En famille/Chapitre IV

Flammarion (p. 41-56).

IV

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Perrine employa une bonne partie de la journée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, à laver le plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtre qui depuis que la maison était construite n’avait jamais été bien certainement à pareille fête.

Pendant les nombreux voyages qu’elle fit de la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elle remarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardons dans l’enclos ; des jardins environnants le vent ou les oiseaux avaient apporté des graines ; par-dessus le palis, les voisins avaient jeté des plants de fleurs dont-ils ne voulaient plus ; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que mal. Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’on obtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, des engrais, des arrosages ; mais pour sauvage qu’elle fût, elle n’en avait pas moins son charme de couleur et de parfum.

Cela lui donna l’idée de cueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, des œillets, et d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leur chambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même temps qu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient à personne, puisque Palikare pouvait les brouter si le cœur lui en disait ; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander à Grain de Sel.

« Est-ce pour les vendre ? répondit celui-ci.

— C’est pour en mettre quelques branches dans notre chambre.

— Comme ça, tant que tu voudras ; parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te les vendre moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, la petite : tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celle du vin, même il n’y a que celle-là que je sente. »

Le tas des verres plus ou moins cassés étant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchés dans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit bientôt du parfum des giroflées et des œillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en même temps que leurs fraîches couleurs éclairaient ses murs noirs.

Tout en travaillant ainsi, elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque côté de leur chambre : une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du drapeau français ; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dans un tablier de cuir si long et si large qu’il semblait constituer son unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était une chanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parlé Grain de Sel ; tous les jours elle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri le répertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, c’était, lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, et du matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel on le connaissait ; mais pour ne pas parler il n’en faisait pas moins un tapage assourdissant avec son marteau.

Au coucher du soleil son emménagement fut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant les fleurs, eut un moment de douce surprise :

« Comme tu es bonne pour ta maman, chère fille ! dit-elle.

— Mais c’est pour moi que je suis bonne, ça me rend si heureuse de te faire plaisir ! »

Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentir terriblement, mais sans que la malade osât s’en plaindre ; à quoi cela eût-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter le Champ Guillot pour aller autre part ? Son sommeil fut mauvais, fiévreux, troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemain matin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement ; mais en revenant elle ne respirait plus. Si les dépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvre Palikare ? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelle ordonnance coûtant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cette somme ?

Au temps où avec ses parents elle parcourait les montagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, et plus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient quitté la Grèce pour venir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas du tout la même chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver quelques fruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui consentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre pour ceux qui n’ont pas d’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, que feraient-elles ? Et le terrible, c’est qu’elle devait répondre à cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien ; l’effroyable, c’est qu’elle devait prendre la responsabilité de tout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier, et qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne se sentait qu’une enfant.

Si encore un peu de mieux se présentait, elle en serait encouragée et fortifiée ; mais il n’en était pas ainsi, et bien que sa mère ne se plaignît jamais, répétant toujours, au contraire, son mot habituel : « Cela va aller », elle voyait qu’en réalité « cela n’allait pas » : pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, un affaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lâcheté ne l’abusaient point.

Le mardi matin, à la visite du médecin, ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa : après un rapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant d’angoisses pour Perrine, et se prépara à écrire ; mais au moment où il posait le crayon sur le papier, elle eut le courage de l’arrêter.

« Monsieur, si les médicaments que vous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vous bien n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? » demanda-t-il d’un ton fâché.

Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusqu’au bout.

« Je veux dire que nous n’avons pas beaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons que demain ; alors… »

Il la regarda, puis après avoir jeté un coup d’œil rapide çà et là, comme s’il voyait pour la première fois leur misère, il remit son carnet dans sa poche :

« Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il ; rien ne presse, celui d’hier peut être encore continué aujourd’hui. »

« Rien ne presse », fut le mot que Perrine retint et se répéta :

Si rien ne pressait, c’était que sa mère ne se trouvait pas aussi mal qu’elle l’avait craint ; on pouvait donc encore espérer et attendre.

Le mercredi était le jour qu’elle attendait, mais son impatience de le voir arriver était traversée par l’émotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’il devait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter, d’un autre côté il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque fois qu’elle pouvait quitter sa mère, courait-elle dans l’enclos pour dire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni à peiner, et trouvant à manger autant qu’il voulait après tant de privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il la voyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, il lançait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle fût près de lui ; mais aussitôt qu’elle lui avait mis la main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaule sans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmés qui étaient tout un discours.

« Si tu savais ! » murmurait-elle doucement.

