un bout de nez retroussé sous des cheveux blonds, d’adorables bras, un pied effilé, des mains mignonnes, une laideur agaçante et sournoise, mais quelqu’effacée et quelqu’incomplète que fût l’image qui se présentait à lui, il sentait qu’entre mille, dans la rue, il la reconnaîtrait.

Soudain, dès que son esprit se fut arrêté sur Jeanne, il n’en bougea plus. Fatigué de songer à sa femme dont les grâces avivées par l’absence, lui avaient paru plus charmantes qu’elles n’étaient en réalité et dont l’évocation lui laissait, malgré tout, de sourdes colères, il en arrivait fatalement à se raccrocher au souvenir de la seule maîtresse qui l’eût attiré et le même phénomène se reproduisait. Il ne se remémorait plus que les qualités de Jeanne, parvenait à les trouver supérieures à celles de Berthe, moins idéalisée par une absence plus courte, et renversée d’ailleurs de son piédestal dès que la scène de leur rupture venait se poser comme un point ferme dans toutes ces fluctuations du rêve.

Qu’était devenue cette fille ? Délicate et frêle, elle avait jadis l’inquiétante pâleur d’une parfumeuse elle était morte sans doute et, subitement, il fut pris d’un attendrissement puéril pour cette femme qu’il n’ avait, à proprement parler, jamais aimée ; il s’étonna de n’avoir point songé plus tôt à elle et il se faisait ces réflexions que la vie est vraiment bizarre, qu’on a joint son existence à celle d’une autre, qu’on s’est tout raconté, tout dit, qu’on s’est ouvert, l’un à l’autre – l’homme du moins – et puis, qu’au bout de quelques années, l’oubli à tout effacé et que l’on n’a plus rien de commun ensemble.

Il eut presque les larmes aux yeux lorsqu’il se répéta que Jeanne devait être morte, et, se rappelant leurs nuits blanches dans le même lit, il s’avouait qu’il eût mieux agi en concubinant avec elle, comme elle l’avait elle-même souhaité un jour. Il n’eût été ni plus malheureux, ni plus cocu ; et, mélancoliquement, il se disait : j’ai depuis longtemps atteint l’âge où les apparences d’affection suffisent ; en admettant même qu’elle ne m’ait jamais aimé, si elle avait bien appris son rôle, ça m’aurait amplement satisfait.

Et, ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînait devant ses bibliothèques, à la recherche d’un livre rentrant dans l’ordre des pensées qui l’agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui racontât des ennuis plus grands et de la même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu, il n’en découvrait pas ; il s’emparait alors d’un volume au hasard, s’étendait sur son lit et, incapable de comprendre ce qu’il lisait, il rêvassait encore, remâchait et ruminait ses embêtements, avait hâte de dormir pour oublier et il restait poursuivi, même dans son sommeil, d’un indécis ennui qui le faisait tressauter, tout à coup, avec cette angoisse terrifiante de quelqu’un qui dégringole un escalier, en rêve.

Ces crises juponnières se rapprochaient de plus en plus fréquentes. Autrefois, elles le traquaient pendant un jour ou deux et disparaissaient durant des semaines entières ; aujourd’hui elles s’éternisaient et lorsqu’elles paraissaient avoir enfin quitté la place, elles surgissaient de nouveau sous le plus futile prétexte de pensée.

André se demanda si la chasteté de ses sens devenus tardifs, ne contribuait pas à le jeter dans ces phases de découragement et de tristesse.

De même que ces malades abandonnés qui, devant l’annonce d’un médicament infaillible, se persuadent avant même d’en avoir usé et malgré les déboires qu’ils ont endurés déjà devant des réclames semblables, que celui-là est plus actif et que, seul il aura la vertu de les remettre sur pied, André eut une minute de joie et se crut sauvé. Il voulut tâter de noces guérissantes, s’aiguisa les sens par des souvenirs lascifs et, à diverses reprises il se livra, par raison, à de consciencieuses ribotes.

Il obtint, en effet, une espèce de soulagement ; il rentrait chez lui brisé et dormait d’une traite. Le lendemain il se sentait quelque lourdeur de tête, mais les jupes ne le tourmentaient plus. Ses désirs de tendresse demeuraient bien inassouvis, mais ils criaient moins haut dans la chair repue. André fut enchanté de son expérience et il la renouvela jusqu’à plus soif. Alors, les aspirations un moment plus domptées, reparurent et s’imposèrent, à nouveau, plus vives. Il avait forcé la dose de ce calmant qui l’irritait maintenant comme ces potions trop fortement opiacées dont les effets deviennent contraires à ceux qu’aurait produits une quantité juste. Loin de l’égayer, ces amours au grand trot, l’affligèrent ; ses ennuis devinrent même plus impérieux et plus aigus, dans cette langueur de cerveau que laissent après eux les excès charnels. La comparaison s’établissait forcément entre Berthe, Jeanne et ces femelles qui levant la chemise et la jupe d’un coup, pressaient l’extase, se dépêchaient de le renvoyer pour descendre dans la rue ou dans le salon, s’ingurgiter des verres de vin ou de bière. Il ne trouvait chez elles l’apparence ni d’une sympathie, ni d’une politesse, d’un plaisir quelconque, encore moins.

Des souvenirs de collégien lui revenaient, des souvenirs bêtes à le faire pleurer. Il quittait le boulevard Bonne-Nouvelle, un soir, et se faufilait dans une de ces rues infectes où les plombs en saillie sur les murs, soufflent, par tous les temps, les odeurs vomitives des vieux choux-fleurs. Il s’avançait avec l’un de ses amis, à petits pas, dans ces sentes noires où deux becs de gaz clignotant à la hauteur des premiers étages, éclairent de lueurs sales des rebords de fenêtres encombrés de pieds malades de véroniques et de giroflées, de pots de moutarde pleins de persil et d’eau, de langes trempés, de blouses déteintes et séchant sur des cordes ; là, trois ou quatre femmes, tendant de gros ventres sous des robes mal attachées et trop courtes du devant, montrant des têtes barbarement enluminées aux joues, causaient entre elles, en rond, sous un réverbère.

Le cœur défaillant, ils avaient écouté l’invite de ces raccrocheuses. Ils hésitaient, pris de peurs horribles, de hontes subites, de défiance contre cet inconnu où ils entraient, puis, tous deux s’étaient fait violence et ils avaient poliment offert, ainsi qu’à des dames, le bras à ces dondons, stupéfiées par ces belles manières. Les couples avaient ainsi traversé la rue, exhibant une fuite grotesque de dos étriqués de jeunes hommes et d’épaules énormes de commères qui marchaient en cahotant, comme des canes.

Une fois isolé dans une pauvre chambre, mal éclairée par un bout de chandelle, devant un lit défait et une cuvette en permanence sur le carreau, une envie de se sauver avait empoigné André. Ses désirs de collège ne le chauffaient plus. – L’acte brutal était là. – La crainte de paraître enfantin et niais ajoutait encore à ses angoisses.

Il était heureusement tombé sur une brave femme que cette jeunesse avide et troublée intéressait. Elle eut pour lui une certaine bonne grâce, un accueil presque maternel ; elle lui vida sa petite bourse, en faisant appel à son bon cœur, lui vola une bouteille d’eau de Cologne qu’il avait apportée par mesure d’hygiène et, avec de douces paroles et de gros baisers, avec des soupirs bruyants et des joies feintes, elle l’avait mis à l’aise et étourdi.

Il descendit ainsi que son camarade de ce bouge, dans la rue, pensant : ce n’est donc que cela ! S’évertuant, malgré tout, à se monter la tête, à s’imaginer qu’ils avaient épuisé des ivresses ardentes. Par bravade, chacun amplifiait le récit de son allégresse. Ils regardaient les passants avec plus de fierté maintenant. Ils étaient des hommes ! Ils affectaient des allures de mauvais sujets, auraient voulu crier leur aventure à tous les gens de la terre et rencontrer un ami, une connaissance pour les mettre au courant de leurs hauts faits ! – Parfois, cependant, une appréhension terrible les tenaillait, celle d’avoir gagné un incurable mal, un mal à vous ravager le cuir chevelu et à vous manger le nez, mais l’enthousiasme qu’ils entretenaient, l’un l’autre, et qu’ils chauffaient à mesure qu’il menaçait de refroidir, les absorbait encore. La désillusion n’apparut vraiment que lorsque, s’étant séparés, chacun était rentré s’étendre sur sa couchette.

André songeait qu’à trente ans sonnés, il était revenu à la passade de ses dix-huit ans ! Après avoir roulé de toutes parts, il était revenu à ses débuts dans l’amour ! – Il payait plus cher, allait dans les cafés convenables au lieu de s’attabler dans des cabarets, mais les consommations étaient les mêmes : toutes laissaient un arrière-goût d’aigre, une soif nouvelle de douceurs propres.

La répugnance qui le prit accéléra encore sa hâte de posséder quelque chose de féminin qui simulât un plaisir, une grâce. Ces pîtresses de foire jouaient pas trop mal leur rôle. Elles ne le déridaient plus, maintenant que devenu moins fringant et moins jeune, il perdait plus difficilement la tête au moment convenu.

Sa femme si froide lui semblait passionnée à côté de ces histrionnes, mais ici et plus vivement encore le souvenir de son ancienne maîtresse, ses frémissements, ses pâmoisons, lorsqu’il la dodelinait entre ses bras, le hantèrent. Ah ! le sang lui dansait pour de bon dans les veines à celle-là et le cours de ces extases n’était pas réglé d’avance !

Ne pouvant savoir si elle était vivante ou morte, il aspirait après une fille semblable, après une nouvelle maîtresse, puis il s’avouait qu’il n’était plus d’âge à séduire une femme.

La pensée d’aller échanger de discrets signaux au travers des vitres d’une boutique de modiste ou de cordonnière, de se laisser rabrouer à la porte, de perdre son temps à de tels essais, la crainte d’être ridicule, l’arrêtaient. D’ailleurs, il n’avait que peu d’illusion sur ses charmes. Il savait ne pas avoir ce je ne sais quoi qui fait qu’un homme même infirme et laid enjôle immédiatement une femme. Il connaissait assez la vie pour ne pas ignorer que l’intelligence, que la distinction ne sont que de maigres atouts auprès des filles qui se toquent du plus affreux goujat parce qu’il a l’œil polisson ou féroce, qui s’en énamourent jusqu’à la folie pour des motifs qu’elles ne parviennent pas à démêler elles-mêmes.

Sa timidité s’accroissait, du reste, à mesure qu’il réfléchissait aux difficultés de l’entreprise. Il avait assez pourtant des rôdeuses payées, il voulait s’adresser maintenant à des fillettes qui gagnent leur pain d’une façon autre, aux ouvrières qui choisissent un amant et ne lui sont infidèles que par boutades, selon les époques des termes, ou les rencontres qu’elles font au sortir de leurs magasins.

Alors que se trouvant, vers huit heures du soir, par hasard ou par suite d’une course, sur la place du Carrousel, il voyait les petits trottins, échappés de leurs ateliers, regagner deux à deux, les quartiers de la rive gauche, riant et marchant bon pas, il les suivait tristement de l’œil. La blondine, celle qui était à droite et qui tricotait si joliment des jambes, eût bien fait son affaire ; elle avait la mine douce et semblait disposée à rire. Il est vrai que ces saintes nitouches-là sont pires que les autres et que ce sont elles qui daubent et poivrent le plus congrument un homme !

Il s’asseyait parfois sur les bancs de pierre du pavillon de Turgot et, là, sans s’occuper de ses voisins : des ouvriers en train de lire le journal et de dormir, des placiers de commerce se reposant et s’essuyant le front près de leurs boites, des personnes enlevant des bottines qui leur gonflent les pieds, ou bien des vieux ménages humant le serein, le mari les deux mains appuyées sur une canne, la femme tenant un panier sur ses genoux, il regardait couler la foule, filer les voitures de maîtres et les fiacres, brandiller les charrettes de louage, pleines de meubles, tirées à la bricole par devant et poussées à bras par derrière, et il se répétait que parmi tous ces gens qui se croisaient et se pressaient, à cette heure, beaucoup se rendaient sans doute auprès d’une femme. Toutes, si laides et si mal bâties qu’elles soient, ont un homme qu’elles satisfont et bichonnent tout en le trompant, pensait-il aussi en assistant au froufrou des jupes ; les fillettes en tablier courant en avant de leurs mères, les cheveux blonds retroussés sur le front par un peigne et tombant sur le cou en gerbes, les mains poudreuses et les joues barbouillées de récentes larmes, l’aidaient même à rêver. Il voyait dans ces morveuses qui s’affineront avec l’âge, la souffrance future des mômes qui grandiront pour devenir à mesure plus bêtes.

Complètement abattu, les mains posées à plat sur les cuisses croisées, il contemplait le merveilleux et, terrible ciel qui s’étendait, au soleil couchant, par-delà les feuillages noirs des Tuileries ; il contemplait les taches crues des bâtiments neufs, le petit arc de triomphe découpé et pomponné comme un théâtre de marionnettes et presque collé, ce soir-là, sans perspective et sans air autour, contre les ruines dont les masses violettes se dressaient, trouées, sur les flammes cramoisies des nuages.

Puis son regard descendait et, vaguant autour de lui, se fixait sur le malheureux soldat en sentinelle. Il suivait son pas égal le long du Louvre. Est-ce que ce lignard ne possédait pas une payse, une fille quelconque qui lui laçait les bras autour du corps, lui versait, la régalade de gros baisers sur le cou, ou lui effilait par amitié la moustache, sur un lit de sangle ou dans le coin d’une cuisine ? Il devait être bien heureux celui-là. On l’attendait au moins quand il était libre ! – puis André haussait les épaules, s’avouait stupide, car enfin, mieux valait crever que de mener la déplorable vie de ce pauvre diable !…

Ces soirs-là, il finissait par se traîner jusque chez lui, avec cette sorte d’hébétude des gens qui, après avoir pleuré pendant des heures, s’engourdissent dans une torpeur presque douce.

Une fois couché, par exemple, sa blessure le travaillait encore. Il repartait de plus belle, dans ses rêves navrés. Il enviait, en dernier ressort, ceux qui, gorgés d’une femme, ne savent comment se soustraire à ses caresses. Jamais femme ne l’avait poursuivi, il en était à connaître encore le supplice de ce qu’on nomme vulgairement un crampon. Toujours, il avait été lâché, le premier, jamais il n’avait su s’attacher une maîtresse.

Après s’être applaudi de n’avoir jamais connu de tels embarras, après avoir même blagué des camarades qui étaient relancés par leurs amoureuses, maintenant, il les jalousait.

Dans ses moments de lucidité, il cherchait un remède qui jugulât la maladie dont il souffrait. Le seul qu’il imaginait, séduire une fillette presque sage lui paraissait impossible, il était forcément obligé d’aspirer comme jadis, après une fille qui lui appartiendrait en commun avec beaucoup d’autres. Il aurait son jour et elle le recevrait bien, sachant qu’il était une pratique régulière et qu’il prenait poliment livraison des plaisirs qu’il venait acheter. Persuadé enfin que la possession d’une femme à soi seul, à Paris, était chose impraticable, il se décida à adopter cette combinaison, tentant de se convaincre avec force arguments à l’appui, que s’il avait eu l’aversion des roulures, c’était simplement parce qu’au lieu d’aller toujours chez la même, il en visitait, chaque fois, une différente.

Mais ici, il fallait tout attendre de la chance. Il pouvait vagabonder au travers de cabinets de toilettes et d’alcôves, pendant des mois, avant que de mettre la main sur une femme avenante et qui simulerait convenablement les giries de la bonne fille.

Il chercha et ne découvrit que de mélancoliques farceuses éprises de marloupiers qu’elles s’empressaient, dès qu’il avait le dos tourné, d’aller rejoindre.

Dans cette débâcle, le souvenir de Berthe s’impianta à nouveau encore, mais le cortège des rancunes et des colères qui l’accompagnaient, disparut. André avait perdu toute fermeté, tout ressort. Désespéré, il souhaita de revoir sa femme ; il erra dans les rues avoisinant la demeure des Désableau, il ne rencontra ni les uns, ni les autres, il finit par apprendre indirectement, qu’ils étaient tous partis pour la campagne.

Cyprien le remontait de temps à autre. Il comprenait le silence de son ami qui se taisait sur ses défaillances. Quelquefois ils passaient la soirée ensemble, et là, tandis qu’ils fumaient des pipes, sans deviser, le peintre s’ingéniait à secouer la pesante inertie d’André.

— Tu as tort, lui dit-il, un jour, de te laisser aller à la dérive. Prends garde, tu vas espérer des malheurs de femmes pour les soulager, tu vas rêver d’invraisemblables discrétions de ta part et de non moins invraisemblables reconnaissances de la part de la personne que tu obligeras pour coucher ensuite avec ! – Allons, voyons, il ne faudrait pourtant pas déraisonner de la sorte, et puis quoi ? Tu le sais pourtant bien, si t’amarrais pour de bon une femme, elle te mettrait l’âme à vif, elle t’écorcherait, tout en ayant l’air de te panser ! – C’est ainsi que les rapports entre la femme et l’homme ont été réglés par la Providence. – Je ne dis pas que cela soit bien, mais c’est comme cela ! – Et, ces soirs-là, Cyprien invitait son ami à déambuler, l’entraînait dans de formidables courses, s’appliquait à l’éreinter de son mieux pour le faire dormir.

VII
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André fut presque guilleret, un soir.

Las de buter contre d’inaccessibles convoitises, il quittait l’impasse où il piétinait et revenait doucement sur ses pas, sans même en avoir conscience. La crise juponnière s’était peu à peu usée, une réaction s’opérait dans cet esprit qui n’ayant pu retrouver encore son assiette sautait d’un excès à un autre, prétendait maintenant à des fous rires, à de bruyantes joies.

Il avait besoin de la gaieté allumée dans Paris, le soir. Il voulait se mêler au bruit de la foule, se soûler comme elle les yeux de clinquant et de gaz ; il voulait des distractions purement animales, absorbant la curiosité de la vue mais n’entrant pas dans l’esprit qui, fatigué par des digestions de pensées pénibles, réclamait la diète absolue, le repos.

André sortit et ne sachant à quoi occuper son temps, il se dirigea vers le logis de Cyprien.

Le peintre était, quand il entra, assis devant une table, près d’un plat où gisaient les décombres d’un fricandeau et il achevait un dessin tendu sur une planche par quatre punaises.

André examina ce dessin et fut interdit. Un buste en plâtre d’Hippocrate sur un socle au-dessous duquel deux tourterelles se débattaient dans les anneaux d’un boa, était flanqué comme la tige d’une lunette marine l’est par ses deux verres, de deux médaillons représentant : l’un, un ballet d’opéra, et l’autre, un dessous de bois où se bécottaient deux amoureux. Deux autres figures s’élevaient, à gauche et à droite de ces médaillons ; une jeune fille pleurant dans une jupe blanche et un jeune homme se désolant dans une robe de chambre. Derrière et devant eux, sous leurs pieds et sur leurs têtes, des serpents enroulés autour de palmiers ou dressés sur leur queues, à terre, sifflaient, et se tortillaient en dardant la langue.

— Un fronton par là-dessus, murmura Cyprien, quelques matras, quelques cornues, quelques fioles, et, brochant sur le tout, un caducée dans des nuages et deux seringues en sautoir et cette œuvre symbolique sera terminée.

Puis, il se pencha vers André et dit :

— Ceci n’est pas, comme tu pourrais le croire, le projet d’un grand tableau, non ; c’est tout bonnement un prospectus de pharmacie qui sera gravé sur bois et enroulé autour d’une bouteille, ornée de l’étiquette sacramentelle de papier rouge « médicament pour l’usage externe » . Tu y es, n’est-ce pas ? – Veux-tu que je t’explique maintenant la portée philosophique de cette œuvre, écoute :

— Ça prouve tout d’abord que si on a le moyen de lever des personnes appartenant à l’école des danses ou à toute autre école d’ailleurs ; que si on se livre avec elles à de coûteuses ripailles, l’on tombe malade. – Et c’est la juste punition infligée par le ciel à la débauche.

Ensuite, ça prouve encore que si, au lieu d’être paillard et d’être riche, l’on a l’âme éthérée et qu’on est pauvre ; que si, au lieu de godailler avec des sauteuses on aime une jeune personne que l’on croit sage, eh bien, l’on tombe également malade. – Et c’est là encore la juste punition infligée par le ciel à la naïveté.

Ce prospectus est donc, comme tu le vois, une œuvre moderne et humanitaire, au premier chef. C’est de la morale en action. – La demoiselle et le monsieur qui geignent sont destinés à servir d’exemple à la jeunesse et à lui démontrer que, quoi qu’elle fasse, elle écopera. – Pour tout dire, ça élève l’âme et ça ne console pas ! – Voilà, mais poursuivit-il, regardant son dessin dans une glace afin d’en mieux saisir l’effet d’équilibre, assez travaillé pour aujourd’hui. Tiens, si tu n’as rien de mieux à me proposer, veux-tu venir respirer avec moi la puanteur délicieuse des rues ?

— Où ça, dit André ?

— N’importe où, pourvu qu’il y ait du tapage et des coups de gaz sur des faces grimées, au Palais Royal, au boulevard, dans les passages par exemple ; ça te va-t-il ?

D’instinct, sans motifs, par un de ces premiers mouvements qui vous déterminent, André dissimula le plaisir que lui causait cette offre et répondit, du ton le plus indifférent qu’il pût prendre que peu lui importait d’aller dans un endroit plutôt que dans un autre. Cyprien s’efforça si bien de l’allécher par les éloges qu’il débitait sur ces quartiers de fête, qu’agacé, André voulut le contredire par un débinage systématique des promenades qu’il vantait. Il éprouvait alors cet étrange besoin qui vous porte à juger mauvais et à dénigrer quand même ce qui vous a été loué, sans mesure, d’avance.

Une fois sortis, ils s’acheminèrent, marchant à petites enjambées, musardant, le nez en l’air, par les rues. lis causaient maintenant sur toutes choses, sans suite. Une boutique de pharmacie qui farda de vert et de rose le visage de Cyprien passant dans le rayon des bocaux frappés de feux, ramena les pensées d’André sur le prospectus du peintre.

— Tu es donc bien dans la panne, dit-il, que tu te livres à des travaux de cette espèce ?

Cyprien poussa un soupir. – Ne m’en parle pas, murmura-t-il, une panne absolue, terrible. Rien ne va plus comme disent les croupiers des maisons de jeux, – c’est tout juste si mon œuvre pourrait se vendre sous une porte, avec les six couteaux couchés dans une boîte, les petites cuillers en ruolz, les chandeliers et les panoplies en réduction spécialement fabriqués ou volés par les camelots – enfin, c’est comme cela. – Et, sautant d’un sujet à un autre, ainsi qu’un homme qui pour détourner une conversation désagréable dit n’importe quoi, il montra du doigt un poste de pompiers où des éclairs de casques s’apercevaient, en haut, allumés sur des planches, et il hasarda cette question : pourquoi diable à quelqu’heure qu’on les voit, dans leurs corps de garde, les pompiers écrivent-ils toujours ? – Il est vrai, poursuivit-il sans attendre la réponse d’André qui jouait d’ailleurs à cache-cache avec d’autres messieurs dans la coque blindée d’un urinoir, il est vrai qu’il serait tout aussi difficile d’expliquer pourquoi ça fleure le clou de girofle, le dimanche, au Louvre, et pourquoi, dans un autre ordre d’idées, les relieurs sont les plus inexacts des commerçants et les pharmaciens les plus voleurs.

Ne sentant pas à ses côtés son camarade, il le chercha des yeux, le vit quittant enfin le rambuteau qui ressemblait alors à ces coucous de Nuremberg où, dès qu’une figurine sort, à heure fixe, d’une niche, elle est automatiquement remplacée par une autre postée derrière.

Les deux jeunes gens marchèrent, silencieux, n’ayant rien à se dire, songeant chacun à des choses personnelles, aux lettres à écrire le lendemain ou à celles laissées sur leurs tables, sans timbres, à des tracas, à des ennuis plus sérieux, peut-être.

— Gentille la bobonne, cria tout à coup Cyprien, en frôlant un petit torchon qui faisait vaciller langoureusement de longs yeux !

Et il retomba dans son mutisme, déshabillant la petite, mentalement, sans doute.

— J’ai soif, reprit-il, tout à coup ; dis donc, si nous faisions une petite halte ?

Ils entrèrent dans un café et s’assirent, au fond de la salle, sous une glace qui leur mit dans le dos, au-dessus de la tête, l’image reflétée de la dame du comptoir en train d’empiler avec des doigts chargés de bagues de petits carrés de sucre. Cyprien, les jambes étendues, la nuque enfoncée dans la moleskine se demandait quelles pouvaient bien être les méditations de cette jeune personne, issue probablement de toute une génération de cafetiers, élevée dans la fumée des pipes, dans le roulement des billards et l’appel des bocks.

Puis, il regarda, émergeant d’un escalier qui tirebouchonnait dans le plancher, une tête ahurie suivie de bras nus, encombrés de plateaux et de tasses, complétée enfin par tout un corps qui montait lentement, enveloppé d’une serpillère de toile bleue plaquée de grandes taches noires par des mouillures d’eau.

Glissant sur d’affligeantes savates, ce laveur s’enfonça dans un va-et-vient furieux de garçons lancés à toute volée, hurlant boum, jonglant avec des carafons et des soucoupes, éblouissant avec la blanche trajectoire de leurs tabliers, et il s’arrêta essoufflé, déposant sa charge près d’un comptoir, où le gérant coupait, avec un couteau de bois, le faux-col des chopes et vidait les rinçures et la mousse dans de nouveaux verres qu’il rafraîchissait à l’aide de bière plus neuve.

Cyprien se lassa vite de contempler cette petite cuisine et, engourdi par la buée lourde qu’aromatisait encore une odeur effacée d’absinthe, il but son bock, jeta un coup d’œil sur le journal que lisait André, reçut sans broncher le sourire de deux filles dont les nez disparaissaient dans le maquillage de leurs faces éclairées à cru. Deux taches roses, deux ronds noirs et deux barres d’un rouge sang saillaient seuls, les joues, les yeux, les lèvres, marchant en avant, faisant reculer toute la partie du visage rechampie aux poudres de bismuth et aux blancs gras.

Peuh ! se dit-il, ce ne sont pas encore celles-là qui me feront reluire ! Et, sans plus s’occuper de leurs œillades et de leurs rires, il considéra la joie absorbée des gens occupés à brasser des piquets et des écartés, et s’inclinant vers André qui bâillait, il murmura :

— Ah, vois-tu, mon cher, le monsieur Gringoneur qui a inventé les cartes ne se doutait certes pas de l’importance qu’acquerrait sa découverte. Il s’imaginait, le brave homme, avoir simplement égayé l’ennui d’un gâteux et d’un fou et il faisait sans le savoir une œuvre plus grandiose et plus pie : il contribuait à supprimer le libre-échange de la sottise humaine ! Car, enfin, je mets de côté les joueurs d’ici. Sots ou non, bien ou mal élevés, la plupart sont des concubins ou des époux qui s’attardent dans les brasseries par haine et par fatigue de leurs femmes et Dieu sait si je les excuse ! Mais, dans les salons, dans le monde, les cartes ne servent qu’à masquer la misère des propos, la faiblesse des intelligences, la nullité des personnes qui, réunies entre elles, ne peuvent rien se dire ; c’est prodigieux tout de même comme l’ineptie des classes bourgeoises trouve son compte dans le silence d’une partie de wisth !

Mais André lui fit signe de se taire. Un gros monsieur chauve venait à eux, naviguant entre les tables dont il accrochait, avec son paletot, les coins. Ils échangèrent sans transports, tous trois, de banales exclamations et d’usuelles poignées de main, s’étonnant du hasard qui les réunissait dans un café qu’aucun d’eux ne fréquentait d’habitude.

— Je ne vous demanderai pas des nouvelles de madame votre femme, dit le nouveau venu à André qui pâlit, car j’ai eu le plaisir de passer, hier, la soirée avec elle.

— Bah ! grogna Cyprien.

— Oui, j’étais revenu de voyage et, ma foi, je suis allé souhaiter le bonjour à ce bon Désableau à Viroflay. Dites donc, savez-vous qu’ils ont déniché une maisonnette qui est gentille et qui n’est vraiment pas chère ; le jardin n’est pas bien grand…

— Oui, mais le bois est à deux pas, interrompit Cyprien.

— Tiens, vous y êtes donc allé ? Désableau m’a pourtant affirmé qu’il ne vous avait pas vu depuis des mois.

— Moi, je n’y ai jamais mis les pieds, répondit le peintre, mais comme, toutes les fois qu’on avoue qu’une maison de campagne ne possède qu’un petit jardin, l’on ajoute immédiatement en guise de correctif, que le bois est proche, j’ai pensé avec raison qu’il en était de même de la bicoque louée par les Désableau.

— Enfin, reprit le monsieur, un peu interloqué par cette opinion, toujours est-il que le but visé par notre ami est atteint puisque sa fille peut jouer et courir tant qu’elle veut, au bon air ; mais sapristi, vaurien, poursuivit-il, s’adressant d’un ton amical à André, l’on m’a dit que vous aussi vous n’y alliez pas souvent quand j’ai demandé de vos nouvelles. – Ah ! ces diables d’artistes ! Tous les mêmes, il leur faut le remue-ménage de Paris, les cafés, le bal, la vie à grand orchestre. – C’est égal, dites-donc, vous avez de la veine, vous, d’avoir une petite femme qui prenne aussi bien les choses – La mienne, ah je t’en fiche ! Si je ne rentrais pas au logis, tous les soirs, à l’heure, eh bien il y en aurait des scènes ! Pourquoi n’es-tu pas venu ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu sens le cigare et la bière, elles te dindonnent et elles se moquent de toi, ce n’est plus de ton âge, ces farces-là !

Cyprien pensa qu’il était temps d’enrayer cette malencontreuse conversation et de la détourner de la femme d’André.

— Regardez-donc, fit-il, l’individu qui fume là-bas sa pipe, a-t-il une singulière forme de tête ?

Cette feinte n’eut aucun succès.

— Toujours observateur, ce monsieur Cyprien, répondit à la cantonade le gros homme. Mais, pour en revenir à nos moutons, dites donc, mon gaillard, continua-t-il, braquant ses yeux de veau sur la barbe d’André, vous êtes donc toujours en bisbille avec ce vieux Désableau ? Bah, vous savez, il ne faut pas lui en vouloir, ça se comprend, il n’est pas dans le négoce comme nous ; vos livres l’exaspèrent, il ne se rend pas compte que les affaires sont les affaires ; je le lui ai bien dit, moi, chacun a en magasin un assortiment approprié à sa clientèle, on ne tient que les articles qu’on a chance de vendre. Tenez, chez moi, par exemple, vous trouverez des spécialités de lingerie que la maison Buquet, et c’est une maison conséquente pourtant, ne possède pas, parce qu’elle n’en aurait point aisément le débit. – Mais enfin, tout de même, comme prétendait ma femme, l’autre jour, et pour cela, l’on peut s’en rapporter à son jugement, car c’est une femme de tête dont le plaisir est d’avoir toujours le nez dans les livres, est-ce que monsieur André ne pourrait pas écrire quelque chose de gentil, de tendre, là, vous savez, une histoire où il y aurait de l’amour, quelque chose enfin qui reposerait et qui toucherait l’âme ? Le public aime bien les romans de ce genre-là, et puis ça ferait tant de plaisir à votre famille !

— Dis donc, André, jeta Cyprien, hors de lui, Chose n’arrive pas, nous l’avons attendu assez longtemps, si nous levions le siège ?

André accepta aussitôt.

— Ah ça, voyons, avec tout cela, quelle heure est-il ? interrogea le monsieur.

Cyprien ne jugea pas utile de tirer sa montre ; il consulta de préférence l’horloge des cafés, qui avance toujours. – Dix heures vingt, dit-il.

— Fichtre, cria le gros homme, je me sauve, et il ajouta, d’un ton obligeant : vous ne sortez pas avec moi ?

— Non, pas encore, puisque nous avons tant fait que d’attendre l’ami qui nous a donné rendez-vous ici, nous allons rester quelque temps encore.

Alors, tous les trois se levèrent, se prirent les mains et le monsieur dit à André en lui serrant le bout des doigts : enchanté de vous avoir rencontré, mon cher ami, je regrette de ne pouvoir demeurer plus longtemps avec vous, mais vous savez, il n’est si bonne société qu’il ne faille quitter, mes respects, je vous prie, n’est-ce pas, à madame votre femme quand vous la verrez.

Ouf, poussa le peintre et il regarda, les bras croisés, branlant furieusement la tête, André qui ne répondit pas.

Au fond, Cyprien s’était inutilement évertué à vouloir distraire la conversation. Un seul mot avait suffi pour faire sourdre les douleurs engourdies d’André. Depuis que leur ami avait relaté sa visite aux Désableau, André n’écoutait plus que d’une oreille ses commérages et ses conseils. Il était transporté dans la maison de Viroflay et il aurait pu la décrire tant il la voyait, blanche et claire avec des volets verts, précédée d’une pelouse garnie de rosiers et de reines-marguerites, un réservoir de zinc dans un coin, un perron de quelques marches au milieu, orné de pots de fonte plantés de géraniums-lierres et, posée sur un pliant, sous un arbre épandant un peu d’ombre, sa femme le panier à ouvrage à ses pieds, tricotait près de la petite cousine, assise sur un pliant plus bas, apprenant ses leçons, tendant de temps à autre son livre pour qu’on la fit réciter, ânnonant, répétant quatre fois le même mot, cherchant la suite.

Un grand attendrissement enlaçait André. Comme ces maladies qui avant de s’éteindre complètement ont des revenez-y plus courts et plus faibles, chaque fois, la crise reparaissait encore. La fureur contre sa femme et contre son amant, la douleur, d’abord mélangée à la haine, puis, la dominant et l’absorbant en entier, le regret de la vie familiale perdue, le désir fou de revoir Berthe, tous ces symptômes de la période aiguë ; avait pris fin. André en était aux accidents secondaires. Il éprouvait maintenant ce sentiment lent et triste que procure le souvenir d’une personne chère partie pour jamais au loin. Puis cette languissante et mélancolique fatigue qui naît de l’espoir absolument irréalisable et impossible se dissipait aussi et alors, dans l’esprit arrivé à son point mort, resté pendant une minute immobile et inerte, bourdonnait comme un bruit confus un affreux bavardage, traversé soudain par un son aigre furieusement répété, perçant comme une note d’harmonica, le nom de Désableau. Les pensées reprenaient alors leur marche, soufflant à André de nouvelles colères contre cet homme qui s’avançait maintenant au premier plan. Le froid mépris qu’André professait depuis des années pour lui s’échauffait tout d’un coup et éclatait en rage. Il se remémorait ses usuels rabâchages, ses sempiternelles doléances ; il le revoyait, se plaignant de la besogne de son bureau, parlant de la responsabilité qui lui incombait, de l’inexactitude des malheureux placés sous ses ordres, commentant la poignée de main de ses supérieurs, lisant dans leur sourire des promesses certaines ou s’inquiétant et revenant, brisé, lorsque leur accueil lui avait paru moins engageant ou plus froid.

Et, ramenant tout d’un coup, à la campagne, dans la petite salle à manger, à peine garnie, avec un lit plié dans un coin, les monotones soirées qu’il avait subies dans cette famille, après son mariage. André songeait à la solennité de Désableau disant après le dîner dès qu’on ôtait la nappe : non, pas de patiences ce soir, le devoir avant tout, mes enfants ; et il tirait d’une volumineuse serviette de chagrin, estampée à son chiffre, des minutes d’employés qu’il biffait du haut en bas et recommençait à rédiger dans une langue plus gourmée et plus digne. André avait la nouvelle vision de la famille invariablement occupée de la sorte : madame Désableau regardant entre deux aiguillées voler les mouches et faisant, avec des clins d’yeux, de silencieuses recommandations à sa fille de ne pas troubler, en bougeant, le travail du père ; Berthe cousant, le nez dans son ouvrage, échangeant, tous les quarts d’heure avec sa tante une banalité à voix basse ou se levant sur la pointe du pied, ouvrant avec précaution la porte pour aller chercher un objet oublié dans sa chambre ; enfin, dans le silence seulement troublé par un clapotis lointain de vaisselles et par le crachement de la plume sur le papier, Désableau en arrêt devant une phrase, hésitant pendant des heures entre un mot et entre un autre, se prenant le menton, mâchant son favori droit, grognant, se plaignant du vacarme de la bonne dans sa cuisine, du bruit de la petite qui reculait sa chaise.

Un dégoût profond lui venait pour ce bourgeois plein de préjugés, pour ce fonctionnaire gonflé d’importance, sans pitié pour un écart et pour une fantaisie, pour ce vieillard étriqué, confit dans des usages de maniaque, offusqué par toute idée neuve, dont l’habituelle conversation, lorsqu’elle ne s’attachait pas à la politique ou à la morale, déplorait avec d’inapaisables colères, l’hostilité de ses subalternes, les conjurations de son garçon de bureau qui se permettait de lui apporter le quinquet des simples employés au lieu de la lampe à laquelle il avait droit, de la lampe de son grade.

André s’étonnait maintenant d’avoir pu accepter si bénévolement jadis les remontrances de cet imbécile. Il excusait sa femme qui avait été élevée dans ce milieu déprimant et il la plaignait d’y être retombée. Ce qu’elle doit s’ennuyer à Viroflay ! Ah ! elle est tout de même honnête au fond, pensa-t-il, car enfin la plupart se seraient enfuies avec leur amant ou bien auraient contracté une nouvelle liaison plutôt que de consentir à une vie semblable ! Tiens, dit-il, soudain, sans même s’apercevoir qu’il parlait tout haut, songeant maintenant au bavard qui les avait quittés, j’aurais dû lui demander quand ils reviendront de la campagne.

