Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 81-89).

La rivière des Eaux-Mortes

Nos coureurs-de-bois ont, comme cela, de ces trouvailles. Je ne sais qui l’a donné : trappeur, contre-maître de chantier, ou arpenteur, mais qu’importe l’origine, n’est-ce pas qu’il est joli et bien trouvé ce nom de rivière ? Les Eaux-Mortes !

En attendant l’occasion, prochaine je l’espère, où vous en ferez l’agréable connaissance, je ne puis résister au plaisir de vous y promener un peu, au caprice des souvenirs délicieux qu’elle m’a toujours laissés.

La rivière des Eaux-Mortes, comme toute rivière des Laurentides qui se respecte, emprunte ses eaux à un lac, à un grand lac : le lac Des-Îles. Ce nom-là, par exemple, est on ne peut plus ordinaire.

La carte géographique de notre région, mouchetée qu’elle est de lacs innombrables, compte, au bas mot, une bonne douzaine de lacs Des-Îles. Notre rivière au nom joli n’a donc aucune raison d’avoir gardé le nom de famille, et les meilleures raisons du monde d’avoir reçu celui qu’elle porte et qui lui va si bien.

Ne vous fiez pas trop pourtant à la grâce tranquille que ce nom suggère, une grâce calme, sans passion, car elle a une naissance tourmentée et coule des premiers flots fort agités.

Dans le grand lac, où les îles ont poussé ainsi que dans un vase des « oignons chinois », les eaux lentes se reposent, emprisonnées par la forêt, qui, tout autour, poste ses pins comme des sergents de garde.

Aussi, ayant soudain brisé l’étreinte et trompé sa vigilance, voyez-les, impatientes, s’élancer par la brèche ; des eaux libres enfin, ne demandant qu’à bondir.

C’est d’abord une course échevelée parmi les pierres et les obstacles, pendant sept longs milles de rapides, où l’écume blanche s’accroche aux cailloux, sous une voûte de feuilles vert tendre. On dirait une belle jeune fille, tête rejetée en arrière, sourire aux lèvres, qui dénoue ses cheveux et laisse flotter au vent discret des bois de lourdes tresses ondulées, longtemps tenues captives dans un filet.

Regrettant d’avoir couru si long, elle s’arrête brusquement, creuse son lit dans la terre molle d’un vallon, retient ses eaux fatiguées, et se trace parmi les arbres un cours sinueux.

Les ruisseaux des montagnes, attirés par la rumeur de ses pas, et l’épaisse buée que produit son haleine dans le froid des matins, s’en viennent çà et là, en folâtrant, mêler leurs eaux aux siennes.

La folle jeunesse est passée ; plus de courses ni de bonds. La rivière, devenue sérieuse, se repose et coule en musant au soleil.

Les herbes des rives, les branches légères des aulnes, les cèdres et les sapins, s’inclinent sur son passage. Et elle ira dès lors, fière et gracieuse, telle une grande dame, entre deux rangs d’admirateurs, offrant aux baisers la peau fraîche d’une main nonchalamment tendue.

Plus loin, ayant quitté les ombrages, elle débouche dans une vallée marécageuse et triste, peuplée de vieux troncs morts, sans écorce et sans feuilles, semblables, dans la nuit, aux lugubres débris d’une armée vaincue dont les squelettes des soldats seraient restés debout.

Ce spectacle macabre l’effraye sans doute, car elle s’arrête un moment, cherche un passage pour fuir, et s’élance vers une coupe étroite taillée dans la montagne.

Elle saute tout d’un élan une première barrière de granit rouge, dévale en grondant une marche énorme, projette dans l’air des tourbillons de poussière humide qui s’irise et, en une dernière et fougueuse bousculade, se fraye une voie tortueuse parmi des pierres amoncelées.

Affolées, les eaux impétueuses tournent en rond au pied de la chute, et achèvent de bouillonner leur colère dans un bassin rocheux où flottent des paquets mouvants d’écume jaunâtre que le vent déchiquette, c’est la Chute-à-l’Ours.

Bientôt assagie, la rivière retrouve son calme momentanément perdu, fait un coude brusque pour ralentir ses eaux qui voudraient courir encore, puis file tout droit vers le repos d’une plaine fraîchement parée.

Par chemin droit on va trop vite ! « À quoi bon me presser », se dit notre rivière. « J’arriverai toujours assez tôt à la fin de ma course. » Doucement, plus doucement encore, le pays est bon, la plaine est paisible ; sa terre grasse, sans roc, fait une couche moelleuse qui invite.

Écoutons chanter les oiseaux, et recueillons en passant la caresse des ailes déployées qui effleurent.

Que les buissons sont verts !

Ici enfin, l’horizon se montre sans masque ; pas de branches croisées, pas de gros troncs rugueux dont les cimes enlacées voilent les espaces et limitent la vue des choses, comme sur des yeux ouverts des paupières mi-closes.

À moi le soleil, tout le soleil, sans même un pin bourru pour m’en dérober un rayon et éteindre sa splendeur dans un écran de feuillage.

Et la rivière s’abandonne au charme qui la grise.

Elle retient son courant, serpente, retrace ses pas, fait de longs détours pour contourner une butte, si bien qu’elle en vient tout près d’oublier qu’il lui faut tout de même couler.

Car ce n’est plus qu’une rivière espiègle et rieuse, toute au plaisir de vivre dans un endroit plaisant, qui, en dépit de son âge et jusqu’au dernier moment, ne cessera de faire l’école buissonnière.

Combien de fois, dans le calme des couchers d’automne ou la douceur chaude des crépuscules d’été, nous avons fait lentement glisser notre canot sur ses eaux alanguies !

Les oiseaux nombreux qui habitent ses rives, perchés pour le repos du soir, lançaient un dernier cri.

De grands hérons, au profil ridicule, passaient en battant lourdement l’air d’une aile pesante.

Les canards, par troupes, cancanaient, les pattes dans la boue.

D’instinct nous laissions traîner l’aviron, les mains sur les bords du canot qui s’échouait doucement sur une pointe de sable. Un orignal, de l’eau jusqu’au ventre, s’arrêtant de mâchonner des racines, nous regardait sans comprendre, son grand nez relevé flairant l’air suspect.

Comme à regret, le soleil s’enfonçait au loin dans la montagne. L’ombre hésitante envahissait les bois, les ailes se fermaient, les chants se taisaient.

Petit à petit, la multitude des êtres timides qui s’éveillent quand le jour s’endort, décelaient leur présence par des crissements de branches et le bruit étouffé de trottinements menus.

o-o-o

J’ai revu hélas ! ma rivière d’autrefois…

La vallée est inondée ; les eaux, égarées dans les taillis déserts, cherchent en vain les rives de jadis et le chemin fleuri.

Les buissons sont sans feuilles. Au loin, surgissant des flots boueux, les troncs dénudés étendent des bras raidis qui semblent supplier.

Ce n’est plus une rivière et ce n’est pas un lac ; c’est une chose informe, une vallée coupable que Dieu aurait maudit.

Par bonheur, quelques coins protégés, le long des collines, et la belle chute solitaire qui gronde toujours là-bas en sautant les rochers, gardent encore un peu de leur beauté première.

Non, n’y allez pas maintenant.

Vous serez déçu et ne comprendrez pas. Plus tard peut-être.

Nous qui avons connu les Eaux-Mortes de naguère, c’est différent, nous avons le souvenir.