Mais lui ne savait point, ne prévoyait point, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, la bonne nourriture, les caresses de sa maîtresse, il se trouvait le plus heureux âne du monde. D’ailleurs, il s’était fait un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinée, ayant trouvé le moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupé à triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il était resté là. C’était une habitude religieusement pratiquée par Grain de Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de sa main, de façon à n’être point obligé de se lever lorsque l’envie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là, tout à sa besogne, il ne pensait pas à regarder autour de lui, mais précisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à se faire sentir. Au moment où, s’interrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le cou tendu.

« Qu’est-ce que tu fais là, toi ? »

Comme le ton n’était pas grondeur, l’âne n’avait pas bougé.

« Tu veux boire un verre de vin ? » demanda Grain de Sel dont toutes les idées tournaient toujours autour du mot boire.

Et au lieu de porter à sa bouche le verre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu à Palikare ; alors celui-ci considérant l’invitation comme sérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses lèvres de manière qu’elles fussent aussi minces, aussi allongées que possible, il avait aspiré une bonne moitié du verre, plein jusqu’au bord.

« Oh ! la ! la ! la ! », s’écria Grain de Sel en riant aux éclats.

Et il se mit à appeler :

« La Marquise ! la Carpe ! »

À ses cris ils arrivèrent, ainsi qu’un chiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le locataire du wagon dont la profession était d’être marchand de pâte de guimauve et de parcourir les fêtes et les marchés en suspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme l’eût fait une fileuse de sa quenouille.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la Marquise.

— Vous allez voir ; mais préparez-vous à vous faire du bon sang. »

De nouveau il emplit son verre et le tendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié au milieu des rires et des exclamations des gens qui le regardaient.

« J’avais entendu raconter que les ânes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyais pas.

— C’est un poivrot ! dit un autre.

— Vous devriez l’acheter, dit la Marquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie.

— Ça ferait la paire. »

Grain de Sel ne l’acheta point, mais il se prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagner le mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle n’imaginait pas du tout comment elle trouverait le Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyait comment elle s’y prendrait pour vendre un âne, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler ; elle avait bien des fois entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout à fait incapable de se défendre contre eux si, d’aventure, ils avaient l’idée de s’attaquer à elle.

Le mercredi matin elle s’occupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais hélas ! combien tristement ! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer ? le pauvre ami ! et elle ne pouvait s’arrêter à cette pensée sans revoir les ânes misérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins, elle avait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière, l’âne n’existait que pour souffrir. Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporté


bien des fatigues et des misères, celles des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins n’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont il partageait le sort malheureux ; tandis que maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses maîtres ; elle en avait tant rencontré de cruels, qui n’avaient même pas conscience de leur cruauté.

Quand Palikare vit qu’au lieu de l’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, lui monta sur le dos en se servant d’une chaise ; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui parlait cette surprise n’alla pas jusqu’à la résistance : Grain de Sel d’ailleurs n’était-il pas un ami ?

Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement, conduit par Perrine et à travers des rues, où il n’y avait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin.

« C’est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis sûr qu’ils n’ont pas un âne comme le tien.

— Alors on pourrait peut-être le leur vendre », dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes n’ont qu’à se promener.

Mais Grain de Sel n’accueillit pas cette idée :

« Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n’en faut pas… parce que le gouvernement… »

Il n’avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement.

Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel sur l’âne. Mais lui, qui n’avait pas les mêmes préoccupations, n’était pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait sur leur parcours un concert de cris et de rires, auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot.

Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendait un vaste espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux ; alors Grain de Sel mit pied à terre.

Mais pendant qu’il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il deviné que c’était un marché où l’on vendait les chevaux et les ânes ? Avait-il peur ? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou de l’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut qu’en le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînant Perrine.

Quelques curieux s’étaient aussitôt arrêtés et faisaient cercle autour d’eux ; le premier rang étant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et des pâtissiers ; chacun disait son mot et donnait son conseil sur les moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.

« V’là un âne qui donnera de l’agrément à l’imbécile qui l’achètera », dit une voix.

C’était là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente ; aussi Grain de Sel qui l’avait entendu, crut-il devoir protester.

« C’est un malin, dit-il, comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter ses maîtres.

— Êtes-vous sûr de ça, Grain de Sel ? demanda la voix qui avait fait l’observation.

— Tiens, qu’est-ce qui sait mon nom ici ?

— Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie ?

— C’est ma foi vrai. »

Et ils se donnèrent la main.

« C’est à vous l’âne ?

