En canot (Routhier)/À mon ami M. le comte de Foucault

O. Fréchette, éditeur (p. 5-7).


À MON AMI


M. LE COMTE DE FOUCAULT

C’est à vous, mon cher compagnon de canot, que je dédie ce petit livre.

Les jours qu’il raconte ont été si beaux, si remplis de pures jouissances, que nous voulions tous en perpétuer le souvenir, et vous m’aviez chargé de ce soin au moment de notre séparation. Je n’avais voulu rien promettre, parce que je désirais que vous fissiez ce travail vous-même.

Mais lorsque j’ai pensé à la malheureuse situation de votre patrie, lorsque mon souvenir vous a suivi au milieu de cette société française si profondément bouleversée par les luttes politiques et sociales, j’ai compris que j’étais mieux placé que vous pour écrire cette idylle.

Vivant au sein d’un peuple heureux et tranquille, aux bords de ce grand fleuve dont vous avez admiré les incomparables paysages, je puis laisser courir ma plume dans la description des tableaux champêtres et des joies pastorales.

Mais vous, cher ami, le pourriez-vous, lorsque dans votre chère France un drame douloureux, mouvementé, dont la catastrophe est imminente, se déroule sous vos yeux et fait frémir votre cœur ?

C’est donc à moi de vous adresser ce récit que je me suis efforcé de rendre gracieux en même temps que fidèle. La vérité même exigeait qu’il fût poétique, et vous reconnaîtrez que les quelques fleurs dont il est orné ne font qu’accroître son exactitude.

Il n’est pas tel que je l’aurais voulu, et peut-être ne plaira-t-il pas à tous les lecteurs. Mais pour vous et nos compagnons de voyage il aura un grand mérite : il empêchera le vent de l’oubli de dissiper les plus agréables souvenirs ; et quand vous feuilleterez ses pages, vous croirez entendre encore les harmonies des forêts et des rivières, et respirer les arômes du grand lac.