En famille/Chapitre XII
XII
Entre le double rideau de grands arbres qui de chaque côté encadre la route, depuis déjà quelques instants se montraient pour disparaître aussitôt, à droite sur la pente de la colline, un clocher en ardoises, à gauche des grands combles dentelés d’ouvrages en plomb, et un peu plus loin plusieurs hautes cheminées en briques.
« Nous approchons de Maraucourt, dit Rosalie, bientôt vous allez apercevoir le château de M. Vulfran, puis ensuite les usines ; les maisons du village sont cachées dans les arbres, nous ne les verrons que quand nous serons dessus ; vis-à-vis de l’autre côté de la rivière, se trouve l’église avec le cimetière. »
En effet, en arrivant à un endroit où les saules avaient été coupés en têtards, le château surgit tout entier dans son ordonnance grandiose avec ses trois corps de bâtiment aux façades de pierres blanches et de briques rouges, ses hauts toits, ses cheminées élancées au milieu de vastes pelouses plantées de bouquets d’arbres, qui descendaient jusqu’aux prairies où elles se prolongeaient au loin avec des accidents de terrain selon les mouvements de la colline.
Perrine surprise avait ralenti sa marche, tandis que Rosalie continuait la sienne, cela produisit un heurt qui leur fit poser le panier à terre.
« Vous le trouvez beau hein ! dit Rosalie.
— Très beau.
— Eh bien M. Vulfran demeure tout seul là dedans avec une douzaine de domestiques pour le servir, sans compter les jardiniers, et les gens de l’écurie qui sont dans les communs que vous apercevez là-bas à l’extrémité du parc, à l’entrée du village où il y a deux cheminées moins hautes et moins grosses que celles des usines ; ce sont celles des machines électriques pour éclairer le château, et des chaudières à vapeur pour le chauffer ainsi que les serres. Et ce que c’est beau là dedans ; il y a de l’or partout. On dit que Messieurs les neveux voudraient bien habiter là avec M. Vulfran, mais que lui ne veut pas d’eux et qu’il aime mieux vivre tout seul, manger tout seul. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il les a logés, un dans son ancienne maison qui est à la sortie des ateliers et l’autre à côté ; comme ça ils sont plus près pour arriver aux bureaux ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne soient quelquefois en retard tandis que leur oncle qui est le maître, qui a soixante-cinq ans, qui pourrait se reposer, est toujours là, été comme hiver, beau temps comme mauvais temps, excepté le dimanche, parce que le dimanche on ne travaille jamais, ni lui ni personne, c’est pour cela que vous ne voyez pas les cheminées fumer. »
Après avoir repris le panier elles ne tardèrent pas à avoir une vue d’ensemble sur les ateliers ; mais Perrine n’aperçut qu’une confusion de bâtiments, les uns neufs, les autres vieux, dont les toits en tuiles ou en ardoises se groupaient autour d’une énorme cheminée qui écrasait les autres de sa masse grise dans presque toute sa hauteur, noire au sommet.
D’ailleurs elles atteignaient les premières maisons éparses dans des cours plantées de pommiers malingres et l’attention de Perrine était sollicitée par ce qu’elle voyait autour d’elle : ce village dont elle avait si souvent entendu parler.
Ce qui la frappa surtout, ce fut le grouillement des gens : hommes, femmes, enfants endimanchés autour de chaque maison, ou dans des salles basses dont les fenêtres ouvertes laissaient voir ce qui se passait à l’intérieur : dans une ville l’agglomération n’eût pas été plus tassée ; dehors on causait les bras ballants, d’un air vide, désorienté ; dedans on buvait des boissons variées qu’à la couleur on reconnaissait pour du cidre, du café ou de l’eau-de-vie, et l’on tapait les verres ou les tasses sur les tables avec des éclats de voix qui ressemblaient à des disputes.
« Que de gens qui boivent ! dit Perrine.
— Ce serait bien autre chose si nous étions un dimanche qui suit la paye de quinzaine ; vous verriez combien il y en a qui, dès midi, ne peuvent plus boire. »
Ce qu’il y avait de caractéristique dans la plupart des maisons devant lesquelles elles passaient, c’était que presque toutes si vieilles, si usées, si mal construites qu’elles fussent, en terre ou en bois hourdé d’argile, affectaient un aspect de coquetterie au moins dans la peinture des portes et des fenêtres qui tirait l’œil comme une enseigne. Et en effet c’en était une ; dans ces maisons on louait des chambres aux ouvriers, et cette peinture, à défaut d’autres réparations, donnait des promesses de propreté, qu’un simple regard jeté dans les intérieurs démentait aussitôt.
