En famille/Chapitre IX

Flammarion (p. 105-118).

IX

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Le tonnerre ne grondait plus quand elle s’éveilla, mais comme la pluie tombait encore fine, et continue, brouillant tout dans la forêt ruisselante, elle ne pouvait pas songer à se remettre en route ; il fallait attendre.

Cela n’était ni pour l’inquiéter, ni pour lui déplaire ; la forêt avec sa solitude et son silence ne l’effrayait pas, et elle aimait déjà cette cabane qui l’avait si bien protégée, et où elle venait de trouver un si bon sommeil ; si elle devait passer la nuit là, peut-être même y serait-elle mieux qu’ailleurs, puisqu’elle aurait un toit sur la tête et un lit sec.

Comme la pluie cachait le ciel, et qu’elle avait dormi sans garder conscience du temps écoulé, elle n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être ; mais, au fond, cela importait peu, quand le soir viendrait, elle le verrait bien.

Depuis son départ de Paris, elle n’avait eu ni le loisir ni l’occasion de faire sa toilette, et cependant, le sable de la route, fouetté par le vent d’orage, l’avait couverte de la tête aux pieds, d’une épaisse couche de poussière, qui lui brûlait la peau. Puisqu’elle était seule, puisque l’eau coulait dans la rigole creusée autour de la hutte, c’était le moment de profiter de l’occasion qui lui avait manqué ; par cette pluie persistante, personne ne la dérangerait.

La poche de sa jupe contenait en plus de sa carte et de l’acte de mariage de sa mère, un petit paquet serré dans un chiffon, composé d’un morceau de savon, d’un peigne court, d’un dé et d’une pelote de fil avec deux aiguilles piquées dedans. Elle le développa et, après avoir ôté sa veste, ses souliers et ses bas, penchée au-dessus de la rigole qui coulait claire, elle se savonna le visage, les épaules et les pieds. Pour s’essuyer, elle n’avait que le chiffon qui enveloppait son paquet, et il n’était guère grand ni épais, mais encore valait-il mieux que rien.

Cette toilette la délassa presque autant que son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses cheveux en deux grosses tresses blondes qu’elle laissa pendre sur ses épaules. N’était la faim qui recommençait à tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, à certains endroits, lui avaient mis les pieds à vif, elle eût été tout à fait à l’aise : l’esprit calme, le corps dispos.

Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane était un abri, elle n’offrirait jamais la moindre nourriture. Mais pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la dureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à l’ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c’était du coton qu’il lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle n’avait que du fil.

Ce travail avait encore cela de bon, qu’en l’occupant, il l’empêchait de penser à la faim, mais il ne pouvait pas durer toujours. Quand il fut achevé, la pluie continuait à tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, et l’estomac continuait aussi ses réclamations de plus en plus exigeantes.

Puisqu’il semblait bien maintenant qu’elle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme d’autre part, il était certain qu’un miracle ne se ferait pas pour lui apporter à souper, la faim, plus impérieuse, qui ne lui laissait plus guère d’autres idées que celles de nourriture, lui suggéra la pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleau qui se mêlaient au toit de la hutte, et qu’elle pouvait facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec son père, elle avait vu des pays où l’écorce du bouleau servait à fabriquer des boissons ; donc, ce n’était pas un arbre vénéneux qui l’empoisonnerait ; mais la nourrirait-il ?

C’était une expérience à tenter. Avec son couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et les divisant en petits morceaux très courts, elle commença à en mâcher un.

Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides, bien âpre, bien amer ; mais ce n’était pas comme friandise qu’elle le mangeait ; si mauvais qu’il fût, elle ne se plaindrait pas pourvu qu’il apaisât sa faim et la nourrît. Cependant, elle n’en put avaler que quelques morceaux, et encore cracha-t-elle presque tout le bois, après l’avoir tourné et retourné inutilement dans sa bouche ; les feuilles passèrent moins difficilement.

Pendant qu’elle faisait sa toilette, raccommodait ses bas, et tâchait de souper avec les branches du bouleau, les heures avaient marché, et quoique le ciel, toujours troublé de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, il semblait à l’obscurité qui, depuis un certain temps, emplissait la forêt, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas à venir, et elle se fit sombre comme dans les journées sans crépuscule ; la pluie cessa de tomber, un brouillard blanc s’éleva aussitôt, et, en quelques minutes, Perrine se trouva plongée dans l’ombre et le silence : à dix pas, elle ne voyait pas devant elle, et, à l’entour, comme au loin, elle n’entendait plus d’autre bruit que celui des gouttes d’eau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les flaques voisines.

Quoique préparée à l’idée de coucher là, elle n’en éprouva pas moins un serrement de cœur en se trouvant ainsi isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sans doute, elle venait de passer, à cette même place, une partie de la journée, sans courir d’autre danger que celui d’être foudroyée, mais, la forêt le jour, n’est pas la forêt la nuit, avec son silence solennel et ses ombres mystérieuses, qui disent et laissent voir tant de choses troublantes.

