En canot (Routhier)/Le retour

O. Fréchette, éditeur (p. 193-202).

XV

Le Retour.


Les touristes qui visitent le Saguenay ne le voient réellement qu’en le descendant, parce que cette partie du voyage se fait le jour, tandis que le trajet de Tadoussac à la Grande Baie se fait la nuit.

C’est donc au retour seulement que nous avons pu admirer cette étonnante rivière qui creuse son lit à une profondeur immense et uniforme au milieu d’une chaine de montagnes.

Malheureusement nous étions dans de mauvaises dispositions pour nous étonner devant cette merveille. Depuis quelques jours nous en avions vu tant de merveilles, qui nous avaient causé de si vives impressions ! Nous étions devenus exigeants en fait de beautés naturelles.

Peut-être convient-il d’ajouter qu’un peu de fatigue, et une longue tension d’enthousiasme nous avaient rendus un peu moins sensibles.

Toujours est-il que cette énorme masse d’eau encaissée dans les montagnes et coulant paisiblement entre deux rives qui sont des murailles de granit, nous laissa assez froids. La partie supérieure du Saguenay nous avait déjà habitués à ces paysages grandioses, mais manquant de variété.

Les caps Trinité et Éternité purent seuls ranimer notre enthousiasme. Aussi faut-il avouer qu’à moins d’être complètement insensible on ne saurait contempler sans émotion ces merveilleuses curiosités.

Je ne sais qui a baptisé de ces noms augustes ces monts gigantesques ; mais j’imagine que ce sont les jésuites, premiers missionnaires du Saguenay, et je les en félicite. On ne pouvait les mieux nommer.

Trois cônes géants de granit nu, se dressant perpendiculairement dans les hauteurs des cieux, de même forme et de même taille, appuyés sur les mêmes assises, unis à la base et ne formant qu’une seule montagne à trois sommets, n’est-ce pas une image saisissante de notre grand mystère chrétien : un Dieu en trois personnes ?

Puis, en face, au delà d’une petite baie, un autre cône isolé, assis sur une base très large, élevant jusqu’aux nues un sommet inaccessible, riant des vents et des flots qui battent ses flancs, drapé dans un manteau de verdure que l’hiver même ne fane pas et qui symbolise une perpétuelle jeunesse, n’est-ce pas l’emblême de l’attribut le plus glorieux des trois personnes divines, l’éternité ?

L’Éternité et la Trinité perpétuellement en face l’une de l’autre ! Toutes deux distinctes, séparées par une pièce d’eau qui leur sert de miroir et réfléchit leurs majestueuses proportions, et se réunissant sous l’eau par des assises communes et profondes que l’œil humain ne peut voir ! Quel tableau !

Ce grand spectacle élève l’âme, et l’invite à la méditation, et au silence.

Lorsque les profils des caps majestueux sont disparus à l’horizon, M. Jannet dont l’esprit fécond travaille sans cesse rompt le silence, et nous parlons des États-Unis qu’il vient de visiter.

La république américaine est un des grands problèmes sociaux de notre siècle. Ses progrès démesurés, sa prospérité étonnante sont des faits indéniables qui semblent donner le démenti aux grands principes de la science sociale, et aux lois générales de l’histoire.

Cette situation exceptionnelle égare les meilleurs esprits, et fausse la plupart des jugements que les publicistes portent sur nos voisins. Eux-mêmes ont un grand orgueil national, et du haut de leur grandeur ils considèrent les autres peuples comme des pygmées.

Je m’explique cette superbe, et je lui trouve même une excuse dans le génie national et dans le merveilleux accroissement de ce pays.

Mais faut-il croire avec presque tous leurs publicistes que nos voisins sont une race à part, en dehors des lois ordinaires des sociétés ? Faut-il penser que la philosophie de l’histoire et ses plus éclatants enseignements ne leur sont pas applicables ? Que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets chez les autres peuples, mais qu’il en est autrement chez eux ? Que les mêmes faits engendreront chez eux l’ordre social, quand ils produisent le désordre ailleurs ?

Voilà le problème ; et malheureusement leur histoire est trop courte encore pour nous fournir les éléments d’une solution complète. Mais toutes leurs prétentions ne m’empêcheront pas de croire qu’ils sont fils d’Adam comme nous, sujets aux mêmes infirmités, capables des mêmes fautes et soumis aux mêmes châtiments.

Laissons les vieillir et nous verrons, ou plutôt, nos descendants verront qu’il ne sera pas nécessaire de refaire pour eux toute la philosophie de l’histoire. Il n’y a pour toute l’humanité qu’un seul Droit naturel, domestique, social, politique, international, et ses règles immuables sont applicables à tous les peuples.

Telle a été la conclusion de notre conversation, au moment où le bateau accostait le quai de l’Anse St. Jean. Quelques dames américaines s’étaient approchées de nous avec intérêt, comme si elles s’étaient aperçu que nous parlions de leur pays.

Pour piquer davantage leur curiosité, M. de Foucault et moi avons échangé quelques phrases en montagnais. Le succès a été complet, et rien n’était amusant comme de voir la surprise, les sourires et l’attention de ces dames.

M. Jannet riait beaucoup; car il ne croyait pas à notre montagnais, et soutenait que nous étions deux compères, baragouinant des mots qui n’appartenaient à aucune langue. L’incrédule ! Nous saurons bien le convertir lorsque nous retournerons ensemble à la Pointe Bleue. C’est là que nous lui donnons rendez-vous pour lui inculquer la foi.

À Tadoussac, le capitaine du bateau a bien voulu nous donner une heure pour aller visiter le village, le grand hôtel, et l’établissement ichtyologique qui a beaucoup intéressé mes compagnons.

Le trajet de Tadoussac à la Malbaie fut des plus agréables grâce au calme de la mer, à la pureté du ciel, aux rayons du soleil couchant qui jouaient sur les eaux, et à mes gais compagnons qui jouaient sur les mots.

Avant d’arriver à la Malbaie, le P. Lacasse nous emmena à l’écart, sur l’arrière du bateau, pour nous fredonner une dernière fois son chant pittoresque :

Réveille-toi, Venise......

Nous en avons pleuré de rire. De nombreux amis nous attendaient sur le quai, et nous firent le compliment que nous avions pris quelques airs sauvages.

Dans la soirée, en attendant mes deux amis qui étaient allés à un concert, j’allai promener mes rêveries au bord de la mer, et je méditais la parole de Pline que j’ai prise pour épigraphe, multa latent in majestate naturæ, lorsque les vers d’un grand poète me vinrent à la mémoire. Je les lui emprunte pour finir :

J’étais seul près des flots, par une nuit d’étoiles.
Pas un nuage aux cieux, sur les mers pas de voiles.
Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel.
Et les bois et les monts, et toute la nature
Semblaient interroger, dans un confus murmure,
Les flots des mers, les feux du ciel.

Et les étoiles d’or, légions infinies,
À voix haute, à voix basse, avec mille harmonies
Disaient en inclinant leurs couronnes de feu :
Et les flots bleus que rien ne gouverne et n’arrête
Disaient en recourbant l’écume de leur crête :
C’est le Seigneur, le Seigneur Dieu !


FIN