— Je m’en informerai, si tu veux, auprès du concierge, proposa Cyprien, à voix basse.

André rougit et se tut.

Le peintre le regardait, ému, suivant ces douleurs à la piste. Sa pensée emboîtait le pas à celle d’André et si elle perdait ses traces par instants, elle la rattrapait forcément à un coin de route. Il cherchait les moyens de distraire son camarade et formait le dessein de lui appliquer d’énergiques moxas, de le pocharder. La vue d’une femme qui vint s’asseoir devant leur table lui suggéra l’idée de la lancer sur son ami. S’il peut l’emmener, ce soir, rumina-t-il, il est sauvé ; le réveil ne sera certes pas gai, mais il aura du moins évité le plus triste, la rentrée, ce soir, dans son logis, seul. – Et, Cyprien préparant un abordage, laissa glisser son papier à cigarette sous la table et s’excusa auprès de la femme qui écarta. gracieusement ses pieds pour lui permettre de ramasser son cahier sous la banquette.

Il le ramena, trempé par les salives qui baignaient le plancher. La femme eut une petite moue répugnée à laquelle Cyprien répondit par un aimable sourire, en triant soigneusement les feuilles encore sèches. La conversation s’engagea. Cyprien y mêla André en train d’examiner le visage de la femme remontant son voile pour boire une gorgée de bière.

C’était une belle fille qui atteignait la trentaine. Elle semblait dure de chairs et la figure un peu fatiguée, blanche ainsi qu’un navet et tapotée de violet sur le haut des joues, était comme enfiévrée par deux grands yeux d’un bleu-clair, réverbérant du vert d’eau par places, les yeux d’une fière rosse, pensa le peintre qui en avait connu de pareils. Elle causait avec un certain bagout, possédait un vague ton de femme bien élevée, était simplement mise ; mais elle portait sur sa robe d’une bonne faiseuse, de beaux bijoux qui donnaient à réfléchir au peintre, en train de supputer le prix qu’elle pouvait valoir.

André la trouvait charmante. Au sortir de ses réflexions et de ses tristesses, il vit en elle un dorlotement féminin assoupli par un simulacre d’éducation et de bienséance. Cyprien se dérangea sous le prétexte d’aller quérir un journal, et quand il revînt, il refusa d’occuper sa place, poussant André près de la fille. Il imprima un nouveau branle à la conversation qui se mourait, amena André à débiter ces plaisanteries médiocres dont le succès est assuré près des femmes.

Elle riait, lui répondant par de petits coups d’éventail sur les doigts, montrant son bras qu’elle avait un peu grassouillet et blanc, bavardant de choses et autres ainsi qu’une bonne ménagère, ne se résolvant à aucune avance, ayant l’air d’une femme entrée dans ce café plutôt par hasard que par métier ou par besoin.

André continuait à lui débiter des galanteries sans improviste. La langue opérait seule, l’esprit travaillait de son côté. L’envie de posséder cette femme, le désir d’échapper à la solitude, de rompre, coûte que coûte, la monotonie hébétante de sa vie, l’espérance d’avoir une maîtresse qui endormirait ses convoitises de tendresse, la soif enfin de placer de la chair de femme sous ses lèvres le tenaient, Sa continence se fondait, une rumeur grandissait en lui, puis la défiance, la sagesse reprenaient le dessus, il soupçonnait les ficelles ordinaires, les mollesses prévues. Il restait abîmé dans ses rêveries, sans même s’apercevoir que sa langue s’était arrêtée, qu’il ne parlait plus.

Cyprien se mit alors à jouer le rôle de ces compagnons tisserands qui, reprenant le fil lâché par leur camarade, y font un nœud. Il continuait, en les arrêtant, les phrases interrompues d’André.

La femme fut étonnée du silence du jeune homme.

— À quoi pensez-vous donc, lui dit-elle, en souriant ?

Il se réveilla et, un peu ébaubi, regarda le bas de soie bleu-marine sémillant sous la robe troussée, Il complimenta la femme sur son petit pied, répéta les vulgarités que ce sujet inspire d’habitude ; elle rit ainsi qu’une femme accoutumée à tirer ses quenottes dès qu’on vante l’agrément de sa personne. Une bouquetière les harcela sur ces entrefaites mais la fille refusa la rose qu’André voulait lui offrir ; elle refusa également de consommer encore. Sur les instances des deux jeunes gens, elle accepta cependant des cerises à l’eau-de-vie, et elle les goba gentiment, tortillant la queue entre ses doigts, faisant le guignol avec sa langue qui frétillait entre la haie blanche des dents, ratissant la cerise, ramenant le noyau dans la main dont les bagues flambaient.

André lui demanda son nom et celui de la rue qu’elle habitait ; elle déclara s’appeler Blanche et demeurer rue de la Bruyère.

— C’est un peu loin, reprit-il, pour dire quelque chose.

— Vous ne logez donc pas dans ce quartier, répliqua-t-elle ?

Il désigna sa rue.

— Ah oui ! la rue Cambacérès, elle la connaissait ; près de la Madeleine, n’est-ce pas ? une de ses amies dans le temps… et elle enfila une histoire où, peu à peu, l’amie en question, apparaissait comme une femme qui avait abusé de sa confiance pour lui infliger des crasses.

Cyprien en bâilla. André écoutait très séduit par les tours de passe-passe qu’exécutait sur la lèvre du haut, une mignonne lentille de la nuance du liège.

Ils quittèrent enfin le café.

— Ah bien, je vous laisse, dit Cyprien, après qu’André, tout hésitant, eut offert son bras à la fille.

— Mais non, accompagne-nous un bout de chemin, reprit André.

— Non, non ; et le peintre salua la femme et courut après un omnibus. Il le rejoignit et grimpa sur l’impériale. La voiture ballotait, lui tapant l’échine en mesure contre la barre du dossier, roulant sur les pavés avec un fracas terrible de ferrailles et un grésil de vitres secouées, atténué, presque éteint, dès que la carriole foulait l’asphalte.

Il dormassait, un bout de cigare dans le bec. Le conducteur qui criait, accoté contre la barre de l’impériale « places s’il vous plaît » le tira brusquement de sa somnolence. Il donna ses trois sous et, mal à l’aise, refroidi par le vent, il regarda, effaré, remontant le collet de son paletot, les rues qui fuyaient derrière lui. – Minuit sonnait ; les fenêtres des maisons dont les roues frôlaient le trottoir avec une penchée brusque, étaient presque toutes noires.

Dans les hauteurs pourtant, vers les toits dont les gouttières accrochaient de faibles lueurs, de grands carrés de lumière éclataient dans les façades sombres. Quelquefois les deux croisées d’une même chambre, inégalement éclairées, se sauvaient. suivies par d’autres aux persiennes closes, dessinant des raies alternées de lumière et d’ombre. Et, d’autres encore, larges ou étroites, élevées ou basses, défilaient au grand galop, celles-ci toutes brasillantes, empruntant la couleur de leurs feux aux rideaux fermés, celle-là presque noires, piquées seulement par une bougie, presque au ras de la balustrade, d’une jaune étoile qui clignotait, perdant ses maigres rayons dans la nuit de la pièce.

Tout mélancolisé, Cyprien se livrait à ses méditations, arrangeant dans les chambres bien closes, gaiement éclairées par une lampe, de paisibles existences douillettement vautrées sous des édredons, des couples bourgeois dormant, derrière contre derrière, soufflant des pois, chantant du nez sous les couvertures, puis il imaginait devant les ténèbres des pièces, des désordres de gens pas encore rentrés, s’attardant dans les estaminets, prolongeant la veillée pour se trouver le plus tard possible seuls avec eux-mêmes, dans des chambres pauvres.

— Baste, fit-il, tout à coup, ramené à l’idée que son ami avait accompagné une femme, par la vue d’une croisée ouverte à un premier étage, garnie d’un rideau de mousseline brochée derrière lequel s’apercevait le globe d’une lampe et un bout de visage, vieux et gras, faisant la fenêtre ; voilà l’heure où André entre dans un logis qu’il ne connaît point. La femme ôte son manteau et dit : mets-toi à l’aise, mon chéri. – Je vois la scène d’ici – Blanche embrassant son chat ou son chien pour montrer qu’elle a du cœur, André à moitié déshabillé, contemplant, appuyé sur la console, entre les deux croisées, le déballage du corset et des jupes et constatant qu’il est volé ; Blanche s’approchant de lui, en chemise, le dandinant dans ses bras, la tête un peu renversée, les yeux mi-clos, la bouche plissée en cul de poule, murmurant sur un ton de flûte : tu vas me faire bien riche, dis, mon petit homme ?

— et je vois également d’ici le nez d’André et j’entends, sa réponse défensive : dame, ça dépend !

Il ne faut pourtant pas que je le blague, poursuivit Cyprien, continuant son monologue, tout en descendant de l’omnibus ; si j’avais touché l’argent de mon prospectus, j’aurais, peut-être bien, moi aussi, loué de la syncope pour quelques heures. – C’est égal, songea-t-il, après un silence de pensée, quelle chance ! Je vais coucher seul, dormir en paix, et il se vanta sans conviction les joies de son intérieur, les plaisirs du lit où l’on s’étend à l’aise, inquiet, malgré tout, sentant poindre un accès de cette fièvre qu’il jugeait à jamais vaincue depuis des années qu’il vivait, méprisamment, dans une définitive solitude.


VIII
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André descendit le matin dans la rue, les jambes molles, la tête vide et les yeux las. Il arpenta rapidement la rue de la Bruyère, s’éloignant, en toute hâte, sans savoir pourquoi, du logis de cette femme. Il ralentit son pas dès qu’il eut tourné au coin de la rue. Là, il s’aperçut dans la glace d’un magasin, pâle et les joues tirées. Il brossa son chapeau avec sa manche d’habit, refit son nœud de cravate et rougit à l’idée que tout le monde pouvait deviner, dans ses bottines d’écirées, dans son linge fripé, dans sa mine blême, l’éreintement d’une nuit blanche.

Les quartiers paresseux qu’il traversait, s’éveillaient à peine. Il ne rencontrait sur sa route que des sergents de ville, des porteurs de journaux et des laitières. Çà et là, des gens rentraient comme lui, exténués, les paupières battant du lilas dans des faces hâves. Ils se regardaient et passaient, ruminant d’identiques réflexions sans doute. Parfois, des gens plus dignes étalaient dans leur costume, dans leur habit noir et leur cravate blanche visibles sous le pardessus au collet relevé, l’excuse mondaine de leur épuisement.

André avait la bouche sans salive, mauvaise. Il lui semblait avoir sucé du cuivre ; il essaya de fumer une cigarette pour combattre cet horrible goût, mais il s’empâta davantage la langue et il déchira ses lèvres sur lesquelles le papier collait.

Il quittait, à ce moment, la rue Blanche si triste à toutes les heures. Il s’empressait de gagner les abords de la gare Saint-Lazare pour atteindre un café ouvert et se faire apprêter quelque chose de chaud et, à mesure qu’il avançait, au sommeil aviné, à l’esquintement de fille du quartier Bréda, succédaient une activité croissante, un va-et-vient fébrile, un affairement non interrompu de commerce aux aguets des arrivées et des départs des trains, toujours en sursaut, spéculant sur la presse des voyageurs, escomptant les roulements de bagages et les sifflets de machines.

Il pénétra sous les arcades du chemin de fer, dans un café. Des garçons époussetaient, à cette heure, les divans avec des serviettes, lançaient des coups de balais sur les pieds des tables, tandis que d’autres, corrects déjà, déchiraient les bandes des journaux et préparaient les verres. André commanda un mazagran, prit une revue emmanchée dans un cartonnage de toile noire, mais les lettres d’imprimerie papillottaient devant ses yeux et couraient à la débandade. Une lassitude extrême le prit sur sa banquette. Il tenta de secouer la torpeur qui l’accablait depuis qu’il ne marchait plus, se força à dévisager un couple de voyageurs occupés à reboucler la courroie d’un tartan à damiers verts et noirs servant d’enveloppe à un paquet de manteaux et de châles, à des parapluies et à des cannes dont les pommes et les bouts sortaient. Si anéanti qu’il fût, il sourit, observant que le garçon rapportait comme d’habitude la monnaie à celui des deux voyageurs qui ne lui avait pas remis la pièce.

Il commençait cependant à voir plus clair. Des éclats de soleil qui perçaient les carreaux de la devanture, allumant le dessous-rouge des lettres en cuivre collées sur les vitres et vues à l’envers, de l’intérieur du café, le réjouirent. Il s’amusa à déchiffrer « déjeuner à la fourchette » qui décrivait une courbe sur le verre, puis, ragaillardi par une gorgée de tisane noire, il se félicita de l’aubaine de sa nuit. Il avait eu vraiment de la veine. Au lieu de l’insoutenable mendiante que son expérience des amours parisiennes lui faisait craindre, il était tombé sur une bonne fille, accorte, peu chipotière, se confiant en la loyauté de ses pratiques. Il avait, à un autre point de vue, été également charmé. À la place de la boutiquière voulant épargner des avaries à sa marchandise, ne laissant toucher qu’avec mauvaise grâce à ses moindres jouets, il avait découvert une négociante, offrant d’elle-même l’essai, heureuse de procurer aux acheteurs le plaisir qu’elle goûtait à vendre.

L’ennui de coucher dans une chambre qui n’est la sienne, la difficulté de ne pas regretter le seul bonheur qui soit peut-être complet sur la terre, être au chaud, dans un lit solitaire, chez soi, libre d’y fumer, libre d’y lire, sans gêne d’aucune sorte, sans obligation d’écouter et de répondre, ne s’étaient pas montrés.

Il n’avait eu, en somme, aucun leurre. Pas bégueule et suffisamment polissonne, d’une invisible mauvaise foi dans ses expansions, d’une jovialité récréante dans ses caresses, cette fille enchanta André.

Ils s’étaient réveillés, le matin, et l’embarras de deux gens qui, se connaissant à peine, se retrouvent, les yeux bouffis, l’haleine gâtée, les jambes entortillées les unes dans les autres, avait été rompu par Blanche qui laça gentiment ses bras autour du corps d’André. Ils s’étaient embrassés, puis le jeune homme avait sauté du lit, la priant de ne pas se déranger, comme elle le proposait, pour lui indiquer la place des outils de toilette.

Une fois dans le petit cabinet où trônait sous une planche pleine de bottines, dans un fouillis de camisoles et de jupes, un lavabo plaqué de marbre, André, la figure dans la cuvette, faisant le dauphin avec son nez, avait continué d’échanger des mamours avec Blanche qui lui criait de son lit : tu sais la serviette à figure, c’est la première à gauche, sur le séchoir.

— Près du seau hygiénique, n’est-ce pas ?

— Oui, mon chéri ; tu as le savon ?

— Oui, oui, ne t’inquiète pas ; – et, dans un dégoulinis d’eau, dans un bruit de lavage, les gracieusetés avaient couru, sans arrêter, d’une pièce dans l’autre.

Une fois vêtu et rentré dans la chambre, ils s’étaient quittés, très bons amis ; elle n’avait réclamé aucun argent et lui, délicatement, avait déposé une pièce de vingt francs, pas trop en évidence, sur la tablette de la cheminée. Blanche dressa à ce moment l’oreille et ouvrit l’œil, mais elle se détourna aussitôt, se replongeant le nez sous les couvertures.

André souriait avec jubilation, se répétant qu’il tenait enfin le remède aux crises juponnières futures, le cataplasme du cœur vainement espéré depuis des mois. Cyprien a beau dire, pensait-il, que toutes les femmes sont bâties sur le même modèle, que la différence des castes s’obtient par plus ou moins de richesse dans le linge et dans les bas, et par plus ou moins d’hypocrisie dans la parole et dans le geste, tout ça, ce sont des blagues ! – puis, enfin, c’est peut-être drôle de mépriser les femmes, mais comme on ne peut s’en priver…

Une seule chose l’interloquait, savoir au juste dans quelle classe de la galanterie il fallait ranger Blanche.

Elle n’appartenait évidemment pas à cette catégorie de braconnières dont les yeux pipent, au hasard, les passants sur l’asphalte, puisqu’elle ne réclamait pas son dû d’avance. Le même motif éloignait l’idée d’un mâle en embuscade derrière des rideaux ou dans une cuisine, attendant l’argent soutiré pour l’aller boire, puis elle possédait bonne, logement confortable, des meubles de faux Boule, un grand lit en long dans la chambre, un lit haut du chevet et bas du pied, sans dossier de métal ou de bois, capitonné de cretonne pareille à celle des murs, avec de vastes oreillers à dentelles et à chiffres. Il y avait, dans le salon, un guéridon et un piano en palissandre, et dans la salle à manger, sous verre, dans un sérieux buffet de noyer à baguettes noires, tout un service de verreries de baccarat et de faïences anglaises avec des fleurs bleues cuites dans la pâte blanche.

D’un autre côté, il était peu probable qu’elle fût entretenue par un seul homme et eût simplement, pour les besoins de son cœur, un amant qui lui offrait, de temps en temps un bijou ou une robe, car André ne l’aurait probablement pas enlevée sans coup férir, le premier soir. D’ailleurs, ce logement ne dénotait pas la présence d’un maître, d’un monsieur qui, soldant le loyer, se croit presque chez lui et possède, dans la table de nuit, sur le rayon en dessous du pot, une paire d’escarpins ou de pantoufles.

André s’arrêta enfin à cette supposition que Blanche appartenait à une arme spéciale, qu’elle faisait probablement partie de ce régiment de filles dont la tâche, lucrative et morale, consiste à dérider les gens mariés et à les renvoyer plus assouplis dans leurs familles. À certains indices, il croyait bien avoir reconnu le caractère distinctif de ce genre de femmes : un bon enfant, un gracieux libertin, destinés à ressortir sur l’aigre et fastidieuse popote du ménage et, avec cela, une certaine tenue, un simili comme il faut, utiles pour ne pas rendre trop brusque la transition entre la femme légitime et la baladeuse, le rêve des hommes mariés, sans qu’ils aient, peut-être, conscience autant de vice et plus de bon ton que chez les maîtresses connues dans leur jeunesse, avant le mariage.

Ça doit être cela, murmura-t-il en appelant le garçon ; il paya, tout réjoui, son mazagran, et, allumant une cigarette, il s’achemina vers son domicile.

À mesure qu’il approchait, sa peur du qu’en dira-t-on grandissait. Il n’avait jamais découché depuis son entrée dans ce logis. Cette frasque allait sauter aux yeux de son concierge, activer les cancans de la loge, et puis Mélanie qui devait, à ce moment sans doute, regarder tout inquiète le lit, n’allait-elle pas croire à un accident ? Elle était capable, dans son trouble, de se concerter avec la portière et de noyer, toute deux, leurs vieilles piques d’intarissables bavardages sur son compte.

Il s’arrêta sur le trottoir, hésitant, presque honteux, ne s’estimant plus assez jeune pour ces équipées.

Il se résolut enfin à ne pas rentrer tout de suite. Cela vaudra mieux, pensa-t-il, j’aurai plus facilement l’apparence d’un monsieur qui s’est levé de bonne heure et rendu aux bains.

Puis il eut honte de sa couardise, chercha des prétextes qui justifiassent, à ses propres yeux, la nécessité d’une promenade. Il pensa à aller voir Cyprien, mais il se dît que cette course le retarderait trop, que Mélanie, encore indécise peut-être, commettrait à coup sûr une esclandre dans la maison et, le nez en l’air, il flânocha les mains dans ses poches, tâchant de s’intéresser aux moindres choses.

Alors, comme pour justifier les piètres motifs qu’il invoquait, un phénomène singulier se produisît. Le brouillard de sa cervelle se dissipa peu à peu, il démarra de ses pensées sur Blanche et sur sa bonne, et subitement il eut une curieuse éclaircie d’organes. Ses nerfs vibrèrent d’une façon aiguë, et mille détails qu’il n’avait jamais observés, bien qu’il les vit tous les jours, le frappèrent. Il découvrit son quartier d’un coup.

Regardant du haut en bas, les rues, coordonnant soudain des réflexions, qui lui étaient peut-être déjà venues sans suite, il s’aperçut que son quartier était, en majorité, habité par d’anciens notaires, par des restes de la noblesse orléaniste, par d’anciens dignitaires du second Empire, par des avocats à la cour d’appel, par des auditeurs au conseil d’État, par des conseillers référendaires à la cour des Comptes. De là, se dit-il, cet aspect mécontent et rechigné de gens perchés sur des échasses, méditant sur de solennelles fariboles, passant, graves et roides, avec des mines pincées de vieux juges ; les pierres elles-mêmes lui parurent s’ennuyer, imprégnées qu’elles étaient de tout le pédantisme que ces gens dégagent !

La teinte générale, le milieu, le voici donc, poursuivait-il, tramant au travers des rues de Roquépine, d’Aguesseau, de la Ville-l’Évêque, de Surène, des Saussaies et d’Astorg. Voyons, mettons un peu d’ordre dans nos idées : ce quartier est complexe, mais je le démêle. Deux éléments dissemblables et découlant l’un de l’autre, pourtant, le marquent d’un cachet personnel. Sur la triste et banale opulence de la toile du fond, se détache toute la joviale crapule des domestiques.

Ah ! c’est là la note vraie, murmura-t-il, enchanté de ses observations, la note exacte brochant sur le thème empesé et gris, avec ses voyantes fioritures de cuites et de gaudrioles. La vie de ces trottoirs que les gens riches parcourent à peine est donnée tout entière par leur valetaille ; elle seule emplit la chaussée, anime les tavernes qu’on a créées exprès pour elles, des boutiques anglaises avec du fromage de Stilton, du céleri en branche, des bouteilles de pale-ale et de stout. En dehors de ces tavernes, la seule industrie qui puisse tenir dans ce quartier, c’est celle des carrossiers et des harnacheurs. Citons, pour mémoire, continua-t-il en comptant sur ses doigts, citons comme ajoutant encore à la note de sécheresse et d’ennui, au parfum dominant d’écurie et de crottin, un manège, un grainetier, un maréchal-ferrant, un vétérinaire, un nourrisseur en boutique d’ânesses et de vaches, deux ou trois marchandes à la toilette pour les femmes de chambre, chaussetier pour bottes de cheval et de livrée, un épicier qui vend les conserves et les sauces de Londres et enfin, complétant cet amalgame, disparate et forcé pourtant, parachevant le tout, fonçant la teinte triste sans pouvoir éteindre cependant la canaillerie gaie, des librairies protestantes, des sociétés de propagande luthérienne, des agences bibliques, et enfin trois temples de la religion réformée, dont un méthodiste et une english church, assombrissent le décor et lui ajoutent en plus une rigidité puritaine, une froideur anglaise.

C’est cela même, résuma-t-il, oui, c’est cela. – Il n’y a rien de tel que d’habiter constamment dans une rue pour ne la pas connaître ; elle vous rend à la longue presbyte, car, enfin, il n’y a pas à dire, poursuivit-il, poussant son raisonnement sur le quartier jusqu’au bout, ce quartier-ci est absolument original, absolument unique, puisqu’il diffère de celui qui lui ressemble le plus, le faubourg Saint-Germain. Comme lui, il possède des chapelles évangéliques, et il a des grands seigneurs et des laquais, oui, mais le noble faubourg ne sent pas ainsi le clergyman et le cocher. Les palefreniers ne sont pas les mêmes, voilà tout. Ceux des rues de Grenelle et de Varenne fleurent leur terroir, ils embaument Belleville et le Grand-Duché de Luxembourg, ceux du quartier d’Anjou-Saint-Honoré exhalent l’odeur de la Tamise. De là, différence capitale de types, de boutiques, de rues. – Pas de tavernes aux carreaux à plis, mais de bons marchands de vins aux barreaux rouges, pas d’old gin et de wiskey, mais du reginglat et du trois-six !

Il y aurait un petit volume à écrire sur chacun des arrondissements de Paris, à ce point de vue, un guide pour les raffinés et les artistes, conclut André ; il faudra que j’en parle à Cyprien, mais, diable, neuf heures, se dit-il, écoutant une horloge frapper un à un, ses coups, il est temps de rentrer, et alors, sans plus lanterner devant les boutiques qu’il n’examinait même pas, tout entier qu’il était à ses méditations, il s’achemina vers son logis.

Il se donna une contenance dégagée, franchit la cour en faisant sonner ses bottes, essuya le regard étonné du concierge appuyé sur son balai, grimpa, trouva Mélanie en train de secouer les tapis sur la terrasse. Elle se retourna au bruit de la clef dans la serrure, dévisagea éloquemment son maître, puis peu à peu son œil de chouette remua et ses lèvres s’ouvrirent.

— L’on n’a pas apporté un paquet pour moi ? jeta André, qui voulut étouffer les questions qui allaient poindre.

Elle répondit non, les yeux fichés, grands ouverts, sur lui ; puis sa ténacité auvergnate dompta sa crainte de déplaire et elle dit, en pliant le paletot cassé sur le dos d’un fauteuil :

— Monsieur a l’air fatigué, faut-il que je défasse la couverture ?

Un non sec qui fut lancé du cabinet où André se lavait la bouche la désarçonna. – Elle rengaîna sa curiosité, remettant à un moment plus propice l’occasion de la satisfaire.

Lorsqu’elle servit le déjeuner, André se plongea le nez dans un livre. Elle apporta, silencieuse, les plats, enragée d’être tenue à distance, considérant comme un affront personnel le mutisme de son maître. Elle voulut lui desserrer quand même les dents et lorsqu’elle apporta le café, elle demanda si monsieur avait le temps de compter.

Il l’aurait volontiers envoyée à tous les diables. Il leva cependant les yeux de son volume, la vit, droite devant lui, tenant à la main un cahier de classe, à couverture marbrée de violet et de noir, gonflé au milieu par un crayon blanc posé en travers, un de ces crayons à un sou, taillés avec un couteau de table et dont la mine casse dès qu’on l’appuie et ne marque même pas lorsqu’on la mouille.

Il tendit la main, prit le cahier et, maugréant, il additionna laborieusement les chiffres.

— Je crois que cette note-ci n’est pas marquée, interrompit la bonne, en lui mettant sous le nez une facture de viande.

Il grommela, perdant le fil de ses chiffres. Il dut les laisser, feuilleter les pages, parcourir les articles déjà inscrits, chercher dans les mots bizarrement orthographiés qui zigzaguaient, les uns sous les autres, si le bœuf figurait parmi les dépenses ; il y était.

— Mais, certainement qu’il est marqué ! cria-t-il, furieux.

— Ah bien, reprit Mélanie, très calme, époussetant une pluche nichée sur son caraco, je pensais que mon mari l’avait oublié !

Il ne répondit pas, recommença ses additions, opéra la soustraction de la somme reçue et de la somme dépensée. Il doit vous rester 3 fr. 15 c., dit-il.

— Monsieur ne se trompe pas, clama Mélanie. Voyons, j’ai pris de l’argent chez moi et tirant une longue bourse grasse, elle toucha à chacune des pièces et à chacun des sous qu’elle contenait et regarda, l’œil perdu, les meubles.

— Il me manquerait trois sous, murmura-t-elle ; enfin, Monsieur est sûr de ne pas se tromper ?

Pour la troisième fois, il recommença, accablé, ses additions, buvant de temps à autre, une gorgée de son café qui devenait froid. Il ne retrouva plus le même compte, s’emporta, épela encore ses chiffres, les prenant, cette fois, par le bas des pages. – C’est 3 fr. 20 c. qui doivent vous rester, dit-il,

Mélanie poussa des cris de merluche. Ce serait donc quatre sous qui lui manqueraient alors ! ce n’était pas possible !

— Que diable, les comptes sont là, gronda André qui tapa rageusement le crayon sur le carnet, grêlant le papier de coups de pointes ; tenez, voilà votre livre, votre mari le vérifiera si bon lui semble ; moi, j’en ai assez pour aujourd’hui et il ficha sa serviette sur la table et disparut dans son petit salon dont il ferma violemment la porte.

La journée fut mauvaise. André s’avouait que son humeur massacrante était niaise, puis le moment de la digestion était venu et une terrible lourdeur pesant sur la machine brisée de fatigue, l’assoupissait dans son fauteuil. Il avait des frissons dans le dos et des chaleurs aux tempes et dans les paumes. Au goût de cuivre qu’il avait en bouche, avait succédé un goût plus atroce encore, celui de l’allumette qui s’éteint, celui du sulfite de soude ; il but, pour le chasser, un grand verre d’eau qui le glaça, et, mal à l’aise, grelottant, il marcha de long en large pour se réveiller, regardant son lit, ne se couchant pas par honte de donner ainsi raison à sa bonne.

Les autres fois qu’il revint de chez Blanche, il prit mieux les choses. Il s’aguerrit aux mines effarées ou goguenardes de sa maison et il laissa Mélanie parler tant qu’elle voulut.

— Ah bien, disait-elle, puisque la dame de Monsieur est toujours malade, il faut bien que Monsieur en fréquente une autre ! – Et, très émoustillée par l’idée que son maître qu’elle supposait difficile, ne devait rechercher que des femmes huppées, elle s’efforçait de lui tirer des renseignements et réunissant, le soir, au lit, chez elle, les bribes qu’elle était parvenue à recueillir, elle les narrait longuement, à son mari, qui tordait, tout souriant, sa barbiche, pensant aux filles plus ou moins jolies qu’il avait eu l’aubaine d’arrêter, dans ses fonctions de sergent de ville.

André fut sobre de renseignements lorsque Cyprien le consulta sur les incidents de ses nuits.

Il se borna à répondre aux insinuations malveillantes du peintre, décrivant comme s’il les avait tâtés, les appas inconsistants de cette fille, qu’il était dans l’erreur, que Blanche était à peine flétrie.

— Eh bien, alors, tu es volé, riposta Cyprien, car enfin tu achetais, le sachant, de la marchandise tournée et l’on t’en fournit qui ne l’est pas ! – À ta place, je réclamerais !

André se résolut à rompre la conversation toutes les fois que Cyprien la portait sur Blanche. Il avait peur, au fond, de voir démolir par le peintre les semblants d’attrait de cette femme. Il la visitait maintenant, à heures fixes, pour être certain de la rencontrer seule et il jubilait lorsque, sonnant à la porte, il entendait claquer les talons de ses mules et qu’il la voyait, vêtue de linge frais, sourire dans I’ombre du vestibule.

L’accueil était toujours le même, féminin et puéril, un baiser sur la moustache, la tête prise entre les deux mains et doucement dodinée, puis tous deux passaient, se tenant par la taille, dans la chambre à coucher, et, là, elle lui enlevait prestement son pardessus et son chapeau, lui offrait de se rafraîchir et sautait dès qu’il était assis sur ses genoux, lui demandant s’il avait été bien sage, le traitant de brigand, par amitié, lui répétant : bien sûr, tu n’as pas soif ? Tu sais, il ne faut pas te gêner, il y a de l’eau-de-vie et du vin, ici.

Il l’interrogea à diverses reprises, sur la vie qu’elle menait ; elle lui raconta des banalités et mentit sans aplomb ; elle finit, un jour, par parler d’un monsieur très comme il faut, dont elle fit longuement l’éloge.

André lui reprocha intérieurement ce manque de tact il était pourtant cause. Il se décida à ne plus la questionner, mais malgré lui il aborda plusieurs fois à ce thème. Alors Blanche se coupa dans ses réponses et lui s’affermit dans cette idée qu’elle recevait, chaque après-midi, des gens retenus, le soir, dans leurs foyers, et il était ennuyé qu’elle pût avoir toute une série d’hommes ! Il ressentait un certain dépit, trouvant naturel qu’elle eût un amant sérieux, mais deux, trois, quatre, non pas ; elle lui parut trop fille.

Parfois, il se tâtait et demeurait penaud, se demandant avec tristesse à quoi avaient abouti les dures leçons de ses vieilles amours ? – Il était aussi niais que jadis ! Il avait, par une chance exceptionnelle, découvert la femme longtemps convoitée, et, au lieu de rester dans une intelligente incertitude, il allait, mû par un sentiment bête d’amour-propre, de jalousie, d’il ne savait quoi, s’immiscer dans ses affaires, s’exposer à d’inquiétantes vérités ou à de grossiers mensonges.

Il n’aimait pas Blanche cependant ! Et il avait peur en examinant de trop près ce malaise de cœur, d’arriver à ce piètre résultat : la crainte de n’être point le préféré. À deux amants, il pouvait le croire, étant celui des deux qui n’entretenait pas. – À trois ou quatre, cette enfantine illusion partait.

Il restait préoccupé, analysant la sottise de ses pensées auprès d’elle ; et parfois Blanche l’examinait, contrainte, songeant qu’il avait peut-être des chagrins et pour détendre ses ennuis, elle se mettait alors, au piano, et tapotait difficilement des valses. – Je fais des progrès, – n’est-ce pas, disait-elle ?

Il répondait oui, par politesse.

— Tiens, je prends trois leçons, par semaine. Vrai, ce serait malheureux si, en m’appliquant je n’avançais pas !

André inclinait la tête.

— Du reste, affirmait-elle, ma maîtresse est très capable. On profite avec elle, ce n’est pas comme ma professeur de français ; elle a cherché, un jour, un mot dans le dictionnaire, crois-tu ? Tiens, pardi, j’en ferais bien autant ; aussi, tu comprends, je l’ai remerciée,

Les soirées se succédèrent chez Blanche, plus mornes chaque fois. André commençait à la juger un peu panade, malgré ses ardeurs brutales et ses allures bataillantes, au lit ; puis le découcher s’altérait pour lui ; deux fois sur trois, il revenait malade, la tête en feu, le cœur soulevé et il devait s’étaler sur son lit, se coller de l’opium sur les tempes pour amortir ses douleurs et tâcher de dormir.

Alors parurent les inconvénients des nuits passées au dehors ; l’ennui du réveil dans une chambre close puant le renfermé et le musc, l’impossibilité d’effectuer sa toilette dans un cabinet plein de hardes qu’on éclabousse, la nécessité d’aller remplir le broc que les dépenses de la nuit ont presque vidé, le manque de brosses à tête, de brosses à dents, et de chaussons, le dégoût de soulever un peigne hérissé de cheveux, et de déterrer, près des vieux philocomes, enfouie dans un tas de linge, la serviette à figure, graissée par le cold-cream, le révoltèrent. Il se promit de ne plus découcher et il adopta un autre système. Il alla dîner chez Blanche et retourna chez lui, vers les onze heures. Ce procédé lui sembla tout d’abord satisfaisant, puis il le jugea coûteux car il laissait dix francs en sus de son louis, pour payer le repas. Ses moyens ne pouvant supporter de telles dépenses, il espaça ses visites.

Un certain froid en résulta. Les légers fils qui l’attachaient à Blanche se déliaient de plus en plus. Il s’aperçut qu’elle demeurait loin et régulièrement il la négligea. Elle, de son côté, le comprit au nombre de ses clients incertains, ne se gêna plus et ne fut pas chez elle, plusieurs fois, lorsqu’il y vint.

Ces absences l’achevèrent. Ces soirs-là, il avait congédié sa bonne et il descendait, désorbité, de chez cette fille, rôdait dans la rue, obligé de tuer une heure, en se promenant, avant que d’aller s’abattre dans le coin d’un restaurant. Là tristesse de ces repas le dégoûta plus encore que l’imprévu qui manquait chez elle.

Comme toujours, Mélanie combla la mesure, s’étonnant que monsieur ne découchât et ne dinât pas en ville.

— Allons, disait-elle amicalement, je vois que monsieur aime le changement et par fanfaronnade, par désir de montrer une force de caractère qu’il n’avait point, il répondait négligemment : ma foi, oui, il y avait trop longtemps que je la connaissais, je l’ai lâchée !

Mélanie qui craignait tout autant l’arrivée d’une maîtresse que la rentrée de la femme légitime dans un ménage qu’elle administrait, au mieux de ses intérêts, s’étendit, ce jour-là, longuement, sur les vices de ces « créatures » comme elle les appelait et elle horripila tellement son maître par les contes à dormir debout qu’elle lui débita sur des cocottes d’officiers qui demeuraient, dans sa rue, au Gros-Caillou, qu’André perdit toute mesure et la pria d’aller surveiller le pot au feu, dans sa cuisine.

Ne pouvant se rendre compte qu’elle était douée de façon à exaspérer les plus patients, Mélanie conclut que les colères de son maître étaient suscitées par les désagréments de sa rupture. Elle devinait d’ailleurs, avec son instinct de femme habituée à mener militairement son homme, qu’André n’était pas capable de mâter une femme. Elle prit alors des airs soucieux et discrets, persuadée en fin de compte que c’était André qu’on avait lâché.

Toutes ces simagrées, toutes ces singeries dont d’autres gens se seraient à peine occupés, désespérèrent André. Son épiderme naturellement souffreteux d’esprit, s’était singulièrement sensibilisé depuis le malheur survenu dans son ménage. Peu à peu, cependant une période d’apaisement s’annonça. Ce remède qui lui avait paru souverain pour couper fièvre juponnière, la femme hebdomadaire qui n’est pas une maîtresse et qui n’est déjà plus une passante, agit efficacement sur lui, mais par des autres que ceux qu’il avait prévus.

La cure s’était accomplie, non par l’activité du remède lui-même, mais par la répugnance qu’avait causée son absorption. La lassitude des bêtises féminines avait guéri André de la femme. Il glissait à douce apathie, à un besoin grandissant de ne bouger, à une sorte de béatitude flamande, assise, heureuse simplement d’avoir le ventre plein et les pieds au chaud. Plus de divagations, d’images regrettées de maîtresses, d’ennui de travail et de solitude. Il était revenu à cet état d’âme qu’il possédait après qu’il se fut installé dans son nouveau logement. Il se retrouvait, une fois encore, parfaitement heureux.