— Non, c’est à cette petite.

— Vous le connaissez ?

Nous avons bu plus d’un verre ensemble : si vous avez besoin d’un bon âne, je vous le recommande.

— J’en ai besoin, sans en avoir besoin.

— Alors allons prendre quelque chose. Ce n’est pas la peine de payer un droit là dedans.

— D’autant mieux qu’il paraît décidé à ne pas entrer.

— Je vous dis que c’est un malin.

— Si je l’achète ce n’est pas pour faire des malices, ni pour boire des verres, mais pour travailler.

— Dur à la peine ; il vient de Grèce, sans s’arrêter.

— De Grèce !… »

Grain de Sel avait fait un signe à Perrine, qui les suivait n’entendant que quelques mots de leur conversation, et, docile, maintenant qu’il n’avait plus à entrer dans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même qu’elle eût à tirer sur le licol.

Qu’était cet acquéreur ? Un homme ? Une femme ? Par la démarche et le visage non barbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composé d’une blouse et d’un pantalon, d’un chapeau en cuir comme ceux des cochers d’omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui ne quittait pas sa bouche, un homme. Mais c’était son air qui était intéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il n’avait rien de dur ni de méchant.

Après avoir pris une petite rue, Grain de Sel et La Rouquerie s’étaient arrêtés devant la boutique d’un marchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avait apporté une bouteille avec deux verres, tandis que Perrine restait dans la rue devant eux, tenant toujours son âne.

« Vous allez voir s’il est malin », dit Grain de Sel en avançant son verre plein.

Tout de suite Palikare allongea le cou et de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans que Perrine osât l’en empêcher.

« Hein ! » dit Grain de Sel triomphant.

Mais La Rouquerie ne partagea pas cette satisfaction :

« Ce n’est pas pour boire mon vin que j’en ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux de lapin.

— Puisque je vous dis qu’il vient de Grèce attelé à une roulotte.

— Ça, c’est autre chose. »

Et l’examen de Palikare commença en détail et avec attention ; quand il fut terminé, La Rouquerie demanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu’elle avait arrêté à l’avance avec Grain de Sel était de cent francs ; ce fut celui qu’elle dit.

Mais La Rouquerie poussa les hauts cris : « cent francs, un âne vendu sans garantie ! C’était se moquer du monde. » Et le malheureux Palikare eut à subir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots. « Vingt francs, c’était tout ce qu’il valait ; et encore…

— C’est bon, dit Grain de Sel après une longue discussion, nous allons le conduire au marché. »

Perrine respira, car la pensée de n’obtenir que vingt francs l’avait anéantie ; que seraient vingt francs dans leur détresse ; alors que cent ne devaient même pas suffire à leurs besoins les plus pressants ?

« Savoir s’il voudra entrer cette fois plutôt que la première », dit La Rouquerie.

Jusqu’à la grille du marché, il suivit sa maîtresse docilement, mais arrivé là il s’arrêta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue.

« Palikare, je t’en prie, s’écria Perrine éplorée, Palikare ! »

Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre.

De nouveau on s’était rassemblé autour d’eux et l’on plaisantait.

« Mettez-lui le feu à la queue, dit une voix.

— Ça sera fameux pour le faire vendre, répondit une autre.

— Tapez dessus. »

Grain de Sel était furieux, Perrine désespérée.

« Vous voyez bien qu’il n’entrera pas, dit La Rouquerie, j’en donne trente francs parce que sa malice prouve que c’est un bon garçon ; mais, dépêchez-vous de les prendre ou j’en achète un autre. »

Grain de Sel consulta Perrine d’un coup d’œil, lui faisant en même temps signe qu’elle devait accepter. Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir se décider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de débarrasser la rue :

« Avancez ou reculez, ne restez pas là. »

Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer ; aussitôt qu’il comprit qu’elle renonçait à entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d’un air de contentement.

« Maintenant, dit La Rouquerie après avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car je commence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre ; la rue du Château-des-Rentiers n’est pas si loin. »

Mais Grain de Sel n’accepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui.

« Va avec madame, dit-il à Perrine, et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle, c’est une bonne femme.

— Et comment retrouver Charonne ? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la première fois elle venait de pressentir l’immensité.

— Tu suivras les fortifications, rien de plus facile. »

En effet, la rue du Château-des-Rentiers n’est pas bien loin du Marché aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient à celles du Champ Guillot.

Le moment de la séparation était venu, et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu’elle l’embrassa après l’avoir attaché dans une petite écurie.

« Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie.

— Nous nous aimions tant ! »