Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 51-59).

Lucifer

Petit, courbé, tout en os et en peau, une peau sans âge, ridée par le vent, rouillée à l’humidité des bois. Entre les pommettes saillantes et le front, à peine la place pour deux yeux clignotants, vifs, pas très francs.

Jambes noueuses dans le vieux pantalon sans couleur ; jambes quelque peu raidies, mais se jouant encore des ornières et des sauts. Revêche, parlant peu, sourd à souhait, c’est l’homme à tout faire du camp.

Ayant traîné ses nippes de « cook » d’un chantier et d’un hiver à l’autre pendant des décades, il a fini, pauvre épave encore utile malgré ses soixante-six ans, par se réfugier chez son fils, gardien officiel du club, où il besogne et se loue au besoin comme guide.

«  Holà ! Père ! Êtes-vous bon pour demain matin ? »

Après avoir hésité un moment, faut pas se compromettre, il répond : « C’est bon ! » Et si l’endroit lui convient, il ajoutera : « J’pense q’ça va mordre, la lune prend d’là force ! » Mais si l’endroit ne lui revient pas et qu’il prévoit ne pouvoir pêcher à l’appât à son soûl, malgré tous les meilleurs indices il bougonnera : « C’est bon à rien, l’eau est trop chaude ! » Ou bien encore, il invoquera la sempiternelle lune qui est dans son cours ou son décours, qu’importe !

Infatigable marcheur il se charge de tout le fourbi, et, traînant de la savate, les mains de chaque côté de la tête, accrochées aux courroies du « paqueton », il s’en va d’un pas qui ne se dément jamais, ne s’arrêtant que pour charger son brûle-gueule et frotter une allumette.

Il tire sur les rames comme il allonge la jambe, sans un mot, sans répit, si ce n’est pour enlever de sa tête un feutre difforme et crasseux, dont il relève le bord et qu’il plonge dans l’eau en guise de gobelet pour boire une lampée.

Arrivé à l’endroit choisi, au pied de la chute, il s’éclipse. Vous le trouverez là-bas, tapi sur une grosse roche, trempant dans un remous familier une vieille corde qu’il balance lentement, de haut en bas.

Patient comme un héron, il connaît les bons endroits, et si la truite veut mordre, vous aurez beau lui crier que c’est l’heure de la soupe, il se fera plus sourd que jamais, et continuera de remuer sa ligne dans un épais nuage de fumée, comme s’il n’existait au monde que sa pipe, sa ligne et la grosse « bâdreuse » qu’il va tout à l’heure tirer de l’eau, en riant d’un petit rire féroce.

Si vous n’êtes pas trop délicat de bouche, vous apprécierez le plat qu’il vous sert, car il manie aussi bien la truite dans le poêlon qu’au bout de la canne à pêche.

Voulez-vous allumer ses yeux, faire ébaucher un demi-sourire à sa bouche qui ne s’y connaît guère en sourire ? Pendant que vous dégustez lentement votre café, offrez-lui un petit verre.

« Père, un p’tit coup ? »

« C’est pas d’refus ! »

De quel ton il vous répond ! Ça n’est plus la même voix. Voyez comme il se découvre, avance lentement une main qui tremble un peu, crache de côté, et, après un « Salut ! » traditionnel, avale d’un trait et s’essuie la bouche du revers de sa manche.

Mais dès lors, croyez-moi, surveillez la bouteille ; il trouvera des ruses d’apache pour rester dans son sillage, car c’est tout là sa faiblesse.

Une faiblesse qui le prend à époques fixes comme une fièvre quarte. Trois ou quatre fois par année, au changement de saison, il fait ses quatre-temps à sa manière. Un attrait irrésistible l’attire vers la ville où il passera quelques jours à se donner une cuite bien conditionnée, en vue de laquelle il avait grappillé quelques piastres vite liquéfiées. Ayant satisfait sa soif périodique, il retourne à ses bois en attendant la cuite suivante.

Mais, direz-vous, je ne vois pas bien de Lucifer dans tout cela ? Au fait, j’oubliais.

Une épaisse cheminée de maçonnerie occupe un pan de la pièce principale du camp. Autour de son bon feu, que d’interminables causeries, le soir après souper, alors que la buée légère, qui se dégage des bottes et des habits mouillés séchant sur le dossier des chaises, se mêle à la fumée épaisse des pipes ! Bien entendu les sujets toujours d’actualité sont la pêche, la chasse, les lacs et les bois. C’est, sans contredit, l’endroit le plus poissonneux ou le plus giboyeux de tout le territoire. Que de truites qui nagent encore paisiblement au fond des lacs, que de gibiers qui courent ou volent encore dans les bois, ont été prises ou abattus dans le rayon étroit de cette chaleur inspiratrice !

Je soupçonne la flamme moqueuse, et, à l’occasion, quelques gouttes traîtresses tombées des opulentes bouteilles alignées sur la table voisine, de jouer aux causeurs le vilain tour que le soleil et les cigales du Midi jouaient à ce brave Tartarin !

Et chacun d’écouter sérieusement, d’un air convaincu, le récit de l’exploit du voisin, d’affirmer de la tête la longueur exacte de la belle pièce manquée le jour même, de peur de se voir refuser le même crédit quand à son tour on racontera ses prouesses.

Même en juillet, il est bien rare que le foyer soit sans feu. Aussi, pour l’alimenter, des billes de merisier s’amoncèlent en longue file en arrière du camp.

L’une des fonctions, sinon la principale, de notre vieux, est d’entretenir la flambée, et, au besoin, d’allumer les gros poêles de fonte aux pattes courtes et arquées de boule-dogue, qui réchauffent les pièces voisines.

« Père, faites donc un petit feu ! »

« Oué, on y va ! »

Pas nécessaire de le lui répéter deux fois. N’ayez crainte, ça va chauffer !

D’un tournemain il pousse de côté l’immense grille en quart de lune, s’arme d’un lourd tisonnier, remue les cendres, et revient chargé de quelque lourde bûche. Et la flamme court, pétillante, sur l’écorce, pour s’élancer bientôt, vive, gaie, chantante.

Oh ! la douce chaleur !

Mais bientôt c’est un peu fort, et le cercle des chaises s’éloigne de quelques pieds, et puis encore…

Prenant au grand sérieux son rôle de père nourricier du foyer qui gronde sa faim, actif agent de liaison entre la cordée des bûches et le brasier de plus en plus ardent, il ne cessera d’entasser, jusqu’au moment où, apercevant l’enragé chauffeur, les sueurs au front, tisonnant de plus belle, d’une seule voix les causeurs ruisselants demanderont grâce :

«  Aye, père, on meurt ! Ne chauffez plus, bon dieu ! »

C’est en vain, le mal est fait et sans retour. La flamme excitée, rageuse, ayant mordu dans l’énorme amas de bois sec, brûlera sans merci jusqu’au lendemain, et vous étoufferez malgré les portes ouvertes.

Un soir pluvieux d’été, l’un de nos amis, lisant, seul, devant la cheminée sans feu, s’était senti transir. Ignorant sans doute l’ignomanie de l’enragé chauffeur, il avait en toute innocence lancé l’appel fatal : « Père, un petit feu ! » S’étant assoupi, il se réveilla si bien rôti, qu’il baptisa incontinent notre vieux du surnom de « Lucifer », et dame, le nom va lui rester !