IX
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Deux mois après, André finissait, à son déjeuner d’étaler de la confiture de groseille, achetée chez un épicier, sur son pain ; cette gélatine dégoulinait sur la croûte en larmes poisseuses et rouges. André lança un coup de timbre et tandis que la bonne apportait le café, il la pria, lorsqu’elle aurait l’intention d’acheter au dehors des confitures, de les prendre désormais aux cerises, aux prunes, aux abricots, aux poires, à tout ce qu’elle voudrait, excepté aux groseilles et aux fruits confits qu’il soupçonnait d’être les vieux débris des chinois du jour de l’an, coulés, sous la rubrique de confitures du Midi, dans du sirop de sucre.

Mélanie s’apprêtait à lâcher quelques judicieuses opinions sur la filouterie des épiciers, quand la sonnette de la porte tinta.

Mélanie se précipita et ouvrit à un commissionnaire qui tendit une lettre.

La bonne retourna dans sa cuisine. André décacheta l’enveloppe, et, devenu subitement très pâle, il lut ces lignes signées d’un camarade qu’il ne fréquentait plus depuis son mariage :

« Émilie, mon ex-maîtresse, m’écrit afin d’avoir votre adresse pour Jeanne, votre ancienne femme, qui désire vous revoir. Puis-je le faire ? – Prière de donner une réponse immédiate au porteur de la présente lettre. »

André hésita, bouleversé. – Toute une bouffée de souvenirs amoureux s’échappait de ce papier et l’étourdissait. La seule maîtresse à laquelle il eût tenu, demandait à le revoir ! – En un rapide éclair, il l’aperçut se jetant dans ses bras, l’accolant, lui baisant les paupières et le cou. Une envie folle de renouer avec elle, le prit. Il se disposa à répondre oui, mais il s’arrêta, inquiet. Était-il bête ! Comment-il était là, chez lui, calme, et il allait perdre le bénéfice de cette quiétude si chèrement achetée ! Il allait subir des attentes de femmes, poser ! – Ah non, par exemple ! C’était bon à vingt ans, ce jeu-là ! Il n’y avait pas à hésiter ! Il se résolut à répondre non, mais tout le bonheur qu’il avait jadis goûté dans la compagnie de Jeanne, toute sa jeunesse, heureuse un moment, s’exhuma, envahit toutes ses pensées, submergea ses instincts de prudence et de peur. Il traça vivement sur du papier un oui. Le commissionnaire partit et André resta tout frissonnant, sur sa chaise, déplorant aussitôt son attendrissement et sa lâcheté. Il se prépara à écrire à son ami de considérer sa lettre comme non avenue, puis il eut peur de passer pour un imbécile et n’en fit rien. Petit à petit, à force de se raisonner, il se décida cependant à ne pas se remettre avec Jeanne. Il bâcla une lettre dans ce sens et il la regretta dès qu’il l’eût jetée à la poste. Son camarade l’informa par le retour du courrier, qu’il était trop tard, que l’adresse était parvenue. Alors André éprouva un soulagement. – C’était fait, tant pis ou tant mieux, il n’y pouvait plus rien. – Et puis, après tout, à quoi l’engageait ce retour de Jeanne ? Devait-il donc en résulter nécessairement une reprise charnelle ? Eh oui ! se cria-t-il, oui, ce n’est pas la peine de me blouser, je suis fichu si je la revois !

Il oublia de boire son café que Mélanie lui apporta, au salon, stupéfiée par l’attitude agitée de son maître. – Ah j’étais si tranquille, se disait-il par moments ! Quelle misère, bon Dieu ! Que d’être aussi faible. – Il ne pensait plus maintenant qu’à Jeanne ; elle s’imposait à lui, ne le quittait plus, à table, dans les rues, au lit.

Une dernière bataille s’engagea néanmoins, le lendemain matin. Plus d’aplomb, plus froid, il avait adopté l’héroïque résolution de ne plus mêler à son existence celle d’une femme, lorsque le concierge lui monta une lettre.

Alors ce fut fini ; son courage échoua. L’écriture qu’il reconnaissait entre toutes, indistincte, barbouillée, dansant follement, avec des queues et des croches ajoutées aux lettres, l’anéantit. Il lut, tout secoué :

« Mon cher André

« Tu as dû avoir de mes nouvelles par Monsieur Jules qui a reçu une lettre d’Émilie pour connaître ton adresse. J’y mets de la réflexion, diras-tu, après cinq années de silence, mais mieux vaut tard que jamais et je vais t’en donner la preuve.

« Te souviens-tu d’une Manon Lescaut avec gravures. Je l’ai retrouvée dans un piteux état ; malgré cela, un docteur bouquiniste voulait que je la lui donne. Voyant qu’il y tenait tant, je me suis fait un remords de conscience de la donner, sachant que tu y tiens tout autant que lui et surtout t’appartenant.

« M’approuveras-tu, je l’ignore, mais comme Monsieur Jules, dans la lettre qu’il a écrit à Émilie lui dit que tu me reverras avec plaisir, j’ose ; sans cela, tu n’aurais pas eu de mes nouvelles, mais est-ce bien pour moi ou pour ton bouquin ? – Enfin, tu peux tout te permettre après si longtemps ; malgré tout, j’aurai un grand plaisir à te revoir, mais comment ? Voilà. – Je travaille toujours rue du Quatre-Septembre, dans la maison Larmange que tu connais et je sors le plus souvent à 8 heures. Si tu pouvais venir un jour ou l’autre de cette semaine, jeudi par exemple, je sortirais à 8 heures juste ; ou bien, écris-moi si tu n’étais pas libre ; viens toujours un jour ou l’autre, nous nous rappellerons nos vieux souvenirs.

« En attendant, permets-moi de t’embrasser comme autrefois.

Bien à toi,
Jeanne.


« Si tu ne peux pas venir, écris-moi chez madame veuve Laveau, 18, rue Sauval. »

Il répondit immédiatement qu’il se rendrait à la rue du Quatre-Septembre, jeudi, à l’heure dite.

Il rayonna, complètement changé ; la lutte avait pris fin, l’incertitude avait cessé. Il réfléchissait seulement, relisant la lettre.

Jeanne doit avoir été balancée par son amant et être à court d’argent, pensa-t-il d’abord, car l’histoire du livre n’est qu’un prétexte par trop visible. Mais comment diable Jules que je n’ai plus vu depuis des années a-t-il pu savoir que j’habitais la rue Cambacérès ? Et ensuite, qu’est-ce que ce médecin, amateur de vieux livres et cette veuve Laveau qui reçoit les lettres ?

Il chercha enfin, sur son plan de Paris, où était située la rue Sauval dont il ignorait jusqu’au nom. Il découvrit que c’était une sorte de ruelle près de la Halle au blé. Ce fut pour lui un prétexte à promenade. Il alla flâner dans cette rue, vit le numéro en question, une vieille bâtisse, aux fenêtres voilées de rideaux pauvres et à la cour infectant le pipi et le chlore. L’aspect de cette maison ne lui suggéra aucune idée sur les professions qui pouvaient s’y exercer. C’était ordurier et triste, voilà tout.

Il retourna chez lui où Cyprien installé dans un fauteuil l’attendait. Il lui raconta, non sans quelques hésitations, son aventure. Le peintre l’écouta, attisant sa cigarette, rendant la fumée par les narines, hochant simplement la tête.

Ses conjectures étaient les mêmes que celles d’André. C’était un revenez-y motivé par un pressant besoin d’argent. – De deux choses l’une, fit-il : ou Jeanne loge chez la veuve Laveau, faute de quoi payer le terme d’une chambre et la veuve doit lui laisser entendre, en qualité de camarade, qu’elle serait bien aise de la voir déguerpir, ou bien encore la veuve en question tient à garder son amie pour allécher ses clients et les exploiter. Ce sont, à mon sincère avis, deux noceuses et deux roublardes. Dans tous les cas, que Jeanne fréquente celui-ci ou celui-là, ou qu’elle soit presque honnêtement dans une misère digne, le résultat sera le même, tu seras énergiquement tapé !

— Mais, dit André, vexé par ces suppositions qui lui salissaient, dans la bouche d’un autre, le souvenir de sa maîtresse, tu bâtis des édifices sur des riens, toi ! – Tu n’en sais pourtant pas plus long que moi sur elle ; rien ne prouve d’ailleurs que la femme Laveau à qui tu attribues une importance qu’elle n’a sans doute pas, ne soit point tout bonnement une amie d’atelier qui, pour un motif que j’ignore et toi aussi du reste, se borne à recevoir et à remettre les lettres.

Le son de voix dépité, presque agressif d’André blessa Cyprien qui riposta, à son tour, d’un ton sec : quand il s’agit des femmes, je vais toujours aux hypothèses qui peuvent leur être les plus défavorables ; je suis sûr ainsi de ne pas me tromper !

— Allons, allons, repartit André qui devenait de plus en plus aigre, ne fais donc pas l’homme fort comme cela, ça ne te va pas !

— L’homme fort ! s’écria le peintre, Dieu que tu est moule ! – Quand il y a un danger à courir près des femmes, toute ma bravoure consiste à les éviter et à fuir ; tu le sais bien, pourtant. Sur ce, bonsoir ; je te conseille de marchander l’affection qu’on veut te revendre et de vérifier la balance où ça se pèsera ! Et il quitta la place, laissant André irrité de ce scepticisme féroce, le jugeant ridicule depuis que son ami l’appliquait à des choses qui lui étaient toutes personnelles.

La journée du jeudi parut longue à André. Il lui sembla qu’elle ne coulerait jamais. Appréhendant que Cyprien ne vînt, il commanda à Mélanie de lui servir le dîner de meilleure heure, et il s’habilla avant, se nettoyant à fond, mettant ses, effets les plus propres. Il mangea sans appétit, sortit et comme il avait encore plusieurs heures à tuer, il flâna, songeant à cette rencontre de deux amoureux qui ne se sont pas revus depuis cinq ans. Il avait peur de trouver Jeanne molle et fanée. Qu’était-elle devenue depuis ce temps ? Par quelles tribulations, par quels hauts et quels bas de misère avait-elle passé avant que de revenir à lui ? Elle était maintenant, peut-être, très laide, grêlée ou infirme ? – Il se disait que, dans ce cas, elle n’eût certainement pas désiré le revoir. – Eh qui sait ? C’était peut-être une tentative désespérée, les derniers abois d’une atroce dèche ! – Et il se sentait attendri d’avance, prêt à des sacrifices, car, pour l’instant, une recrudescence d’affection le poussait vers elle.

Il consulta sa montre, la colla à son oreille, croyant qu’elle ne marchait pas, mais elle tictaquait régulièrement. Les minutes lui paraissaient s’égoutter lentement, comme des heures ; puis il essaya de se représenter leur tête à tête. – Nous allons être fièrement embarrassés, pensait-il et il cherchait des phrases qui sauveraient la situation et n’en découvrait pas.

Ennuyé et joyeux tout à la fois, il se mirait dans les pans de glace des magasins et vérifiait la tenue de sa cravate et de son col.

Il se promenait maintenant dans le Palais-Royal ; il musait dans cette galerie où se tient Chevet, une courte galerie qui combine toujours, près du Théâtre-Français, le doux parfum d’un marché aux fleurs et le pestilentiel bouquet d’une tinette et, souriant, oubliant pour une seconde la longueur de son attente, il se faisait cette réflexion : que par le soupirail ouvert sous la boutique d’un fabricant d’écume, située en face de Chevet, dans le même couloir, montait chaque fois qu’il le longeait, une odeur de vinaigre chaud à l’échalotte et d’oignons qui roussissent dans une poêle. Il baguenaudait, revenant sur ses pas, examinant la vitrine affriolante du marchand de primeurs, avec ses tortues endormies sous un jet d’eau dans une cuvette, ses grands poissons fumés couleur de colle forte, ses oranges posées dans du papier de soie comme des boules de seins dans un corsage, ses jambonneaux, ses mortadelles, ses poulardes et ses fruits. si énormes et si superbes, qu’ils semblent façonnés par la main de l’homme.

Et il tirait encore sa montre, arrivait dans ce carré à colonnes qui sert de vestibule à la galerie d’Orléans et il demeurait extasié devant cette boutique où se prélassent les extraordinaires tromblons de la vieille garde, les invraisemblables schapskas, les exorbitants kolbachs des soldats du premier Empire, et il pensait, narquois, que ça puait le Laurent de l’Ardèche et le Marco Saint-Hilaire, l’histoire écrite pour les Invalides qu’on a oublié de nous tuer !

Puis, opérant une volte-face, s’engageant dans la galerie vitrée, il errait, se demandant s’il reconnaîtrait Jeanne. L’image de cette fille se brouillait toujours devant lui. Ils étaient peut-être tellement changés, tous les deux, qu’ils passeraient l’un à côté de l’autre sans se voir ; mais cette crainte ne l’étreignit que pendant une minute, il était impossible qu’en s’apercevant, ils ne se rappelassent pas brusquement leurs traits ; – et, réfléchi, il n’examinait même pas les longues vitrines devant lesquelles il stationnait, des vitrines de librairies éclairées comme des cafés, où s’étageaient des livres aux couvertures voyantes et de mauvais goût, des livres qui faisaient, en peignoir de couleur, la retape pour 3 fr. 50 c.

L’éclairage furieux de ce magasin et de tout ce couloir le gênait. Il s’engagea dans les corridors encadrent le préau, mais là encore, le scintillement des bijoux sous le gaz, le fatigua. Des gens se pétrifiaient devant l’or des joailleries et des bureaux de change. Il s’écarta de cette foule, laissa de côté les fabricants de gamelles et de crachats, tous les débitants de la dinanderie honorifique et entrant dans le jardin désert, presque noir, il se rappela, dégoûté par l’horreur des articles de Paris qu’il avait vu flamboyer impudemment sous les arcades, cette phrase proféré par Cyprien, un jour que chassés par la pluie ils se promenaient, tous les deux, dans le Palais-Royal : « C’est un lieu qui contient des boutiques pleines de victuailles qu’on ne mange point et de livres qu’on ne lit pas, des magasins où sont exposés sur du velours tous les mobiles des saletés humaines, des bijoux pour les femmes et des croix pour les hommes ! »

Et ramené à Cyprien par cette définition chagrine, André se dit que le peintre rirait certainement, s’il le voyait ambuler ainsi, attendant l’heure du bercer, dans ce lieu foisonnant d’étrangers et de filles. Une certaine rancune persistait encore chez lui contre son camarade ; c’est un anémique et un hypocondre, se disait-il, j’ai tort de lui en vouloir. Mais ces raisons ne l’apaisaient pas. Son mécontentement s’activait même au souvenir de l’involontaire blessure qu’il avait reçue.

Il tira sa montre encore. L’heure du rendez-vous approchait. Il partit du jardin et s’engagea dans rue Vivienne.

J’ai tout de même de la chance qu’il ne pleuve pas, murmura-t-il, en levant le nez. Il bruinait seulement ; le pavé était gras et l’air humide. Il gagna rapidement la Bourse ; il n’était plus qu’à deux pas de la rue du Quatre-Septembre. Il s’assit sur un banc, regardant comme d’une berge, cet océan des pavés de Paris, où incessamment moutonnent des équipages de luxe, des voitures de commerce et de place. Il resta là, contemplant le flux des passants, marchant, courant, se croisant, s’arrêtant, échangeant quelques mots et reprenant leur course. Des gens s’échappaient des portes sur les trottoirs, d’autres entraient dans les magasins aux carillons des sonnettes, d’autres encore interpellaient les concierges, ou s’asseyaient, desheurés, dans les cafés et se disputaient avec les garçons, les journaux et les cartes.

C’était l’heure où les affaires se calment et où les plaisirs du soir vont naître. La formidable activité qui se mouvait autour de lui, la féroce puissance du commerce, enlaçant tout ce quartier et rayonnant par toute la ville, s’éteignait peu à peu ; la chasse aux subsistances, la sourde bataille du négoce en sentinelle derrière ses devantures cessaient et la Bourse, maintenant vide de clameurs et de bruits, dormait, silencieuse, dans son lit de rues sombres.

André constata avec une joie puérile, que sa montre retardait de cinq minutes ; il la régla sur le cadran allumé de la Bourse. Une quarantaine de minutes le séparait maintenant, à peine, de son rendez-vous. Il tenait à être à son poste plus tôt, connaissant les habitudes des femmes, sachant qu’elles se présentent avant ou après, a l’heure fixe jamais.

Il arriva à la porte de la maison Larmange, une porte cochère, ouverte, montrant le bout d’un péristyle et le perron d’un escalier, et il acheta, dans un kiosque voisin, un journal pour se donner une contenance, mais le bec de gaz contre lequel il s’appuyait, éclairait mal. Il eut froid aux pieds et il se promena lentement devant la maison, s’étonnant de ne pas voir, contrairement à ses prévisions, des messieurs en train de croquer le marmot, s’arrêtant de temps à autre, devant la vitrine des magasins.

Il essaya de s’intéresser, par désœuvrement, à la boutîque d’un marchand de cheveux et de postiches, pleine de têtes immobiles de femmes, roses des joues, bleues des yeux, rouges des lèvres, ornées de cheveux de toute nuance, cannelle, orange, poivre et sel, marron, piquées de fleurs en taffetas, d’oiseaux de paradis, d’épis d’argent ou d’or et toutes ces figurines étaient coupées, au bas du buste qui sortait d’une glace comme d’une nappe d’eau, et elles arboraient pour indiquer le prix de leur chevelure, des étiquettes en carton fichées dans la cire du crâne.

Il s’enfuit, honteux. Derrière une vitrine, une demoiselle de magasin le dévisageait avec un sourire et il reprit son va-et-vient, perdant son rôle d’homme, prenant celui d’une fille, battant son quart, observé derrière les marchandises des montres par de jeunes femmes qui se chuchotaient à l’oreille, dans un éclat de rire : encore un poireau ! – Il alla plus loin, jusqu’à un débit d’objets du Japon et il recommença, sur le trottoir, sa mélancolique promenade, débusqué bientôt par une paire d’yeux qui ricanaient derrière des magots et des cabinets de fausse laque. Alors, il retraversa la rue et se planta de nouveau devant le bec de gaz, dressé près de la porte de la bâtisse où travaillait Jeanne.

Huit heures moins le quart tintèrent à une horloge. Bon Dieu, que le temps lui semblait long ! Il regarda, désappointé, en l’air, vit, s’étalant à perte de vue, d’énormes lettres d’or, de cyclopéennes inscriptions trouant la brume : « robes et manteaux » « confections pour dames » ; « jupons et tournures » « dresses et mandes » . Partout, ce n’étaient que des annonces pour vêtements de femmes, courant, s’enroulant le long des façades, rampant au-dessus des portes, s’accrochant aux balustres des terrasses, grimpant jusqu’aux sixièmes étages, jusqu’aux faîtes des toits, et il demeurait là, les yeux au ciel, considérant cette rue qui suait la richesse et la faillite, une rue vivant au jour le jour, subordonnée aux engouements de toute une clientèle d’actrices et de filles !

Le froid qui lui glaçait de nouveau les jambes le tira de sa rêverie et il consulta, une fois de plus sa montre. Huit heures allaient sonner. Il tressaillit la figure un peu cachée par son journal, voulant être reconnu le premier, il attendit, les yeux impatiemment fixés sur la porte.

Bientôt apparurent deux jeunes filles qui filèrent à grands pas, à droite, puis deux autres qui filèrent à grands pas, à gauche, puis ce fut tout un tourbillon se jeta, en piaillant, sur le trottoir, se baisa sur les joues et se dispersa, en tous sens, par couple.

André s’approcha un peu, craignant que Jeanne se sauvât sans qu’il l’aperçût. – Elle s’était peut-être échappée déjà. – À cette pensée, une angoisse atroce le saisit. – Mais des ouvrières descendaient, s’échelonnant encore. Soudain, Jeanne débucha, bras dessus, bras dessous avec une autre. Il fit un pas en avant, elle s’arrêta, et, le sang au visage, ils se serrèrent, tous les deux la main n’osant s’embrasser devant tout ce monde, se demandant, d’une voix tremblée, de leurs nouvelles.

— Tu t’es toujours bien portée ?

— Oui, merci et toi ?

— Oui, comme tu vois.

Il lui offrit son bras. – Où allons-nous, dit-il ?

— Nous allons dîner, ce ne sera pas bien loin ; c’est là, à côté.

Ils entrèrent, dans une rue latérale, à droite, et montèrent dans un restaurant installé à un premier étage.

La salle était déserte. André s’empressa de débarrasser les femmes de leurs manteaux et il s’assit en face d’elles.

— Tout le monde a fini de manger, dit Jeanne, en souriant ; et elle raconta qu’elle venait tous les jours avec la veuve Laveau, ici présente, dîner dans cette salle.

Il l’examinait ; elle était la même qu’anciennement, plus fraîche, plus grasse même. C’était toujours ce bout de nez riant sous des chipettes de cheveux pâles, dans un teint blanc, c’étaient toujours ces yeux actifs, pétillant au moindre mot, cette jolie tournure, ces fines mains, cette allure pimentée d’une Parisienne, ce petit air « tam-tam » , comme elle disait jadis, en parlant d’elle.

Elle était mieux mise qu’autrefois pourtant, vêtue tout de noir, avec un médaillon à camée qu’il lui avait toujours connu, des bagues à turquoises et à perles dont il se souvenait, et des boucles d’oreilles et des porte-bonheur qu’il ne se rappelait pas lui avoir jamais vu porter, de son temps.

— Tu me trouves changée, fit-elle, en dépliant sa serviette ?

— Mais non, tu es toujours la même !

— Comme toi. Tu es mieux, cependant ; les cheveux courts te vont bien – dans le temps, tu avais l’air pauvre, avec tes grands cheveux qui te couvraient l’oreille.

Il se mirent à rire tous les deux, et la veuve Laveau les imita, poliment.

Le garçon de restaurant reparut.

Pendant qu’elles épelaient la carte, André jeta un coup d’œil sur cette veuve qu’il aurait voulu pouvoir envoyer coucher. Elle le gênait, avec sa figure grave, sa réserve silencieuse, son filet de rire. Elle lui déplut, mais elle lui sembla d’une perversion problématique. Cyprien est absurde, pensa-t-il, et il contempla cette grande femme solidement râblée, mais de mine bonasse et simple, s’imaginant qu’elle devait avoir d’humbles et robustes amours qui lui coûtaient cher.

— Alors, pas de potage ? disait le garçon que les hésitations des deux femmes ennuyaient.

— Non, servez-nous tout de suite des grives.

Le garçon fut surpris.

André pensa que Jeanne désirait lui montrer qu’elle se nourrissait bien ; il commanda, à son tour, un mazagran.

La conversation reprit. André dévisagea la petite tendrement et, les coudes sur la table, il lui dit :

— Ah ! ma pauvre Jeanne, y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus ! Ma foi, je suis joliment content de te revoir.

Elle aussi sourit et s’affirma heureuse de leur rencontre.

Ils gardèrent, une minute, le silence, ayant tous les deux sur les lèvres des questions plus expansives, plus pressantes, mais la présence d’un tiers les gênait.

Le garçon apporta les grives.

Elles s’escrimèrent à coups de couteau sur la carcasse faisandée de ces bêtes. André se recula un peu car ce fumet lui retournait le cœur. Les deux femmes n’eurent pas le courage d’avaler cette pourriture et elles appelèrent le garçon qui vanta le gibier très avancé, sans convaincre personne, et conseilla à ces dames un veau maigre. – Elles acceptèrent ; il disparut comme un coup de vent et rapporta presque aussitôt une tranche d’une viande blanche et molle. La veuve se récria, devant la seule part couchée sur l’assiette, mais Jeanne dit, un peu rouge : bah ! va, mangeons toujours, nous verrons après.

Le garçon souriait, encore ébahi ; André ne douta plus que les deux amies n’eussent l’habitude de se partager entre elles une seule portion et il demeura gêné de les voir consommer, en son honneur, des nourritures aussi considérables et aussi choisies.

Il souhaitait ardemment avec cela la fin du repas, espérant que la veuve Laveau partirait et qu’il serait seul avec Jeanne. Celle-ci semblait du reste avoir la même idée car elle bousculait son amie pour achever le dîner plus vite.

Le service lambinait malheureusement et la chaleur de cette salle, très basse de plafond, avec des fenêtres en demi-roues, était accablante. André étouffait sous son paletot.

Jeanne lui proposa de l’enlever.

— Ce n’est plus la peine, répliqua-t-il, puisque vous allez avoir terminé.

La conversation se traîna encore pendant qu’elles grapillaient du raisin sec et que, dédaignant comme la plupart des femmes les casse-noix, elles brisaient les amandes et les noisettes avec leurs dents ; Jeanne expliqua à André, tout en cherchant des philippines dans ses coques, que c’était un restaurant où déjeunaient toutes les demoiselles de magasin qui ne mangeaient pas dans leur atelier. Elle parla aussi de certains mets qui étaient constamment réussis et que l’on pouvait demander de confiance, du lapin sauté et des cervelles au vin, par exemple, et la veuve Laveau, toujours silencieuse l’approuvait.

Les mendiants étaient définitivement croqués. – André tira son porte-monnaie et réclama l’addition, mais les deux femmes s’y opposèrent. il insista sans plus de succès, et il régla son mazagran, un peu honteux de laisser payer des femmes devant le garçon qui les regarda sans surprise, cette fois.

Ils descendirent ; Jeanne prit le bras d’André. Madame Laveau déclara au coin de la rue, qu’elle devait retourner chez elle, et, après avoir embrassé Jeanne du bout des lèvres, elle salua André et disparut.

Ils étaient maintenant seuls ! Alors, tous deux se jetèrent un coup d’œil et André serra plus fort le bras qui pendait au sien.

— Mon petit chien, fit-il, très bas, je t’appelle comme autrefois, hein ? Je suis joliment content de te revoir.

Il s’arrêta, pensant qu’il retombait dans les redites du restaurant, mais Jeanne rompit les lieux communs, en riant comme une folle.

— Tiens, dit-elle, j’ai oublié ton livre.

Il eut un geste qui signifiait le peu d’importance qu’il attachait à ce livre.

Elle reprit : oh ! je l’ai chez moi ! Je te l’apporterai, la première fois… si je te revois, ajouta-t-elle en hésitant.

— Comment si tu me revois ?

Ils abordaient enfin le but autour duquel ils gravitaient depuis des heures. – Alors Jeanne, harcelée de questions par André, raconta qu’elle était heureuse, qu’elle ne manquait de rien, que, du reste, elle avait toujours travaillé depuis leur rupture.

— Mais tu as un amant ? dit André, un peu anxieux.

Elle avoua posséder un amant, mais il n’était pas à Paris, il faisait son volontariat dans une ville de l’Est. – Tu sais, il m’envoie tout de même mon argent, dit-elle.

André pensa que ce monsieur était bien jeune, mais il garda cette réflexion pour lui. Il songeait à la sottise de Cyprien, maintenant. S’était-il assez trompé ! Elle n’avait pas besoin d’argent ! – Il oublia que lui-même avait cru à un retour intéressé de Jeanne, et il s’imagina que ses premières suppositions étaient les mêmes que celles qui l’assaillaient maintenant : un retour simplement motivé par le désir d’avoir un amant qui vous contenterait les besoins de chair et vous sortirait.

Tandis qu’il marmottait, le nez baissé, Jeanne sautillait à son bras, montrant sous son voile à pois, des lueurs de dents, des battements de cils, des éclairs d’yeux. Elle s’enquerrait, à son tour, de ce qu’il était devenu depuis cinq ans. – J’avais peur de t’écrire, dame tu comprends, tu pouvais être marié, je n’aurais pas voulu que tu aies des ennuis à cause de moi. – C’est pour cela que j’ai chargé Emilie d’écrire à M. Jules.

Il s’occupa alors du sort d’Émilie. Qu’était-elle devenue ?

Rien. – Elle concubinait avec l’un des amis de l’amant de Jeanne.

— Et M. Jules ? interrogea la petite.

— Rien non plus. – Je ne le fréquente pas, du reste, ajouta André un peu embarrassé.

— Ah ça, mais voyons, où me mène-tu ? s’écria-telle tout à coup, après un silence, en s’arrêtant.

— Mais, je n’en sais rien…

Le fait est qu’ils avaient marché au hasard, s’engageant machinalement dans des rues noires. La descendait plus épaisse maintenant, les pavés gluaient. Jeanne, dont les hauts talons clignaient était obligée de s’appuyer de tout son poids sur le bras d’André.

— Je te fatigue, hein ?

— Toi, mais pas du tout, et il lui pinça tendrement le bras.

— Tiens, eh bien mais, nous voilà dans la rue de Rivoli, reprit André ; ils débouchèrent, en effet, d’une ruelle noire, en face de la rue de la Tacherie.

Il proposa d’entrer dans un café pour qu’elle pût se reposer et boire quelque chose de chaud, et il regarda autour de lui, espérant trouver une brasserie peu achalandée, sans vacarme de billards et de jackets et, tout en cherchant, il s’engagea dans la rue qui longe le chantier de construction de l’Hôtel de Ville. Un triste café, représentant à lui seul tout le mortel ennui d’une province, était là. André glissa un coup d’œil entre deux rideaux mal joints mais les vitres embuées pissaient ; il ne vit rien ; il écouta et n’entendit aucun bruit ; il pensa que la salle était déserte, tourna le bec de cane d’une petite porte et entra.

Quatre personnes buvaient des mazagrans devant une table ; le garçon en buvait un autre dans un coin ; et au centre d’un comptoir, une femme dormait, devant une tasse. André fut enchanté de ce lieu placide et il commanda deux grogs.

Voyons, se dit-il, avec tout cela, je ne sais pas encore à quoi m’en tenir sur les intentions de Jeanne. Il essaya de lui frayer la route, espérant qu’elle aborderait cette question, la première, mais elle parlait d’autre chose, décidée à rester sur la défensive, à le laisser venir.

— Petit loup, lui dit-il, tandis qu’elle écrabouillait sa tranche de citron avec une cuiller et pêchait les pépins qui dansaient dans l’eau trouble, tu te rappelles les bonnes soirées d’autrefois dans ma chambre ?

Elle hocha joyeusement la tête et le regarda avec des yeux noyés et lents.

— Eh bien ? demanda-t-il, en hésitant et se penchant sur elle…

Jeanne gardait le silence, un peut troublée.

Il lui prit la main sous la table ; et murmura, très bas :

— Voyons, dis…

— Ça dépend, soupira-t-elle, tu sais, je ne peux pas te recevoir chez moi.

Ces mots furent une douche pour André.

L’idée d’amener Jeanne chez lui le renversa. Il aperçut la maison bourgeoise qu’il habitait, soulevée, le concierge cherchant noise à la petite, lui criant d’essuyer ses pieds, lui demandant, chaque fois, où elle allait ; Mélanie outrée, déblatérant sur le compte de Jeanne, bougonnant, grognant, se refusant à la saluer et à la servir ; il aperçut d’un coup, la tranquillité de son intérieur fuyant à vau-l’eau, remplacée par tout un enfer de cancans et de luttes.

— Mais, moi non plus, je ne puis pas te recevoir, dit-il !

— Jeanne répliqua, très ferme : eh bien dame alors, que veux-tu ? Nous resterons bons amis, il n’en sera que ça.

La pensée qu’il revoyait Jeanne maintenant pour la dernière fois l’accabla ; il perdit la tête et proposa de louer une chambre d’hôtel.

— Oh non, par exemple, cria la petite, non, je te connais ; tu as besoin de ton chez-toi, tu ne viendrais qu’à contre-cœur aux rendez-vous, et moi aussi ! Nous nous fâcherions ; non, il est bien plus simple que nous en restions là ! – Et elle ajouta, après un silence : tu n’es pas marié, tu habites chez toi et tu ne peux pas m’amener ! tu as donc une autre femme ?

Il jura ses grands dieux que non.

— Alors je suis compromettante ?

Il jura de nouveau que non.

— Eh, bien, qu’est-ce qui t’empêche ?

Il débita des raisons vagues : sa maison était bégueule, son concierge désagréable, ce serait toute une histoire si une femme montait chez lui. Ce n’était plus, hélas ! comme jadis !

— Oh ! toi, tu n’as pas changé, fit-elle vivement, tu as toujours peur de tout, tu te fais des monstres de rien ; ah bien, si j’étais homme !

Il rougit, de plus en plus décontenancé. – Comment faire, balbutia-t-il ? – Puis il crut habile de retourner les arguments de Jeanne contre elle.

— Mais toi, reprit-il, pourquoi ne me recevrais-tu pas puisque ton amant n’est pas à Paris ?

— Pourquoi ? – Mais parce qu’Emilie et son amant sont très souvent chez moi, parce que je suis surveillée par eux et par ma portière ; parce qu’enfin je suis obligée de ménager dans mon quartier un tas de monde !

André était vaincu, Il garda le silence pour ne pas avouer sa défaite tout de suite.

Ils quittèrent le café. Le brouillard s’était un peu dissipé, mais le froid piquait. Séparé d’eux par un mur de palissades criblé d’affiches, un monstrueux treillis de madriers et de planches se dressait, toute la haute carcasse de l’Hôtel de Ville en construction, et cela escaladait la brume, montait comme un palais à jour dans le ciel, plus imposant, plus superbe, plus grand, que la bâtisse de pierre autrefois détruite. André songea vaguement à ces terribles eaux-fortes de Piranèse où d’énormes monuments s’élèvent dans un effroyable chaos d’échafaudages – puis, il sourit, voyant la lune remuer là-dedans, comme enfermée dans une gigantesque cage, grillée par de formidables poutres.

Il montra la lune à Jeanne qui leva le nez vers elle, puis le baissa, sans rien dire, et ils marchèrent, silencieux et mécontents, lui vexé d’être ainsi réduit ; elle, ennuyée par ces débats et par ces contraintes.

— Prenons là, dit-elle, car il est tard et il faut que je rentre chez moi.

— Tu ne demeures pas rue Sauval, demandat-il ?

— Non, c’est Eugénie qui demeure là.

— Madame Laveau ?

— Elle fit signe que oui ; – et ils se turent longuement.

Honteux de reproposer l’offre qu’il avait d’abord rejetée, André se mordait les lèvres. Il faut pourtant que je me décide, se dit-il ; alors il mit tout amour-propre de côté et il déclara qu’en somme, en prenant certaines précautions, il pourrait l’accueillir chez lui, que si elle voulait, il irait la chercher, après demain, samedi, à son atelier, qu’il aviserait d’ici là au moyen de l’introduire, sans scandale et sans bruit, dans son logement.

Le visage de Jeanne s’éclaira ; tu verras comme je mangerai vite, samedi, pour avoir fini plus vite, fit-elle, en riant.

Ils avaient atteint la rue Bonaparte où elle habitait. – Jeanne pensa qu’André allait l’embrasser et elle s’essuya furtivement la bouche, mouillée par la buée de l’haleine condensée sous le voile ; lui, sous le prétexte de se moucher, s’essuya dans la même intention, les moustaches. Et, alors, ils s’embrassèrent, mais mal. Devenu timide soudain, André ne la baisa que sur les joues et sur le front. – Des baisers de nounou et de père, dit-il, pour s’excuser, mais elle offrit bravement ses lèvres qu’il plaqua, aussitôt sur les siennes, murmurant : alors, c’est entendu, je t’attendrai devant la porte ; – samedi, à huit heures, n’est-ce pas ?

X
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Le samedi matin, André se réveilla en sursaut ; dans son esprit encore flottant, l’idée qu’il allait revoir Jeanne jaillit aussitôt. Il s’était endormi, la veille, en pensant à elle, il se réveillait sans que la nuit eût rien changé au cours de ses réflexions, Il s’assit sur son séant, revêtit un gilet de tricot, à manches, qu’il mettait, le matin et le soir, pour fumer et pour lire, roula une cigarette et, les bras relevés, en anse de chaque côté de la tête, il se posa cette question :

Faut-il prévenir Mélanie que la petite viendra, ce soir, ou faut-il ne rien lui dire ?

Il ne doutait point par exemple que, dans un cas comme dans l’autre, la bonne n’allongeât une mine bourrue et un nez pincé, mais ses prévisions s’arrêtaient là. – Comment prendrait-elle la chose ? – Il était très inquiet, craignant qu’elle ne jouât son va-tout et n’exprimât péremptoirement sa résolution bien arrêtée de ne servir personne autre que son maître.

Au fait, poursuivit-il mentalement, je la paie pour soigner mon intérieur de garçon, et non pour obéir à des femmes. Logiquement, si elle refuse, elle sera dans son droit. Je ne puis exiger qu’elle partage, pour trente-cinq francs, ses égards et ses coups de brosse entre Jeanne et moi.

Après cela que je la prévienne ou que je ne la prévienne pas, la situation reste la même ; le déjeuner doublé et les bottines cirées en plus, n’en existent pas moins. Ah ça mais, je deviens imbécile, se dit-il, soudain ; il n’y a pas de garçon qui ne reçoive chez lui des maîtresses et leurs bonnes se taisent. Mélanie agira comme elles. Le tout est de résoudre s’il ne vaudrait pas mieux l’aplatir d’un coup, en lui laissant voir une femme sous les draps et l’empêcher ainsi, hébétée par les Stupeurs qu’elle a toujours longues, de préparer ses moyens de défense ou bien s’il ne serait pas plus prudent de la sonder avec précaution et d’avoir ainsi le temps d’organiser pour demain la résistance si elle se montrait déterminée à engager la lutte.