Aussi ne put-elle pas s’endormir tout de suite, comme elle l’aurait voulu, agitée par les tiraillements de son estomac, effarée par les fantômes de son imagination.

Quelles bêtes peuplaient cette forêt ? Des loups peut-être ?

Cette pensée la tira de sa somnolence, et s’étant relevée, elle prit un solide bâton, qu’elle aiguisa d’un bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins si un loup l’attaquait, elle pourrait, de derrière son rempart, se défendre ; certainement, elle en aurait le courage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchée dans son lit de copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle ne tarda pas à s’endormir.

Ce fut un chant d’oiseau qui l’éveilla, grave et triste, aux notes pleines et flûtées, qu’elle reconnut tout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit qu’au-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche perçait l’obscurité de la forêt, dont les arbres et les cépées se détachaient en noir sur le fond pâle de l’aube : c’était le matin.

La pluie avait cessé, pas un souffle de vent n’agitait les feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnait un silence profond que déchirait seulement ce chant d’oiseau, qui s’élevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au loin d’autres chants, comme un appel matinal, se répétant, se prolongeant de canton en canton.

Elle écoutait, en se demandant si elle devait se lever déjà et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et en passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillée comme après une averse ; c’était l’humidité des bois qui l’avait pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement du jour naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter plus longtemps ; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se secoua fortement comme un cheval qui s’ébroue : en marchant, elle se réchaufferait.

Cependant, après réflexion, elle ne voulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pour qu’elle se rendît compte de l’état du ciel, et avant de quitter cette cabane, il était prudent de voir si la pluie n’allait pas reprendre.

Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots qu’elle avait dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa toilette au bord d’un fossé plein d’eau.

Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplacé l’aube, et maintenant, à travers les branches des arbres, le ciel se montrait d’un bleu pâle, sans le plus léger nuage : certainement la matinée serait belle, et probablement la journée aussi ; il fallait partir.

Malgré les reprises qu’elle avait faites à ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds étaient endoloris, mais elle ne tarda pas à s’aguerrir, et bientôt elle fila d’un bon pas régulier sur la route dont la pluie avait amolli la dureté ; le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques, la réchauffait, en même temps qu’il projetait sur le gravier une ombre allongée marchant à côté d’elle ; et cette ombre, quand elle la regardait, la rassurait : car si elle ne donnait pas l’image d’une jeune fille bien habillée, au moins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille, aux cheveux embroussaillés et au visage terreux ; les chiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs aboiements, ni les gens de leurs regards défiants.

ON TE DIT QU’ON N’A ICI BESOIN DE PERSONNE.
ON TE DIT QU’ON N’A ICI BESOIN DE PERSONNE.


Le temps aussi était à souhait pour lui mettre au cœur des pensées d’espérance : jamais elle n’avait vu matinée si belle, si riante, l’orage en lavant les chemins et la campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux arbres, une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit même ; le ciel réchauffé, s’était peuplé de centaines d’alouettes qui piquaient droit dans l’azur limpide en lançant des chansons joyeuses ; et de toute la plaine qui bordait la forêt s’exhalait une odeur fortifiante d’herbes, de fleurs et de moissons.

Au milieu de cette joie universelle était-il possible qu’elle restât seule désespérée ? Le malheur la poursuivrait-il toujours ? Pourquoi n’aurait-elle pas une bonne chance ? C’en était déjà une grande de s’être abritée dans la forêt ; elle pouvait bien en rencontrer d’autres.

Et tout en marchant son imagination s’envolait sur les ailes de cette idée, à laquelle elle revenait toujours, que quelquefois on perd de l’argent sur les grands chemins, qu’une poche trouée laisse tomber ; ce n’était donc pas folie de se répéter encore qu’elle pouvait trouver ainsi, non une grosse bourse qu’elle devrait rendre, mais un simple sou, et même une pièce de dix sous qu’elle aurait le droit de garder sans causer de préjudice à personne, et qui la sauveraient.

De même il lui semblait qu’il n’était pas extravagant non plus, de penser qu’elle pourrait rencontrer une bonne occasion de s’employer à un travail quelconque, ou de rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous.

Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours.

Et elle allait ainsi les yeux attachés sur le gravier lavé, mais sans apercevoir le gros sou ou la petite pièce blanche tombés d’une mauvaise poche, pas plus qu’elle ne rencontrait les occasions de travail que l’imagination représentait si faciles, et que la réalité n’offrait nulle part.

Cependant il y avait urgence à ce que l’une ou l’autre de ces bonnes chances s’accomplît au plus tôt, car les malaises qu’elle avait ressentis la veille, se répétaient si intenses par moments, qu’elle commençait à craindre de ne pas pouvoir continuer son chemin : maux de cœur, nausées, étourdissements, bouffées de sueurs qui lui cassaient bras et jambes.

