En Turquie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 281-320).
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EN TURQUIE

SMYRNE[1]


I

Quand le vent du sud-est, déchaîné sur l’étendue de mer libre qui sépare Nikaria de Chio, fait déferler la houle au pied des falaises du cap Kara-Bournou (le cap Noir), les paquebots sont obligés de mouiller au large, et l’embarquement est très malaisé. Pour prendre passage à bord de la Clio, de la compagnie du Lloyd, en partance pour Smyrne, je dus subir une assez longue navigation à la rame sur des vagues furieuses qui m’eussent éclaboussé d’écume, si Kharalambos, toujours prévoyant, avait jeté sur mon dos une toile goudronnée, afin de me préserver des embruns.

Quelques heures après, la bise aigre était tombée ; l’eau était apaisée et calme sous le ciel lavé. Chio, l’île charmante et tragique, s’évanouissait à l’Occident, et, du côté de l’aurore, l’Asie apparaissait au-dessus des eaux, en une ligne de côtes encore indécises, comme un amoncellement de brumes violettes. À mesure que nous avancions, nous pouvions distinguer, au loin, les salines blanches de Phocée, et la grève où s’éparpillent les maisons grises de Tcheschmeh.

Au moment où la Clio double le promontoire de Kara-Bournou, on signale, au large, un vaisseau de guerre, tout blanc sur les eaux bleues. C’est, à n’en pas douter, notre chère Victorieuse, qui s’en est allée de Syra, et qui court dans l’Archipel. Qu’elle est belle, avec ses formes amples, sa haute mâture, ses deux cheminées, et les couleurs radieuses qui flottent au vent, tout éclatantes de joie dans l’été clair !

La côte d’Asie semble venir vers nous. Le voilà, ce pays fabuleux des hordes sans nombre, des empires sans frontières, des caravanes sans fin, des tribus errantes dont l’inquiétude ne peut se fixer, qui roulent chaque matin leurs tentes pour marcher vers de nouvelles étoiles, et qui parfois, en des accès de brusque folie, ont jeté sur l’Europe des ouragans d’escadrons furieux. La voilà, cette patrie des rêves, des religions, des hérésies et des dogmes, des conciles et des sectes, des grands évêques et des grands ascètes. Maintenant, elle semble dormir, cette terre farouche, après tant d’éblouissemens et de vertiges. Mais son sommeil est troublé. En elle s’agitent tant de problèmes ! Qui héritera des hauts plateaux et des riches plaines ? À qui les villes mystérieuses qui continuent de vivre, comme assoupies et lasses, dans l’Orient dépeuplé ? En Europe, tout est précis, limité, rigoureusement réparti. Les peuples sont parqués dans des « territoires ; » chacun a son domaine bien clos et bien gardé. Ici tout est indécis, mystérieux, gros d’inconnu. Et qui sait si l’Asie ne secouera pas un jour sa torpeur, non plus pour jeter sur la civilisation des multitudes effrayantes, mais pour subir, à son tour, la conquête pacifique et bienfaisante de l’Occident ?

Lorsqu’on passe du Bosphore dans la mer Noire, entre les deux fanaux qui marquent la séparation de deux mondes, on range une côte aride et pierreuse, semée de ruines byzantines qui racontent un long passé de rapines et de meurtres ; à l’est, la côte est basse, et l’étendue plate et morne fuit à perte de vue… Ici l’Asie est avenante et douce. C’est une ondulation de versans aisés et de pentes molles, sous une crête de rochers gris. Dans les creux, à mi-côte, des maisons blanches, clairsemées dans la verdure, parmi les cyprès noirs. Les nuages font courir des ombres sur le flanc des collines. Il y a de la joie dans les vallées, au-dessous de la masse des roches stériles. Cette fécondité fait plaisir à voir, après l’aridité et la sécheresse des Cyclades. On sent déjà, dans la brise embaumée des golfes, l’approche des terres opulentes, des prairies où hennissent les troupeaux de cavales… Un joli brick passe au large, penché sur la vague, qu’il rase de ses vergues, et soulevé comme une plume, par ses grandes voiles pourpre, que le vent gonfle et arrondit.