Ce parti est incontestablement le plus sage, songea-t-il ; allons, je vais tâter le terrain tout à l’heure, ou plutôt non, je vais annoncer carrément cette nouvelle à Mélanie ; le bon côté de mon premier système, le choc de massue sera gardé et je profiterai en même temps des avantages de l’autre, j’aurai la possibilité de parer la réplique.

— Fichtre ! voilà le moment ! murmura-t-il, moins décidé déjà, entendant une clé fourrager au loin dans la serrure.

Il s’enveloppa de fumée, tirant précipitamment sur sa cigarette. – Mélanie tourna et vira dans la cuisine, ouvrit et ferma des portes, puis elle apparut, tenant un journal et des lettres, se plaignant de la bise, sortant des phrases toutes faites, emmagasinées depuis des ans dans sa cervelle et mécaniquement ramenées, à chaque fin d’automne, aux approches du froid.

André déchira la bande de son journal et, pendant que la bonne quittait la pièce, il se recueillit encore, se demandant comment il allait s’y prendre.

Il enfila, toujours très indécis, sa culotte, passa dans son cabinet de toilette, poussa la porte de communication, entra dans la cuisine et pria Mélanie de lui verser un peu d’eau tiède dans son verre à dents.

Tandis qu’elle penchait sa bouillotte dont le couvercle mal assujetti sur ses charnières claquait audessus du mince filet d’eau chantant dans la rigole, il lui dit :

— Ah ! à propos, Mélanie, c’est aujourd’hui jour de marché, je crois. – Tâchez donc d’acheter pour pas trop cher, un fin morceau. – J’aurai du monde à déjeuner demain.

— Bien, Monsieur ; Monsieur voudrait du faux-filet ou du rosbif ?

— Non, je voudrais quelque chose de plus délicat et de plus léger, c’est pour une femme ; – et il ajouta, en la regardant dans les yeux, – qui couchera ici, ce soir.

Mélanie ne poussa même pas une exclamation ; elle demeura figée, les bras cassés et la bouche ronde.

— Ça y est, se dit André, qui sortit immédiatement de la cuisine.

La journée s’écoula, tranquille. – La bonne apprêta et servit le dîner ; André jeta un coup d’œil sur elle à la dérobée et il la vit, fêlée, presque abattue.

— Si je faisais tout bonnement des rognons au vin blanc, dit-elle avec effort.

— Soit, répliqua André.

— Elle tortilla son alliance à son doigt et elle ajouta :

— Alors la dame de Monsieur est guérie et elle va habiter avec ?

— Pas du tout, c’est une autre femme qui vient.

— Ah !

L’hébétude de Mélanie s’aggrava, mais elle sourit néanmoins et partit soulagée, préférant encore l’arrivée de n’importe quelle maîtresse à la rentrée de la femme légitime.

Alors André couvrit de cendre son feu bourré de bois, de façon à ce qu’il brûla lentement jusqu’à son retour, plaça entre les deux chenêts une bouilloire pleine, rangea ses papiers, ferma les grands rideaux des fenêtres et s’en fut.

La pose qu’il effectua devant la porte de l’atelier de Jeanne ne différa guère de celle qu’il avait déjà endurée. Il stationna seulement, par pudeur, devant des boutiques autres que celles du coiffeur et du marchand d’objets du Japon ; enfin, pour varier ses plaisirs, il arpenta le milieu de la chaussée, regagna, chassé par des voitures, le trottoir, aperçut Jeanne qui descendait avant l’heure, précédée de son amie veuve, et de nouveau, il les accompagna au restaurant. Après avoir, comme l’avant-veille, bu un verre de café, et, étouffé sous son paletot, il commença à dessiner avec du noir d’allumette sur le blanc taché de bleu de la nappe, une vague et sommaire topographie des lieux qu’il occupait.

— Tu vois bien, dit-il à Jeanne, voici la maison : ici la porte cochère et une allée aboutissant en ligne directe à un grand mur ; de chaque côté de cette allée, un corps de bâtiment ; – eh bien, c’est dans le bâtiment de droite, juste à ce point-ci, là ou j’écrase du noir, que débouche mon escalier, tu n’as qu’à grimper jusqu’au dernier étage. – Voilà donc le programme, que nous allons suivre : j’entrerai le premier, tu viendras, deux minutes après, et je t’attendrai en haut ; tu as bien compris, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est entendu, je prends à droite et je monte aussi haut que je puisse monter.

— C’est cela même.

— Ah bien, et si le concierge s’informe où je vais ?

— Dame, reprit André un peu hésitant, dame, tu diras alors que tu as une lettre pressée à me remettre ; attends, je vais en préparer une et il se fit apporter de quoi écrire, cacheta une enveloppe vide et posa dessus son adresse.

— Et puis… et puis… conclut-il, en se tirant les doigts pour les faire craquer, après tout, je me fiche pas mal du concierge !

Cette tardive assurance égaya la petite qui savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la bravoure d’André.

Ils partirent du restaurant, saluèrent la veuve Laveau, et alors André parla de Mélanie pour la première fois, déclara qu’elle était bébête et toquée, mais qu’elle était très brave femme, appuya sur ce point qu’il ne faudrait pas s’occuper de ses mines bougonnes, si elle en avait, affirma enfin, sans assurance, qu’il était bien convaincu qu’une parfaite entente s’établirait entre les deux femmes.

Jeanne très soucieuse ne souffla plus mot. À son tour, elle fut prise de frayeur devant cette bonne installée dans un logement ; elle redouta des froideurs méprisantes et des avanies.

Quand elle sut que Mélanie était mariée, sa terreur s’accrut.

La situation fausse qu’elle allait avoir dans ce ménage, formé depuis des mois, et fonctionnant sans arrêt, l’épouvanta. Elle comprit qu’elle ne pourrait être qu’une étrangère en visite ; que, dans ce mécanisme de vie intérieure, elle ne serait qu’un inutile rouage ajouté par suite d’un hasard ou d’une fantaisie et qui se briserait sans interrompre en rien la marche régulière de la machine. L’impossibilité de posséder à nouveau et en entier son amant lui apparut ; elle regretta presque la liaison qu’elle voulait renouer.

— Qu’as-tu ? interrogea André, étonné de son silence.

— Mais rien… dit-elle très bas.

Ses craintes se développaient. Le concierge qui la préoccupait peu jusqu’alors, se dressa devant elle, prenant des proportions formidables ; elle le vit aux côtés de Mélanie, dans la cour, semblable à deux dogues furieux, prêts à lui sauter aux jambes.

Elle se sentit perdue ; la grossière optique de la peur cessa pourtant. André lui caressait la main et elle s’appuyait sur lui, espérant tout de même une assistance et une affection, mais bien que convaincue qu’elle exagérait ses transes, elle ne put cependant chasser l’image de cette Mélanie qu’elle se représentait comme un grand dragon, vieux et roide, la regardant du haut en bas, en sa qualité de femme mariée et de servante, maîtresse d’une maison, dominatrice du caractère incertain d’André.

Elle se serra plus étroitement encore contre son amant, appuyant presque sa joue sur son épaule, éprouvant le besoin de se faire petite, se promettant de se glisser dans l’entrebâillement des portes et de saluer bien bas tout le monde.

— Ah ! ce n’est plus comme jadis, soupira-t-elle, le cœur gros.

— Mais si, mon petit chat, rien n’est changé, reprenait-il, affectant une confiance qu’il n’avait pas, car le trouble qui rendait chagrine la figure de Jeanne ranimait le sien ; tu verras, ça ira tout seul ; allons, voyons, Madame, montrez un beau sourire au Monsieur, dit-il, essayant de la distraire de ses pensées tristes.

Elle eut sous son voile un sourire pâle. André commençait à être mal à l’aise. Heureusement qu’ils avaient atteint sa rue. Il remit à Jeanne l’enveloppe, entra rapidement, escalada les cinq étages et, là, penché sur la rampe, il attendit.

Un petit bruit sec de pas retentit bientôt au loin à des profondeurs de cave, sur le dallage du vestibule, puis le bruit devenu presque aussitôt plus sourd monta dans la cage de l’escalier, s’approchant, accompagné d’un petit vibrement de rampe remuant sur ses barreaux et d’un frou-frou de linge empesé ratissant les marches. André ne voyait rien ; les becs de gaz, placés au-dessous de lui, séparés les uns des autres par deux étages, l’aveuglaient sans rien éclairer.

Jeanne émergea enfin sur le palier du quatrième, s’avança en pleine lumière, essoufflée un peu d’avoir grimpé si vite. Il toussa légèrement ; elle leva le nez et ils se sourirent sans parler ; elle arriva près de lui enfin ; il la prit par la taille et la poussa dans sa porte qu’il referma tout de suite sur eux. – Alors toutes ses agitations cessèrent ; il était chez lui, libre.

— Le concierge ne t’a pas questionnée, murmura-t-il en allumant sa bougie ?

— Il ne m’a pas aperçue. J’ai filé tout doucement devant la loge. Il lisait un journal et il n’a même pas bougé la tête !

— Allons, tout va bien ; dêbarrasse-toi de tes affaires et il l’embrassa tendrement et se mit à fourgonner dans les braises qui rougeoyaient, dans sa cheminée, sous de la cendre ; il entassa ensuite de nouvelles bûches, baissa la trappe, aida Jeanne à sortir de son manteau, approcha un fauteuil, mais elle refusa de s’asseoir, voulant d’abord visiter le logement.

Elle regardait le petit salon où ils étaient, reconnaissait d’anciens bibelots, une gravure de Daullé, d’après Teniers, une vieille estampe de Breughel-le-Drôle, des assiettes de faïence et des plats de cuivre.

— Tiens, tu avais cela de mon temps, disait-elle. Ah bien, j’ai souvent pensé à toi quand je voyais des assiettes accrochées chez des bric-à-brac et elle ajouta, contemplant les aquarelles impressionnistes qu’elle n’avait jamais vues : tiens, voici du nouveau ; c’est joli, mais pourquoi donc que ce n’est pas terminé ? – Oh ! fit-elle, tout à coup, en se retournant, – et elle leva la lampe, enveloppa dans le rond de lumière rabattu par l’abat-jour, la cheminée, – qu’est-ce que c’est que ça ? – Et elle considéra, avec une petite moue d’horreur, une extravagante chimère du Japon, cuirrassée d’écailles rouges et vertes, la patte sur une boule, la langue retroussée, la queue en panache, les yeux en saillie, projetés comme au bout de pédoncules.

— Dieu que c’est laid ! cria-t-elle.

Puis, tenant toujours la lampe, elle passa, suivie d’André, dans la chambre à coucher, séparée du petit salon par une portière ; elle se tourna de tous les côtés, et dit : ah ça, par exemple, c’est gentil ! – et elle admira une table de nuit chiffonnier, en bois de rose, Louis XVI, s’extasiant sur le marbre neuf, sur les serrures dorées nouvellement posées.

Mais ce qui l’étonna le plus, ce fut le lit ; elle ne retrouvait plus le vieux galetas de fer qu’elle avait autrefois connu. – André lui expliqua brièvement, tout en commençant à la serrer de près, que celui-ci était un lit en bois blanc, laqué, forme Louis XV.

— Voyons, voyons, sois donc sage, disait-elle, en lui tapant sur les doigts. Il cessa le jeu auquel il se livrait et il affirma qu’elle aurait l’étrenne de ce beau lit.

Elle sourit, lui reprochant de mentir avec tant d’aplomb.

Il répéta, ce qui était la vérité, qu’il n’avait jamais reçu de femmes dans ce logement et que ce lit avait été acheté, tout récemment, depuis son entrée dans cette maison.

Elle ne le crut pas et il renonça sagement à la convaincre.

— Sais-tu que c’est gentil tout cela, reprit Jeanne, contemplant encore les meubles et elle ajouta : et puis, c’est bien propre !

Il jugea de son devoir de déclarer qu’à ce point de vue-là, Mélanie était vraiment une femme remarquable.

Ce nom rembrunit de nouveau Jeanne ; elle redevint troublée ; mais elle reprit son babil, en entrant dans le cabinet de toilette. Ravie, elle s’écria : ah ! voilà qui est agréable ; avec une pièce comme celle-là, nous ne serons plus comme dans le temps…

Elle s’arrêta, un peu rouge, et ils rirent tous deux, se rappelant : elle, certaines gènes intimes, lui, certaines visions farces emplissant son unique chambre ; il se tira la moustache, un peu allumé, puis il réembrassa la petite et, devant le pot à l’eau, se regarda, ainsi enlacé à elle, dans la glace pendue au-dessus de la cuvette, mais Jeanne se dégagea et se mit à tripoter les objets de la toilette. Elle déboucha la boîte à poudre de riz, fourra son nez dedans, enleva à moitié la houppe comprimée contre les parois de buis et poudra la toilette d’un fin nuage rose, puis elle toucha aux rasoirs, aux brosses et mouilla l’étoffe de sa robe, à l’endroit où se tasse la pointe du sein, de quelques gouttes d’essence de frangipane, en vidange dans un flacon.

— Où donne cette porte ? Et elle désigna, entre deux armoires, une porte vitrée, habillée d’un rideau de serge.

— Dans la cuisine, répondit André, qui appuya sur le loquet. Il l’invita à entrer, mais elle ne le voulut pas ; – elle semblait avoir peur de mettre le pied dans l’antre, même lorsque le fauve n’y est point. Elle hasarda seulement le bout de son nez, vit les bataillons étincelants des casseroles et des plats, s’épeura encore devait un bonnet en tulle noir, à choux, laissant pendre des brides vert-pomme sur l’ocre du mur.

— C’est bien propre, murmura-t-elle, – et, prenant la lampe, elle refusa de franchir la cuisine pour gagner la salle à manger, appréhendant vaguement que Mélanie ne s’aperçût qu’une femme était entrée dans sa cuisine, et elle repassa par la chambre à coucher.

— Tu vois, ce logement est commode, fit André, aucune pièce ne se commande.

Elle apprécia, elle aussi, cet avantage, puis revint s’asseoir dans le salon. Le feu grondait furieusement, crachant des braises sous la trappe ; elle la releva avec les pincettes et constatant qu’André possédait toujours de beaux volumes, elle s’enquit s’il avait encore les œuvres d’Alfred de Musset et d’Henry Murger.

Il déclara les avoir vendues parce que c’étaient des chose encombrantes et inutiles.

Elle le regretta, car elle eût été contente de les relire. Il offrit de lui acheter des exemplaires choisis de ces livres. Elle le remercia et sourit un peu quand il apprêta son thé. Elle le retrouvait, après cinq ans, préparant son infusion de la même manière, échaudant le métal anglais avec l’eau qu’il reversait dans la bouillotte, ouvrant le couvercle fermé de la théière, faisant couler, par ce trou, la pluie noire des feuilles, les inondant enfin à grands flots d’eau chaude.

Elle riait, renversée dans le fauteuil, répétant ah ! tu n’es pas changé ! Puis elle se redressa et, liant ses bras autour du cou d’André, elle le baisa à petites lappées.

— Prends garde, mon chat, dit-il, tu vas me faire renverser la bouilloire.

— Oh ! Pas changé du tout ! – Et, elle poursuivit, un peu piteusement : tu n’aimes toujours pas beaucoup que l’on te caresse ?

— Mais si, mais si, s’écria André qui l’embrassa tendrement, s’attardant sur ses lèvres ; puis voulant aborder une conversation moins prévue, il l’interrogea :

— Voyons, ma chère Jeanne, qu’es-tu devenue depuis cinq ans que dure notre séparation ?

— Mais rien, je te l’ai déjà appris quand tu m’as questionnée. – Et, un peu défiante, elle se renferma dans des phrases vagues.

— Enfin, tu ne me feras pas croire que tu n’aies eu, depuis que nous nous sommes perdus de vue, ni hauts, ni bas, ni plaisirs, ni peines.

— Non, bien sûr, j’ai eu de mauvais jours comme les autres, à preuve… et elle narra que ne pouvant se procurer, à une époque de chômage, du travail, elle s’était empoisonnée.

— Bah ! fit André.

— Mais oui, je me suis empoisonnée. – Et Jeanne raconta que s’étant couchée, elle avait mis une camisole blanche, et avait avalé un verre de laudanum après y avoir préalablement versé quelques gouttes d’alcool de menthe pour que ce fût moins mauvais.

— Eh bien, dit André, qu’est-il arrivé ?

— Rien, – seulement j’ai été malade, pendant quinze jours. – J’ai tout rendu sur l’oreiller.

— Ah ! – Veux-tu du sucre ? – et il lui tendit une tasse pleine de thé.

— Merci, non, je ne mets qu’un morceau.

Il se tut, pendant quelques instants, tourmenté par la crainte que Jeanne n’eût les chairs blettes. Il essaya doucement de s’en assurer, mais elle le pria de rester sur sa chaise, tranquille.

Alors, il parla de Madame Laveau. Elle ne la connaissait pas, au temps où ils étaient ensemble !

— Non, il y aura deux années, tiens, juste, le mois prochain, que nous nous sommes rencontrées ; c’est une drôle d’histoire, tout de même, dit Jeanne, pensive. J’ai connu Eugénie longtemps après son veuvage, car elle a été mariée pour de vrai, tu sais ; elle habitait un hôtel de la rue Contrescarpe, dans la chambre au-dessous de la mienne. Un matin, le garçon m’a appris, en me montant mes chaussures, que la femme du dessous et son enfant ne mangeaient pas depuis deux jours. J’ai cuit du chocolat et puis je suis allée les voir. Eugénie était couchée et dormait, et sa petite, une mioche de dix mois, habillée d’une robe à traîne, taillée dans un ancien imperméable à carreaux, se tenait après les chaises et se fichait, à tout bout de champ, sur le nez, par terre, piaillant, les jambes empêtrées dans sa grande robe.

Voilà. – Alors, elles ont mangé le chocolat et puis moi je suis restée amie avec la mère, mais la petite est morte, un an après, du croup.

André resta songeur, se répétant tout bas cette vérité, que les femmes du peuple s’entr’aident et soignent, presque toutes, des voisines affamées ou malades qu’elles ne connaissent point, tandis que les femmes de la bourgeoisie laissent généralement crever comme des chiennes, les personnes auxquelles aucun plaisir ou aucun intérêt ne les rattache.

— Ah ! ce n’est pas pour dire, reprit Jeanne, après un silence, mais je t’assure qu’elle a connu une dure misère, Eugénie, et qu’il faut qu’elle en ait un d’estomac, car elle ne mangeait dans le temps, par économie, que des pommes de terre et ne buvait que de l’eau de seltz pure.

André ne put se défendre d’admirer l’estomac vraiment incroyable de Madame Laveau.

— Elle avait été lâchée par un amant, quand tu l’as trouvée dans cette misère-là, dit-il ?

— Oui ; oh c’était un rien du tout que son amant ! Du reste, tu sais, les hommes…

— Eh bien, voyons, eh bien !

Elle sourit. Ce n’est pas toi qui agirais ainsi avec moi, fit-elle câlinement, en le baisant sur les yeux.

Il l’entoura de ses bras pour toute réponse.

— Dis donc, lui souffla-t-il dans l’oreille, il est onze heures et demie, si nous allions faire couche-couche ?

Elle rougit un peu. Il s’en fut dans la pièce voisine, ouvrit la couverture, posa les oreillers, l’un à côté de l’autre, puis il revint demander à Jeanne si elle couchait au bord.

Certainement, il lui était impossible de dormir dans la ruelle.

Alors, il rentra dans sa chambre et enfouit son mouchoir sous l’oreiller du fond. – Il arrangea proprement le couvre-pied, le lissant avec le plat des mains, puis il se rendit dans le cabinet où il séjourna pendant quelques instants, enleva ses habits rapidement, mit sa chemise de nuit, inquiété encore par cette crainte persistante que Jeanne ne fût devenue molle.

Tout était prêt pour le coucher. – Il avait laissé de l’eau tiède, tiré le seau, préparé les serviettes ; il retourna près de la petite et lui offrit les mains pour qu’elle se levât du fauteuil. Toute frissonnante, les yeux brillants, les cheveux dérangés sur le front, elle quitta le salon et disparut dans la pièce réservée où elle tâcha de faire le moins de bruit possible, s’arrêtant, confuse, dès que le pot à eau sonnait, en se cognant contre la cuvette.

André s’était étendu dans le fond du lit.

— Je t’en prie, mon petit André, dit-elle lors-qu’elle rentra, tourne-toi la figure du côté du mur :

— Il répliqua, en riant : tu es bête, mon petit minet, que diable ! voyons, nous sommes de vieilles connaissances !

Mais elle insista, presque suppliante ; alors, pour la satisfaire il fit volte-face.

Jeanne se déshabilla au plus vite. – Dis donc, murmura-t-elle ?

Il retourna la tête.

— Non, non, ne bouge pas ; et, toute rieuse, elle se glissa lestement sous les couvertures. Amusé pas ses enfantillages, il la saisit à plein corps ; il fut subitement possédé d’une joie folle, Jeanne était solide comme du marbre, rebondie et moulée à point.

Ils fermèrent les yeux, très tard, au petit jour ; ils dormirent mal, du reste, d’un sommeil impatient et fiévreux.

À neuf heures, Jeanne réveillée, fut prise d’alarme. La terrible Mélanie, qu’elle avait presqu’oubliée, lui revint en mémoire et la glaça. À tout prix, elle ne voulut pas être vue couchée et elle sauta du lit.

— Mais il n’est pas tard, fit André ; c’est aujourd’hui dimanche, tu ne vas pas à ton atelier.

Elle se refusa à rien entendre. – Un cliquetis de clefs accompagné d’un bruit de pas entrant dans le logis l’effara complètement ; elle eût voulut pouvoir se couler sous un meuble, se cacher derrière un fauteuil, disparaître, coûte que coûte.

Tout en la traitant doucement de poltronne, André se répéta que c’était le moment d’être énergique et de dompter Mélanie, si elle faisait mine de hausser la voix.

Jeanne n’osait plus maintenant entrer dans le cabinet de toilette ; elle avait peur que la bonne n’ouvrît la porte de communication ; les savates qu’elle entendait traîner dans la cuisine lui donnaient des vertiges et des battements de cœur ; elle regrettait presque d’être debout, pensant que si elle était restée couchée, elle se serait enfoncé le nez dans les oreillers aux approches de la bonne.

Comprenant qu’il fallait pourtant bien se débarbouiller dans l’autre pièce, elle se hasarda sur la pointe des pieds, cacha sa gorge sous un foulard, se nettoya à la volée, revint au plus vite, apportant la poudre de riz et le peigne, dans la chambre à coucher, se croyant plus à l’abri près du jeune homme.

Celui-ci pensa encore qu’il ferait bien de se lever et d’exécuter, sous un prétexte quelconque, une reconnaissance du côté de la cuisine. Il éprouvait pour l’instant une fermeté virile ; il voulut profiter de ces dispositions et il chaussa ses pantoufles, d’un air belliqueux, résolu à livrer bataille.

Il rôda dans la salle à manger, feignant de chercher son journal et il aperçut, par la porte grande ouverte de la cuisine, le dos de Mélanie et ses coudes battant, en mesure, au-dessus du fourneau, attisant avec un soufflet les braises.

Elle se retourna et lui souhaita le bonjour.

— À quelle heure Monsieur déjeune-t-il ? demanda-t-elle d’un ton gracieux ; – et elle montra à André, criant triomphalement : hein ? sont-ils beaux ! – des rognons violâtres et vernis, durs et élastiques, repoussant le doigt qu’elle y appuyait.

— Mais dame, dans un petit quart d’heure, répondit André, un peu ennuyé, malgré tout, de ne pouvoir user de la bravoure provisoire qui l’animait.

Il s’en fut retrouver Jeanne occupée à faire chauffer des pincettes pour se friser. Elle était maintenant presque vêtue et se voyant propre et couverte, elle reprenait un peu d’assurance, redoutant moins le premier coup d’œil de la bonne.

— As-tu faim ? lui dit André.

— Couci, couça.

— Ah ! reprit-il tout à coup, où sont donc tes bottines que je les fasse cirer ; mais elle les lui montra propres et luisantes comme des miroirs.

Il resta stupéfait.

Elle avoua, en riant, qu’elle avait pris les brosses à souliers, la veille au soir pendant qu’elle était seule dans le cabinet de toilette.

Il la gronda, mais il lui sut tout de même gré de sa discrétion.

— Eh bien, puisque tu es prête, nous allons, si tu veux, nous mettre à table ?

Elle ne répondait ni oui, ni non, cantonnée dans la chambre où elle persistait à penser, sans savoir pourquoi, qu’elle courait des dangers moindres. Mélanie arriva sur ces entrefaites. Les deux femmes échangèrent un coup d’œil, Jeanne toute troublée, Mélanie sans assurance.

— Monsieur est servi, dit la bonne.

Encore estomaquée, Jeanne ne bougeait ; au fond, elle commençait cependant à se remettre de ses transes. La servante ne lui parut pas ressembler à ce redoutable et vieux dragon que la peur lui faisait voir.

— Elle est toute jeune, ta bonne, dit-elle à André ; et, comme un enfant qui s’étonne, la première fois qu’on le mène en classe, que la maîtresse d’école n’ait pas la mine plus rébarbative et plus rogue, elle ajouta : oh, elle n’a pas l’air bien sévère !

Les œufs reposaient sous une serviette, sur la table.

— André et Jeanne s’assirent. La salle à manger n’était guère chaude ; le froid humide des fins d’automne glaçait cette pièce, exposée au nord.

Ils trempèrent des mouillettes et burent une gorgée de vin, sans souffler mot. Les coques étant vides, André donna un coup de timbre ; Jeanne eut un malaise extraordinaire. Elle regardait le jeune homme, étonnée et presque chagrine et elle crispa ses doigts sur sa main comme pour l’empêcher de faire vibrer le timbre. André ne comprit plus. Jeanne paraissait plus intimidée que jamais.

Le coup sec appelant Mélanie la blessait. Il lui semblait que, déjeunant avec André, elle était complice de cet ordre bref. Les réflexions qui l’agitaient, la veille au soir, lui revinrent et elle fut dominée par un sentiment de pudeur et de gêne ; elle souffrait presque de se voir, elle, une femme du peuple, ayant eu des amants, servie comme une dame, par une femme du peuple honnête et elle était malheureuse et presque révoltée, de même que si elle avait vu commettre une injustice ou infliger à quelqu’un devant elle une humiliation parce que Mélanie n’étant pas une pauvre vieille femme et n’étant pas trop laide, la valait.

Elle baissa le nez, les yeux sur son assiette, craignant que cette bonne ne la considérât comme une catin et une intruse.

— Madame a peut-être froid aux pieds, dit Mélanie d’un ton obligeant et, sans attendre la réponse, elle apporta et glissa une chaufferette sous les pieds de Jeanne. Celle-ci remercia, ayant presque envie de pleurer, mais cette gracieuseté ne la ragaillardit guère ; elle s’effaça davantage, honteuse de ces attentions.

— Sont-ils bons les rognons, questionnait André ?

— Mais oui, très bons.

— Eh bien, tends ton assiette, et il plongea la cuiller dans le plat.

Mais Jeanne résista.

— Je n’ai plus faim, non, vrai, là, tu sais, je ne suis pas une grosse mangeuse.

Il fit de nouveau sonner le timbre.

La petite se replongea le nez dans son assiette.

Mélanie apporta des choux-fleurs gratinés et voulant être, à tout prix, aimable, elle demanda à Jeanne dont la timidité l’étonnait, si la chaufferette était chaude.

— Mais oui, Madame, vous êtes bien bonne, dit-elle, en levant un peu les yeux.

Lancée sur cette voie, Mélanie s’ingénia à découvrir de nouvelles attentions gracieuses ; n’en trouvant point, elle s’en alla.

Jeanne était, à ce moment, torturée par une cruelle angoisse. Elle exécrait les choux-fleurs qui lui étaient contraires, comme elle l’avoua à André plus tard et elle ne voulait pas cependant refuser d’en prendre. Elle supplia seulement le jeune homme de lui en donner à peine et elle se força à les manger, buvant, après chaque bouchée, une rasade d’eau rougie, n’osant rien laisser sur l’assiette de peur de blesser la bonne.

Son supplice touchait à sa fin ; le dessert une fois apprêté, elle grignota un massepain et André qui était tout peiné de la voir si mal à l’aise, lui proposa, pour la soustraire à la solennité de la salle à manger, de prendre, ainsi qu’autrefois, le café, au coin du feu, dans sa chambre.

Elle accepta avec un regard reconnaissant et, une fois assise, réconfortée par un doigt de chartreuse verte, elle babilla, disant que Mélanie était une brave personne, qu’elle avait été bien complaisante et bien polie, et, tandis qu’elle débitait sur son compte des phrases aimables, l’autre, dans la cuisine, oubliait ses paniques, pensait que cette petite était trop modeste pour la commander. – Elle est comme il faut, pas effrontée et pas roublarde et elle eut un soupir de soulagement, songeant que c’était une véritable chance de n’être pas tombée sur une gaillarde impérieuse et hardie qui les aurait fait valser tous les deux comme des totons.

André pria Jeanne de rester à dîner, mais elle refusa formellement, ne voulant pas ajouter encore un surcroît à la besogne de la bonne, se rendant compte avec son instinct de femme, que l’effet produit par sa figure et ses manières n’avait pas été mauvais, tenant à ne pas paraître vouloir s’imposer dans le ménage, voulant enfin que Mélanie gardât d’elle la bonne opinion qu’elle avait conçue.


XI
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Ce fut le lendemain, de la part de Mélanie, un déluge d’observations sur le nez de Jeanne, sur ses belles qualités, sur sa robe noire. – Ah ! monsieur avait eu du bonheur de dénicher une petite dame aussi peu affichante et aussi douce ! – Mélanie ne connaissant que les femmes à officiers, installées dans son quartier, au Gros-Caillou, s’étonnait devant cette fillette réservée, pas orgueilleuse et pas canaille, ainsi que la plupart des filles qu’elle rencontrait traversant, en cheveux, sa rue, accompagnées comme d’un domestique par une ordonnance chargée de les brosser et de les occuper, en l’absence de supérieurs retenus, par leurs devoirs professionnels, devant des verres d’absinthe, dans des cafés.

André accepta presque joyeusement les seaux que la bonne lui versa sur la tête. Toutes ses venettes s’étaient évanouies ; les anicroches n’étaient même plus à redouter ; Jeanne prenait place dans le ménage, sans qu’un cri se fût élevé ni une dispute. Les embarras que pouvait susciter le concierge demeuraient seuls à éviter, mais Mélanie devant laquelle André laissa échapper quelques craintes, se récria, sentant sa vieille haine s’accroître contre l’homme qui l’empêchait de battre ses tapis et de secouer ses torchons, après dix heures. – Ah bien, faudrait plus que ça, qu’un pipelet fit la loi à Monsieur ! dit-elle ; – et, elle s’engagea sans qu’il lui fût rien proposé, à protéger la petite, à être muette si quelqu’un tentait de lui arracher les vers du nez ; elle s’offrit enfin à rembarrer les locataires et le portier au premier mot.

André calma ce beau zèle appréhendant d’irréparables bévues.

En attendant, une touchante amitié se liait entre les deux femmes. Jeanne, le second jour où elle coucha chez André, fut surprise, au lit, tandis qu’elle se réveillait, par Mélanie qui entrait, discrètement, sur la pointe de ses longs pieds. Elle se saluèrent et se sourire gracieusement :

— Bonjour, Madame, vous allez bien ?

— Mais je vous remercie.

— Je ne savais quoi acheter ce matin, pour manger. J’ai commandé au charcutier des côtelettes à la sauce. Madame les aime-t-elle ?

— Mais certainement, Madame, j’aime bien toutes les sauces où il y a du vinaigre et des cornichons. – Et, reconnaissante de la chaufferette apportée, la dernière fois, Jeanne demanda des nouvelles du sergent de ville.

Mélanie, très flattée, devint prolixe. Elle s’étendit, à perte de vue, sur les rhumatismes de son mari, paria de son futur avancement, des enfants qu’ils avaient désiré avoir, convint, sans que personne eût mis le fait en doute, qu’elle ou son mari, tous les deux peut-être, étaient stériles ; puis, malgré l’opposition de Jeanne, elle s’empara de ses chaussures, déclarant qu’elle ne consentirait jamais à ce que Madame tachât ses jolis doigts et elle fit reluire les brodequins d’une telle façon que les bottines d’André proprement cirées à l’ordinaire, semblaient, en comparaison, des savates ternes et souillées. Elle poussa même le raffinement jusqu’à faire chauffer les brodequins, près du feu, les talons en l’air.

Un peu surpris, malgré tout, de cette soudaine tendresse, André chercha quelle pouvaient bien être les intentions de Mélanie ; il ne tarda pas à les connaître, un jour que rentrant chez lui, il trouva les deux femmes assises, dans la salle à manger, devant une table ; Jeanne bâtissant une robe pour la bonne, lui attachant les papiers de son patron, comme des affiches, le long du dos.

Il ne dit rien, pensant toutefois que Jeanne allait être largement grugée ; il commença seulement à se défier de l’intimité des deux femmes, un samedi où Jeanne manifesta le désir d’aller dîner, le lendemain, dans un restaurant.

Il fut très étonné de cette fantaisie, sachant que d’habitude elle n’aimait pas se promener avec lui, de peur d’être rencontrée par les amis de son autre amant ; il la questionna et elle finit par avouer que Mélanie souhaitait d’avoir campos. – Je me chargerai de la cuisine, si tu ne veux pas te déranger, fit-elle, très bas ; tu sais, Mélanie me l’a demandé comme un service.

Il ne voulut pas désobliger Jeanne et irriter la bonne ; il octroya gracieusement le congé et Jeanne, le lendemain, se déclarant un peu souffrante, hasarda qu’il serait plus agréable de manger au coin du feu et proposa d’envoyer Mélanie chercher les provisions. André accepta ; il consentit même à ne pas dîner dans la salle à manger parce qu’il était plus mignon de s’installer comme autrefois dans la chambre et il fut récompensé de son obéissance par la grande joie de Jeanne qui, le ventre enveloppé d’une serviette, la mine délurée et bien portante, dressait la table, baisait son petit homme sur les joues, lui soufflait dans l’oreille : hein ? – n’est-ce pas que c’est amusant ? – parlait des anciennes portions qu’il faisait, au temps jadis, au temps où il n’avait point de bonne, monter d’une gargotte du voisinage, affirmait, malgré les observations d’André débinant les plats figés trimballés dans une serviette au travers des rues, qu’elle aimait mieux manger comme cela, à la flan, sans pose, plutôt que de changer tout le temps d’assiettes et de dîner en cérémonie, au son du timbre.

André sourit. – Mon petit minouchon, dit-il, avoue que Mélanie t’effraie encore ?

Elle nia, toute rouge. – Voyons, je ne suis plus une enfant pour avoir peur d’une bonne ! Non, je préfère le tête-à-tête, à table, simplement parce qu’il est ennuyeux d’avoir constamment quelqu’un derrière le dos. Avec cela, Mélanie arrive toujours quand on voudrait s’embrasser ; on n’est pas libre, on ne peut plus causer ; tu sais, tu auras beau dire, on n’est plus chez soi.

André jugea prudent de garder le silence. Jeanne, du reste, emporta les plats, débarrassa la table, la repoussa dans un coin et se mit en devoir de moudre le café. André s’offrit à exécuter ce travail facile et tandis qu’elle apportait les cuillers et les tasses, il tourna maladroitement la manivelle, entre ses genoux, surpris, malgré tout, que l’appareil ne broyât pas les grains plus vite.

Jeanne haussa les épaules, lui reprit le moulin et acheva prestement l’ouvrage. Assis, l’un à côté de l’autre, les pieds sur le garde-feu, ils causèrent à l’aventure ; la conversation languissait, ne touchant qu’à des choses futiles, rasant des sujets indéterminés. Comme ces peluches qui volent au hasard jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, à un endroit, leurs paroles, après avoir d’abord frôlé le sujet des robes amené par la jupe de Jeanne qui s’était graissée en desservant, se posèrent sur le magasin où elle travaillait.

Alors, elle exprima le mépris qu’elle et les autres ouvrières ressentaient pour les filles-mannequins qui se promènent sur du parquet luisant, dans des robes prêtées. C’étaient des grues journellement enlevées des salons d’essayage par les riches acheteurs pour l’étranger, des rien-de-propre en un mot.

Quant aux trois catégories d’ouvrières les jupières, les corsagières et le confectionneuses de manteaux, il n’y avait, parmi elles, que très peu de bonnes filles et, lancée sur ses compagnes de la confection, elle dit quelles petites rosses étaient les quelques vierges disséminées dans les ateliers, des mijaurées, savantes comme chaussons, escomptant pour l’avenir des appas déjà fanés et des dessous rances ; elle avoua les aigreurs échangées du matin au soir, les airs dégoûtés et chipies des femmes vivant en concubinage, portant le nom de leurs amants, voulant être traitées de Mesdames, long comme le bras, affirma cependant qu’on était, malgré les échanges de piques et de gros mots, très polies, les unes envers les autres, car lorsqu’une ouvrière entrait, le matin, sans souhaiter le bonjour, tout l’atelier s’écriait : Dites donc, vous avez oublié quelque chose derrière la porte ! – Et Jeanne riait, prétendant qu’il y en avait d’assez godiches pour retourner sur le palier, à la recherche de l’objet perdu.