« Nous arrivons, dit Rosalie en montrant de sa main libre une petite maison en briques qui barrait le chemin dont une haie tondue aux ciseaux la séparait ; au fond de la cour et derrière se trouvent les bâtiments qu’on loue aux ouvriers : la maison, c’est pour le débit, la mercerie ; et au premier étage sont les chambres des pensionnaires. »
Dans la haie, une barrière en bois s’ouvrait sur une petite cour, plantée de pommiers, au milieu de laquelle une allée empierrée d’un gravier grossier conduisait à la maison. À peine avaient-elles fait quelques pas dans cette allée, qu’une femme, jeune encore, parut sur le seuil et cria :
« Dépêche té donc, caleuse, en v’là eine affaire pour aller à Picquigny, tu t’auras assez câliné.
— C’est ma tante Zénobie, dit Rosalie à mi-voix, elle n’est pas toujours commode.
— Qué que tu chuchottes ?
— Je dis que si on ne m’avait pas aidé à porter le panier, je ne serais pas arrivée.
— Tu ferais mieux ed’ d’te taire, arkanseuse. »
Comme ces paroles étaient jetées sur un ton criard, une grosse femme se montra dans le corridor.
« Qu’est-ce que vos avé core à argouiller ? demanda-t-elle.
— C’est tante Zénobie qui me reproche d’être en retard grand’mère ; il est lourd le panier.
— C’est bon, c’est bon, dit la grand’mère placidement, pose là ton panier, et va prendre ton fricot sur le potager, tu le trouveras chaud.
— Attendez-moi dans la cour, dit Rosalie à Perrine, je reviens tout de suite, nous dînerons ensemble ; allez acheter votre pain ; le boulanger est dans la troisième maison à gauche ; dépêchez-vous. »
Quand Perrine revint, elle trouva Rosalie assise devant une table installée à l’ombre d’un pommier, et sur laquelle étaient posées deux assiettes pleines d’un ragoût aux pommes de terre.
« Asseyez-vous, dit Rosalie, nous allons partager mon fricot.
— Mais…
— Vous pouvez accepter ; j’ai demandé à mère Françoise, elle veut bien. »
Puisqu’il en était ainsi, Perrine crut qu’elle ne devait pas se faire prier, et elle prit place à la table.
« J’ai aussi parlé pour votre logement, c’est arrangé : vous n’aurez qu’à donner vos vingt-huit sous à mère Françoise ; v’là où vous habiterez. »
Du doigt elle montra un bâtiment aux murs d’argile dont on n’apercevait qu’une partie au fond de la cour, le reste étant masqué par la maison en briques, et ce qu’on en voyait paraissait si usé, si cassé qu’on se demandait comment il tenait encore debout.
« C’était là que mère Françoise demeurait avant de faire construire notre maison avec l’argent qu’elle a gagné comme nourrice de M. Edmond. Vous n’y serez pas aussi bien que dans la maison ; mais les ouvriers ne peuvent pas être logés comme les bourgeois, n’est-ce pas ? »
À une autre table placée à une certaine distance de la leur, un homme de quarante ans environ, grave, raide dans un veston boutonné, coiffé d’un chapeau à haute forme, lisait avec une profonde attention un petit livre relié.
« C’est M. Bendit, il lit son Pater, » dit Rosalie à voix basse.
Puis tout de suite, sans respecter l’application de l’employé, elle s’adressa à lui :
« M. Bendit, voilà une jeune fille qui parle anglais.
— Ah ! » dit-il sans lever les yeux.
Et ce ne fut qu’après deux minutes au moins qu’il tourna les yeux vers elles.
« Are you an English girl ? demanda-t-il.
— No sir, but my mother was. »
Sans un mot de plus il se replongea dans sa lecture passionnante.
Elles achevaient leur repas quand le roulement d’une voiture légère se fit entendre sur la route, et presque aussitôt ralentit devant la haie.
« On dirait le phaéton de M. Vulfran, » s’écria Rosalie en se levant vivement.
La voiture fit encore quelques pas et s’arrêta devant l’entrée.
« C’est lui, » dit Rosalie en courant vers la rue.
Perrine n’osa pas quitter sa place, mais elle regarda.