Au lieu de filer droit vers le port de Smyrne, il faut s’arrêter au mouillage de Clazomène. Les doctes médecins du pays turc le veulent ainsi, à cause de la peur qu’ils ont du choléra. La plage où vivait la jolie cité ionienne, riche en philosophes et en athlètes, est maintenant envahie par une herbe rousse et courte, où s’éparpillent les tristes maisons du lazaret. Un pavillon turc, dont le rouge, délavé par les pluies, a tourné au violet pâle, flotte au bout d’un mât désolé. Plus loin, des collines descendent, en inclinaisons douces, vers les plaines, et l’on aperçoit, à travers les taillis, la ligne jaune et sinueuse des chemins. Au bord de l’eau, une maison plus grande que les autres ressemble, avec ses contrevens verts et sa mine propre, au logis d’un petit rentier de Nogent ou de Bougival. C’est l’habitation du « préposé sanitaire » et de ses quatre gardes du corps. Un petit vapeur turc, armé en guerre, a l’air de surveiller, dans un coin du golfe, six bateaux en panne, où dorment, énervés par la monotonie des heures, des pèlerins qui reviennent de La Mecque, et qui ont déjà fait plusieurs quarantaines, le long de la côte d’Egypte. Ces six lépreux sont très maussades et semblent s’ennuyer dans cette relégation. Le ciel se couvre ; l’air s’alourdit ; de gros nuages se traînent pesamment. Les vagues essaient de jaser. Mais, décidément, cette après-midi est triste. Près de cet hôpital, je ne sais quelle torpeur descend du ciel chargé d’ennui. Enfin, le second de la Clio, après une longue conférence avec les autorités de Clazomène, rapporte à bord ses papiers en règle et sa patente nette. Nous avons la libre pratique, et le commandeur des croyans nous permet d’entrer dans les Échelles.

Le paquebot longe, « presque à toucher, » comme disent les marins, une côte d’oliviers pâles et de bruyères en fleurs. Des bouquets de platanes frissonnent sur les pentes ; et, vers le soir, au moment où le déclin du soleil rougit la mer souriante, nous voyons une grande ville de pierre, au fond d’un golfe d’azur : c’est Smyrne. J’aurais reconnu, entre cent autres, la voluptueuse et claire cité, tant j’avais pensé à elle, tant j’avais écouté les récits de ceux qui l’avaient connue. Son nom, redit si souvent par les poètes, sonne harmonieusement. Moins profanée que Naples par la venue des touristes, environnée par la splendeur des mers orientales, elle est lointaine et merveilleuse ; et, derrière elle, quelle immensité de fleuves inconnus et de terres vierges ! La voici, moderne et barbare, très neuve et très vieille, grecque, française, italienne et turque, étrangement composite, cosmopolite et polyglotte, avec ses minarets du temps de Mohamet IV, son cimetière musulman, voilé d’un rideau de cyprès, les campaniles blancs et les dômes verts de ses églises orthodoxes, le petit troupeau gris des maisons ottomanes, blotties très loin, auprès des hauteurs fauves du Pagus, et, le long de la mer, cette orgueilleuse façade de maisons européennes, au-dessus desquelles flottent les pavillons consulaires des puissances, comme si l’Occident était déjà installé en maître dans la plus convoitée et la plus belle des Échelles du Levant.

« Ismir, dit une vieille chanson arabe, Ismir, l’œil du Levant, la perle de l’Anatolie… » Hélas ! on n’a pas le loisir d’écouter l’écho de ces douces paroles, pendant l’opération très longue et tout à fait odieuse du débarquement. Des bateliers à faces de pirates envahissent de leur cohue vociférante le pont de la Clio. Bousculé, tiré, poussé, arrimé pêle-mêle avec des malles, dans une barque pointue, le voyageur abasourdi, que les indigènes saluent dans toutes les langues, pour mieux le rendre fou, ne sait que répondre aux bonzour, bonzour… kalimerà… selam… buon giorno, qui, de tous les côtés, frappent ses oreilles ; il se laisse glisser, dans un demi-sommeil, sur l’eau saumâtre, où flottent des écorces d’oranges, des peaux de pastèques, des reflets dorés et de malsaines odeurs, et il ne sort de son engourdissement que pour engager un difficile dialogue avec un douanier turc, coiffé d’un fez et orné d’aiguillettes vertes. Mêmes inspections, mêmes formalités qu’au débarcadère de Chio. Heureusement, dans la populace grouillante et multicolore qui encombre la douane, je vois venir vers moi une barbe grise qui s’étale en large éventail sur un corps maigre et trop étroit. La bonne et amicale barbe ! Je la reconnais : c’est mon vieux serviteur, mon vieil ami Manoli le Cythéréen, Manoli le compagnon prudent sans lequel on ne saurait s’engager sur les routes d’Anatolie, le sage conseiller, semblable à Nestor, roi de Pylos, et à Naymes, duc de Bavière, le chasseur subtil dont le flair va tout droit aux marbres antiques, qui gisent, ensevelis dans la terre, enfouis sous les ronces ou retenus dans quelque cachette par les mains sacrilèges des Turcs.

