En famille/Chapitre XXXII

Flammarion (p. 381-394).

XXXII

___

Le soir, la tournée des usines achevée, au lieu de revenir aux bureaux comme c’était la coutume, M. Vulfran dit à Perrine de le conduire directement au château ; et pour la première fois elle franchit la magnifique grille dorée, chef-d’œuvre de serrurerie, qu’un roi n’avait pas pu se donner à l’une des dernières expositions, racontait-on, mais que le riche industriel n’avait pas trouvé trop cher pour sa maison de campagne.

« Suis la grande allée circulaire », dit M. Vulfran.

Pour la première fois aussi elle vit de près les massifs de fleurs que jusque-là elle n’avait aperçus que de loin, formant des taches rouges ou roses sur le velours foncé des gazons tondus ras. Habitué à faire ce chemin, Coco le montait d’un pas tranquille et, sans avoir besoin de le conduire, elle pouvait poser ses regards à droite et à gauche, sur les corbeilles, ou les plantes et les arbustes que leur beauté rendait dignes d’être isolés en belle vue ; car bien que leur maître ne pût plus les admirer comme naguère, rien n’avait été changé dans l’ordonnance des jardins, aussi soigneusement entretenus, aussi dispendieusement ornés qu’au temps où, chaque matin et chaque soir, il les passait en revue avec fierté.

De lui-même, Coco s’arrêta devant le large perron, où un vieux domestique, prévenu par le coup de cloche du concierge, attendait.

« Bastien, tu es là ? demanda M. Vulfran sans descendre.

— Oui, monsieur.

— Tu vas conduire cette jeune personne à la chambre des papillons qui sera la sienne, et tu veilleras à ce qu’on lui donne tout ce qui peut lui être nécessaire pour sa toilette ; tu mettras son couvert vis-à-vis le mien ; en passant, envoie-moi Félix qu’il me conduise aux bureaux. »

Perrine se demandait si elle était éveillée.

« Nous dînerons à huit heures, dit M. Vulfran, jusque-là tu es libre. »

Elle descendit et suivit le vieux valet de chambre, marchant éblouie, comme si elle était transportée dans un palais enchanté.

Et réellement, le hall monumental, d’où partait un escalier majestueux aux marches en marbre blanc, sur lesquelles un tapis traçait un chemin rouge, n’avait-il pas quelque chose d’un palais : à chaque palier, de belles fleurs étaient groupées avec des plantes à feuillage dans de vastes jardinières et leur parfum embaumait l’air renfermé.

Bastien la conduisit au second étage, et, sans entrer, lui ouvrit une porte :

« Je vais vous envoyer la femme de chambre », dit-il en se retirant.

Après avoir traversé une petite entrée sombre, elle se trouva dans une grande chambre très claire, tendue d’étoffe de couleur ivoire, semée de papillons aux nuances vives qui voletaient légèrement ; les meubles étaient en érable moucheté et sur le tapis gris s’enlevaient vigoureusement des gerbes de fleurs des champs : pâquerettes, coquelicots, bleuets, boutons d’or.

Que cela était frais et joli !

Elle n’était pas revenue de son émerveillement, et s’amusait encore à enfoncer, son pied dans le tapis moelleux qui le repoussait, quand la femme de chambre entra :

« Bastien m’a dit de me mettre à la disposition de mademoiselle. »

Une femme de chambre en toilette claire, coiffée d’un bonnet de tulle, aux ordres de celle qui quelques jours avant couchait dans une hutte, sur un lit de roseaux, au milieu d’un marais, avec les rats et les grenouilles : il lui fallut un certain temps pour se reconnaître.

« Je vous remercie, dit-elle enfin, mais je n’ai besoin de rien… il me semble.

— Si mademoiselle veut bien, je vais toujours lui montrer son appartement. »

Ce qu’elle appelait « montrer l’appartement », c’était ouvrir les portes d’une armoire à glace et d’un placard, ainsi que les tiroirs d’une table de toilette, tout remplis de brosses, de ciseaux, de savons et de flacons ; cela fait, elle mit la main sur un bouton posé dans la tenture :

« Celui-ci, dit-elle, est pour la sonnerie d’appel ; celui-là pour l’éclairage. »

Instantanément la chambre, l’entrée et le cabinet de toilette s’éclairèrent d’une lumière éblouissante qui, instantanément aussi, s’éteignit ; et il sembla à Perrine qu’elle était encore dans les plaines des environs de Paris, quand l’orage l’avait assaillie et que les éclairs fulgurants du ciel entr’ouvert lui montraient son chemin ou le noyaient d’ombres.