Deux personnes se trouvaient dans la voiture à roues basses : un jeune homme qui conduisait, et un vieillard à cheveux blancs, au visage pâle coupé de veinules rouges sur les joues, qui se tenait immobile, la tête coiffée d’un chapeau de paille, et paraissait de grande taille bien qu’assis : M. Vulfran Paindavoine.
Rosalie s’était approchée du phaéton.
« Voici quelqu’un, dit le jeune homme qui se préparait à descendre.
— Qui est-ce ? » demanda M. Vulfran Paindavoine.
Ce fut Rosalie qui répondit à cette question :
« Moi, Rosalie.
— Dis à ta grand’mère de venir me parler. »
Rosalie courut à la maison, et revint bientôt amenant sa grand’mère qui se hâtait :
« Bien le bonjour, monsieur Vulfran.
— Bonjour, Françoise.
— Qu’est-ce que je peux pour votre service, M. Vulfran ?
— C’est de votre frère Omer qu’il s’agit. Je viens de chez lui, je n’ai trouvé que son ivrogne de femme incapable de rien comprendre.
— Omer est à Amiens ; il rentre ce soir.
— Vous lui direz que j’ai appris qu’il a loué sa salle de bal pour une réunion publique à des coquins, et que je ne veux pas que cette réunion ait lieu.
— S’il est engagé ?
— Il se dégagera, ou dès le lendemain de la réunion je le mets à la porte ; c’est une des conditions de notre location, je l’exécuterai rigoureusement : je ne veux pas de réunions de ce genre ici.
— Il y en a eu à Flexelles.
— Flexelles n’est pas Maraucourt ; je ne veux pas que les gens de mon pays deviennent ce que sont ceux de Flexelles, c’est mon devoir de veiller sur eux ; vous n’êtes pas des nomades de l’Anjou ou de l’Artois, vous autres, restez ce que vous êtes. C’est ma volonté. Faites-la connaître à Omer. Adieu, Françoise.
— Adieu, monsieur Vulfran. »
Il fouilla dans la poche de son gilet :
« Où est Rosalie ?
— Me voilà, monsieur Vulfran. »
Il tendit sa main dans laquelle brillait une pièce de dix sous.
« Voilà pour toi.
— Oh ! merci, monsieur Vulfran. »
La voiture partit.
Perrine n’avait pas perdu un mot de ce qui s’était dit, mais ce qui l’avait plus fortement frappée que les paroles mêmes de M. Vulfran, c’était son air d’autorité et l’accent qu’il donnait à l’expression de sa volonté : « Je ne veux pas que cette réunion ait lieu… C’est ma volonté. » Jamais elle n’avait entendu parler sur ce ton, qui seul disait combien cette volonté était ferme et implacable, car le geste incertain et hésitant était en désaccord avec les paroles.
Rosalie ne tarda pas à revenir d’un air joyeux et triomphant.
« M. Vulfran m’a donné dix sous, dit-elle en montrant la pièce.
— J’ai bien vu.
— Pourvu que tante Zénobie ne le sache pas, elle me les prendrait pour me les garder.
— J’ai cru qu’il ne vous connaissait pas.
— Comment ! il ne me connaît pas ; il est mon parrain !
— Il a demandé : « où est Rosalie ? » quand vous étiez près de lui.
— Dame, puisqu’il n’y voit pas.
— Il n’y voit pas !
— Vous ne savez pas qu’il est aveugle ?
— Aveugle ! »
Tout bas elle répéta le mot deux ou trois fois.
« Il y a longtemps qu’il est aveugle ? dit-elle.
— Il y a longtemps que sa vue faiblissait, mais on n’y faisait pas attention, on pensait que c’était le chagrin de l’absence de son fils. Sa santé, qui avait été bonne, devint mauvaise : il eut des fluxions de poitrine, et il resta avec la toux ; et puis, un jour il ne vit plus ni pour lire, ni pour se conduire. Pensez quelle inquiétude dans le pays, s’il était obligé de vendre ou d’abandonner les usines ! Ah ! bien oui, il n’a rien abandonné du tout, et a continué de travailler comme s’il avait ses bons yeux. Ceux qui avaient compté sur sa maladie pour faire les maîtres, ont été remis à leur place, — elle baissa la voix, — les neveux et M. Talouel le directeur. »
Zénobie, sur le seuil, cria :
« Rosalie, vas-tu venir, fichue caleuse ?
— Je finis d’ manger.
— Y a du monde à servir.
— Il faut que je vous quitte.
— Ne vous gênez pas pour moi.
— À ce soir. »
Et d’un pas lent, à regret, elle se dirigea vers la maison.