Puis, effleurant les ateliers situés, dans les combles, au cinquième, des enfilades de mansardes, tapissées de papier à six sous le rouleau, des fleurs roses grimpant dans des treilles grises, éclairées par des tabatières, réunies par des portes dont les battants manquaient, Jeanne, excitée par André, parla de la mercière, une pimbêche qui marque les heures d’arrivée, possède dans de grandes boîtes toutes les nuances des soies, crie lorsqu’on va lui réclamer des fournitures : — Comment vous avez déjà fini ? Montrez-moi votre bobine ! – Une moucharde pucelle et vieille disant à celles qui ont découché : – Tiens, une telle, tu as un col sale et c’est jeudi ; tu n’es donc pas rentrée, hier, chez toi ? Du reste, vrai, tu peux te regarder, tu en as des yeux ! – ou bien jetant des aspostrophes de ce genre à celles dont le ventre bombe : – Ah ! la petite qui s’est étalée sur une pierre pointue ! ou encore : – dites donc, la belle, vous avez sans doute mangé des haricots pas cuits, c’est cela qui vous a fait gonfler ?

— Ça t’amuse, reprit Jeanne, avec un peu de mélancolie, regardant André qui souriait, béatement, dans son fauteuil. – Eh bien ! si l’hiver, tu étais enfermé dans des pièces pareilles, pleines de courants d’air, chauffées au coke, éclairées dès deux heures de l’après-midi, par des becs de gaz, pendus si bas, qu’ils vous brûlent et vous font tomber les cheveux, si tu étouffais, l’été, au milieu de tout un monde qui se déshabille pour se mettre à l’aise, tire les nénés de son corsage et les soupèse afin de voir qui les a les plus gros et les plus fermes, si tu avais à supporter aussi trois ou quatre mois de morte saison, tu verrais qu’il n’y a vraiment pas de quoi rire. – Non, il n’y a pas de quoi rire, reprit-elle, d’un ton convaincu, après un silence.

André s’excusa de son air radieux et il le justifia par le spectacle qu’elle avait montré.

— C’est égal, je voudrais voir ça, fit-il, réjoui par cette perspective de corsages laissant passer à la file, dans un cadre fripé de linge, de blanches poires aux queues couleur de rouille, de chocolat, de framboise ou de mauve.

— Il y a même quelquefois du tabac à priser dessus, riposta Jeanne, en riant, à son tour, car tu sais que nous avons toutes un petit cornet d’un sou que nous faisons sécher sous les fers.

— Ah ! bien, c’est du propre, s’écria André.

— Tu es bon, toi ! Il faut bien ça pour nous réveiller, pour nous permettre de tenir jusqu’à huit heures. Oh ! alors, personne ne dort plus, je t’assure ; on crie dans tous les ateliers : V’là l’heure ! et la toilette commence : chacune se lisse les cheveux avec un peu de salive, s’épluche les bouts de fil restés sur la robe, se pomponne les joues avec la houpette, se prépare les cils avec une épingle à cheveux, et alors faut voir, ce sont les plus dégingandées qui font le plus leur tata, qui prennent pour descendre les airs les plus innocents et les plus dignes !

— Parbleu, s’écria André, c’est dans les manteaux comme dans l’art. On peut être certain, que ce sont les gens dont la vie privée est la plus abjecte qui écrivent les œuvres les plus sentimentales et les plus bégueules ! Enfin, c’est ainsi !

Il eut un soupir, puis il demanda quelques renseigenements sur la nourriture des ouvrières, apprit sans étonnement que ces jeunes personnes se repaissaient de crudités, d’artichauts à la poivrade, de fromage blanc à la ciboule, de pommes vertes, et, en fait de nourritures plus substantielles, de clovisses, de moules, de côtelettes, le tout apporté du dehors, dans de grands paniers, et chauffé dans une pièce spéciale, commune à toutes les séries d’ouvrières, au sixième, sur des fourneaux à gaz dont on se disputait les trous retenus à l’avance pourtant par les apprenties de chaque atelier.

— Ah ! bien, vous devez en débiter sur les hommes ? hasarda André.

Jeanne convint que sans doute on causait des hommes, mais le thème de la conversation reposait surtout sur les rêves qu’on avait eus.

Tous les matins, du reste, les ouvrières criaient à leurs amies, en arrivant :

— Bonjour, ma chérie, tu as bien dormi ?

— Oh oui, ma chère, j’ai rêvé de toutes sortes de choses que je te raconterai, là-haut, pendant le déjeuner ; oh ! tu verras, ma chère ; – et, en croquant des radis qu’elles se cotisaient pour acheter, elles racontaient leurs rêves qui étaient expliqués par la grande Amélie, une femme joliment forte là-dessus, possédant, comme pas une, la clef des songes.

Ainsi, quand on embrassait une femme ou qu’on voyait son derrière, c’était un affront qui vous attendait dans la journée ; – quand on rêvait d’oiseaux, c’était cancan ; – de feu, une grande joie, à condition pourtant qu’on ne vît pas les flammes ; – puis il y avait encore le chat qui était trahison ; – l’enfant qui était tourment et un tas d’autres devinettes que Jeanne avouait ne plus connaître.

— Et tu crois à tout cela ? demanda André.

— Mais oui, pourquoi pas ? – Seulement le sourire de Jeanne était si ambigu, qu’André ne put savoir au juste si elle était de bonne foi et grave.

— Nous sommes toutes superstitieuses, conclut-elle, souriante. – Ainsi quand nous sortons de table, nous avons constamment les cheveux mouillés, parce que nous renversons du vin sur la table et que nous y trempons vite le doigt et l’essuyons sur la tête pour nous porter bonheur.

— Et Eugénie, elle croit aussi à tout cela ?

— Mais oui. – Oh ! du reste, elle est payée pour y croire, car toujours ses songes se sont réalisés. Ainsi, avant de se marier, elle a vu un homme tenant un rabot et elle a eu pour mari, un emballeur. Et le même fait s’est produit pour sa sœur ; elle a vu, étant jeune fille, un homme en redingote et le premier amant qu’elle a eu, a été un homme de plume. Ah bien, tu sais, il ne faudrait pas dire devant Eugénie que les rêves sont des blagues ! Elle t’arrangerait !

— Je respecte toutes les convictions, même quand elles sont sincères, affirma André, puis se penchant sur Jeanne, il lui chuchota une question dans le tuyau de l’oreille.

— Oh ! que tu es sale ! fit-elle. En voilà des questions ! Je me demande quel intérêt tu as à savoir qu’ils sont au sixième, près des pièces où l’on mange, qu’il y a des tronçons de cigarettes, du sang par terre, et puis que c’est plein de bouts de mousselines.

— Ah alors ! c’est avec de la mousseline…, dit André en riant. Voilà une bonne note à prendre sur les ateliers de confection.

— Comment une note à prendre ! Ah oui, c’est vrai, tu écrivais dans le temps. Oh mais, ne va pas mettre ce que je te raconte, dans tes livres, parce que tu sais ! Mais, je suis bête, tu n’oserais pas écrire des choses semblables !

— Tu verras, dit simplement André.

Jeanne haussa les épaules et reprit : alors tu travailles dans les journaux ?

— Non. Voici plus de trois ans que j’ai renoncé au journalisme et il continua, parlant plus à lui-même qu’à la petite : j’avais assez des directeurs, un tas d’icoglans qui veulent commander et diriger la virilité des autres ! J’aurais bien dû par exemple, avant de rendre mon tablier, démontrer dans un sincère article la parfaite inutilité de la critique ; mais voilà, j’aurais commis, aux yeux de mes confrères, une hérésie pécuniaire ; ces imbéciles n’auraient même pas compris combien mon idée était humaine : je débinais le métier qui m’aidait à vivre ! – ce que nous sommes en train de faire tous les deux, poursuivit-il, en se tournant vers Jeanne.

Il se tut, pris de mélancolie et de dégoût. Depuis des mois, il ne travaillait guère. Il traversait une période de découragement et d’abandon, se remâchait les terribles arguments de l’homme de lettres, las de travail et soûlé d’art. À quoi bon ! Quelle nécessité ! Il faut lire les ouvrages des autres et n’en pas écrire. Puis dans ce laisser-aller, dans cette déroute, le roman commencé apparaissait dans une perspective lointaine et magnifique. Il disait : « Ah ! tout de même ! » ; – puis comprenant que le livre exécuté à grand-peine, serait forcément inférieur à celui qu’il avait rêvé, il retombait dans ses premières tristesses, se répétant comme excuse : aujourd’hui, je ne suis pas en veine, nous verrons plus tard.

Et cet aujourd’hui, c’était demain, c’était après demain, c’était des semaines et c’était des mois, à force d’attendre, il avait perdu le profit de la mise en train qu’il avait acquise, une fois installé dans son ménage.

Et puis… et puis… il s’était marié. Il fréquentait, déjà peu le monde. Ce mariage l’avait forcé à rompre toutes relations avec les gens qui auraient pu lui donner un coup d’épaule et lui venir en aide. La peur que son cocuage ne fût sur de tout le monde, la honte d’expliquer par un mensonge qui amènerait des sourires sur les lèvres des autres, la séparation effectuée entre sa femme et lui, le retenait encore. Il avait abandonné le bénéfice des labeurs accomplis au temps où il tâchait dans les maisons de passe de la presse. Il était caserné dans un trou, oublié ; il s’était fermé par son abstention toutes les portes, il ignorait aujourd’hui les signaux d’entrée et les mots d’ordre. La difficulté de mettre la main sur un éditeur, difficulté qui, bien que ses premiers livres se fussent mal vendus, était presque éloignée à un moment, s’il avait persisté à demeurer sur la brèche, s’imposait comme à ses débuts. À sa paresse instinctive, se joignaient maintenant l’inanité de nouvelles recherches, la fatigue de nouveaux efforts.

— C’est drôle, reprit Jeanne, qui devant la mine assombrie d’André, changea de conversation ; dans le temps tu avais des masses d’amis qui venaient te voir et Mélanie m’a assuré que tu ne fréquentais aujourd’hui personne. Est-ce que tu es fâché avec un petit, tu sais bien, ah ! je ne me rappelle plus son nom, un petit qui portait toujours un binocle et des cravates La Vallière, à pois.

— Ah ! Eugène ; – non, il s’est marié et, dame, le mariage, ça rompt bien des relations.

— Oui ; et toi ? tu n’as jamais eu envie de te marier ?

— Non.

— C’est drôle, quand on aime tant son intérieur, qu’on ne finisse pas comme les autres par là !

André, qui était devenu très inquiet, respira ; Jeanne ignorait certainement qu’il fût marié ; Mélanie avait gardé le silence, tenant compte par extraordinaire des ordres qu’elle avait reçus.

— Alors tu ne me croyais plus garçon, dit-il à Jeanne ?

— Non, je me figurais plutôt que tu étais mort.

— Il ne répondit point, songeant que lui aussi avait cru au décès de Jeanne.

— Mais voyons, reprit-elle, cherchant dans sa tête, tu avais autrefois pour un ami un grand maigre avec de la barbe.

— Cyprien ?

— Et bien ! celui-là, tu ne le vois plus ?

— Mais si – nous sommes toujours camarades, et, tout en ajoutant : « Nous nous voyons très souvent même » , il réfléchit que le peintre s’était abstenu de visites et de lettres depuis le retour de Jeanne. Il faudra que je passe chez lui, se dit-il.

— Quand tu seras là à bayer aux corneilles, fit la petite, un peu dépitée de voir André voguer dans ses rêves, loin d’elle : qu’est-ce que tu as ? Tu es tout chose, ce soir !

Le fait est que ce soir-là, André remuait un tas de cendres ; il retrouvait des bouts de tisons sommeillant dessous, des souvenirs qui pétillaient de toutes parts, et la tête maintenant appuyée sur l’épaule de Jeanne, pour avoir au moins l’air de s’occuper d’elle, il songeait, les yeux perdus.

— C’est dommage que tu ne sois plus dans les journaux, soupira-t-elle, tu m’aurais eu des billets de théâtre.

Cette phrase le lança sur une nouvelle piste. Ah ! combien de fois Berthe, sa femme, lui avait-elle formulé cette demande ! tout un rappel de tenaces exigences lui arriva ; il embrassa Jeanne, heureux de se presser contre elle. Tout un parallèle s’établissait maintenant, dans son esprit, entre les deux femmes : Berthe plus jolie avec son visage régulier sous ses cheveux châtains, ses yeux noirs profonds, sa surdent amusante dans une bouche bien rose ; Jeanne les traits plus bafouillés, le nez bravache, bougeant et retroussé, les yeux jaseurs, ardents et doux, les cheveux éparpillés en pluie fine et blonde sur la peau du front : elle avait une bonne flanquette plus drôle, une tournure plus provoquante, et surtout une douceur de caractère, une crainte de gêner, une discrétion savoureuses pour un homme qui avait supporté le rêche despotisme d’une épouse, jugeant tout, tranchant tout, imposant ses idées, ses préférences, une bourgeoise convaincue qui, le jour où elle prit possession de son logement de mariée, lâcha cette déclaration qu’André avait encore sur le cœur : il faudra enlever ces gravures-là, on ne met pas de gravures dans un salon. – Et il avait dû accepter les turpitudes choisies par elle et reléguer dans le vestibule ses belles estampes.

Ces souvenirs lui firent lever le nez sur ces mêmes gravures qui tapissaient maintenant les murailles de son petit salon.

— Vilain maniaque, va, dit Jeanne qui épiait ses mouvements des yeux, te voilà encore à regarder tes vieux bibelots. Tiens, ce cadre-là est de travers, poursuivit-elle, en riant, connaissant l’habitude d’André de redresser les tableaux que Mélanie dérangeait sans cesse, ayant, comme personne, le sens de l’endroit dans l’œil.

Il se leva, remit le cadre en place, heureux d’amuser Jeanne, puis il se rassit et se replongea dans ses méditations.

Il se répéta, une fois de plus, que joyeuse et câline, elle était encore obligeante et charitable, car il en avait eu des preuves, un soir, que malade, battu par la migraine, elle lui posa doucement des compresses sur le front, l’embrassant comme un enfant que l’on console, lui disant dans un baiser : eh bien, et la tétête va-t-elle mieux, chéri ?

Elle avait eu, ce soir-là, un façon charmante de calmer la maladie. André qui restait, d’ordinaire, en proie aux soins de sa bonne, trouvait bien chez elle une servante correctement dévouée jusqu’aux heures de ses départs, mais il souffrait atrocement alors que, ne pouvant supporter la lumière et le bruit, Mélanie apportait brusquement une lampe, fichait une tasse par terre, l’assaillaît d’offres inutiles, le bourrait, à contre-sens, de tisanes, le harcelait jusqu’à ce qu’il eût avalé d’indigestes soupes.

Quant à Berthe, elle remplissait, dans ces cas, honnêtement son devoir ; elle envoyait la bonne s’enquérir de temps à autre, si Monsieur n’avait besoin de rien, la sonnait afin qu’elle préparât et portât à André un verre d’eau sucrée à la fleur d’orange, puis à l’heure habituelle elle se déshabillait sur la pointe des pieds, usant, à défaut de caresses, de précautions, murmurant une fois couchée des – « comme tu as chaud, tu dois avoir la fièvre » , tournant le dos et baissant la lampe.

Cette question du lit amenait André à des rapprochements plus intimes encore entre Berthe et Jeanne. Celle-ci triomphait avec ses jolies simagrées, ses frissons et ses remous de corps, sa tête promptement abasourdie et ses mots hachés. L’autre était froide, rigide, acceptant sans bonne grâce, repoussant les mains, se garant des lèvres, ne fermentant pas.

— Tiens, tu es encore la meilleure de toutes, dit-il subitement.

Mais Jeanne bouda, lui reprochant de songer à ses anciennes maîtresses.

Il la cajola, étonné lui-même de la phrase qu’il avait prononcée tout haut et il se soumit pour la contenter à une opération qu’il retardait depuis des mois. Jeanne le priait instamment de se laisser enlever deux vers qui s’étaient logés, parait-il, sous la peau du front.

Alors elle les serra entre ses ongles acérés de telle sorte qu’il se prit à hurler, mais elle le menaça d’employer une pointe d’aiguille s’il ne se taisait point, puis elle le baisa tendrement.

— Tu es plus beau maintenant, dit-elle, tiens, regarde-toi.

Et il dut se lever pour se mirer dans une glace. Il ne se jugea ni plus mal, ni mieux ; il déclara cependant que sa tête s’était heureusement modifiée depuis l’extraction des matières sébacées qu’elle avait subie.

Et des soirées continuèrent, pareilles à celle-là, faisant peu à peu sortir tout l’enfantillage contenu dans la femme et dans l’homme. Après le dîner, on buvait une larme de bénédictine ou de prunelle, parfois même André allait chercher des marrons et du macadam et, tout en grignotant et en buvant, ils échangeaient ces banales effusions, ces commodes courtoisies nécessaires à l’entretien de l’affection et au repos de l’intelligence.

D’autres fois, quand Jeanne était venue de bonne heure, dans la matinée, André lui proposait d’aller prendre un peu l’air, après le dîner, et, par le froid sec, par ces temps où la lune luit sans taches dans un ciel bleu dur, ils filaient, à grands pas, dans la rue Saint-Honoré, Jeanne toute envolée dans son manteau de fourrures étroitement fermé, et ils s’engageaient, bras dessus, bras dessous, sous les arcades du Palais-Royal, stationnaient, une minute, devant les montres des orfèvres et, chassés par le vent, transis, ils se réfugiaient dans une brasserie allemande, située dans ces parages.

Là, enfoncés dans un divan, devant une table, ils demandaient, par gourmandise, de la choucroute, du jambon cru de Westphalie, des saucisses au raifort et du pain noir ; et l’appétit s’éveillait aux odeurs acidulées qui fumaient dans l’assiette, et la soif, aiguisée par le sel du pain et l’âcre sucre des baies de genièvre qu’ils croquaient dans la choucroute, les faisait lamper, à pleines chopes, le salvator de Munich, une bière magnifique, couleur d’acajou, huileuse et douce.

Alors Jeanne s’arrêtait de manger, pour rire, voyant la moustache d’André pleine d’une mousse blanche, semblable à de la crème. Engourdis par cette chaude atmosphère, aveuglés par ce passage ininterrompu de bocks, ils se sentaient des fantaisies d’ivrognes de goûter à toutes ces bouteilles, rangées en bataille sur un rayon, diaprées d’éclairs par des jets de gaz.

Il fait bon ici, soupirait Jeanne, en souflant et tendant son assiette. André répondait oui ; – et tous deux ne parlaient plus, les yeux recueillis devant un buffet rempli de jambons fumés, dorés et gras, les uns suintant des gouttes de gelée pâle sur un plat, les autres montrant de sanglantes entailles laissant voir l’os sous leur chairs coupées.

Bien qu’ils eussent amplement dîné, ils éprouvaient maintenant presque du mépris pour les nourritures éphémères et fines de Mélanie ; la salive leur montait aux lèvres, une vorace fringale les prenait devant ce buffet encombré de larges et solides viandes, flanquées et appuyées encore par des barils de harengs roulés, des corbeilles de pain au fenouil, des craquelins et des bretzel, des saladiers où marinaient des vinaigrettes de museaux de bœufs, des cloches sous lesquelles se liquéfiaient les hauts Munster et les Limbourg.

Et tous deux, l’estomac languissant et chargé, s’attardaient sur leur banquette jusqu’à l’heure de la fermeture ; Jeanne, un peu étourdie par la fumée du tabac et par la bière ; André rêvant, les yeux ouverts, aux puissantes bitures de l’Alsace, regardant défiler devant lui, en songe, des gilets rouges et des tricornes, des nez en fleur et des ventres ronds, toute une séquelle de pochards rigolos tournant et buvant autour de l’énorme panse du Gambrinus de terre cuite qui se dressait, sur un comptoir, dans la brasserie, victorieux et gorgé, à cheval sur un foudre et le verre en l’air !

XII
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André et Jeanne se traitaient de gueulards maintenant, et ils s’étonnaient de cette gourmandise qui leur était soudain née. Chacun reprochait à l’autre de lui inculquer ses défauts et ses vices, et il y avait là un fait curieux : l’éclosion inattendue d’un sens nouveau chez Jeanne qui, mangeant d’ordinaire et sans répugnance dans des gargottes à vingt-deux sous, ne pouvait être raisonnablement traitée de gourmette et de goinfre ; le mépris de tout un passé d’indifférence culinaire chez André qui menait sa maîtresse dans des brasseries où jamais il ne se serait attablé seul et achetait, aujourd’hui, chez les marchands rencontrés sur sa route, des primeurs, des fruits, se disant : Tiens, nous dégusterons cela, ce soir, au dîner, avec Jeanne.

Ce vice atteignit Mélanie, carambola jusque dans son ménage. À force de combiner de savantes cuisines, elle devint portée sur sa bouche, et son mari qui s’intéressait, et pour cause, aux repas d’André, invita sa femme à soigner davantage encore les plats, à perfectionner surtout ceux qu’il préférait.

— Hé ! monsieur Denis ! cria Jeanne, un soir qu’étendus dans le lit, ils cessaient de bavarder sans même songer à se bécotter ou à s’étreindre.

André qui s’endormait leva le nez sur la couverture.

— Eh bien quoi ? fit-il.

Elle reprit : Dis donc, tu sais, nous pouvons commencer à répéter le refrain de la chanson : « Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en » , car vois-tu, quand on jouit à s’emplir ainsi le ventre, c’est la fin des bonnes nuits où l’on ne dort pas.

Elle avait raison, la gourmandise s’était introduite chez eux comme un nouvel intérêt, amené par l’incuriosité grandissante de leurs sens, comme une passion de prêtres qui, privés de joies charnelles, hennissent devant des mets délicats et de vieux vins. Le renouveau de leurs amours étant épuisé, André et Jeanne n’eurent bientôt plus que de béates tendresses, de maternelles satisfactions à coucher quelquefois ensemble, à s’allonger simplement pour être l’un près de l’autre, pour causer avant de se camper dos à dos et de dormir. Ils goûtèrent alors ces bonheurs monotones des vieux mariages rompus par les inévitables et faibles querelles, nées d’un ronflement continu, ou d’une bousculade maladroite des corps, pendant la nuit.

Dans cette existence tranquillisée, dans cette tiédeur de ménage vivant au milieu de Paris ainsi que dans une province, André se plongeait comme en un bain sédatif et apaisant ; les caresses de Jeanne fermaient les blessures ouvertes par les trahisons de Berthe et à peine pansées par la bonne franquette de Blanche. Pour la première fois Peut-être depuis sa rupture avec sa femme, il pouvait songer à elle sans angoisses, sans regrets.

C’est trop bien arrangé pour que ça dure, se disait-il, surpris que tous ses souhaits se fussent si facilement exaucés, car le concierge tant redouté continuait à garder une attitude pacifique, et Mélanie persistait à être prévenante ; ça va se détraquer. Et, en effet, surgit peu à peu une question Jeanne et lui avaient toujours écartée d’un commun accord, la question de l’entretien payé par un autre monsieur, d’un bout de la France à l’autre.

Il ne fut pas tout d’abord parlé de ce jeune béjaune, mais bien de son frère aîné, M. Auguste Vidouvé, ancien négociant en meubles, un homme d’une quarantaine d’années, célibataire et riche, qui devint l’amant de la veuve Laveau, grâce à quelques bouteilles de champagne, un soir. L’ivresse de cette veuve fut désastreuse pour le ménage d’André, car ce Monsieur jugea nécessaire de veiller sur les bonnes mœurs de sa fausse belle-sœur.

Alors, eurent lieu, certains jours, des courses folles au travers de Paris. Jeanne montait dans des tramways, suivie par l’ancien négociant, descendait de la voiture dans une rue de Montmartre, où demeurait sa mère, grimpait deux étages, attendait longtemps sur un palier, surveillant la rue par une fenêtre, et quand elle ne voyait plus cet imbécile en sentinelle sur le trottoir, elle descendait comme un tourbillon, s’élançait dans un autre tramway, filait par des embranchements de lignes, arrivait par des correspondances d’omnibus chez André, morte de faim et de froid, suffoquée, riante, criant : Ah bien, va, j’en ai eu du mal !

L’affection filiale de Jeanne excusa certaines rentrées tardives, le matin, chez elle, mais le monsieur se défia, et comme il avait peu pratiqué les femmes, il s’imposa la tâche de la visiter tous les jours, de très bonne heure, déclarant qu’il n’admettait pas, en principe, l’habituel prétexte de sortie, les bains.

Alors, tout cri dressant de nouvelles batteries, Jeanne n’osa plus découcher. Traquée à la porte de son magasin par cet homme qui l’épiait, pensant n’être pas vu, elle le dépistait dans des embarras de voitures et de foule, accourait chez André et, par haine de ces difficultés, par représailles, ils se jetaient, les sens brutalement levés, l’un sur l’autre, et se culbutaient, à la volée, sur les tapis et sur les chaises, puis Jeanne repartait vite et, rentrée chez elle écoutait le monsieur lui dire d’un ton convaincu.

— Vous-savez, ma petite, vous faites bien de ne pas courir, car voyez-vous, ce n’est pas à un vieux singe comme moi qu’on en conterait.

Il fit si bien que, tandis qu’il surveillait la femme de son frère, la sienne, Eugénie, femme modérée pourtant, en laquelle, par une heureuse exception, il avait placé toute sa confiance, s’attardait pour venger Jeanne, chez chaque locataire de sa maison.

— Une de plus, disait-elle, lorsqu’il rentrait.

— Une de quoi ? demandait-il.

— Tiens, pardi, tu comprends bien, et elle dressait, en guoguenardant, deux doigts en l’air.

Il haussait les épaules, pensant qu’elle n’oserait pas, si elle disait vrai, avouer aussi simplement la chose.

Toutes ces histoires ne déridèrent pas André, qui se désola de tous les obstacles apportés par cette liaison. Bientôt il appréhenda des embarras plus graves. Jeanne semblait avoir perdu toute gaieté. Il la pressa de questions. Elle répondit vaguement, continuant à se plaindre seulement de l’amant d’Eugénie, répétant que c’était un vilain homme, un malade imaginaire et noceur, pas élevé et exigeant néanmoins un langage correct et choisi de la part de sa maîtresse qui s’entêtait, ripostant à ses objurgations furibondes : Tiens, pourquoi donc qu’on ne dirait pas une omnibus, puisqu’on dit bien une voiture !

— Tu sais, il lui fiche des claques quand elle lui répond, ajouta Jeanne. Ah bien ! moi, il pourrait me donner encore plus d’argent qu’il n’en donne à Eugénie, que je ne resterais pas avec lui, pour sûr !

Les cuirs lâchés et les gifles reçues par Eugénie ne parurent pas suffisants à André, pour justifier la tristesse de Jeanne. Il l’accusa de ne plus l’aimer, mais cette invite, généralement suivie de protestations et de bavardages, n’eut aucun succès. Jeanne l’embrassa tendrement pour toute réponse et, gardant encore le silence sur ses propres affaires, revint à sa camarade, racontant qu’Eugénie avait des cuirs dans le sang, qu’il était bien à craindre enfin que, las de l’insulter, le monsieur ne cessât de l’entretenir.

Ces détails sur le malheureux sort de la veuve Laveau commencèrent à exaspérer André. Il trouva que le monsieur ne la cognait pas suffisamment, et comme il chantonnait maintenant quand Jeanne narrait les méfaits de cet homme, la petite ne causa plus ; lasse de remâcher des ennuis, toute seule, elle finit, un soir, pourtant, par parler d’elle-même.

— Tu veux le savoir, fit-elle eh bien ! Le volontariat va se terminer et mon amant revient, là !

André ne broncha pas.

Elle entra dans des explications. Son amant était un gommeux fier comme un artaban de ses hauts cols, un bellâtre avec du bleu dans l’âme, pas méchant et grossier comme son frère, mais maladroit et incapable de comprendre une femme et de la recréer, au lit ou debout. Un vrai gosse, dit-elle, résumant sa pensée en un mot ; et elle poursuivit : oui, il va revenir, mais ce qui est moins drôle, c’est qu’aussitôt de retour à Paris, il s’associe avec un banquier et se marie, et elle ajouta plus bas : je ne sais vraiment pas comment je ferai maintenant pour vivre.

André baissa le nez et il se tut, accablé, car il ne pouvait avec la meilleure volonté du monde entretenir Jeanne. Il ne gagnait pas un sou avec sa plume et Mélanie dévorait, en carottage et en cuisine, ses maigres rentes. Plusieurs fois déjà, il était demeuré sans le sou, aux approches du terme. Les quelques avances d’argent qu’il possédait au moment de sa rupture avec Berthe avaient été mangées en dépenses de meubles et de linges, en frais de déménagement et d’installation. Actuellement, c’était dans sa maison une véritable gabegie, un vrai pillage ; chacun tirait à soi et le plus âpre encore était le mari de la bonne qui emportait les gilets et les chaussettes, dévorait des argents fous en achat d’eau seconde et de cire, aidait à vider les bouteilles de vin et empêchait l’eau-de-vie de vieillir dans les armoires.

Tous les matins, Mélanie réclamait vingt francs. André se cabrait, déclarait qu’il ne pourrait pas continuer ainsi, qu’elle devrait n’importe comment restreindre la marche de son ménage et elle, de son côté, répondait que c’était impossible, que la vie était hors de prix, qu’elle dirigeait la maison au meilleur compte. Il n’y avait plus qu’à se taire ou à congédier la bonne. Forcément il la gardait, redoutant la débâcle de son existence.

Toutes ces raisons qu’André débita à Jeanne pour s’excuser de sa réelle impuissance à l’assister ne produisirent aucun effet.

— Renvoie Mélanie qui te vole comme dans un bois, dit– elle ; et légèrement, petit à petit, elle insinua, comme jadis, qu’ils pourraient vivre plus économiquement, en se mettant en ménage ensemble.

Cette suggestion consterna André. Il chercha à gagner du temps, opposant à ces attaques la force d’inertie, bien résolu, dans tous les cas, à ne pas concubiner avec Jeanne et à ne pas congédier sa bonne.

Une ou deux discrètes tentatives furent encore osées par Jeanne, certains soirs ; puis bien qu’elle eût annoncé gravement une fois que, le mariage de son amant étant dès à présent consommé, elle pourrait revenir comme autrefois coucher, elle évita de reparler de vie commune et laissa de côté ses mines longues.

André s’applaudit de ce changement, et reprit confiance ; il arrangea par prudence ses affaires, vendit quelques obligations et distribua, de temps à autre, à des distances préalablement calculées, un peu d’argent à Jeanne.

Un ou deux mois s’écoulèrent ; février touchait à sa fin. Complètement remis de ses alarmes, se croyant sauvé, André respirait, quand un jour, Jeanne un peu pâlotte déclara que sa situation allait changer.

André s’effara devant cette phrase qui retentit à ses oreilles comme une menace ; il baissa la tête, s’attendant à tout.

Elle chercha ses mots :

— Oui, vois-tu, je n’avais pas le choix, j’ai dû accepter ; enfin, voilà, je pars, le mois prochain, pour l’Angleterre.

Il fut terrassé et, après un silence, tandis qu’elle s’approchait de lui, il se remit un peu, la regarda tristement dans les yeux, et fit d’une voix tremblante :

— Alors, tu me lâches ?

Elle se récria :

— Oh ! que c’est méchant de dire des choses pareilles ; non tu seras toujours mon petit homme, comment peux-tu croire que je ne t’aime plus ? Seulement tu devrais comprendre qu’une femme ne peut vivre avec l’air du temps ! – Mon Dieu, tu as fait tout ce qui était possible, je le sais, et je ne te reproche rien ; mais, maintenant que les magasins chôment, que je ne parviens même plus à gagner ma nourriture, je traînerais la misère à Paris. Voyons, aimerais-tu mieux que je fasse des bêtises, que j’aille avec l’un et avec l’autre ?

Il hocha la tête, soupirant, s’avouant très bas, que peut-être il eût préféré que Jeanne noçât sans rien lui dire, plutôt que de l’abandonner brutalement ainsi.

Elle prit son soupir pour un symptôme du désespoir qu’il éprouvait à la pensée que sa petite Jeanne pourrait appartenir au public, au premier venu. Elle soupira à son tour, puis déplora, soucieuse, les périls de la traversée, les douleurs du mal de mer, la tristesse d’un pays dont on ne connaît pas la langue, ensuite elle embrassa André sur les yeux, murmurant : ne te désole pas, mon petit homme, va, je reviendrai, ce ne sera pas bien long.

Il ne répondait pas.

Alors elle reprit, très douce : – Voyons, ne sois pas comme cela, parle-moi, je ne suis pas bien heureuse non plus, tu vois bien ; tu n’es pas fâché contre moi, dis ?

Il eut un geste vague, elle le baisa sur la bouche et sourit un peu :

— Tiens, il y a un mois déjà que j’ai signé mon engagement, je savais bien que cela te peinerait, ainsi je ne pouvais pas me décider à te l’apprendre ; je suis allée rue Richelieu à l’agence de mademoiselle Tricot, une grosse maman très farce, qui a des lunettes rondes sur le nez et des boudins à la reine Amélie le long de joues. Elle s’est procuré des renseignements dans des maisons où j’ai travaillé et elle m’a fait signer un contrat de trois mois. C’est une brave femme qui a la spécialité d’exporter des ouvrières et qui est professeur de natation pour dames, quand ses marchés son conclus, l’été.

Et Jeanne se mit à rire, espérant qu’André se dériderait aussi, mais le portrait de mademoiselle Tricot ne le toucha guère et, mal disposé pour cette négociante qui expédiait. sa maîtresse au loin, il s’acharna au contraire sur l’agence qu’elle dirigeait, déclarant que c’était une boîte à filous, un rendez-vous d’entremetteuses, affirmant sans preuves, du reste, que Jeanne s’était fait voler.

Mais la petite secouait la tête, soutenant qu’elle ne risquait rien, expliquant la marche de ces sortes d’affaires, répétant :

— Les conditions sont celles-ci : je suis engagée à cent quarante francs par mois, plus la nourriture, le logement (un lit pour deux ouvrières par exemple) ; quant aux frais de courtage, ils sont à la charge de la maison de Londres qui paye également l’aller du voyage.

André ne fut nullement convaincu et il attaqua furieusement la qualité de la nourriture qu’on servirait à Jeanne, exprima le dégoût qu’elle ressentirait à coucher avec une autre.

Enfin, reprit Jeanne, en admettant même que tu aies raison, je ne peux plus me dédire. Mon contrat est signé et j’aurais une grosse somme à payer si je ne partais pas.

André n’insista plus.

À dater de ce jour, Mélanie eut beau s’ingénier à façonner des chatteries et des petits plats, ce fut peine perdue. La gourmandise des temps heureux avait disparu ; éclose tout d’un coup, elle mourut de même. Une tristesse planait maintenant sur André et sur Jeanne. Cette réflexion « nous n’avons plus que quelques jours à vivre ensemble » ; s’imposait à eux, ne les quittait plus. Les angoisses d’André devinrent même si despotiques qu’il espéra comme une délivrance le départ de Jeanne. Bien qu’il se ressassât les même idées, pendant des heures, il souffrait moins peut-être quand il était seul. La vue de Jeanne développait ses rancœurs et ses regrets ; et la tristesse de chacun, augmentée de celle de l’autre, devenait pour tous les deux intolérable.

Leurs rendez-vous s’espacèrent, heureusement, bientôt, car Jeanne ne le visita plus que très irrégulièrement, occupée, disait-elle, par les préparatifs de son voyage.

Il reçut une lettre enfin, portant le timbre de Boulogne-sur-Mer. Jeanne n’avait pas eu le courage de l’embrasser avant son départ.

À quoi bon nous désoler ? écrivait-elle, ce sera moins pénible ainsi ; et elle ajoutait : au moment où ma lettre t’arrivera, je serai sur le paquebot, en mer.

André tomba dans un fauteuil.

Alors, c’était fini. Jeanne aussi le lâchait ! Sa vie était complète maintenant, elle pouvait se résumer de la sorte : avoir été berné par ses maîtresses, cocufié par sa femme et lâché par Jeanne ! Et il sentait de la colère contre l’amant de la petite. – Quel niais ! Je vous demande un peu, ça avait à peine vingt-deux ans et ça se mariait ! Il avait donc bien hâte d’être aussi trompé ou, ce qui est pis, sans doute, de ne l’être pas, grâce seulement aux désastres des couches et à toutes ces infirmités spécialement inhérentes aux petites b ourgeoises ! Comme s’il n’aurait pas mieux valu qu’il restât avec Jeanne, qu’il continuât de posséder en elle une maîtresse docile, qu’enfin il ne désorganisât pas, dans son propre intérêt, le train-train de trois existences s’acheminant parallèlement heureuses !

Au fond, j’ai tort, se dit-il, ce n’est pas à ce monsieur que je puis en vouloir, c’est à moi-même, c’est à l’argent qui me manque ! Jeanne ne serait pas à Londres si le l’avais aidée, et il comprit presque l’ignominie de la foule, l’abjection de la société buvant le nez dans la boue, à plat ventre, l’ordure, sacrifiant l’amitié, les convictions, tout, à cet argent qui rend impeccable et grandiose, qui domine les tribunaux méprisés et les bagnes, qui fournit à tout particulier, au choix, les joies considérées de la famille ou les noces enviées des riches !

Aussi pourquoi n’en gagnait-il point ? pourquoi avait-il toujours exercé des états stériles, des professions improductives comme celles de répétiteur et d’homme de lettres ? Pourquoi n’avait-il pas accepté les basses besognes de son métier, ne s’était-il point fait sérieusement journaliste ? Il avait pourtant connu des gens qui cousaient, bout à bout, des balivernes évaluées avec raison au poids de l’or, car toutes les nuits la gomme les répétait stupidement, à table, parmi les filles ! Oui, mais encore eût-il fallu avoir la sottise de les inventer et l’audace de les écrire, encore eût-il fallu avoir le cœur assez solide pour qu’il ne se renversât point devant les pitoyables besognes imposées par l’actualité, par la vogue, chaque jour, et une vision soudaine des heures perdues dans les salles de rédaction se dressa devant lui. Il se revit accoudé sur le tapis vert d’une table, en quête de ses épreuves, alors-que, vers trois heures du matin, semblables aux servantes de l’amour enfermé dans des salons munis de divans et de gaz, ses collègues dormassaient, s’étirant, bâillant, demandant l’heure, buvant et fumant, attendant le moment longtemps souhaité de cesser le métier et d’aller dormir.