« Quand mademoiselle aura besoin de moi, elle voudra bien me sonner : un coup pour Bastien, deux coups pour moi. »

Mais ce dont « mademoiselle avait besoin », c’était d’être seule, autant pour passer la visite de sa chambre que pour se ressaisir, ayant été jetée hors d’elle-même par tout ce qui lui était arrivé depuis le matin.

Que d’événements, que de surprises en quelques heures, et qui lui eût dit le matin, quand sous les menaces de Théodore et de Talouel, elle se voyait en si grand danger, que le vent, au contraire, allait si favorablement tourner pour elle ? N’y avait-il pas de quoi rire de penser que c’était leur hostilité même qui faisait sa fortune ?

Mais combien plus encore eût-elle ri si elle avait pu voir la tête du directeur en recevant M. Vulfran au bas de l’escalier des bureaux.

« Je suppose que cette jeune personne a fait quelque sottise ? dit Talouel.

— Mais non.

— Pourtant, vous vous faites ramener par Félix ?

— C’est qu’en passant je l’ai déposée au château, afin qu’elle ait le temps de se préparer pour le dîner.

— Dîner ! Je suppose… »

Il était tellement suffoqué qu’il ne trouva pas tout de suite ce qu’il devait supposer.

« Je suppose moi, dit M. Vulfran, que vous ne savez que supposer.

— … Je suppose que vous la faites dîner avec vous.

— Parfaitement. Depuis longtemps je voulais avoir près de moi quelqu’un d’intelligent, de discret, de fidèle en qui je pourrais avoir confiance. Justement cette petite fille me paraît réunir ces qualités : intelligente elle l’est, j’en suis sûr ; discrète et fidèle elle l’est aussi, j’en ai la preuve. »

Cela fut dit sans appuyer, mais cependant de façon que Talouel ne pût se méprendre sur le sens de ses paroles.

« Je la prends donc ; et comme je ne veux pas qu’elle reste exposée à certains dangers, — non pour elle, car j’ai la certitude qu’elle n’y succomberait pas, mais pour les autres, ce qui m’obligerait à me séparer de ces autres… »

Il appuya sur ce mot :

« … Quels qu’ils fussent, elle ne me quittera plus ; ici elle travaillera dans mon cabinet ; pendant le jour elle m’accompagnera, elle mangera à ma table, ce qui rendra moins tristes mes repas qu’elle égayera de son babil, et elle habitera le château. »

Talouel avait eu le temps de retrouver son calme, et comme il n’était ni dans son caractère, ni dans sa ligne de conduite de faire formellement la plus légère opposition aux idées du patron, il dit :

« Je suppose qu’elle vous donnera toutes les satisfactions, que très justement, il me semble, vous pouvez attendre d’elle.

— Je le suppose aussi. »

Pendant ce temps, Perrine, accoudée au balcon de sa fenêtre, rêvait en regardant la vue qui se déroulait devant elle : les pelouses fleuries du jardin, les usines, le village avec ses maisons et l’église, les prairies, les entailles dont l’eau argentée miroitait sous les rayons obliques du soleil qui s’abaissait et vis-à-vis de l’autre côté, le bouquet de bois où elle s’était assise, le jour de son arrivée, et où dans la brise du soir elle avait entendu passer la douce voix de sa mère qui murmurait : « Je te vois heureuse ».

Elle avait pressenti l’avenir la chère maman, et les grandes marguerites traduisant l’oracle qu’elle leur dictait, avaient aussi dit vrai : heureuse, elle commençait à l’être ; et si elle n’avait pas encore réussi tout à fait, ni même beaucoup, au moins devait-elle reconnaître qu’elle était en passe de réussir plus qu’un peu ; qu’elle fût patiente, qu’elle sût attendre, et le reste viendrait à son heure. Qui la pressait maintenant ? Ni la misère, ni le besoin dans ce château où elle était entrée si vite.

Quand le sifflet des usines annonça la sortie, elle était encore à son balcon planant dans sa rêverie, et ce furent ses coups stridents qui la ramenèrent de l’avenir dans la réalité présente. Alors du haut de l’observatoire d’où elle dominait les rues du village et les routes blanches à travers les prairies vertes et les champs jaunes, elle vit se répandre la fourmilière noire des ouvriers, qui grouillant d’abord en un gros amas compact, ne tarda pas à se diviser en plusieurs courants, à se morceler à l’infini, et à ne former bientôt plus que des petits groupes qui eux-mêmes s’évanouirent promptement ; la cloche du concierge sonna et la voiture de M. Vulfran monta l’allée circulaire au pas tranquille du vieux Coco.

Cependant elle ne quitta pas encore sa chambre, mais comme il le lui avait recommandé, elle fit sa toilette, en se livrant à une véritable débauche d’eau de Cologne aussi bien que de savon, — d’un bon savon onctueux, mousseux, tout parfumé de fines odeurs ; — et ce fut seulement quand la pendule placée sur sa cheminée sonna huit heures qu’elle descendit.