Manoli a bien des fois a tourné, » comme il dit, dans les plaines et dans les montagnes de l’Anatolie. L’épigraphie et l’archéologie militantes n’ont pas de serviteur plus docile et plus dévoué. Oh ! combien d’inscriptions il a lavées avec l’eau claire des torrens et des sources, à l’ombre des lauriers-roses ! De combien de statues il a débarbouillé le bout du nez, et gratté l’œil avec son couteau ! Il est le patriarche de l’École d’Athènes, l’instituteur des jeunes recrues, le bon écuyer qui, tour à tour, sangle les chevaux, nettoie les armes, fait les lits, harangue les hôtes et prépare les repas. Si j’avais le goût des parallèles à la façon de Plutarçue, je pourrais comparer longuement ses qualités avec celles de Kharalambos : l’un est plus impétueux, l’autre plus calme ; celui-ci excelle dans les conseils ; celui-là est meilleur dans l’action ; le premier a plus de circonspection, le second plus d’audace…

Mais ce n’est plus le temps d’équilibrer des phrases symétriques selon le rythme des rhéteurs de Rhodes. Manoli qui, d’un geste calme, a exempté ma seigneurie de tout souci, Manoli a terminé ses négociations avec le chef des douaniers et glissé discrètement, dans la main de ce dignitaire, quelques piastres bien accueillies. Grâce à cette habile diplomatie, les douaniers furent démens : ils se contentèrent de me confisquer quelques numéros du Temps : la Sublime-Porte, comme nos ministres, a peur de la presse. Puis mes bagages furent installés sur le dos d’un hammal (portefaix) nègre, dont les larges pieds, calés comme des bases de colonnes, s’étalaient sur le pavé du quai.

Tandis que nous marchons, en procession, vers le quartier européen, où sont les hôtels à la Franca, j’interroge le bon vieillard sur sa santé, sur sa famille, sur l’état de ses affaires.

Moussiou, répond le Cythéréen, votre noblesse est bien bonne de s’occuper ainsi des intérêts d’un pauvre homme. Grâce à Dieu, depuis le grand voyage où j’ai accompagné le seigneur Diehl et le seigneur Cousin, j’ai trouvé l’occasion de gagner du pain. J’ai tapé beaucoup de figues[2]. J’ai tué, à la chasse, beaucoup d’oiseaux et quelques lièvres que j’ai vendus. Mes amis de la Punta[3] m’ont prêté leurs barques, et j’ai péché des poissons. Maintenant, je suis prêt à aller où votre noblesse voudra m’emmener.

— Très bien, Manoli, tu iras demain au bazar, et tu achèteras ce qu’il me faut.

Moussiou, voulez-vous un kibëh en tapisserie d’Ouchak ou bien un kibeh à bon marché, simple, ordinario ?

— Je te le dirai, Manoli, quand j’aurai réfléchi à cette question.

Ὅ τι ἀγαπᾶτε, μουσιοῦ, νά μου πῆτε, νὰ τὸ ϰάμω ’γώ. Ce que vous désirez, monsieur, dites-le-moi pour que je le fasse…

En devisant ainsi, dans un sabir où les Grecs, les Francs, les Turcs, ont apporté fraternellement leur contribution, nous allions, précédés du nègre porteur de malles, le long du quai ensoleillé, près des laides bâtisses où sont installées les agences maritimes, et des grandes maisons, de style italien, où les banquiers juifs et chrétiens font parade d’un luxe hâtif. Sur la chaussée, dans le pêle-mêle des vendeurs de pistaches, des porteurs d’eau, des marchands de crevettes, des petits loustradjis (décrotteurs), dont la voix grêle répète : loustro ! loustro ! parmi les dandys de la jeune Turquie, coiffés du fez écarlate et vêtus de l’ample stambou-line, un petit tramway, τὸ τραϐαίο (to trabaio), comme dit Manoli dans son grec ineffable, va et vient du konak du pacha à la station du chemin de fer d’Aïdin. Parfois, cette bizarre machine, inventée par les infidèles, rencontre, au milieu de sa route, une caravane de chameaux, qui vont, patiemment, d’un pas grave, au son cadencé d’une clochette, attachés les uns aux autres, conduits par un chamelier de Karamanie et par un petit âne qui trottine, prudent et allègre, les oreilles ballantes, devant les grandes bêtes du désert. C’est l’Orient et l’Occident, vus l’un près de l’autre, près du golfe où les calques frôlent les paquebots ; si l’on a quelque loisir, on peut philosopher tout à son aise sur l’allure digne et résignée des chameaux et sur la fièvre trépidante du tramway.