Ah ! cette vie de filles résignées à obéir aux exigences de Monsieur et à satisfaire aux caprices des abonnés et des passants l’avait révolté, puis il avait eu aussi des ambitions plus hautes, il avait voulu être un artiste ; l’était-il seulement ? Avait-il fait œuvre de talent, s’était-il affirmé dans le monde des lettres, avait-il dans la cohue joué des coudes, s’était-il, enfin, assis sur l’estrade, devant le public, le mâtant par sa hardiesse, ou l’apprivoisant par des bouffonneries sentimentales ou graves ? Non, il n’avait rien tenté, rien osé, rien fait. Il s’était trompé de voie, il eût dû suivre la grande route, devenir tout comme un autre, ouvrier ou commerçant. Eh non ! s’écria-t-il, je n’ai jamais rien appris et je ne sais rien ! Et, en effet, il était bachelier !

Un état manuel ? mais il eût fallu subir des années d’apprentissage ! Un commerce quelconque ? mais il ne connaissait ni la tenue des livres ni les affaires ! Il n’avait appris ni l’anglais, ni l’allemand, rien des choses pratiques, rien. Est-ce qu’il était capable d’auner de la toile, de ficeler un paquet, de cacheter une bouteille ou de planter un clou ? Pouvait-il seulement comme un ancien sergent écrire des pages de bâtarde et de ronde, ou comme un ex-brigadier panser et étriller des chevaux ? Il avait su jadis un peu de latin et un peu de grec, il savait maintenant un peu de français et c’était tout ! Et il reprochait à sa famille son instruction creuse, les dépenses inutiles du collège, les sacrifices qu’elle s’était résolument imposés pour le mettre à même de ne pouvoir jamais gagner son pain !

Puis, et cela n’était pas la faute de sa famille, cette note « passable » ; habituellement inscrite sur ses cahiers de classe l’avait poursuivi pendant toute sa vie ! Après l’avoir autrefois coté aux yeux des pions, elle le cotait maintenant aux yeux du monde. Il avait été sans interruption passable, – passable dans ses devoirs, passable dans ses répétitions, passable dans ses livres. – Et, ce n’était pas tout, dans son existence privée, dans son ménage, auprès de sa femme, auprès de Jeanne, il s’était montré comme ni un amoureux ni glacé, ni chaud, ni vaillant, ni lâche. Non, il avait été Monsieur tout-le-monde, une personnalité insignifiante, un de ces pauvres gens qui n’ont même point cette consolation de pouvoir se plaindre d’une injustice dans leur destinée, puisqu’une injustice suppose au moins un mérite méconnu, une force.

Ainsi qu’un homme qui se réveille, il jeta les yeux autour de lui et la marche de ses pensées s’arrêta, puis elles ébranlèrent à nouveau et la marée de ses embêtements s’accrut. Il aurait beau dire, il avait eu tout de même de la déveine, car enfin il travaillait avant son mariage, il donnait des promesses de talent pour quelques-uns. L’impuissance ne lui était radicalement venue qu’après sa rupture avec Berthe ! C’était elle qui lui avait pour toujours effondré ses énergies et ses espoirs. La mesure était comble, maintenant, Jeanne était partie ! Et, mentalement, il aperçut un concubinage disparaissant dans le lointain, bras dessus, bras dessous, se chauffant au soleil, uni contre les misères du sort, contre les maladies de l’âge. Ce collage qu’il avait péremptoirement repoussé, lui apparut comme un havre, comme une Sainte Périne, soignant les impotents et les infirmes. J’aurais dû me mettre avec Jeanne, se dit-il. Ah ! si elle revient ! – Et il sourit tristement, sachant bien qu’elle se créerait une existence là-bas, que jamais plus, sans doute, il ne la verrait.

Pauvre chérie, murmura-t-il, elle est loin maintenant, et il s’oublia en elle, s’identifiant pour une seconde avec son sexe, cousant à Londres, au milieu d’un atelier éclairé par des vitres troubles, sous un jour louche, dans un boulevari de paroles inconnues ; et, sans transition, rappelé à lui par sa pantoufle qui butait sur le plancher, il se retrouva, tout abêti, rue Cambacérès, tandis que de bruyantes lamentations montaient de nouveau dans son âme, conduisant le deuil de cette vie, traversée d’amours, incomprises, d’opiniâtres chagrins et de joies brèves.

Puis, comme pendant une messe funèbre une voix se lève, douce et triste dans le silence de l’église, quand l’orgue s’est tu, une voix s’élança plaintive, dans l’anéantissement de son âme, implorant de vagues miséricordes, d’incertaines pitiés, couverte bientôt, comme par la reprise des grandes orgues, par la véhémence de la crise juponnière qui éclata, débridant les plaies, les ouvrant toutes larges, arrachant les pansements posés par Jeanne.

C’était la fin ; les accidents tertiaires sortaient.

Après le ressentiment de l’outrage subi, les postulations courroucées et les amers regrets des caresses absentes, après les souvenirs ranimés des époques lointaines et ses réveils aussitôt éteints des amours défuntes, après les sourdes convoitises des atmosphères féminines et les violentes séditions contre une existence murée, sans jour, sans intérêt, sans femme, la première période de la crise avait cessé.

Alors plus de lancinantes angoisses, plus de fièvres chaudes, d’idées fixes, plus de folles défaillances et d’affreux sursauts, mais une sorte de langueur charmante comme celle d’une convalescence, un lent apaisement de pensées, une complète résignation, une pâle quiétude, une rêverie mélancolique et souriante, un sentiment consolé et tendre comme celui que l’on éprouve parfois, le jour des Morts, devant une tombe d’ami depuis longtemps close.

Puis ces symptômes de la deuxième période avaient aussi disparu et la maladie semblait usée, quand tout à coup, au reçu de la lettre de Jeanne, elle se déclarait encore en un brutal accès ; alors, une abdication de soi-même, une détresse sans remède, un spleen sans recours, l’accablèrent ; il s’affaissa sous l’écroulement d’une vie qui, à peine reconstruite, s’abattait de nouveau, ensevelissant ses dernières espérances sous un bruyant monceau de dégâts et de ruines.

XIII
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Cet escalier est bien misérable, pensa Désableau. Je ne comprends vraiment pas comment l’on ose habiter une maison d’aussi piètre mine. – Mille pardons, Madame, fit-il subitement, et il s’effaça contre la muraille, laissant le passage libre à une femme qui descendait, escortée d’une portée de gosses grognant, le nez plein, remuant des boîtes à lait, les tapant comme des cymbales.

Enfin m’y voici, soupira Désableau.

Il était arrivé devant une porte peinte en jaune, ornée au milieu d’un bouton de fer noir. Il chercha en vain la sonnette ; alors il cogna avec la pomme de son parapluie ; la porte bâilla et, dans la pénombre, il aperçut une femme grasse et un chat rouge.

— M. Cyprien Tibaille ? demanda-t-il, en saluant.

— C’est ici, Monsieur.

Désableau déposa son parapluie dans le coin d’une porte, traversa une antichambre obscure, ouvrit une autre porte et, ébloui par le grand jour, il demeura, les yeux écarquillés, apercevant Cyprien, couché, les bras autour de la tête, sur l’oreiller, un bout de pipe fumant aux lèvres.

Il lui toucha la main et déclara, en s’asseyant sur une chaise, au pied du lit, qu’il espérait bien que la santé de son ami était toujours bonne.

Cyprien le remercia de ses souhaits, ajouta qu’ils étaient malheureusement inexaucés, attendu qu’il souffrait d’une inflammation de la muqueuse du ventre.

M. Désableau appartenait à cette race de gens qui proposent aussitôt les remèdes les plus divers aux personnes malades ; il conseilla donc au peintre les pilules et les perles formulées par tel ou tel docteur, les électuaires, les tisanes et les bols préconisés régulièrement, dans les journaux, aux annonces de la dernière page.

— Rien de grave du reste ? ajouta-t-il, d’un ton confiant.

— Non, rien de grave, j’ai même permission de me lever demain… Alexandre ! cria-t-il soudain, s’adressant au chat qui, après avoir longuement flairé le chapeau de Désableau, entra dedans. – Mais cet appel ne produisit aucun effet sur la bête dont on ne voyait plus que l’arrière-train et la queue qui remuait droite et rayée de rouge.

Désableau se leva, mit son chapeau à l’abri et, par amabilité, voulut caresser le chat qui s’avança comme un crabe, marchant de côté, les oreilles à plat sur le crâne, les moustaches hérissées et la queue basse.

— Il va vous griffer ; dit tranquillement Cyprien.

Désableau se recula et vint s’asseoir, regrettant de n’avoir pas gardé, comme arme de défense, son parapluie.

Il y eut un instant de silence. – Cyprien, très étonné de cette visite, regardait curieusement Désableau qui croisait et décroisait, l’air absorbé, ses jambes.

— Vous avez déménagé, fit-il, laissant enfin ses jambes en place et, relevant un peu la tête, il considéra la pièce dans tous les sens, murmurant c’est très gentil, très clair ; et, après une pause vous travaillez toujours beaucoup ?

— Beaucoup ; et le peintre désigna, du geste, des aquarelles éparses sur une table.

Désableau se leva, mit son lorgnon et demanda s’il pouvait sans indiscrétion les regarder.

— Comment donc, mais regardez-les tant qu’il vous fera plaisir, mon cher monsieur.

Désableau recula, pris de nausées, devant ces aquarelles qui représentaient toute une gamme de maladies de peaux, tout un clavier de boutons et de dartres.

Il rejeta, indigné, ces planches et, dissimulant mal son dégoût :

— Alors, vous vous amusez à peindre des sujets pareils ?

— Permettez, ce n’est nullement par plaisir que j’enlumine pour la chromo ces aquarelles. J’exécute simplement un travail commandé par un médecin. Je suis obligé d’aller à l’hôpital Saint-Louis, de m’installer dans les salles devant les sujets que l’on me désigne, de faire coller à la diète ceux qui refusent de se laisser peindre et, tout cela pour gagner dix francs par planche ! Il n’y a vraiment pas matière à s’amuser comme vous semblez le croire !

Un repos suivit cette déclaration. Désableau, très pensif, roula son mouchoir et se le passa sans raison sous le nez.

— Ce n’est toujours pas pour m’acheter de la peinture qu’il est venu, songea le peintre.

La grosse femme qui avait ouvert la porte d’entrée arriva, sur ces entrefaites, et s’enfonça longuement dans un fauteuil.

Désableau devint plus gêné encore ; il regarda à la détourne la femme, n’osant l’examiner de face, louchant en dessous de son binocle, par politesse.

Elle lui parut par trop boulotte et par trop mûre ; ficelée avec cela comme un paquet, les joues ravitaillées avec du fard, les cheveux rongés par une raie à pellicules, les yeux pleins d’eau comme ceux d’une chienne, elle lui sembla tenir de la garde-malade, de la portière et de la raccrocheuse.

— Elle est décidément ignoble, pensa-t-il.

Cyprien s’impatienta de cet examen ; il dévisagea Désableau et lui dit :

— Mon cher monsieur, si vous avez quelque chose à me communiquer, il ne faudrait pas vous gêner parce que Mélie est là. – Elle est un peu curieuse, et il y a gros à parier que si je la priais de sortir, je serais obligé, après votre départ, de lui répéter notre conversation, mot pour mot ; il vaudrait peut-être mieux, dès lors, oublier qu’elle est là et causer tranquillement ensemble.

Cette explication ne diminua en rien l’embarras du visiteur qui, pour se prêter une contenance, souffla sur les verres de son lorgnon et les frotta soigneusement avec son mouchoir.

Le peintre se perdit en conjectures sur le motif de cette visite. Voulant rompre à tout prix le silence qui menaçait de se continuer, il demanda poliment des nouvelles de Madame et de Mademoiselle.

Désableau se dérida visiblement. Il laissa son pince-nez et répondit avec empressement :

— Mais, Dieu merci, toute la petite famille est en bonne santé… Ma femme, vous la connaissez, un cheval au travail, une âme d’élite partageant son affection entre sa fille et moi…

Il s’interrompit.

Le chat, brusquement, sauté des genoux de Mélie, se livrait à de folles cavalcades, galopant sous les chaises, se fichant sur le dos et gigotant, les quatre pattes en l’air, puis se relevant d’un tour de reins, cabriolant et sautant, l’air effaré, sur tous les meubles.

— C’est les puces, dit sentencieusement Mélie.

Désableau la regarda de travers et, rattrapant le fil de ses idées, il poursuivit :

— Oui, ma femme se porte comme un charme ; quant à la petite, elle est, comme vous le savez, d’une complexion délicate, mais enfin sa santé est aussi bonne que nous pouvons la désirer. Du reste, cette enfant-là donne bien de la satisfaction, c’est une nature droite comme celle de la mère ; jamais de punitions en classe et toujours première ; la maîtresse la cite ainsi qu’un exemple et Monseigneur a bien voulu nous en faire compliment, le mois dernier, quand il est venu dans le pensionnat pour donner la confirmation à de jeunes élèves.

— À quoi que vous la destinez votre demoiselle ? hasarda Mélie, d’un ton aimable.

— Mélie, tais-toi, jeta Cyprien, et empêche Alexandre de sauter comme il fait.

Mélie empoigna Alexandre, et tandis qu’elle le serrait contre elle, une lutte silencieuse s’engagea, traversée par les coups de queue saccadés du chat, tapant sourdement l’estomac de la femme.

— Enfin, reprit Désableau, hésitant un peu, tout est pour le mieux, mais cependant, vous savez, le bonheur n’est jamais complet. – Oui, quand on est heureux d’un côté, on ne l’est pas de l’autre. Ainsi la santé de cette pauvre Berthe, je puis bien vous le dire, nous inquiète beaucoup. Tous les malheurs qui lui sont arrivés, sa rupture avec André, tout cela, voyez-vous, agit sur le moral et par contrecoup sur le physique ; bref, sans qu’il y ait absolument péril en la demeure, l’état de notre nièce ne laisse pas que de nous inspirer de sérieuses appréhensions.

Cyprien, très attentif, regarda fixement son visiteur qui reprit :

— Oui, il faudrait beaucoup de ménagements et de l’air pur… Les médecins que nous avons consultés à ce sujet sont, unanimes à prescrire un séjour à la campagne, des promenades dans les bois, de la tranquillité, aucune émotion et aucun tracas.

Et il continua, plus bas, après une pose :

— Il est vraiment regrettable qu’André n’ait pas adhéré à la demande que je lui avais soumise dans ce sens par l’organe de Maitre Saparois, notre notaire.

— Ah ! fit Cyprien.

— Ce refus est d’autant plus inexplicable, poursuivit Désableau qui s’animait, que c’était une occasion unique pour Berthe. Pensez donc, une maison à Viroflay, c’est-à-dire à quelques lieues de Paris, un jardin assez grand avec un potager, à dix minutes d’une station, un train par demi-heure et tout cela. pour douze mille francs ! – Et puis enfin, en dehors même des avantages matériels qui seraient résultés de cette opération, il y avait des motifs qui primaient les autres, des considérations d’humanité qu’un homme de cœur ne pouvait rejeter…

— Pardon, interrompit le peintre, mais je ne comprends pas bien l’histoire que vous me racontez ; voyons, vous voulez que madame Berthe, votre nièce, achète une maison à Viroflay, celle que vous avez louée, l’été dernier, sans doute ?

Désableau approuva du chef.

— Bien, et comme en sa qualité de femme mariée, madame Berthe ne peut rien acheter sans l’autorisation de son mari, vous avez dépêché un notaire à André pour obtenir cette autorisation.

Désableau approuva encore.

— Et André a refusé ?

Désableau hocha silencieusement la tête.

— Bon, j’y suis maintenant, si vous voulez continuer, je vous écoute.

Mais Désableau déclara qu’il n’avait pas à continuer. Il s’excusa même d’avoir ennuyé son ami par cette longue histoire, mais c’était plus fort que lui ; la réponse d’André l’avait trop secoué ! Il avait une barre dans l’estomac depuis qu’il l’avait apprise. Il aimait Berthe comme sa propre fille, il l’avait élevée sans faire de différence entre elle et sa petite Justine, et voilà que la pauvre enfant, après tous ses malheurs, maintenant que ses souffrances commençaient à s’assoupir dans la sereine société de la famille, recevait un nouveau coup.

— Ah ! l’on ne m’ôtera pas de la tête, s’écria-t-il, que la religion d’André n’ait été surprise et il serait vraiment bien ‘à souhaiter qu’un ami lui décillât les yeux, lui fit comprendre le côté inhumain de sa conduite.

— Autrement dit, murmura le peintre, vous me priez de parler à André de cette affaire. Mais enfin, mon cher monsieur, pourquoi ne lui en parlez-vous pas, vous-même ?

— Parce que… répliqua Désableau, un peu rouge, j’ai craint que M. André n’eût des préventions contre moi, et puis j’ai eu peur, je l’avoue, de me laisser emporter dans la discussion et de l’envenimer.

— Eh bien, mais, madame Désableau n’a pas les mêmes raisons que vous de croire à la malveillance d’André. Pourquoi ne va-t-elle pas le voir ?

Désableau ne répondit pas tout d’abord à cette question. Il réfléchit, se disant : « Ah bien, par exemple, une femme honnête visitant des gaillards comme ceux-là ! » ; Et-il frémit à la pensée que si madame Désableau était venue à sa place chez Cyprien, elle aurait dû affronter le contact de cette grosse gueuse qui se prélassait avec son chat dans un fauteuil.

— La discrétion obligeait ma femme à ne pas se rendre chez un garçon qui n’est peut-être pas toujours seul chez lui, fit-il enfin.

— Mon Dieu ! reprit Cyprien, ce que je vous en dis n’est pas pour vous refuser le service que vous me demandez, bien que par goût je sois peu disposé à me laisser pincer les doigts entre les portes, pourtant…

Désableau ne le laissa pas achever, il se leva et lui saisit les mains. Je n’en attendais pas moins de votre amitié, s’écria-t-il, je le disais encore à ma femme hier, je suis sûr que M. Cyprien admettra la justesse de nos intentions ; et ma femme pensait comme moi, en me chargeant par exemple de vous adresser mille reproches, car vous êtes devenu d’un rare ! – Vous avez positivement oublié le chemin de notre domicile. Voyons, il faut venir nous voir, manger la soupe, sans façon, avec nous – que diable ! Ce n’est pas parce qu’André est fâché avec nous que vous devez épouser ses querelles ! – Vous savez du reste que ma femme vous aime beaucoup.

— Je n’en ai jamais douté, répondit Cyprien.

— Eh bien alors, c’est entendu. – Que je suis bête ! fit-il tout à coup, j’oubliais avec tout cela l’objet de ma visite. – Nous avons toujours le portrait du père à rentoiler. Vous aviez bien voulu nous promettre, avant notre départ pour la campagne, de vous en occuper vous-même…

— Oui, oui, répliqua Cyprien, très froid, je passerai le prendre un de ces jours.

— C’est cela, s’écria Désableau, venez quand vous voudrez, nous dînons à six heures. – Voilà qui est convenu. – Tiens votre chat perd ses poils, dit-il après un silence, regardant cet animal qui faisait maintenant le dos de chameau et se frottait lentement contre le bas de ses culottes.

— Ce n’est rien, Monsieur, jeta Mélie, qui apporta une brosse de chiendent.

— Mais Désableau se défendit. Jamais il n’accepterait que madame se donnât cette peine. Il consentit cependant, bousculé par la grosse femme, à mettre un pied sur une chaise et à se laisser brosser son pantalon à tour de bras.

— Cyprien, cria Mélie agenouillée devant la chaise, il est temps de te frictionner.

— Ah ! grogna le peintre qui étala sur un bout de flanelle de la gélatine d’opodeldoch.

Il y eut une nouvel instant de silence, pendant lequel une odeur de camphre monta doucement du ventre de Cyprien, se développant peu à peu dans la pièce, tandis que le bruit aigre du chiendent ratissant le drap s’entendait seul.

— Merci, mille fois, madame, dit Désableau à Mélie, en se remettant sur ses jambes, puis il tira sa montre :

— Diable ! Je vais arriver en retard à mon bureau. – Allons, meilleure santé, et il serra la main de Cyprien. – Il ne partit pas, cependant, devenu très indécis, se demandant s’il devait rappeler au peintre l’intervention réclamée entre André et Berthe, mais il jugea plus digne de reparler du tableau à rentoiler, laissant entendre obscurément qu’il paierait au besoin les frais. – Allons, une dernière fois, adieu, et bonne santé ; et il ajouta en serrant encore la main du peintre, pensant faire ainsi une discrète allusion à tous les motifs de sa visite : Je puis, n’est-ce pas dire à ma femme qu’elle compte sur vous ?

Cyprien remua vaguement la tête et précédé par Mélie et par le chat, Désableau quitta, sur un dernier regard, la place et aussitôt qu’il fut arrivé dans la rue, il ricana, pensant que tout de même un honnête homme serait bien malheureux s’il lui fallait vivre de la sorte avec une fille. – Le restant de tout le monde, une créature, une boue, et un égoutier et un bohème de Cyprien, mâcha-t-il ; oui, qui se ressemble s’assemble, il est bien assorti avec André. – C’est égal, il faut avouer que c’est une pénible tâche que d’aller réclamer l’appui de gens pareils, et c’est qu’il faut user de diplomatie avec eux, mettre des mitaines, des gants ! – Ah ! ce pauvre Vigeois, en nous léguant sa fille, peut se vanter qu’il nous en aura infligé de dures épreuves !

Et il marcha, plus furieux, déblatérant contre les ménages interlopes. – Oblitération du sens moral, voilà la seule explication qu’on puisse donner de ces existences anormales, pensa-t-il, et soulagé par ces réflexions, il entra dans son bureau et secoua furieusement deux employés célibataires qui arrivaient en retard, déclarant qu’ils ne pouvaient invoquer comme excuses des devoirs de famille, puisqu’ils étaient garçons l’un et l’autre, et que l’administration n’avait pas à accepter pour des motifs, qu’elle ne pourrait sans doute pas décemment connaître, des retards préjudiciables à ses intérêts.

Et tandis que les employés supportaient patiemment le galop de leur chef, Cyprien, ne doutant point de la déplorable impression que Mélie avait laissée à Désableau, se prit à rire dans sa barbe, caressant le chat pelotonné sur le lit, en boule.

— Alexandre, dit Barre de Rouille, fit-il, le monsieur à favoris que tu viens de voir est un homme grave, un homme relié. Marié, père d’une fille et récemment promu au grade disputé de sous-chef, il apparait comme un homme considérable aux yeux des petits commerçants et des rentiers. Eh bien, ce fonctionnaire a dû emporter de toi une bien triste opinion, car tu t’es malhonnêtement conduit ; tu es entré dans son chapeau et tu as couvert sa jambe gauche de poils ; il ne faut pas cependant que cela te chagrine, mon pauvre mimi, car vois-tu, M. Désableau a très certainement une aussi mauvaise opinion de ton père, Cyprien, qui te tient présentement les pattes, pour que tu ne te sauves pas.

— Oui, ce monsieur nous méprise, moi, et cette brave Mélie. Pourquoi ? Ah dame, ça, c’est moins facile à t’expliquer, car ta maman Mélie, prise de pitié, t’a fait arracher d’avance par le coupeur du Pont-Neuf les germes de certaines idées que tu aurais pu t’enraciner dans l’âme. On a tari tous tes instincts de vagabondage amoureux, tous tes futurs désirs de pousser des cris déchirants le long des toits. On a eu tort, car tu es une bête surhumaine et monstrueuse, une bête sur laquelle on a violé les lois les plus saintes de la nature en te débarrassant de la douleur morale dès le principe. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Pardonne cette digression, ne me mords pas, ou je te claque et écoute :

La société, vois-tu, minet, a décidé, dans un jour de berlue, on ne sait plus quand, tant ça se perd, dans la nuit des siècles, que tout homme qui voudrait habiter avec une femme, dans la même chambre, dans le même lit, devrait passer auparavant devant un autre homme qui les interrogerait, après qu’on lui aurait mis une ceinture de cotonnade autour des reins.

Cette opération s’appelle le mariage, mon chat ; c’est l’honnêteté, c’est le respect de tout un pays, de tout un monde, c’est la protection assurée, où qu’on se trouve, des magistrats et des gendarmes !

Eh bien ! Ton papa Cyprien et ta maman Mélie n’ont pas défilé devant la fameuse écharpe dont je t’ai parlé, ils vivent simplement ensemble, comme toi tu aurais pu le faire avec une chatte, sans en avoir préalablement obtenu l’autorisation d’un deuxième chat. C’est te dire que, quoiqu’ils fassent, ils seront constamment méprisés, constamment honnis.

Et il n’y a rien à faire à cela, il n’y a pas de subterfuges à inventer, ajouta Cyprien avec une pointe de mélancolie. Quand j’achèterais une alliance à ta maman, quand je lui jetterais de la soie sur le dos, et sur la tête des chapeaux à plumes, ça ne nous empêcherait pas d’avoir la tournure spéciale aux gens collés. Du reste, si tu veux t’en assurer, tu n’as qu’à nous regarder par la fenêtre, quand nous sortons ensemble, ça, faut être juste, c’est un beau spectacle ! Mélie cahote en marchant, et elle ne peut me suivre ; elle geint, se mouche, s’essuie, crie après moi, m’appelle tout haut dans la rue, tandis qu’à vingt pas en avant, je fends l’air de mes longues jambes. Voyons, c’est-il cela qui peut nous procurer une dégaine honorable de gens mariés ? Non, n’est-ce pas ?

Ah ! si nous étions des ouvriers, si Mélie portait de vieilles camisoles et des bonnets mous, si moi j’étais vêtu d’une blouse et coiffé d’une casquette, je ne dis pas… nous pourrions sans doute donner le change, puisque tout le monde a l’air de concubins, dans le peuple.

Alexandre s’agita et miaula désespérément.

— Allons, je vais abréger, fit Cyprien, car je commence à croire que ces explications t’intéressent fort peu. Au fait, les deux sous de foie que tu manges par jour ne sont ni meilleurs, ni pires, que ce soit Mélie, fille Aulanier, ou Mélie épouse de Cyprien Tibaille, qui te les découpe et te les pétrisse dans une pâtée de pain, mais enfin tous ces détails étaient nécessaires pour te faire bien comprendre les nausées d’âme que M. Désableau a endurées à la vue de nos trois personnes.

Le chat, impatienté par ce discours, roula des yeux noirs, à peine cerclés de j’aune, aux bords, et il se tordit plus furieusement entre les mains du peintre.

— Laisse-le donc, jeta Mélie, est-ce que cet animal peut comprendre toutes les histoires que tu lui racontes ?

— Ta mère a raison, déclara Cyprien. Va, mon fils, tu dois être édifié maintenant ; et il lâcha Alexandre qui se précipita en bas du lit et se secoua vivement sur le parquet, dans une nuée de poils rouges.

— Mon Dieu ! que tu es bête, mon vieux Cyprien, soupira Mélie.

— Tes aperçus sont parfois justes, répliqua le peintre.

Leurs entretiens finissaient souvent de la sorte.

Ils formaient, à eux deux, un concubinage modèle, basé sur une réciproque indulgence, une union où les sens éreintés, organisée par une femme qui n’était plus jeune et qui n’avait, au travers de noces subies comme on supporte les fatigues d’un périlleux métier, poursuivi qu’une idée, qu’un but, découvrir un homme qui consentiraient à la tirer de l’eau et à la mettre à sec sur une berge. Elle flaira en Cyprien un sauveteur ; elle saisit que celui-là n’avait plus ces préoccupations de jeunes hommes qui cherchent une maîtresse avenante ou jolie pour la montrer aux autres ; sa grosse taille, sa tournure populacière, ses quelques penchants à lever le coude et à siroter de petits vermouths entre les repas, la rendaient impossible à placer chez ces gens qui, épris de distinction et possédés par un idéal de femme frêle, sans infirmités de nature, éprouvent le besoin de s’enquérir du passé de leur maîtresse, l’obligent à leur dégoiser des blagues pour se monter à eux-mêmes le coup et l’abandonnent, en fin de compte, parce, qu’ils en ont rencontré une autre dont la robe est plus élégante et le teint mieux fait.

Cyprien lui apparut comme un galopin usé avant l’âge, comme un malade qui désirait seulement, dans le lit, être bordé, et elle s’attacha à lui, rêvant de devenir simplement sa bonne, mais une bonne avec qui l’on cause familièrement et à qui l’on envoie de temps à autre, par amitié, de petites tapes sur le derrière.

Puis, à ce bon enfant, à cette douceur d’une fille qui a été constamment dupée par les hommes sans leur en garder pour cela rancune, une idée bien peuple se joignait. Vigoureusement reintée et pétant d’embonpoint, Mélie ressentait une certaine compassion pour la maigreur délicate du peintre. « Faudra que je l’engraisse » , se disait-elle souvent ; et elle s’inquiétait de lui comme d’un marmot à qui l’on essuie le front quand il a couru. Elle vérifiait, lorsqu’il s’apprêtait à partir, ses vêtements, lui fourrant des foulards dans les poches, le forçant à se déshabiller des pieds à la tête quand il revenait mouillé, par les jours de pluie, se couchant avant lui, l’hiver, pour qu’il s’étendît sur une place chaude.

Ils s’étaient croisés, un soir qu’elle bayait aux corneilles sur un pont ; accostée sous le plus futile des prétextes, elle invita le peintre à passer son chemin. Cyprien avait alors parlé de la fraternité des âmes, mis le bras de la femme sous le sien et, malgré ses refus, il l’avait emmenée, l’éblouissant par d’inintelligibles phrases, lui procurant cette certitude qu’elle était remorquée par un Monsieur qui avait reçu de l’instruction. Elle fut enchantée du reste de l’hospitalité du peintre ; ce furent ces gentillesses de calicots et de perruquiers dont l’effet est toujours sûr. Cyprien y ajouta encore un sans-gêne gracieux qui combla d’aise Mélie, déjà enchantée de ces bonnes façons.

Égayée par des grogs fortement épicés, elle s’apitoya, maternelle, sur les vêtements décousus du peintre, et elle leur posa, çà et là, quelques reprises, quelques points, puis, satisfaite du peu d’exigences et de la générosité de Cyprien, elle revint d’elle-même, plusieurs fois, entrant avec l’air humble d’un chien qui s’attend à être chassé, mais le peintre la laissa rôder, bienveillant, où qu’elle voulut, songeant à l’avenir de sa garde-robe.

Leur liaison continuait ainsi très lénitive et très bénigne, lorsqu’un jour Cyprien se coucha, malade, souffrant de maux d’oreilles et de clous. Alors, elle s’installa près du lit, prépara le potbouille pour qu’il n’eût pas à sortir ; elle le soigna avec sollicitude, le veilla, la nuit, le dorlotant, lui mettant un moine aux pieds, se relevant pour le faire boire.

Lui, fut ébahi ; il ne comptait plus depuis longtemps sur une affection quelconque, sur une pitié ; il s’attendrit sur ce dévouement qu’on lui offrait, gêné, malgré tout, par le bon enfant de cette femme qui voulut, en dépit de ses protestations, s’occuper elle-même de toutes les hontes, de toutes les abjections d’une maladie.

Elle riait, lui disant lorsqu’il se fâchait presque la suppliant de ne pas accomplir de répugnantes besognes :

— Allons, mon bibi, c’est l’affaire des femmes, ça.

Et il l’embrassait, tout ému, et la grosse femme riait plus fort, ravie d’être ainsi embrassée, sans saleté, contrairement aux habitudes.

Elle trima furieusement du reste, car en sus de la cuisine et des courses, elle dut balayer le logis, découper les vieux rideaux de mousseline pour les cataplasmes, se battre avec Cyprien que l’invasion des médicaments outrait.

Puis, ce fut toute la série des purges qui défila : des limonades gazeuses qui emplissaient Cyprien de vent sans rien produire, des eaux de Pullna, aigres et doucereuses, qu’il rendait par le haut, des sels de Sedlitz qui l’échauffaient cruellement, ce fut enfin l’abominable ricin que le docteur prescrivit en dernier ressort.

Alors Cyprien jeta des cris de Merlusine. L’odeur seule de cette drogue lui retournait l’estomac. Mélie dut, un matin, après avoir soigneusement battu l’huile dans du café tiède, enfourner le tout dans la bouche du peintre, qu’elle effara, en le réveillant en sursaut par des cris de pie. Il jura, sacra comme un bouvier, l’interpella violemment, l’envoya à tous les diables, puis il avoua qu’elle avait eu raison d’agir ainsi, et il consentit, résigné, souriant aux joues gonflées et aux lèvres en rosette de Mélie soufflant sur le bol pour le refroidir, à s’abreuver de bouillon aux herbes, à s’ingurgiter, jusqu’à plus soif, des potées d’eau verte.

Tant qu’il ne put se lever, elle demeura près de lui, du matin au soir, causant, ravaudant, lisant des livraisons illustrées à deux sous, superposant les histoires jadis clabaudées dans sa propre maison sur tous les cancans débités dans celle du peintre. Son zèle ne s’amortissait pas et sa vaillance et sa belle humeur réconfortaient le peintre qui s’épeurait au plus léger mal et se croyait perdu.

— Quand on veut quelque chose, on le veut, disait-elle ; moi je serais paralysée que je soulèverais quand même mes jambes avec ma tête, – et elle se tapait carrément sur le front avec son dé.

Dure pour elle-même, ayant dans le sang du salpêtre qui lui secouait la graisse, elle était cependant molle pour les autres, émues par leur moindre bobo, par leur moindre peine.

Lorsque les maux d’oreilles de Cyprien s’alentirent et que ses clous percèrent, elle continua néanmoins à le bercer ; mais, vers les midi, elle s’absenta, chaque jour, régulièrement, pendant deux heures.

Le peintre s’alarma ; à la voir si casanière et si placide, il n’avait plus songé combien l’existence de cette femme était problématique. Mélie acceptait bien sa part des repas qu’elle cuisinait chez lui, mais enfin il y avait le loyer, l’entretien, le blanchissage. Où se procurait-elle l’argent nécessaire pour parer à ces dépenses ?

Elle travaillait souvent à des ouvrages de passementerie, disposant sur un morceau de bois hérissé de pointes qui formaient un dessin, de la ganse qu’elle cousait et piquait de petites perles en verre noir, recueillies dans son tablier et collées par de la salive sur le pouce de sa main gauche. Mais outre qu’elle n’avait plus les yeux assez vifs pour enfiler rapidement ces perles, trouées à chaque bout, d’un coup d’aiguille, ce travail était trop mal rémunéré pour qu’il pût suffire aux besoins d’une femme. Trente-deux sous, en bûchant de sept heures du matin à minuit, c’était ce qu’elle pouvait, en se hâtant, gagner ; il devait donc exister un ou deux Messieurs qui aidaient la pauvre fille ; ses absences se trouvaient par cela même justifiées ; et pourtant, quand il examinait Mélie, Cyprien s’étonnait. Ce qu’elle n’était ni appétissante, ni libertine !

Il faudrait supposer, se dit-il, qu’il est dans Paris un ou deux impotents de mon espèce, des gens fanés et doux, tenant à une maîtresse pour des motifs différents de ceux qui déterminent l’humanité depuis des siècles. – Et il se sentait une certaine colère, une certaine jalousie, pour les soins de garde-malade qu’elle allait sans doute prodiguer à de vieux amants. Son dépit amoureux ressemblait à cette sorte de rancune qui prend un malade, dans un hôpital, lorsqu’il voit le médecin l’examiner à peine et se préoccuper longuement des autres.

Il ne pouvait reprocher à Mélie, cependant, de ne pas lui donner la préférence puisqu’elle ne le quittait guère et témoignait, d’ailleurs, peu d’empressement à sortir. Elle examinait la pendule en fronçant le nez, attendant la dernière minute, se lissant les cheveux de mauvaise grâce, murmurant tout en arrangeant ses gants percés au bout des doigts : – Oh ! ils sont bien bons ! – Puis elle baissait sa voilette et, jetant un dernier coup d’œil sur la chambre, couvrait le feu de cendres, préparait tout pour que Cyprien ne souffrît pas de son absence.

Habitué au va-et-vient d’une jupe s’accrochant dans les pieds de chaises, aux encouragements jetés à la maladie, à l’échange des propos dont l’insignifiance disparaît pour les gens souffrants, Cyprien se jugeait horriblement malheureux lorsqu’il était seul. Sa chambre devenait morne et il regardait à son tour, attristé, les aiguilles de la pendule, écoutant le tic-tac du balancier pour s’assurer qu’il n’arrêtait point. Comme le temps est long, disait-il, et il éprouvait une réelle joie lorsqu’au bout de deux heures, il entendait le pas d’éléphant de Mélie ébranler les marches.

Les sorties mesurées de cette femme continuèrent sans qu’elle les expliquât et sans qu’il eût le courage de l’interroger. Une sourde inquiétude le tortura, à la longue, pourtant ; il craignit des exigences de la part des personnes qu’elle allait voir, il appréhenda une rupture imposée, un abandon.

L’idée qu’il pourrait rester privé de soins maintenant, l’affola ; il se vit, seul, pendant la nuit, s’agitant, battu par la fièvre, excédé par des cauchemars, suant sur son traversin, attendant l’arrivée du jour comme une délivrance.