Elle n’avait pas à chercher la cause de ces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne pouvait pas répéter l’expérience de la veille avec les branches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se demandait ce qui adviendrait, après qu’un étourdissement plus fort que les autres l’aurait forcée à s’asseoir sur l’un des bas côtés de la route.

Pourrait-elle se relever ?

Et si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir là sans que personne lui tendît la main ?

La veille si on lui avait dit, quand par un effort désespéré elle avait gagné la cabane de la forêt, qu’à un moment donné elle accepterait sans révolte cette idée d’une mort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait révoltée : ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu’au bout ?

Mais la veille ne ressemblait pas au jour présent : la veille elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa tête était solide, maintenant elle vacillait.

Elle crut qu’elle devait se ménager, et chaque fois qu’une faiblesse la prit elle s’assit sur l’herbe pour se reposer quelques instants. Comme elle s’était arrêtée devant un champ de pois, elle vit quatre jeunes filles à peu près du même âge qu’elle, entrer dans ce champ sous la direction d’une paysanne et en commencer la cueillette. Alors ramassant tout son courage, elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers la paysanne ; mais celle-ci ne la laissa pas venir :

« Qué que tu veux ? dit-elle.

— Vous demander si vous voulez que je vous aide.

— Je n’avons besoin de personne.

— Vous me donnerez ce que vous voudrez.

— D’où que t’es ?

— De Paris. »

Une des jeunes filles leva la tête et lui jetant un mauvais regard, elle cria :

« C’te galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre l’ouvrage du monde.

— On te dit qu’on n’a besoin de personne, » continua la paysanne.

Il n’y avait qu’à repasser le fossé et à se remettre en marche, ce qu’elle fit, le cœur gros et les jambes cassées.

« V’là les gendarmes, cria une autre, sauve-toi. »

Elle retourna vivement la tête et toutes partirent d’un éclat de rire, s’amusant de leur plaisanterie.

Elle n’alla pas loin et bientôt elle dut s’arrêter, ne voyant plus son chemin tant les yeux étaient pleins de larmes ; que leur avait-elle fait pour qu’elles fussent si dures !

Décidément, pour les vagabonds le travail est aussi difficile à trouver que les gros sous. La preuve était faite. Aussi n’osa-t-elle pas la répéter, et continua-t-elle son chemin, triste, n’ayant pas plus d’énergie dans le cœur que dans les jambes.

Le soleil de midi acheva de l’accabler ; maintenant elle se traînait plutôt qu’elle ne marchait, ne pressant un peu le pas que dans la traversée des villages pour échapper aux regards, qui, s’imaginait-elle, la poursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiture venant derrière elle, allait la dépasser ; à chaque instant, quand elle se voyait seule, elle s’arrêtait pour se reposer et respirer.

Mais alors c’était sa tête qui se mettait en travail, et les pensées qui la traversaient de plus en plus inquiétantes, ne faisaient qu’accroître sa prostration.

À quoi bon persévérer, puisqu’il était certain qu’elle ne pourrait pas aller jusqu’au bout ?

Elle arriva ainsi dans une forêt à travers laquelle la route droite s’enfonçait à perte de vue, et la chaleur déjà lourde et brûlante dans la plaine, s’y trouva étouffante : un soleil de feu, pas un souffle d’air, et des sous-bois comme des bas côtés du chemin montaient des bouffées de vapeur humide qui la suffoquaient.

Elle ne tarda pas à se sentir épuisée, et, baignée de sueur, le cœur défaillant, elle se laissa tomber sur l’herbe, incapable de mouvement comme de pensée.

À ce moment une charrette qui venait derrière elle, passa :

« Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait, assis sur un des limons, faut mouri. »

Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la confirmation d’une condamnation portée contre elle.

C’était donc vrai qu’elle devait mourir ; elle se l’était déjà dit plus d’une fois, et voilà que ce messager de la Mort le lui répétait.

Hé bien, elle mourrait ; il n’y avait pas à se révolter, ni à lutter plus longtemps ; elle le voudrait, qu’elle ne le pourrait plus ; son père était mort, sa mère était morte, maintenant c’était son tour.

Et de ces idées qui traversaient sa tête vide, la plus cruelle était de penser qu’elle eût été moins malheureuse de mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme une pauvre bête.

Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y choisir une place où elle se coucherait pour son dernier sommeil, à l’abri des regards curieux. Un chemin de traverse s’ouvrait à une courte distance, elle le prit et à une cinquantaine de mètres de la route, elle trouva une petite clairière herbée, dont la lisière était fleurie de belles digitales violettes. Elle s’assit à l’ombre d’une cépée de châtaignier, et s’allongeant, elle posa sa tête sur son bras, comme elle faisait chaque soir pour s’endormir.