Près de l’hôtel de la Ville, où l’Italien Fra Giacomo échange contre beaucoup d’or des chambres étroites et des lits harcelés de moustiques, il y a un café grec, dont le patron, ingénieux psychologue, connaît les choses variées qu’il faut offrir à sa nombreuse clientèle ; il a, pour les effendis, des narghilés à la rose ; pour les Palikares, du raki de Chio ; pour les Francs, de la bière de Vienne ; pour les commis-voyageurs, un jeu de dominos ; pour les flâneurs et les poètes, une terrasse d’où la vue est incomparable. Si l’on veut s’initier par degrés aux délices de Smyrne, il faut, après l’accablement de la sieste, humer en paix l’air marin, au café Loukas, devant une tasse de café et des boissons fraîches, en regardant la foule bariolée qui passe, et la mer divinement belle. Vers la fin de l’après-midi, l’embat se lève : c’est un vent très fort et très sain, qui vient du large, et qui répand sur la ville tiède et maladive des souilles salubres. La rade qui, le matin, est un vaste miroir uni où se reflètent les maisons blanches de Cordelio, se hérisse soudain d’une multitude de petites lames qui se choquent, se gonflent, s’amoncellent et viennent s’écrouler, en volutes écumeuses, sur les grandes pierres du quai. Les barques commencent à danser, en tirant sur les anneaux de fer où sont nouées leurs amarres. On dirait que cette flottille de caïques aigus s’éveille d’une longue torpeur et s’anime d’une vie joyeuse. Les bricks, les tartanes et les caraques se balancent lentement, et leurs vergues crient contre les mâts qui oscillent. C’est l’instant où les gens riches, particulièrement les Franghi de Smyrne, viennent faire leur promenade quotidienne au bord de la mer. Les voilà tous, expéditionnaires des consulats, négocians français, hôteliers suisses, exportateurs allemands, tailleurs autrichiens, minotiers anglais, Hollandais marchands de figues, courtiers italiens, bureaucrates hongrois, commissionnaires arméniens, banquiers grecs, sans compter un assez grand nombre d’anciens notaires et d’anciens caissiers, qui ont quitté leur pays pour des raisons inconnues, et qui enseignent, à bon marché, leur langue nationale. Presque tous, saut peut-être les Anglais, ils ont pris, dans cette molle contrée, les caractères et les habitudes du Levantin, c’est-à-dire des moustaches trop cirées, des faux-cols trop hauts, des « complets » trop élégans, une amabilité trop officieuse, un accent qui rappelle en même temps la Provence et la Calabre, des chaînes de montre trop apparentes, des allures tour à tour tortueuses et arrogantes, une physionomie tantôt féroce et tantôt douceâtre, où il y a, tout à la fois, quelque chose du ruffian et quelque chose du sigisbé. Ils ont d’incroyables prétentions sur le chapitre des femmes. S’il faut croire à toutes leurs gasconnades, ils sont dignes d’envie. Car les femmes de Smyrne sont belles, lorsqu’elles se promènent en toilettes claires, au bord de l’eau, dans la fraîcheur des soirs. Leurs grâces nonchalantes sont un peu lourdes ; et il y a, dans tous leurs mouvemens, une pesante langueur. Mais, dans la blancheur des visages, les lèvres sont rouges, l’arc des sourcils est hardiment tracé ; et, des yeux bruns, noyés d’indolence, sous le voile des longs cils, partent quelquefois d’ardens rayons qui plongent jusqu’au fond des âmes. Elles ne sortent guère de leur somnolence qu’aux fêtes mondaines données en leur honneur à bord des navires de guerre ou dans les salons du Casino européen : mais alors elles sont enragées, s’amusent comme des enfans, et se donnent du plaisir à cœur joie, comme des cavales qui bondiraient dans un pré… Elles parlent, d’une voix qui traîne, un langage enfantin ; on sent déjà, à leur frivolité charmante, à leur nullité délicieuse, que ces Levantines sont à la lisière de l’Islam, et que peut être elles ne seraient pas trop dépaysées dans l’immense volière musulmane, où les femmes encagées gazouillent, roucoulent, s’amusent et s’ennuient, comme de gentils oiseaux. On saisit au passage des bouts de conversation, des questions et des réponses, en un français bizarre où les néologismes les plus récens s’associent aux expressions surannées des vieux marchands qui firent, de Marseille ou de Toulon, le voyage d’outre-mer. Des inflexions chantantes terminent les phrases ; de soudains retours d’accent provençal accélèrent la marche des syllabes ; les r roulent dans le flux des paroles, comme des cailloux dans un ruisseau ; et les gestes qui accompagnent ce babil, la mimique affable du midi, les gracieux mouvemens du cou et de la tête, la cambrure des tailles opulentes et souples, le jeu des yeux qui étincellent et rient, sont jolis à voir, dans cette mêlée de nations et de langues, où les jaquettes d’Europe coudoient les vestes dorées des zeybecks et des kavas, et où passent, sans rien comprendre, dignes et un peu dédaigneux, les zaptiés du pacha. Le quai de Smyrne est une Canebière adoucie, alanguie, exempte de magasins et de boutiques, et ouverte sur une rade, où le soleil donne tous les jours une fête royale.