Il ruminait ces pensées, dans ces états de vague somnolence où l’esprit engourdi continue néanmoins sa course. Une recrudescence de maladie acheva de l’atterrer. Alors, tout endolori, ne disant plus rien, il songea longuement aux épouvantes d’une catastrophe, aux agonies solitaires, aux morts lamentables des galeux et des parias. Cette perspective de crever misérablement, dans une chambre, la porte laissée entrouverte par la garde partie, tandis que les locataires passent en chantonnant dans l’escalier, s’implanta, poussée dans son cerveau, rivée par les souffrances qui l’assaillaient. Une peur terrible, une de ces paniques qu’on ne raisonne pas, le saisit ; il claquait des dents sous ses couvertures, il fut sur le point de supplier Mélie, ce jour-là, de ne pas descendre.

Puis, il n’osa. – Une perception brusque de sa situation lui apparut ; ses rentes mangées par les femmes n’étaient plus, et les quelques bribes échappées à ses défaites allaient disparaître, emportées par le courant des notes de médecine et de pharmacie. Fallait-il qu’il eût été niais pour s’être ainsi laissé gruger par des coquines qui se fichaient de lui ! – C’était comme toujours les bonnes filles qui payaient pour les mauvaises. Mélie était venue trop tard… Soudain, la pendule tintant coupa ses réflexions.

Il regarda Mélie, se répétant : l’heure est arrivée, elle va déguerpir. Elle aussi le regarda et, effrayée par la détresse qu’elle lisait dans ses yeux, elle lui caressa le front avec sa main, lui porta de la tisane à boire et lui essuya la bouche.

— Voyons, qu’est-ce que tu as, mon gros ? fit-elle. Il ne répondait pas.

Tu as mal où ça, dis ?

— Il murmura : j’ai un peu de fièvre ; et tristement il se remit à examiner la pendule.

Alors Mélie l’embrassa, un peu rouge, et elle reprit son travail, laissant s’écouler tranquillement les heures.

Du coup, il fut subjugué ; ce simple incident décida de son sort, ses derniers combats cessèrent. Il en venait à craindre maintenant que Mélie refusât le concubinage.

Par pudeur, il résolut d’attendre qu’il fût complètement rétabli pour lui soumettre ses propositions.

— Comme cela, je n’aurai pas l’air d’implorer une grâce, se dit-il ; très guilleret et très bien portant, un soir, il tira sur sa pipe, lâcha une énorme bouffée et, un peu gêné, il s’expliqua, trouvant cela plus facile, sur un mode tout à la fois drôlatique et solennel :

— Nous ne sommes plus jeunes, ma vieille branche, et le temps se gâte ! Le moment me semble venu de jouer les Paul et les Virginie qui se fourrent sous le même jupon par les temps de pluie. T’es grosse et je suis maigre, t’es vaillante et moi je cane ; réunissons ces qualités et, nous complétant l’un par l’autre, nous aurons au moins quelques chances de résister aux tourmentes des événements. Tu dois en avoir assez de passer toujours de la contrebande, et puis, c’est dangereux à la fin, car les douaniers des mœurs, les argousins sont là. – Quant à moi, la vie de garçon m’embête ; à être toujours seul, je me consterne et je me ronge ; pour tout dire, je suis las et les latrines de mon âme sont pleines ! – Voyons, ça ne serait pas raisonnable de venir boulotter et de coucher ici ? d’être comme mari et femme avec la chance en plus de ne pas procréer d’enfants, hein, qu’en dis-tu ? si le collage te plaît, vas-y, tape-moi dans la main, c’est fait !

Elle accepta d’emblée ; le rêve de sa vie mûre se réalisait ; elle baisa Cyprien, le remerciant de sa bonté, disant qu’il verrait, qu’elle n’était pas méchante, qu’elle tâcherait de lui rendre la vie très douce.

— Je le sais bien, ma brave Mélie, répliqua le peintre qui s’émouvait, puis il reprit son calme et parla de l’avenir. Il ne dissimula pas à Mélie que leur existence serait chétive, qu’ils devraient vivre ainsi que des ouvriers, mais elle haussa les épaules, déclarant qu’elle n’avait jamais eu l’habitude de vivre comme une princesse, que le bien-être lui importait peu, qu’avec de l’ordre, elle se chargeait bien, d’ailleurs, de joindre les deux bouts.

Et leur union commença, sans ces troubles qui agitent des gens plus jeunes. Ils ajustèrent leurs défauts pour les emboîter sans qu’ils se heurtassent. La grosse femme garda la maison, laissant Cyprien badauder au dehors, s’inquiétant à peine de ses absences, prête même à lui pardonner quelques frasques comme l’on accepte, de temps à autre, une sottise sans importance d’un galopin.

— La seule chose que j’exige, fit-elle un jour, c’est, de ne pas les « embrasser » .

Et, en effet, tout le reste ne tirait pas pour elle à conséquence. Retirée de l’amour, du monde, sachant par expérience combien est peu de chose pour des gens vraiment usés le commerce charnel, elle comprenait encore l’entraînement irréfléchi d’un soir, l’acte brutal aussitôt regretté, mais elle s’insurgeait à l’idée que la première venue pourrait obtenir de son homme, comme elle, ce qu’elle considérait ainsi qu’un témoignage de bonne affection, un baiser franchement donné.

Cyprien lui promit tout ce qu’elle voulut ; il sortit et rentra à sa guise, et bientôt chacun se désintéressant de son sexe, une sincère camaraderie s’établit entre eux ; Cyprien pouvait déblatérer sur les vices des femmes, lâcher tout ce qui lui traversait la tête, sans que Mélie se froissât jamais ; elle le laissait parler, souriant, benoîte, disant simplement parfois, de même qu’après le départ de Désableau :

— Mon Dieu, mon vieux Cyprien, que tu es bête !

XIV
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Mélanie, émue du départ de Jeanne, consentit, après d’excessives jérémiades, à se taire, et elle ne songea bientôt plus à la petite que lorsqu’arrivait le moment de solder l’achat d’un bonnet ou la confection d’une robe.

Furieux de ces dépenses, jadis évitées grâce à Jeanne, le sergent de ville maudissait de son côté, au poste, les Anglais et Londres.

Sur ces entrefaites, le beau temps revint et André, installé, une après-midi, sur sa terrasse, contempla l’éternel spectacle des mêmes employés du ministère, assis dans la maison d’en face, devant les mêmes casiers de bois noir, remuant les mêmes paperasses sur le même fond de cartons verts.

Ni l’aspect des bureaux, ni l’aspect de la rue n’avait changé. C’était, dans le même décor d’un coin de province, le même figurant boiteux surveillant la place des fiacres, les mêmes garçons portant des œufs sur le plat et des mazagrans, le même monde de suppliantes préparant leurs larmes, disparaissant par la porte des bureaux, ne les quittant, exténuées, qu’après des heures.

Tout au plus, la tiédeur du ciel avait-elle fait grouiller en plus grand nombre que l’année dernière, au moment avancé de la saison où André avait emménagé, les palefreniers et les laquais échappés de tous les hôtels du voisinage. Il y en avait, tassés comme des mouches dans un coin, pipant et salivant, conférant avec le portier d’une maison en train d’aiguiser au tripoli les lueurs des boutons de portes ; et d’autres arrivaient, dandinant leurs fesses à l’étroit dans ces culottes qui forment la poche aux genoux, et qui bouffent et tirebouchonnent sur des galoches, rejoints bientôt par des garçons d’écurie en veste de travail, les manches retroussées la chemise de flanelle rétrécie au cou par des lavages, les faces soigneusement plaquées sur les tempes, la toque à deux rubans écrasée sur la nuque. Et tous gesticulaient, ouvrant la mâchoire, se secouant les poings. De sa fenêtre, André suivait le mouvement de leurs bouches rasées, devinait des invites à boire aussitôt acceptées, des cancans répercutés des offices aux remises, des bonjours lancés à des chiens de sellier assis sur leurs nèfles, dressant leurs oreilles affûtées en sifflets, secouant leurs poils gris, hérissés sur le collier écarlate à clous de cuivre.

Cet épanouissement de valetaille et de chiens au soleil le réjouissait.

Il perdait des heures à examiner le défilé de ces gens dans sa rue, la procession des messieurs et des dames s’engouffrant sous le porche du ministère. Tout à coup, son regard qui s’éparpillait se concentra sur un homme pointant au loin. C’est la tournure de Cyprien, se dit-il. Il reconnut bientôt, en effet, la figure du peintre qui approchait rapidement, manœuvrant, par saccades, les milices charnières de ses longues jambes.

La figure d’André s’éclaira ; leurs relations étaient presque interrompues depuis des mois.

— Te voila donc, brigand, fit-il, quand le peintre fut monté, et ils se serrèrent les mains, parlant tous les deux à la fois, se dévisageant, en riant d’aise.

— Mon cher, vois-tu, dit Cyprien, c’est bien simple, je ne suis pas venu parce que tu étais en possession de femme et que les femmes, tu le sais comme moi, ça balaye tout ! Compte les amis que je recevais jadis, dans mon atelier, et ceux que les maîtresses ont éloignés, et la balance s’établira vite. Il ne me reste plus que toi et je ne tiens pas à te perdre.

— Je suis toujours seul maintenant, tu peux me visiter sans crainte, répondit André. Jeanne est partie. Et il expliqua sa rupture, ajoutant avec tristesse que ses prévisions s’étaient réalisées, qu’il n’avait plus reçu de nouvelles de Jeanne depuis qu’elle était débarquée en Angleterre. Et toi, demanda-t-il, secouant la tête comme pour chasser un souvenir importun, que fais-tu ? que deviens-tu ?

— Moi, murmura le peintre avec un peu d’hésitation, eh bien, dame, je deviens… que je vis en concubinage.

André ouvrit de grands yeux et il ne put s’empêcher de rire.

— Mon Dieu ! oui, fit Cyprien qui comprit l’ironie de ce rire ; c’est comme cela. Eh bien, après ? ça te semble drôle parce que tu m’as souvent entendu blaguer les gens qui se collaient. Ça ne prouve qu’une chose, mon cher, c’est que devant les femmes, il n’y a pas de gens malins, il n’y a pas de gens forts ; ceux qui déblatèrent le plus violemment contre elles sont ceux qui ont le plus peur et qui sont le plus sûrs d’être échaudés. Et c’est si vrai, qu’on peut, sans crainte de se tromper, émettre cet axiome : quand on est las des femmes et qu’on commence à crier de bonne foi qu’on les déteste, on peut graisser ses bottes et se faire donner le viatique. Le mariage et le concubinage sont là ; les désastres sont proches.

Maintenant, je dois ajouter pourtant que Mélie, – c’est le nom de ma femme, – est une brave fille, qu’elle a de sérieuses qualités, qu’elle remplit enfin toutes les conditions d’un dernier idéal qui m’était poussé : trouver une dame, mûre, calme, dévouée, sans besoins amoureux, sans coquetterie et sans pose, une vache puissante et pacifique, en un mot. Eh bien, l’excellente Mélie est tout cela, ou, je ne sais plus moi, elle ne l’est peut-être pas du tout, car enfin, comme tous les gens qui ont des maîtresses leur découvrent immédiatement un tas de qualités qu’elles n’ont pas, je suis peut-être devenu aussi nigaud qu’eux et je me chauffe sans doute le job ! baste ! ça ne fait rien, le résultat est toujours le même, conclut-il gaiement.

— Dis donc, mon vieux, jeta André, nous dînons ce soir ensemble, hein ? car, sapristi, après si longtemps, c’est bien le moins que nous ne nous quittions pas ! je t’emmène. J’ai justement accordé congé à Mélanie et j’allais mélancoliquement dîner, seul, au restaurant. Quelle chance que tu sois arrivé ! Tiens, à propos, sais-tu pourquoi Mélanie m’a demandé campos ? non, eh bien, c’est pour assister à l’enterrement de mon oncle !

— De ton oncle ? fit Cyprien interdit.

— Voyons, tu ne te rappelles pas, le jour où nous sommes allés à la recherche de la bonne chez une blanchisseuse de la rue des Quatre-Vents, d’avoir vu sur une chaise percée un vieillard qui râlotait.

— Tiens, parbleu, cria le peintre, si je me le rappelle ! je crois bien, il y avait même dans la boutique une arpette dont l’extraordinaire dégaine m’a longtemps hanté. Alors, comme cela, ce respectable vieillard a rendu l’âme.

— Oui, Mélanie m’a raconté qu’il s’était penché tout d’un côté sur la chaise et qu’il grattait le plancher avec sa main, tandis qu’il tirait en même temps la langue. On a d’abord cru qu’il s’amusait et on lui a fichu une tape pour le remettre droit. Mais il a dit : Je sais pas moi…. je sais pas… ; puis, il est tombé la tête sur l’estomac, en avant ; ça été tout.

— Il fut largement exploité et il pua ! fit Cyprien. L’on pourrait graver ces mots comme épitaphe sur la tombe de cet oncle. Mais, dis donc, pour en revenir à des sujets plus gais, je préférerais, si cela ne te gênait pas, t’emmener dîner à la maison. Tu verras la margoulette qu’a ma femme, ce sera tonjours ça !

— Ah bien ! au point de vue de la logique, tu laisses à désirer, toi ! Tu ne venais pas me voir parce que je possédais une maîtresse, et maintenant que tu en as une, tu veux m’amener chez elle ; tu as donc envie que nous nous fâchions, puisqu’à t’entendre, et tu n’as pas tout à fait tort, les femmes ça balaye tout !

— Oui, oui, je sais bien, mais Mélie est exceptionnellement maternelle, tu seras bien reçu, et puis, il faudrait la prévenir que je ne rentre pas. Ce serait un tas d’histoires ! Allons, c’est entendu, tu viens. Tiens, à propos, j’ai reçu une visite, devine de qui ?

— Comment veux-tu que je devine ?

— De Désableau.

— Ah !… eh bien, qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?

— Je ne sais pas, il est venu pour un rentoilage de tableau ; il m’a appris que ta femme était malade, qu’elle aurait besoin de bon air…

— Et que je refusais l’autorisation d’acheter une maison à Viroflay, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois bien que Désableau m’a parlé de cela, dit Cyprien, en paraissant chercher dans ses souvenirs. Je lui ai répondu, d’ailleurs, que j’avais assez de m’occuper de mes propres affaires, sans me mêler encore à celles des autres.

— Sais-tu ce que c’est que Désableau ? fit subitement André.

— Un imbécile.

— Oui, d’abord, mais ensuite ?

Cyprien eut un geste vague.

— Eh bien, c’est une vieille canaille.

La figure du peintre ne témoigna d’aucun étonnement.

— Comment, reprit André, voilà un monsieur qui me propose d’acheter une maison à Viroflay, sous le prétexte que Berthe souffre ! En Normandie, en Auvergne, en Provence, à Menton, à Nice, je comprendrais encore, mais à Viroflay ! Il appelle cela du bon air, lui ! non, c’est simple comme bonjour. Le Désableau a grande envie de posséder, sans débourser désormais des frais de location, une campagne, près de Paris, près de son bureau. Je ne suis pas sa dupe. Aussi j’ai répondu au notaire ceci : d’abord, je ne vois pas l’utilité d’acheter une maison lorsqu’on peut en louer une, puis quand un médecin me désignera, dans un pays quelconque, un village dont le séjour rétablira la santé de Berthe, eh bien, j’accorderai toutes les autorisations que l’on voudra ; jusque-là, rien, je refuse.

Désableau ne m’avait pas rapporté ta réponse au notaire, dit Cyprien. Tu as raison, du reste. Les baumes de Viroflay sont contestables. Je n’avais pas songé à cela. Tiens, tiens, mais il est plus retors que je croyais, ce brave Désableau ! Dis donc, maintenant, il est près de six heures, si tu enfilais ton paletot.

— Alors, décidément, nous dînons chez toi ?

— Oui, seulement décampons tout de suite. Comme Mélie ne s’attend pas à ton arrivée, il faut que nous lui donnions au moins le temps d’apprêter un fricot plus large ; d’ailleurs je chercherai un renfort de victuailles en route, ça évitera ainsi à la vieille qui est pas mal poussive, la peine de redescendre.

— Tu ferais mieux de la prévenir que nous mangeons dehors, reprit André, elle va avoir un aria du diable !

— Laisse donc, laisse donc, je vais te citer des phrases toutes faites pour te convaincre – « Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ; tu dîneras à la fortune du pot ; tu sais, c’est sans cérémonie, etc., etc. » ; Si tu produis une seule objection, je t’en dévide dans ce goût, pendant une heure.

Ils se mirent à rire, tous les deux, et ils partirent.

— Voilà, dit Cyprien, continuant une conversation commencée dans l’escalier. Je me suis logé près de toi, parce qu’il faut, autant que possible, quand on concubine, changer de quartier, et puis, tu verras, la maison où je loge n’est pas luxueuse, mais les pièces sont bien situées, au sud.

— Tu n’as pas perdu au change, car il est très amusant ce quartier-ci, répondit André, et il narra au peintre les réflexions qui lui étaient venues, un matin de promenade. J’ai piqué juste, je pense, conclut-il, ces rues dégagent une odeur de pasteur gallican et de groom.

— Je crois fichtre bien, s’exclama le peintre, en humant l’air, t’y voilà ! tu commences, Dieu merci, à comprendre le moderne ! oui, ce quartier est superbe, comme tous les autres du reste, puisque chacun dans cet adorable Paris contient une saveur qui lui est propre ; je suis satisfait de voir que je n’ai pas prêché dans le désert et que tu crois à mes théories maintenant !

— Tiens, regarde-moi cela, dit-il tout à coup en arrêtant son ami devant une devanture de harnacheur pleine de grappes d’étriers, de gourmettes, de mors, de rangées d’éperons à cheval sur un coussin de bois, dressant leurs tiges, faisant étinceler leurs mignonnes étoiles d’acier et de cuivre. Hein ? quel coup d’œil ! murmura-t-il, ravi par ce métal qui jetait ses froides clartés sur le noir mat des œillères, sur le havane des peaux de selle, sur le thé clair des brides ! Et il se posa le nez sur les vitres, caressant des yeux les rangées de cravaches à pommes, couchées en une haie renversée sur deux tringles, examinant, au loin, dans l’arrière-boutique, le réjouissant bidet empaillé et cousu dans une peau couleur de café au lait.

Ce serait régalant à peindre, soupira-t-il, et, tout en marchant, il poursuivit :

— Est-ce que tu n’estimes pas comme moi qu’un peintre de nature morte, qui aurait du talent, devrait choisir pour sujet, au lieu de ses éternelles fleurs et de ses éternelles huîtres, des monstres de commerçants, celle de l’épicier qui est là, par exemple, avec ses bouteilles, ses gerbes de macaronis, ses paquets colorés, ses pots, ou bien encore, ces intérieurs de carrosseries magnifiques remplies de voitures aux caisses sombres, aux moyeux chatoyants comme des pièces neuves, aux glaces levées, reflétant les couleurs environnantes, ou baissées, et laissant entrevoir des dedans capitonnés de soie nacarat, citron, bleu de dianelle !

J’ai souvent pensé à cela, vois-tu, depuis que je baguenaude sur ces trottoirs. Seulement, allez donc rendre, avec un crayon ou avec un pinceau, la note spéciale d’un quartier ! ce n’est pas l’affaire des peintres, c’est celle des hommes de lettres cela ! Il est vrai que vous êtes tous les mêmes dans votre partie, vous cherchez comme dans la nôtre midi à quatorze heures ; ainsi, toi qui habites ce quartier, de père en fils, tu t’empresses de mettre en scène dans tes livres ceux que tu ne connais pas ! car, enfin, il n’y a pas à dire, jamais toi et les autres, vous n’avez connu les rues que vous décriviez. Vous y allez deux fois, vous prenez des notes et vous vous imaginez que cela suffit ; comme si, pour dépeindre la vie d’un endroit, il ne fallait pas y avoir demeuré et roulé de toutes parts ! Oh oui, parbleu ! je sais bien, je prévois la réponse, vous avez des sommiers et des lits que vous ne pouvez déplacer, tous les huit jours. Eh bien ! un homme de lettres qui décrit Paris devrait vivre en garni, suivant les besoins de son œuvre, tantôt ici, et tantôt là. Et tant pis, après tout, on ne fait pas de l’art quand on veut ses aises !

André eut une moue.

— Oblige, pendant que tu y es, dit-il, les écrivains à voyager comme des saltimbanques dans une maringotte.

— Tout cela, ce sont des mots, s’exclama le peintre qui s’échauffait. Que diable ! il faut bien six mois pour bâtir une œuvre, et l’on peut rester honnêtement dans un logis pendant deux termes. Enfin, du reste, peu importe. Mais tiens, puisque nous en sommes sur ce quartier, connais-tu au moins la cité Berryer ?

— La cité Berryer ?

— Oui, l’endroit où se tient, rue Royale, les mardi et vendredi, le marché ? Non, tu ne la connais pas, je le vois ; eh bien, mon cher, je me demande réellement à quoi cela te sert d’avoir logé pendant si longtemps dans ces rues ? je me demande aussi à quoi cela te sert d’avoir chez toi un tas de dictionnaires : des Littré, des Lorédan Larchey, des Souviron, tous, excepté le Bottin, le seul qui fournisse la nuance des quartiers et des rues, en révélant, pour chaque maison, le métier de ceux qui l’habitent, le seul en somme qui contienne des renseignements utiles pour les hommes de lettres !

Il est trop tard, dit-il, tout à coup, en tirant sa montre, sans cela je t’aurais emmené jusqu’au marché.

— Ce sera pour un autre jour, lança André, d’un ton dégagé. Après tout, qu’a-t-il donc de si particulier ton marché ?

— Ce qu’il a ? ah ! ! mon cher, tout ce que je te dépeindrai n’avancerait à rien. Vas-y, et tu m’en donneras des nouvelles ! Tiens, pour t’en figurer une faible esquisse, imagine-toi une longue cour cloîtrée par de hauts murs. Du noir de fumée par tout, des sillons de pluie et des lézardes zigzaguant sur toutes les maisons, du haut en bas ; des fenêtres garnies de linges séchant sur des cordes et soulevés par des têtes dépeignées de femmes qui vident à tour de bras, à chaque étage, de l’eau savonneuse dans les éviers. Sur les pavés, des tables munies à chaque coin de manches à balais supportant des plafonds de vieilles bâches rangées en deux bandes si rapprochées qu’un couple de personnes peut à peine passer le front dans l’étroit sentier, ensemble. Avec cela, un déballage étonnant de poissons et de viandes, de chevalières et de chaînes en doublé, à larges coulants, pour les maquignons et les souteneurs, des tas d’échaudés, des plumeaux et des lavettes, des résilles chenillées et des jarretières teintes de vermillon dur et de vert cru, des galoches, des alèses et des buscs, des faux cheveux et des cannes, c’est là, vaguement, le décor et les accessoires. Mets dans tout cela, maintenant, un fourmillement énorme de monde, deux files de femmes avançant, en sens inverse, refoulant tout ce qui vient à leur rencontre, des ribambelles de poitrines suivant, à la queue leu leu, des dos, des masses d’acheteuses, glissant avec leurs marmailles mal mouchées sur des épluchures, cognant du visage sur les chignons en marche devant elles, se grimpant sur les épaules les unes des autres, appelées par les marchands, tirées par ceux-ci, rattrapées par ceux-là, discutant et râlant comme des chipies sur des lapins écartelés et des volailles mortes, puis repartant, emportés par la foule, raccrochées encore par de nouveaux négociants dont elles ébranlent, dans la bousculade, les éventaires et les tables avec la poussée saccadée de leurs ventres. Ajoute encore un brouhaha furieux, des gueulements rauques auxquels répondent des crécelles aiguës de femmes, puis, de tous côtés, sous le vert-de-gris des bâches, des envolées bleues et blanches de blouses, des coups de rouge frappés par des ailets de laine, à manches, des taches de lilas plaquées par les blouses à petites raies des garçons bouchers ; enfin, des blancs de bonnets et des noirs de casquettes montant et descendant, sans arrêt, dans le flux ininterrompu des têtes, bref, toute une foire de banlieue, serrée, en plein Paris ; dans la cour d’une maison pauvre ! Tu le vois, tes oreilles et tes yeux auront leur compte et ton nez l’aura aussi, car il y a trois zones d’odeurs différentes à franchir ; en entrant par la rue Royale, c’est une âcre fumée de copeaux qu’on brûle et un rance parfum de beignets qu’on frit ; au milieu de la cour, c’est la marée qui domine salant des tièdes et molles bouffées échappées des caves ; à l’autre bout, près de la rue Boissy-d’Anglas, toutes ces senteurs disparaissent et l’on ne boit plus alors que l’haleine empestée des plombs.

Voilà ! – Eh bien, à Ménilmontant ou à Montparnasse, cette foire ne serait ni bizarre ni drôle, mais il faut avouer qu’ici, c’est tout de même curieux de trouver dans ce quartier riche, dans cette rue Royale, à deux pas de la Madeleine, au milieu de ces magasins de gala, de ces restaurants et de ces cafés, chamarrés d’or et bourrés de glaces, une vraie cour des Miracles soigneusement cachée par une porte. Ce trou ignoble, abrité derrière des façades superbes, vous suggère l’idée d’une plaie nécessaire suintant sur un corps bien mis, d’un vésicant, d’une sorte de séton, dissîmulé sous l’opulence du linge, pour pomper l’humeur et garder le teint frais !

André approuva d’un hochement de tête, mais il ne répondit pas. Il songeait maintenant au dîner qui l’attendait. La perspective de connaître Mélie ne l’amusait guère. Il eût préféré dîner au restaurant, seul à seul avec le peintre. Il n’y a pas d’excuses à imaginer, se dit-il, voyant son ami entrer chez un rôtisseur et rapporter un poulet dans du papier ; et il marcha silencieusement, regardant le Palais de l’Élysée qu’ils rasaient, les agents de la sûreté qui circulent sans trêve autour et qui ont tous la même allure et la même face, des redingotes militairement boutonnées, des pantalons noirs descendant sur des bottes à clous et, dans des teints enflammés, des moustaches de palissandre.

— Patience, nous y voici ; et Cyprien précéda André dans l’escalier de la maison, grognant : je suis sûr que j’ai payé le poulet trop cher et que ma femme va se moquer de moi.

— Cyprien ! cria Mélie, quand ils furent entrés.

— Quoi ? clama le peintre. Arrive.

Mélie apparut, emplissant tout le cadre d’une porte avec sa taille. Elle esquissa poliment une révérence, apprit à André que Cyprien lui avait souvent parlé de leur amitié, tendit franchement la main et demanda la permission de retourner pour l’instant dans la cuisine.

— Fais-nous vite à dîner, nous mourons de faim, reprit le peintre, et il lui offrit le poulet froid qu’elle examina longuement, avec alarme.

— J’ai bien peur qu’il ne soit dur, soupira-t-elle ; enfin, nous le verrons. Tiens, Cyprien, mets un couvert, le dîner est prêt ; deux minutes, et je vous sers.

— Veux-tu voir le local, en attendant la soupe ? proposa le peintre. Ici, comme tu vois, la salle à manger ; là, dit-il en appuyant sur la clanche d’une porte, la chambre à coucher.

André entra, débita les banalités usitées en pareil cas, ajouta, par exemple, que c’était crânement astiqué, et il avait raison, car les meubles de Cyprien qui traînaient jadis, l’air malheureux, dans une pièce, avec leurs jambes éclopées et leur ventre glacé de crasse, miroitaient aujourd’hui, tout pimpants, d’aplomb sur leurs pattes soigneusement calées par des bouchons.

— À table, brailla Mélie, tenant à deux mains une grande soupière.

Ils s’assirent, Cyprien à gauche de Mélie, et André à droite. Il y eut un instant de silence. André déplia sa serviette et regarda, recueilli, la table. Près des filets luisants des couverts et des lames claires des couteaux, les assiettes mettaient sur le blanc de craie de la nappe des ronds d’un blanc plus jaune que surmontait le gris diaphane des verres traversés par des coulées de jour qui descendaient du calice dans le pied où elles s’arrêtaient scintillant en un point vif. Des salières à double compartiment s’étalaient, opposant le blanc argenté du sel au rouge tripoli du poivre anglais, à gauche et à droite des plats, tandis que près des carafes, réverbérant dans leur eau le visage bizarrement allongé des convives, le flacon mer-d’oïe d’un moutardier apparaissait, d’une couleur indécise, flottant entre le violet et le vert prune, noyé qu’il était par l’ombre tombée d’une bouteille dont le ventre réfléchissait, à son tournant, en un petit carré de lumière, le cadre croisillé de la fenêtre.

— Mâtin, vous ne vous refusez rien, vous, dit André ravi par l’ordonnance de la table qu’il s’attendait à voir négligé ou sale.

— Allons-y, les enfants ! cria le peintre, pour toute réponse, et il enfonça sa louche dans la soupière.

— C’est fameux, ce bouillon aux choux, proféra André, le nez perdu dans la fumée qui montait de l’assiette.

— Oui, c’est vraiment pas mauvais de manger, puis il vaut mieux, comme on dit, aller chez le boulanger que – chez le pharmacien, fit Mélie, en riant ; et, tout heureuse de ces compliments, elle reprit : – Allons, monsieur André, encore une cuillerée ?

— Ma foi, je veux bien, Madame, cette soupe est exquise.

Et chacun s’enfourna deux assiettes et s’essuya avec dévotion la bouche.

— Elle est laide, mais elle a l’air bon enfant, la grosse mère, pensa André lorsqu’elle apporta une platée de choux, de navets, de pommes de terre et de carottes, et sur une autre assiette, une poitrine de mouton grillée, du lard et un saucisson obèse, avec de la ficelle à chaque bout.

Cyprien coupa la viande, et alors tous sourirent, le nez chatouillé par l’odeur du chou et par le fumet du saucisson.

— Ah ! mais, je demande à souffler ! s’écria André épouvanté par une nouvelle motte de choux que Mélie lui collait sur son assiette.

— Va donc, tu mangeras bien cela, dit Cyprien.

— Allons, un verre de vin, monsieur André, continua Mélie, et à notre bonne santé à tous !

— Ça va mieux, murmurait le peintre, la bouche pleine, je commençais à avoir l’estomac dans les talons.

— Moi aussi, et j’ai joliment bien dîné, haletait André qui desserrait furtivement la boucle de sa culotte.

— Allons, tant mieux, conclut Mélie, ça vous donnera envie de revenir, et ils attaquèrent, à son tour, le poulet froid, mais plus mollement.

— Il n’est pas bien tendre, dit la grosse femme ; les hommes ne savent pas acheter, mais avec une sauce à la moutarde et à l’huile, il passera tout de même.

André approuva l’usage de cette sauce puissante. Il se sentait, pour le moment, un grand bien-être ; la crainte d’être froidement reçu se dissipait. La bonne humeur de Mélie qui faisait danser, de temps à autre, sa gorge dans un gros rire, le réjouissait. Il se trouvait comme chez lui. Les jambes déployées, toutes droites, sous la table, le derrière glissé jusqu’au rebord de la chaise, la tête presque appuyée sur le dossier, les mains dans les poches, il reposait, engourdi par la victuaille absorbée et par le vin.

Mélie apporta la lampe, et la salle à manger avec ses quelques faïences pendues aux murs, son petit poêle où un vieux pot de Delft se dressait, le col allumé par les flammes d’une pivoine, sa nappe maintenant marbrée de rose par le reflet des verres à moitié vides, ses plats jetant à certains coins des paillettes de feux sous la lumière rabattue sur la table et sautant en rond au plafond, au-dessus du verre de lampe, sembla honnête et gaie, amicale et coquette à André qui, regardant, tour à tour, Mélie et Cyprien. murmura :

— Vous avez eu de la chance de vous rencontrer, vous etes heureux, vous !

La grosse fille sourit.

— C’est bien compliqué, dit-elle, le tout, voyez-vous, monsieur André, c’est que les braves gens se rejoignent. Une fois que c’est arrivé, eh bien, dame, on se dit, le ménage est là, y a pas, faut que chacun tire sur la bricole et l’on s’attelle et l’on pousse et hue donc, ça marche !

Et puis, un homme, c’est perdu quand c’est seul ; c’est, sauf votre respect, si empoté de ses dix doigts, c’est si inconsistant et si flemme. Ah ! j’ai vu le linge de Cyprien, moi, avant que je n’habite ici les déchirures à y fourrer le bras, plus un bouton, plus un col, plus un poignet propre, c’était un vrai massacre ! – Sans compter qu’avec cela, il n’y a pas de sans soin pareil à ce bandit-là, reprit-elle, en tapant amicalement sur l’épaule du peintre. Il achèterait un paletot neuf plutôt que d’envoyer son vieux à nettoyer chez un teinturier. Aussi, j’ai mis bon ordre à cela, j’économise sur ses dépenses aujourd’hui, pour qu’il mange de la viande et boive tous les jours du vin à sa suffisance.

— C’est exact, appuya Cyprien ; – le magasin est bien tenu, maintenant. – Tiens, ma biche, je crois qu’André ne veut plus de confitures, enlève-nous ça et octroie-nous le café et les liqueurs.

Mélie desservit et apporta les tasses.

— Tu peux entrer maintenant, le dîner est achevé, cria-t-elle, à la cantonade, en ouvrant une porte, et Alexandre fit son entrée en sautillant et en poussant sous ses moustaches droites des miaulements affables.

— Ah ! mais, voilà un nouvel hôte que je ne te connaissais pas, dit André, et il gratta consciencieusement le poil rouge du chat qui ronronna, bavant d’aise, les yeux presque fermés et la queue roide.

— Le fils à Mélie, un jeune voyou qui n’a guère été poli quand ce bon Désableau est venu, et Cyprien se mit à rire, en narrant à André les inconvenances commises par Alexandre.

— Va, t’as bien fait, mon vieux, cria Mélie, en versant le café. Il aime pas-les bêtes, ce Monsieur là, ça doit être un vilain homme… Elle s’arrêta et resta la cafetière en l’air, pétrifiée, se rappelant que Désableau était un parent d’André, pensant qu’elle venait de lâcher une balourdise.

Mais celui-ci se prit à sourire.

— Oh ! il ne faut pas vous gêner, dit-il ; ce n’est certes pas moi qui le défendrais, le Désableau !

Ils étaient assis, le ventre un peu écarté de la table maintenant, la serviette posée en fouillon sur la nappe, et tandis que Mélie arrosait sa tasse avec du kirsch, ils fumaient, tous les deux, des cigarettes mouillées par le café qui filtrait, malgré leurs soins, dans leurs moustaches.

— Ne faites pas attention, monsieur André, murmura Mélie, un peu honteuse de siroter aussi copieusement devant le monde. Que voulez-vous ? c’est là mon petit vice ; – et elle se versa un nouveau verre.

André l’assura que c’était un vice bien porté, puis, malgré lui, il revint à Désableau.

— C’est tout ce qu’il t’a raconté ?

— Oui, je te l’ai appris. Il s’est plaint que tu n’aies pas autorisé l’achat de la maison de Viroflay.

— Et il n’a pas ajouté autre chose sur Berthe ? reprit André, avec un peu d’hésitation.

— Non… rien, si ce n’est qu’elle est souffrante. D’ailleurs ça se conçoit, la pauvre femme doit mourir d’ennui chez son oncle.

— À qui la faute ? Tant pis, c’est bien fait, elle n’avait qu’à se conduire proprement. C’est ma vengeance, à moi, de savoir qu’elle est chez des raseurs comme les Désableau et qu’elle s’y embête !

— Ne dites donc pas des choses pareilles, monsieur André, s’écria Mélie. Vous n’êtes pas un sans-cœur, vous n’aimeriez pas voir souffrir le monde. Mon Dieu ! le comprends bien que vous soyez colère après votre dame, mais, si vous saviez, une jeune femme, c’est plus godiche qu’on ne croit. Elle a ses petites idées, sa petite tête, elle faute sans connaître parce qu’un gredin homme lui a frôlé la bouche. Au fond, allez, ça n’a pas l’importance que vous croyez et puis, dans tous les cas, ce n’est pas une raison parce qu’une – femme a commis une maladresse qui lui est retombée sur le nez, pour qu’on lui cogne encore dessus, comme il y a des parents qui giflent leurs enfants lorsqu’ils se fichent par terre et qu’ils se font du mal !

— Tu en parles bien à ton aise, toi, murmura Cyprien. Si tu étais à la place des gens qu’on trompe…

— Oh ! J’y ai été à cette place-là et, toute ma vie, moi ! Autrefois je pleurais toutes les larmes de mon corps lorsque mon amant courait avec d’autres, mais au fond, ça ne m’empêchait pas d’avoir du sentiment pour lui, je l’aimais même encore plus, et pour rien au monde, j’aurais voulu le quitter ! Il est certain que, lorsqu’on est jeune, on se révolutionne les sangs pour des riens ; maintenant c’est fini, je ne m’en fais plus accroire. Pourvu que je ne crève pas trop de misère avec un homme et qu’il ne me batte pas, je m’estime heureuse. Il n’y a que cela de vrai dans la vie, en somme !

— Tiens, mon vieux, fit Cyprien à André, verse-toi donc un petit verre de chartreuse.

Le carafon tourna autour de la table.

— Je suis bien sûre, continua Mélie, en tendant son verre à André pour trinquer, que dans l’histoire de votre ménage, le plus à plaindre c’est votre dame. Quand on a eu ses petites habitudes, son chez soi, c’est bien pénible, allez, d’être chez les autres. Non, les hommes ne sont pas justes, ils ne veulent pas comprendre ce qui en est. Votre dame a buté, ça se peut, mais elle vous aime tout de même, car, voyez-vous, il n’y a rien de tel que d’aller avec une nouvelle personne pour regretter aussitôt celle avec qui l’on ne va plus ! – Aussi vrai que je m’appelle Mélie, c’est comme cela !