Elle se demandait comment elle trouverait la salle à manger, mais elle n’eut pas à la chercher, un domestique en habit noir, qui se tenait dans le hall, la conduisit. Presque aussitôt M. Vulfran entra ; personne ne le conduisait ; elle remarqua qu’il suivait un chemin en coutil posé sur le tapis, ce qui permettait à ses pieds de le guider et de remplacer ses yeux : une corbeille d’orchidées, au parfum suave, occupait le milieu de la table, couverte d’une lourde argenterie ciselée et de cristaux taillés dont les facettes reflétaient les éclairs de la lumière électrique qui tombait du lustre.

Un moment elle se tint debout derrière sa chaise, ne sachant trop ce qu’elle devait faire ; heureusement M. Vulfran lui vint en aide :

« Assieds-toi. »

Aussitôt le service commença, et le domestique qui l’avait amenée posa une assiette de potage devant elle, tandis que Bastien en apportait une autre à son maître, celle-là pleine jusqu’au bord.

Elle eût dîné seule avec M. Vulfran qu’elle se fût trouvée à son aise ; mais sous les regards curieux, quoique dignes, des deux valets de chambre qu’elle sentait ramassés sur elle, pour voir sans doute comment mangeait une petite bête de son espèce, elle se sentait intimidée, et cet examen n’était pas sans la gêner un peu dans ses mouvements.

Cependant elle eut la chance de ne pas commettre de maladresse.

« Depuis ma maladie, dit M. Vulfran, j’ai l’habitude de manger deux soupes, ce qui est plus commode pour moi, mais tu n’es pas tenue, toi qui vois clair, d’en faire autant.

— J’ai été si longtemps privée de soupe, que j’en mangerais bien deux fois aussi. »

Mais ce ne fut pas une assiette du même potage qu’on leur servit, ce fut une nouvelle soupe, aux choux celle-là, avec des carottes et des pommes de terre, aussi simple que celle d’un paysan.

Au reste, le dîner garda en tout, excepté pour le dessert, cette simplicité, se composant d’un gigot avec des petits pois et d’une salade ; mais pour le dessert il comprenait quatre assiettes à pied avec des gâteaux et quatre compotiers chargés de fruits admirables, dignes par leur grosseur et leur beauté, des fleurs du surtout.

« Demain tu iras, si tu le veux, visiter les serres qui ont produit ces fruits, » dit M. Vulfran.

Elle avait commencé par se servir discrètement quelques cerises, mais M. Vulfran voulut qu’elle prît aussi des abricots, des pêches et du raisin.

« À ton âge, j’aurais mangé tous les fruits qui sont sur la table… si on me les avait offerts. »

Alors Bastien, bien disposé par cette parole, voulut mettre sur l’assiette « de cette petite bête », comme il l’eût fait pour un singe savant, un abricot et une pêche qu’il choisit avec la compétence d’un connaisseur, quittant pour cela la place qu’il occupait derrière la chaise de M. Vulfran.

Malgré les fruits, Perrine fut bien aise de voir le dîner prendre fin ; plus l’épreuve serait courte, mieux cela vaudrait, le lendemain la curiosité satisfaite des domestiques la laisserait tranquille sans doute.

« Maintenant tu es libre jusqu’à demain matin, dit M. Vulfran en se levant de table, tu peux te promener dans le jardin au clair de la lune, lire dans la bibliothèque ou emporter un livre dans ta chambre. »

Elle était embarrassée, se demandant si elle ne devait pas proposer à M. Vulfran de se tenir à sa disposition. Comme elle restait hésitante, elle vit Bastien lui faire des signes silencieux que tout d’abord elle ne comprit pas : de la main gauche il paraissait tenir un livre qu’il feuilletait de la droite, puis, s’interrompant, il montrait M. Vulfran en remuant les lèvres avec une physionomie animée. Tout à coup elle crut qu’il lui expliquait qu’elle devait demander à M. Vulfran de lui faire la lecture ; mais comme elle avait déjà eu cette idée, elle eut peur de traduire la sienne plutôt que celle de Bastien ; cependant elle se risqua :

« Mais n’avez-vous pas besoin de moi, monsieur ? Ne voulez-vous pas que je vous fasse la lecture ? »

Elle eut la satisfaction de voir Bastien l’applaudir par de grands mouvements de tête : elle avait deviné, c’était bien cela qu’elle devait dire.

« Il convient que quand on travaille, on ait ses heures de liberté, répondit M. Vulfran.

— Je vous assure que je ne suis pas fatiguée du tout.