Ah ! interrompit Cyprien, en frappant d’un coup de poing la table. dire qu’il n'y aura pas un moment dans la vie où l’on pourra dire zut aux femmes ! C'est foutant à la fin, car on a encore plus besoin d’elles quand on est détraqué ou vieux que lorsqu’on est bien portant ou jeune ; à ce point de vue, c’est réellement malheureux pour toi que Jeanne soit partie, dit-il à André, parce qu’enfin tu ne peux demeurer ainsi ; à force de ne pas avoir de la jupe qui traîne chez toi, tu finiras par devenir hypocondre.

André ne répondit pas ; Mélie et Cyprien lui récitaient tout haut ce qu’il pensait tout bas.

Oui, depuis le départ de la petite surtout, la vie lui était insupportable. Les traverses, les perfidies, les hontes, tout cela n’était rien en présence de l’effroyable ennui qui l’accablait. Au fond, Mélie avait raison ; pour une curiosité insatisfaite – car il le connaissait, le tempérament glacé de sa femme – pour une tentative de pâmoison dans des bras poilus d’une couleur différente des siens, il avait raté sa vie, cassé son talent, broyé depuis des années du noir, et il pensa qu’il aurait décidément mieux valu, comme tant d’autres, avaler son cocuage et se taire.

— Que veux-tu que je fasse ? dit-il enfin, en levant le nez qu’il tenait baissé sur son assiette. Je ne puis cependant faire des avances à Berthe. – Oh ! quant à ça non, dit-il, retrouvant dans son abandon d’énergie un reste de force – non, à aucun prix.

Il y eut un instant de silence.

Cyprien regarda fixement André.

— Si Berthe reconnaissait ses torts et faisait les premières avances ? dit-il.

André devint pourpre et il balbutia : Dans ce cas-là, dame, eh bien !… Je ne sais pas…

— Sans doute, murmura Mélie qui regarda Cyprien à son tour, les hommes ont leur fierté, mais enfin, quand une femme convient qu’ils ont raison, il faudrait être réellement méchant pour ne pas lui pardonner. Moi, à la place de l’homme, je l’embrasserais de bon cœur et puis je serais bien gentil parce qu’il faut, en somme, que chacun y mette du sien.

André eut un geste vague.

Mélie se prit à rire et introduisit délicatement le bout de sa langue dans son petit verre pour en attraper la dernière goutte.

— Quelle heure est-il avec tout cela ? dit André qui quitta sa chaise.

— Onze heures un quart, répondit Cyprien.

— Diable ! Il est temps d’aller se coucher.

— Eh bien, je te reconduis, fit le peintre.

André et Mélie se serrèrent affectueusement la main, puis, quand les deux jeunes gens furent sortis, elle haussa les épaules et pensa, en débarrassant la table :

Les hommes sont tous les mêmes ! ils ne veulent jamais avoir l’air de céder ! en voilà un, mais il serait comme les autres ; c’est lui qui adresserait tout le premier des excuses à sa femme si elle venait demain chez lui, pour lui en faire !

XV
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— Monsieur n’a plus besoin de rien ?

— Non, Mélanie.

— Alors bonsoir, Monsieur.

André tira sa montre, constata que six heures sonnaient à peine et il pensa : Mélanie va, ce soir, au concert avec son mari et elle m’a forcé une fois de plus à dîner vingt minutes d’avance.

Il arpenta son petit logement, puis il se promena sur la terrasse. – Tiens, le couchant est beau, se dit-il et il contempla avec un peu de mélancolie, dans l’horizon borné, là-bas, la rouge descente des nuages derrière les maisons dont l’arête des toits s’accusait en noir.

Il alluma une cigarette et, penché sur le balcon, il regarda sous ses pieds, la rue toute mouillée par une averse et teintée par le ciel qui éclairait de lueurs roses des files entières de croisées et de murs où se mirait, en courant, dans l’eau des ruisseaux grossis.

Çà et là, quelques passants barbotaient, enfonçant des ombres noires, presque droites, dans la chaussée rose, tandis que sur le trottoir quelques parapluies encore ouverts mettaient des ronds de couleur sombre, emperlés de gouttes claires aux bords, cachant le chapeau et le cou qu’ils abritaient, s’avançant sur des corps qui marchaient sans têtes.

Soudain, André se prit à rire, il se rappelait que, dans sa souveraine sottise, Mélanie vantant, le matin même, la forme tentante de ses appas, s’était amèrement plainte à lui que son époux ne la sollicitât pas davantage.

Ce souvenir le mit en gaieté, il rentra dans sa chambre et une convoitise de plaisirs l’agita, un désir d’aller s’amuser quelque part, dans un concert, dans un bal, n’importe où, bientôt suivi d’une sorte de désenchantement, parce que, seul, sans la compagnie d’un camarade, il se sentait incapable de les satisfaire.

Ah ! si cet animal de Cyprien n’était pas collé, je serais allé le chercher, pensa-t-il, nous aurions flâné, tous les deux, dans un endroit quelconque ; les choses les plus médiocres m’eussent semblé charmantes, dans la disposition d’esprit où je me trouve ; enfin, il n’y faut plus songer ; et cependant, comme pour tenter au moins de faire naître artificiellement, chez lui, le plaisir qu’il savait ne pouvoir naturellement éclore qu’en société et au dehors, il se livra devant sa bibliothèque à la recherche d’un volume qui fût à l’unisson de ses pensées. De même que pendant la période de la crise juponnière où il demandait à des livres l’apaisement de ses ennuis, il n’en découvrit point, la littérature s’étant peu, jusqu’à ce jour, occupée de ces sensations tristes ou joyeuses qui s’éveillent chez l’homme, dans la solitude, sans cause bien définie, souvent.

Un coup de sonnette retentit.

— Qui diable peut venir ? se dit-il, en allant ouvrir avec empressement.

Un monsieur demandait une dame.

— Ce n’est pas ici, répondit André qui referma brusquement la porte.

C’est étonnant, il vient toujours une personne qui se trompe sonner chez vous, quand, s’affligeant, l’on serait si heureux de voir arriver un ami, murmura-t-il, en allumant sa lampe que Mélanie avait posée, toute montée, sur le bureau, avant dé partir.

Il alla s’asseoir, dans le fauteuil, en face de la croisée, et il regarda la pièce où les rayons épars de la lampe perdaient, en se fondant dans la sombreur des coins, l’orange de leurs lueurs, puis il contempla, bâillant et s’étirant les bras, la fenêtre demeurée dans l’ombre qui coupait dans la nuit tombante un grand carré pâle et au travers des fleurs blanches des petits rideaux, le ciel tamisé par la mousseline lui apparut, violâtre, immobile, battu derrière la vitre par la corde du store qui oscillait au vent comme un pendule.

Mais ses yeux ne virent bientôt plus rien. Quelques ennuis d’argent dernièrement ressentis lui revinrent en mémoire et l’amenèrent à penser combien la vie serait clémente s’il devenait subitement riche. Alors, il se lança sur cette piste, dévalant au grand trot dans le rêve. Il bâtissait des châteaux en Espagne, souriant aux féeries qui se jouaient dans sa cervelle. À l’occasion d’un fauteuil qu’il avait donné à réparer la veille, des projets d’ameublement le hantèrent et il se figurait les bibelots qu’il achèterait, les toiles rares, et il pensait aussi à une cave splendide et à une femme charmante qui rayonnerait doucement au milieu de ces élégances.

Il était, dans ces transports d’imagination, animé d’une bienfaisante indulgence. Ma foi, je garderai Mélanie, se dit-il, et je prendrai son mari en qualité de concierge ou de valet de chambre. Ce qui me contrarie, par exemple, c’est qu’il ne puisse pas me servir aussi de jardinier, car il m’en faudra un et ce n’est guère agréable d’introduire chez soi de nouvelles personnes.

Soudain, il reçut comme un heurt dans l’estomac, la sonnette tintait. Il se redressa, très ahuri, n’ayant pas encore bien repris son équilibre, pareil aux gens que l’on réveille brutalement d’un somme.

Quel imbécile je suis avec toutes mes rêveries ! se dit-il en prenant la lampe. Il traversa la salle a manger, ouvrit la porte et il béa devant une femme.

Malgré la voilette qui lui couvrait et les yeux et le nez, il reconnut Berthe.

— C’est toi, fit-il, suffoqué.

Et après une minute de silence, où ils demeurèrent, l’un devant l’autre, haletants, sans pouvoir parler, machinalement André alla déposer sur la table de la salle à manger la lampe que sa main avait peine à tenir droite.

— Entre, murmura-t-il, fermant la porte du palier qui était restée tout contre.

Elle marcha devant lui, hésitant devant le noir du petit salon et, pendant une seconde que dura le trajet d’une pièce dans l’autre, derrière le pas indécis de Berthe, une honte rapide de son émotion, de son trouble, prit André, une honte d’homme un peu ivre qui, voulant cacher son état aux autres, tâcherait de ne pas parler, de se montrer calme.

Il désigna de la main à sa femme le fauteuil, près de la cheminée et, plaçant la lampe qu’il rapportait sur son bureau, il assujettit le verre de ses doigts tremblants, soupirant – oh ! comme elle fume !

Puis, instinctivement, il se renversa sur le canapé, un peu en arrière pour sortir du cercle de lumière tracé par l’abat-jour, n’osant dévisager sa femme, sentant son embarras, son angoisse s’accroître de toute la gêne de Berthe qui remuait, sans lever les yeux, avec sa main, la chaînette de son en-tout-cas.

— Je ne pensais pas venir, dit-elle, très bas. – Ah ! après tout ce qui s’est passé, il a fallu des circonstances pour que je sois ici ; enfin, tu verras, c’est pour affaires. Du reste, j’ai apporté toutes les pièces et elle fouilla fébrilement dans sa robe, debout, cherchant avec précipitation, plusieurs fois dans la même poche, avant que d’amener un rouleau de papier retenu par du fil blanc.

Elle le tendit à André qui le posa sur le divan sans l’ouvrir.

Berthe se rassit et, laissant l’en-tout-cas tranquille, elle contempla machinalement la pointe de sa main gantée qu’elle poussa légèrement en avant, sur son genou.

Les yeux d’André suivirent ce mouvement et se fixèrent sur les doigts qui remuaient un peu.

Ils restèrent silencieux, les regards, fixés sur cette main gantée, puis André respirant plus fort reprit le rouleau, le tourna et le retourna, et d’instinct il l’abandonna, voyant qu’il le mollissait et que l’empreinte jaune de son pouce, taché par la fumée des cigarettes, marquait près du fil, sur le papier blanc.

— Tu es malade ? fit-il doucement, et il chercha à distinguer les traits de Berthe sous la voilette.

Elle lui parut plus pâle que jadis, avec des yeux plus grands.

Elle eut un sourire un peu dolent et répondit, d’une voix tremblée : je ne suis pas bien portante depuis longtemps déjà, mais je vais plutôt mieux. Le médecin assure à mon oncle que je n’ai pas de lésions et que je me remettrai avec de la chaleur et du beau temps.

— Et il va bien ton oncle ? demanda André avec un peu d’hésitation.

Elle inclina légèrement la tête.

À bout de paroles, André ressaisit les papiers et il essaya de défaire le nœud qui les liait. Il s’écorna les ongles sans réussir. Berthe se déganta et, un peu rouge, détortilla le fil.

— Ah ! ce sont des devis et un plan… Et il se plongea le nez dans les pièces qu’il ne put parvenir à lire. Les lettres et les chiffres lui dansaient devant les yeux et le plan qu’il tenta d’examiner lui troubla la vue avec ses larges places qui lui semblèrent se soulever et déborder des liserés de couleur qui les ourlaient.

— C’est très bien, dit-il ; et après un assez long intervalle, il poursuivit, bredouillant un peu : c’est Désableau qui t’a engagée à acheter cette maison ? du reste, ça se conçoit.

Et il ajouta avec une certaine acrimonie : il a toujours aimé à profiter de la campagne des autres.

Mais elle défendit son oncle.

Non, il n’était ni un homme intéressé, ni un égoïste comme André le croyait et elle ne pouvait accuser ni sa sollicitude, ni sa tendresse. Lui et sa femme la traitaient comme leur propre fille, sa tante surtout, et elle continuait à débiter l’éloge des Désableau qu’André écoutait, l’air peu convaincu et la mine pincée.

Néanmoins, l’attitude décidée de Berthe l’intimida. Il n’osa plus attaquer sa famille de front, et, lentement, il rôda autour des Désableau, hasardant des questions, préparant des amorces, s’efforçant de confesser sa femme, de lui faire dire les froissements quotidiens, les souffrances journalières d’une vie en commun chez d’intolérables gens.

Elle rougissait un peu, se défendait d’accuser son oncle, et, harcelée, pressée, convenait cependant, entre deux louanges qu’elle avivait pour ôter toute amertume à ses aveux, les petites faiblesses de cet homme, son caractère enflé et pointu, ses idées qui se rétrécissaient sur chaque chose, avec l’âge.

— C’est égal, c’est un brave cœur, dit-elle. Quand on est seule, écartée par tout le monde, quand toutes vos anciennes amies vous tournent le dos, c’est bon de trouver des parents qui vous accueillent, à bras ouverts, et qui vous aiment.

André hocha la tête.

— N’empêche, fit-il, que malgré tout son bon cœur, ton oncle m’a, et sans aucun motif, toujours exécré.

— Tu as tort de croire cela, répondit-elle, vivement. C’était ton métier qu’il exécrait, mais toi, tu étais en dehors. Et elle se tut, songeant tout de même à la haine de Désableau pour ce qu’il appelait : la bohème des lettres, – se rappelant ses fureurs contre un employé de son bureau qui s’occupait de journalisme et qu’il aurait fait renvoyer, sous prétexte d’inexactitude, sans ses supplications à elle, qui le défendait, bien qu’elle ne l’eût jamais vu, croyant vaguement qu’elle réparait un peu, ainsi, ses torts envers André, s’intéressant à cet employé par ce seul motif qu’il se mêlait comme son mari d’écrire.

— Enfin, dit André, pour ce qui regarde la maison de Viroflay, je n’en ai refusé l’achat que dans ton intérêt. D’ailleurs, je tiens si peu à te faire de la peine et à désobliger ton oncle que, si tu le désires, je vais te signer les pièces nécessaires tout de suite.

Elle remercia avec un accent attendri qui le remua. L’émotion qui s’était comme relâchée, tandis que sa rancune contre les Désableau se ranimait, le reconquit et il se promena pour cacher son trouble. Il lui était presque impossible de parler maintenant, sa gorge était sans salive, sèche, et la pomme d’Adam allait et-revenait, fiévreusement, dans le cou. Il oublia Désableau, sa famille, tout, car la voix de sa femme l’avait assailli aux entrailles et l’intimité des rares heures charmantes de son ménage renaissait. Il revit Berthe, après le mariage, se laissant embrasser, au bas de la raie, sur les cheveux ; il la revit à table, roulant une boulette de mie de pain, entre ses doigts, au dessert ; il la revit, déshabillée, retenant d’une main sa chemise sur sa gorge, en montant dans le lit et un grand amollissement lui vint, une défaillance de toute fermeté, de toute alerte. Il eût voulu ne pas remuer, ne pas ouvrir la bouche, de crainte que la lente torpeur qui l’envahissait ne cessât.

Puis, ce fut plus fort que lui, il leva les yeux sur Berthe. Il était maintenant en face d’elle et le rayon de la lampe la frappait au visage, allumant les grains de jais de sa voilette, éclairant sous le tulle la figure en plein.

Il eut une brève secousse. Les regards tristes, le sourire douloureux de sa femme, le poignèrent. Des larmes lui emplirent les yeux, il fit un pas vers Berthe et, suffoqué, la serra dans ses bras, la baisant, éperdu, sur le front, les oreilles, les joues, balbutiant : « Va, ça ne fait rien, ça ne fait rien » , tandis que confusément, la tête sur l’épaule d’André, elle étouffait, geignant très bas comme une enfant qui pleure, la bouche dans son oreiller.

— Mon pauvre petit chat, fit-il, oubliant du coup les gracieusetés un peu froides, les façons mesurées, jadis adoptées dans son ménage, parlant à sa femme câlinement ainsi qu’à une maîtresse – voyons, il ne faut pas pleurer. Dis, ris un peu, ma petite Berthe ; – et il l’écarta, lui mettant les mains sur les épaules, la contemplant, avidement, toute rose, les yeux gonflés, souriante dans ses larmes, balbutiant des mots sans suite, des paroles d’excuses et de pardons ; et il lui baisait la bouche, la suppliant de se taire, affirmant que, lui aussi, avait eu des torts.

— Ma pauvre mignonne, reprit-il, saisi d’un accès de gaieté nerveuse, parcourant la pièce, se frottant les mains, va, toutes nos bêtes de brouilles sont terminées. Essuie tes yeux, ma chérie, tiens, veux-tu de l’eau fraîche ? – Et il courut jusqu’au cabinet de toilette, versa dans sa précipitation la moitié du pot à l’eau sur le parquet, apporta la cuvette, la tint pendant que Berthe se bassinait les yeux, la posa enfin sur le tapis parce qu’elle était en terre de fer, très lourde, tandis que, toute penchée en avant, sa femme se mirait dans la glace, fourrageant avec ses doigts dans les frisettes de ses cheveux qui s’étaient chiffonnées sur le front, appuyant sur ses paupières enflammées, avec la paume de ses mains.

André lui enveloppa la taille et la força à s’asseoir près de lui sur le divan. Là, il l’accola, plus fort, humant dans son cou l’odeur de la chair moite, remuant avec la pointe de ses moustaches les boucles d’oreilles. Elle ne soufflait mot, mais elle le regardait en dessous et son corsage soulevé semblait aller plus vite.

André s’empara de ses doigts autour desquels il fit lentement tourner les bagues.

— Enfin te voilà donc ! dit-il, en la regardant, tout ému, dans les yeux.

Elle sourit un peu.

— Ah ! je t’ai bien souvent attendue ! reprit-il, emporté par un élan, parlant pour se soulager, mentant sans même en avoir conscience.

Elle lui pressa la main, et avec une expansion qui le surprit et elle finit par avouer qu’elle n’était pas heureuse, mais que jamais cependant elle n’aurait osé venir si elle n’y avait été en quelque sorte forcée par les instances de Cyprien.

— Ah ! tu as vu Cyprien, fit-il.

— Oui, il est venu, un matin, pendant que mon oncle était à son bureau et que ma tante était au marché ; et elle laissa entendre que le peintre lui avait affirmé qu’André serait heureux de la revoir.

— C’est un garçon bien intelligent que Cyprien, dit André en s’éloignant un peu de sa femme, très rouge, honteux que le peintre eût montré à Berthe combien il la désirait. Oui, poursuivit-il d’un ton qu’il essaya de rendre dégagé. Cyprien me parlait souvent de toi et comme il comprenait que la pensée de te savoir malheureuse ou malade me chagrinait, il en aura conclu… Il s’arrêta.

— Il a bien fait, du reste, lança-t-il, vivement, en se rapprochant et en embrassant sa femme qui était devenue, à son tour, très rouge. Sans lui, tu ne serais peut-être pas ainsi près de moi. Méchante, va qui n’aurait pas eu, sans cela, l’idée de venir me voir !

— D’abord, je ne savais pas si je te trouverais seul et puis, non, ce n’était pas possible ; – et, elle regarda autour d’elle, réveillée, ayant peine à croire que c’était elle qui était là, assise, près de son mari, sur un divan.

— J’ai toujours vécu seul, dit André avec aplomb. Mais, je ne sais vraiment pas ce que cette lampe a ce soir, et il se leva pour la remonter. Ah ! les hommes sont tout de même à plaindre quand ils vivent isolés, soupira-t-il, et il jugea utile de se rendre intéressant, racontant que Mélanie le grugeait sans mesure, cherchant de la poussière qu’il ramassait difficilement, avec son doigt, sur les meubles, pour convaincre sa femme.

— Voilà comme je suis servi, dit-il en hochant la tête.

— Ton ménage semble pourtant bien tenu, répondit Berthe, qui regarda de tous les côtés, la pièce. Oh ! mais tu as acheté beaucoup de meubles !

Il lui proposa de visiter le logement et il supprima l’abat-jour de la lampe.

— Je ne m’étonne pas si elle charbonne ainsi, la mèche est mal coupée, attends, je vais te l’arranger tout à l’heure, et Berthe contempla les tableaux, souriant à ceux qu’elle connaissait, s’étonnant devant les autres. La chimère du Japon l’épouvanta. « Oh ! l’horreur ! fit-elle » ; et elle passa dans la chambre à coucher, examinant le lit blanc, les meubles en bois de rose, touchant les clefs dont les poignées dorées lui plaisaient surtout.

— Tu es bien logé, murmura-t-elle, en entrant dans le cabinet de toilette.

Sans motif, sans qu’aucune filiation d’idées se fût produite, André revit tout à coup la chambre à coucher de son ancien ménage, l’affront qu’il avait subi, et bien que sa colère fût depuis longtemps épuisée, mû par un sentiment de rancune puérile, par la pensée d’une mesquine vengeance, née d’un souvenir gardé sans motif plutôt qu’un autre de son ancienne liaison, il entoura la taille de Berthe comme il avait jadis entouré celle de Jeanne, et il embrassa sa femme devant la glace, au-dessus du pot à l’eau, se croyant peut-être homme fort, sceptique, effaçant à coup sûr un reste d’offense, en égalant ainsi sa femme à une maîtresse, en les rapprochant, en les mettant sur le même niveau, sur le même plan.

Mais Berthe se dégagea et passa avec autorité dans la cuisine, se sentant maintenant chez elle, et elle contempla les culs étincelants des casseroles, brillantes comme des soleils, le bonnet de tulle noir, à brides vert pomme pendant sur l’ocre des murs, disant : mais c’est très propre !

— Tiens, donne-moi les ciseaux à lampe, reprit-elle, je vais couper la mèche.

Ils les cherchèrent vainement.

Dans cette pièce, grande comme un mouchoir, et qu’elle emplissait de ses jupes, ils se pressèrent, l’un contre l’autre, devant le buffet, découvrant des mèches à lampe et des gousses d’ail, pêle-mêle dans une tasse, des croûtons de pain dur sur un plat, du beurre dans un bol d’eau, du sel gris et de la farine dans des pots à confiture, enfin, près d’un pilon de bois et d’une râpe contenant encore des copeaux de gruyère, une petite bouteille noire avec cette étiquette : « L’arôme des potages, manufacture d’oignons brûlés à Romainville. »

À force de chercher, ils trouvèrent pourtant dans un tiroir, où leurs doigts se mêlaient et où les bagues de Berthe pétillaient dans l’ombre, plus vives, d’infectes mouchettes trempées d’huile, au milieu d’un paquet déficelé de laurier et de thym.

— Tiens, dit André, ravi de l’excessive malpropreté de ces mouchettes, avais-je raison d’accuser ma bonne, tu peux voir par toi-même si elle est sale ?

Berthe ne répondit pas ; elle arrangea prestement la lampe ; voilà qui est fait, dit-elle. et elle retourna dans le cabinet de toilette pour se laver les mains.

Alors, tandis qu’elle se frottait lentement les doigts de mousse, André, debout derrière elle, suivit le mouvement des bras dont le va-et-vient faisait onder l’étoffe de la robe dans le dos et se mourait en un léger frisson le long des hanches, et de grands désirs lui vinrent.

Depuis le départ de Jeanne ses amours étaient coûteuses et avec cela privées de cet appétit qui rend suffisantes les plus médiocres des voluptés et des pâtures. Un désir bête l’occupa de savoir si rien n’était changé chez Berthe ; puis l’existence menée après leur rupture, la liaison renouée avec Jeanne l’avaient comme modifié. Il était devenu moins timide, moins respectueux, plus brave. Il était enfin chez lui, dans son logement de garçon et non plus chez eux, dans son ménage, et des fumées de jeunesse lui remontèrent, des souvenirs des paillardises des anciens tête-à-tête qui lui attisèrent encore les sens. Il ne vit plus bien clair, il alla simplement, sans raisonner, vers Berthe comme vers une femme attirante, comme vers une bonne fortune tombée, après une longue abstinence, par hasard, chez lui.

Il était d’ailleurs dans un terrible état d’énervement. Les secousses de la soirée l’avaient brisé ; il éprouvait une fatigue énorme, une courbature générale et sa cervelle lui semblait flotter dans le vide. Loin de le soulager, les larmes d’abord retenues puis rapidement taries avaient encore augmenté cet indicible malaise qui devait forcément aboutir à la détente charnelle.

Il s’étira les doigts qui craquèrent, pris d’évanouissement, ayant la subite récurrence, sous la chemise de sa femme, d’une mignonne tache fauve, arrondie comme une pastille entre les deux seins.

Enervée elle aussi, et en dépit de la froideur de ses sens encore accentuée par l’habitude depuis longtemps acceptée des jeûnes, elle eut un brusque réveil et elle se tendit, les joues en feu et les yeux noyés, laissant choir la serviette avec laquelle elle s’essuyait les doigts, dans la cuvette à moitié pleine. Elle sourit à son mari dans la glace et courbée en deux, les reins un peu haut, le dos remué jusqu’à la nuque, elle tordit le linge.

Le sourire où la surdent mettait dans sa bouche un point de lumière avancé sur la ligne des dents affola André ; il se jeta sur elle et la baisa lentement sur les yeux qui battirent, lui chatouillant les lèvres avec leurs cils.

Il l’étreignit et l’emmena, lacée à lui, dans la chambre, oubliant volontairement la lumière dans le cabinet. Berthe s’affaissa sur le lit, inerte, un bras replié sur la figure, tandis que le bruit de ses jupes longuement froissées s’entendait seul, avec le souffle haletant d’André.

— Oh ! c’est vilain, dit-elle, tout bas.

Et André un peu étonné maintenant que sa surexcitation avait cessé, se demandait si, dans l’intérêt de son futur ménage, il n’avait pas commis une irréparable faute. Une certaine lueur qui fila dans les yeux de sa femme l’inquiéta, puis il se fit la remarque que Berthe avait le linge plus élégant et plus parfumé que jadis et il eut peur qu’elle ne se fût ainsi parée pour le séduire.

Un peu embarrassés, ils revinrent s’asseoir dans le petit salon et ils se taisaient, abîmés, chacun dans ses réflexions ; elle, malgré les déboires renouvelés de ses sens, satisfaite d’avoir goûté à un fruit défendu, d’avoir accompli, dans une chambre de garçon, une escapade rêvée autrefois dans son ménage, et honnêtement réalisée maintenant, sans honte et sans risques, heureuse de secouer le joug de son oncle, de quitter de nouveau son existence de jeune fille, de reprendre sa liberté, de rentrer toute-puissante chez elle, ressentant cette joie que les gens casaniers éprouvent à retrouver leur chez-soi après de longues haltes dans les hôtels et dans les garnis ; lui, très perplexe, se reprochant d’être toujours le même sans défense devant une femme, n’augurant rien de bon de cette facilité avec laquelle Berthe s’était laissé vaincre, se répétant : je suis à sa merci, – puis se consolant par la perspective de quitter cette odieuse existence de garçon, regorgeant de crises juponnières et de carottes de bonnes, de se réinstaller dans un ménage sérieusement organisé, de vivre peut-être enfin tranquille.

— Veux-tu que nous préparions une tasse de thé ? fit-il, pour dire quelque chose.

Elle entendit le son de ses paroles sans en comprendre le sens. Elle s’éveilla de ses réflexions et regarda sa montre.

— Dix heures ! Mon oncle ne doit pas savoir ce que je suis devenue. Oh ! comme je suis faite ! murmura-t-elle, et, pendant qu’elle réparait, de son mieux, devant la glace, le désordre de sa coiffure et de sa robe, André tout en enfilant ses bottines pour la reconduire, parvint à se convaincre qu’il avait sagement agi. C’est peut-être la seule fois que je me sois conduit comme il le fallait avec ma femme. Oui, avoir plus de laisser-aller, moins de retenue et plus d’abandon, être enfant, gentil, bon garçon, comme je l’ai été avec Jeanne, voilà ! conclut-il en frappant le plancher de ses semelles pour faire mieux glisser la chaussette dans la bottine.

Berthe était prête, il l’embrassa et ils descendirent dans la rue, recueillis, muets, obsédés par les mêmes préoccupations, soucieux et contents à la fois, songeant à toute leur vie ratée qu’ils allaient reprendre, appréhendant que, malgré l’expérience qu’ils avaient acquise, ils ne la gâchassent et à jamais, cette fois encore ; et ils marchèrent résignés, chacun se promettant, pour avoir la paix, de s’effacer devant l’autre, et se réservant de se montrer néanmoins dans certains cas quand il le jugerait convenable, chacun supputant déjà, en serrant tendrement le bras joint au sien, les indulgences qu’il devrait avoir, les défauts qu’il devrait s’engager, mentalement, à passer à l’autre.

XVI
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Une fois par semaine, le mardi, André et Cyprien se réunissaient dans un café, vers les quatre heures. Ils furent exacts aux rendez-vous, le premier mois, puis tantôt l’un, tantôt l’autre manqua.

Celui qui attendait s’irrita devant son apéritif, et fatalement il attribua le manque de parole de son ami, André à Mélie et Cyprien à Berthe.

Chacun prit la femme de son camarade en grippe.

Du reste, une certaine froideur s’était glissée dans leurs relations ; André arrivait bien tout d’abord à l’heure, mais il partait presque aussitôt, alléguant de mystérieux prétextes, d’inévitables courses qui faisaient hausser les épaules du peintre, plus à l’aise, moins réprimé, dans son intérieur de concubin, qu’André dans son ménage approuvé, dans sa vie bourgeoise.

Du dépit et sans doute même un peu d’envie résultèrent pour André de cette supériorité de Cyprien, et un peu de pitié, un peu d’aigreur, vinrent au peintre de l’embarras d’André, de sa hâte continuelle à déguerpir.

Ils finirent bientôt par ne plus se rien dire, lorsqu’un un hasard les mettait, dans la rue, en face ; André ne voulait, à aucun prix, retourner chez son camarade, sentant une certaine gêne, une certaine honte à revoir Mélie qui s’était forcément immiscée dans ses affaires, et pour rien au monde Cyprien n’eût mis les pieds chez André, se rappelant le mauvais accueil de Berthe, après son mariage, pensant que, malgré tous les services qu’il avait rendus, il serait de nouveau, en sa qualité de camarade du mari, privé de nourriture à table et poliment jeté dehors, comme jadis, après le repas.

Un ou deux mois s’écoulèrent sans qu’ils se rencontrassent. Un jour pourtant, à une messe d’enterrement, ils s’aperçurent dans l’église, au travers des personnes plantées, comme des piquets, entre deux rangs de chaises, et une fois les compliments de condoléances achevés, ils laissèrent le corbillard s’acheminer, en ballottant, vers le cimetière et ils se promenèrent dans une rue de traverse, s’entretenant d’abord des qualités et des vices du défunt qu’ils avaient autrefois connu, s’apitoyant, ainsi qu’il sied, sur le malheur de ceux qui restent, puis, changeant le cours de la conversation, Cyprien dit à André :

— Eh bien, depuis que je ne t’ai vu, tu dois être établi dans ton nouveau logement ?

— Oui, mes affaires sont presque rangées ; et il ajouta, après une pause, sans enthousiasme : je suis bien.

— La maisonnette est grande ? demanda Cyprien.

— Non, cinq pièces, mais elles sont commodément distribuées, c’est une vraie bicoque de petit mercier retiré des mauvaises affaires, des murs roses, des volets couleur de terre glaise avec un cœur découpé en haut dans le bois, une porte avec des vitres de couleur donnant sur le jardin et, tu vois ça d’ici ?

— Oui, et avec cela, autour d’une tonnelle, non loin d’une pompe à roue, les sempiternelles plates-bandes de géraniums et les non moins sempiternelles corbeilles de roses, séparées, par une ligne de buis, des allées saupoudrées de cailloux de rivière. Un tonneau, au fond du jardin, avec une grenouille rouillée, regardant le ciel ; dans un coin, la cabane nécessaire cachée par un lilas qui ne s’épanouit jamais ; enfin, contre la dite cabane, un monticule formé par les détritus des feuilles, des branches mortes, et par les tessons des pots de fleurs cassés, le tout surmonté par une ficelle sur laquelle voltigent un tablier de cuisine et une paire de bas. Si je vois ça ? mais je te dessinerais, ressemblance garantie, ta maison sans l’avoir vue !

— Oui, va, blague tant qu’il te plaira, fit André tu n’empêcheras pas que ce ne soit tout de même agréable d’être à Paris, perdu dans un petit faubourg, sans voisins, sans concierge, loin de la foule et loin du bruit.

— C’est le rêve qui vient aux gens épuisés après la trentaine, soupira Cyprien ; je l’ai eu comme tous les autres, seulement j’ai deviné le mystère des existences vécues dans les banlieues. Je me suis vu, ouvrant la fenêtre, le matin, tapotant avec inquiétude sur mon baromètre, descendant sous un chapeau de paille, en chemise, le dos barré par une bretelle, pour tailler avec le sécateur mes plantes ; je me suis vu enfin, le dimanche, les jambes pendant sur le talus des remparts, utilisant ma lorgnette de spectacle à contempler l’horizon, discutant pour la centième fois avec ma femme qui ravaude en bâillant près de moi, sur le nom du village que figure un petit pâté blanc, là-bas, dans le ciel, au loin.

Cette vision de ma longue personne dans un maigre paysage m’a guéri de ces élans vers la nature parisienne que j’adore quand je m’y promène, mais que je prendrais infailliblement en haine si je devais y habiter seulement pendant un terme. Mais, d’ailleurs, je suis bien tranquille, tu reviendras, apitoyé par l’ennui de ta femme, et lassé toi-même par l’isolement, demeurer à un troisième étage, dans le centre de Paris, comme moi !

Le visage d’André se rembrunit. Il se rappelait les plaintes de Berthe, déplorant la rareté des provisions, le départ précipité des bonnes, d’un quartier privé de bastringues et de troupes. Il eut peur que cette halte dans les tracas de sa vie ne fût point définitive, et il appréhenda de reprendre peu à peu, sous l’impulsion de sa femme, sa course longtemps interrompue au travers des salons et des bals. Maintenant que sa situation est nette, peut-être bien que Berthe ne serait pas fâchée de rentrer victorieuse dans ce monde qui l’a tenue à l’écart pendant des mois, songea-t-il.

— Dis donc, reprit Cyprien qui, devant la mine absorbée de son camarade, jugea, d’instinct, qu’il serait bon de ne pas continuer ses théories sur la campagne, dis donc, qu’est devenue ton ancienne bonne ?

— Qui ça, Mélanie ?

— Oui.

— Je ne sais pas. Depuis le jour où Berthe revenant chez moi l’a congédiée, je n’ai plus eu de ses nouvelle. Je suppose qu’elle a suivi sa vocation, et qu’elle a recommencé à pirater dans un nouveau ménage. Ah ça bien, et toi, que fais-tu ?

— Moi, rien. Je vivote entre Mélie et Barre-de-Rouille ; je travaille aussi pour des. entrepreneurs de papiers peints. Je fais, entre autres besognes, des Écossais, tu sais, ces papiers qui ont des raies alternées et croisées, rouges et vertes, comme des culottes d’highlanders ou certains châles. Ce n’est pas trop mal payé et l’ouvrage abonde.

— Alors les tableaux ?

Le peintre se frotta la barbe de ses longs doigts. Les tableaux, peuh, dit-il, c’est quelquefois bon de songer à ceux qu’on ne fera jamais, au lit, le soir, quand on ne dort pas !

— Oui, répondit, après une pause, André en soupirant : quand il s’agit d’exécuter l’œuvre qu’on a conçue va te faire fiche ! Vois-tu, j’ai bien peur que nous n’ayons joué, en art, le rôle que jouent en amour ces pauvres diables qui, après avoir longtemps désiré une femme, ne peuvent plus lorsqu’ils la tiennent.

— Les gens qui ratent le Coche, fit Cyprien. Tiens, à propos, et la maison que tu devais acheter à Viroflay ?

— Elle a été vendue, pendant que je discutais sur le prix d’achat, avec ma femme.

— Ah bien, ça n’a pas dû réjouir ce bon Désableau, reprit en riant le peintre. Est-ce que tu le vois toujours ?

— Encore.

Ils restèrent sans parler, et les mains derrière le dos, ils arpentèrent le trottoir, de long en large.

— Alors, tu es heureux, dit Cyprien.

— Oui, et toi ?

— Moi aussi.

— Allons, tant mieux.

Cyprien se tut, puis, après un silence, il reprit :

C’est égal, dis donc, c’est cela qui dégote toutes les morales connues. Bien qu’elles bifurquent, les deux routes conduisent au même rond-point. Au fond, le concubinage et le mariage se valent puisqu’ils nous ont, l’un et l’autre, débarrassés des préoccupations artistiques et des tristesses charnelles. Plus de talent et de la santé, quel rêve !

André hocha la tête en se mouchant.

— Bigre ! dit-il soudain, comptant sur ses doigts les coups qui s’égouttaient, un à un, d’en haut, c’est midi qui sonne, je me sauve, car Berthe s’impatienterait.

Il serra la main de son ami qui murmura, tout ricanant :

— Ce n’est pas mauvais d’être vidés comme nous le sommes, car maintenant que toutes les concessions sont faites, peut-être bien que l’éternelle bêtise de l’humanité voudra de nous, et que, semblables à nos concitoyens, nous aurons ainsi qu’eux le droit de vivre enfin respectés et stupides !

— Quel idéal ! soupira André.

— Ah ! va, celui-là ou un autre… fit Cyprien qui, talonné aussi par l’heure, s’envola comme une grande sauterelle, rasant les devantures des boutiques, le long des rues.