— Alors, dit-il, suis-moi dans mon cabinet. »

C’était une vaste pièce sombre, qu’un vestibule séparait de la salle à manger, et à laquelle conduisait un chemin en toile qui permettait à M. Vulfran de marcher franchement, puisqu’il ne pouvait s’égarer et qu’il avait dans la tête comme dans les jambes le juste sentiment des distances.

Perrine s’était plus d’une fois demandé à quoi M. Vulfran passait son temps lorsqu’il était seul, puisqu’il ne pouvait pas lire ; mais cette pièce, lorsqu’il eut pressé un bouton d’éclairage, ne répondit rien à cette question ; pour meubles, une grande table chargée de papiers, des cartonniers, des sièges, et c’était tout ; devant une fenêtre un grand fauteuil voltaire, mais sans rien autour. Cependant l’usure de la tapisserie qui le recouvrait, semblait indiquer que M. Vulfran devait y rester assis pendant de longues heures, en face du ciel dont il ne voyait même pas les nuages.

« Que me lirais-tu bien ? » demanda-t-il.

Des journaux étaient sur la table enveloppés de leurs bandes multicolores.

« Un journal, si vous voulez.

— Moins on donne de temps aux journaux, mieux cela vaut. »

Elle n’avait rien à répondre, n’ayant dit cela que pour proposer quelque chose.

« Aimes-tu les livres de voyage ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Moi aussi ; ils amusent l’esprit en le faisant travailler. »

Puis, comme s’il se parlait à lui-même, sans qu’elle fût là pour l’entendre :

« Sortir de soi, vivre d’autres vies que la sienne. »

Mais après un moment de silence, revenant à elle :

« Allons dans la bibliothèque, » dit-il.

Elle communiquait avec le cabinet, il n’eut qu’une porte à ouvrir et, pour l’éclairer, qu’un bouton à pousser ; mais comme une seule lampe s’alluma, la grande salle aux armoires de bois noir resta dans l’ombre.

« Connais-tu le Tour du Monde ? demanda-t-il.

— Non, monsieur.

— Eh bien, nous trouverons dans la table alphabétique des indications qui nous guideront. »

Il la conduisit à l’armoire qui contenait cette table, et lui dit de la chercher, ce qui demanda un certain temps ; à la fin cependant elle mit la main dessus.

« Que dois-je chercher ? dit-elle.

— À l’I, le mot Inde. »

Ainsi il suivait toujours sa pensée, et n’avait nullement l’idée de vivre la vie des autres comme il avait semblé en exprimer le désir, car ce qu’il voulait certainement, c’était vivre celle de son fils, en lisant la description des pays où il le faisait rechercher.

« Que vois-tu ? dis.

L’Inde des Rajahs, voyage dans les royaumes de l’Inde centrale et dans la présidence du Bengale, 1871², 209 à 288.

— Cela veut dire que dans le deuxième volume de 1871 à la page 209, nous trouverons le commencement de ce voyage ; prends ce volume et rentrons dans mon cabinet. »

Mais quand elle eut atteint ce volume sur une planche basse, au lieu de se relever, elle resta à regarder un portrait placé au-dessus de la cheminée, que ses yeux qui peu à peu étaient habitués à la demi-obscurité, venaient d’apercevoir.

« Qu’as-tu ? » demanda-t-il.

Franchement elle répondit, mais d’une voix émue.

« Je regarde le portrait placé au-dessus de la cheminée.

— C’est celui de mon fils à vingt ans, mais tu dois bien mal le voir, je vais l’éclairer. »

Allant à la boiserie, il pressa un bouton, et un foyer de petites lampes placé au haut du cadre et en avant du portrait l’inonda de lumière.

Perrine qui s’était relevée pour se rapprocher de quelques pas, poussa un cri et laissa tomber le volume du Tour du monde.

« Qu’as-tu donc ? » dit-il.

Mais elle ne pensa pas à répondre, et resta les yeux attachés sur le jeune homme blond, vêtu d’un costume de chasse en velours vert, coiffé d’une casquette haute à large visière, appuyé d’une main sur un fusil et de l’autre flattant la tête d’un épagneul noir, qui venait de jaillir du mur comme une apparition vivante. Elle était frémissante de la tête aux pieds, et un flot de larmes coulait sur son visage, sans qu’elle eût l’idée de les retenir, emportée, abîmée dans sa contemplation.

Ce furent ses larmes qui, dans le silence qu’elle gardait, trahirent son émoi.

« Pourquoi pleures-tu ? »

Il fallait qu’elle répondît ; par un effort suprême elle tâcha de se rendre maîtresse de ses paroles, mais en les entendant elle sentit toute leur incohérence :

« C’est ce portrait… votre fils… vous son père… »

Il resta un moment ne comprenant pas, attendant, puis avec un accent que la compassion attendrissait :

« Et tu as pensé au tien ?

— Oui, monsieur…, oui, monsieur.

— Pauvre petite ! »