Il y a un moment, dans le crépuscule, où la mer est charmante et comme ensorcelée. Elle est en même temps assombrie par la nuit commençante, et embrasée de splendeurs par les merveilles du soleil couchant. On dirait une jonchée de violettes, d’anémones et de mauves effeuillées, sur un lac de feu. L’Occident est tout chaud de pourpre, de carmin et de cuivre vermeil. Les vaisseaux à l’ancre ressemblent à des monstres nageant dans un Océan de lave, et leurs cordages font un treillis noir sur l’horizon ardent, où les clartés, peu à peu, s’effacent et s’évanouissent, laissant une ligne de mer sombre s’allonger comme une barre sur le ciel rose et pâli.

— Manoli, dis-je à mon respectable serviteur, qui tournait le dos à ces prodiges et contemplait mon visage, Manoli, je t’en prie, donne-moi un conseil.

Moussiou, dites-moi ce que vous désirez, afin que je le fasse.

— Manoli, quand j’aurai dîné à la taverne de Fra Giacomo, où pourrais-je bien aller afin que les heures s’écoulent plus légères ?

Moussiou, à Dieu ne plaise que je vous donne des conseils. Je n’en ai pas le droit, et votre noblesse a le droit de faire tout ce qu’elle veut. N’allez pas chez les Turcs : ils sont méchans en temps de ramazan. Mais je dois vous dire qu’il y a d’abord le concert du capitaine Paolo.

— Qu’est-ce que le capitaine Paolo !

— Voici. Le capitaine Paolo a possédé, autrefois, un bateau à voiles, qu’il commandait. Maintenant, il tient un café où il y a des chanteuses. L’année dernière, il est allé en Europe, et il en a ramené des femmes que les habitans de Smyrne, surtout les Turcs, ont trouvées trop maigres. Il est retourné en Europe, et il a maintenant des femmes grasses. As-tu compris, moussiou ?

— Oui, j’ai compris. Il n’y a pas autre chose ?

Moussiou, il y a l’Alhambra, où des acteurs arméniens jouent la comédie à la franca, avec de la musique.

Fidèle aux indications de Manoli, j’allai, sous la clarté des becs de gaz, qui clignotaient près de la mer chuchotante, vers la maison du capitaine Paolo : à travers les persiennes vertes, avec les rayons des lampes, venaient des bruits vagues de café-chantant, un grincement de violon, un grondement de violoncelle, des coups sourds de grosse caisse, des éclats de cymbales, des voix éraillées et des intonations canailles. Dans une salle enfumée, parmi les flonflons de l’orchestre, une grosse Allemande, ridicule avec sa face rouge et les rubans bleus noués dans sa tignasse blonde, faisait les yeux blancs, en chantant des choses grivoises, et en laissant apparaître, au-dessus de ses bas noirs, un bout de pantalon, orné de nœuds roses. Un public de portefaix, de bateliers grecs, de bas officiers de l’armée turque) applaudissait, en des transports de joie tout à fait naïfs et sauvages. Cette apparition de l’Europe, ainsi vue dans ce qu’elle a de plus morose et de plus immonde, me dégoûta. Je sortis, et je m’amusai, pendant quelques minutes, à regarder dans un cabaret grec, au bout de la rue, un nègre luisant et dégingandé, qui dansait, au son d’une guitare triste, une danse désossée et mélancolique.

À la Concordia, théâtre fréquenté par l’aristocratie chrétienne, on jouait le Maître de forges. Je n’entrai pas, et je pris un billet à la porte de l’Alhambra, bâtisse mal dorée et mal peinte, où une troupe d’acteurs arméniens jouait Madame Angot, traduite en turc. Ce spectacle était bizarre. Les ritournelles de Lecocq faisaient sursauter, sur les banquettes, plusieurs rangées de fez qui n’avaient pas l’air de très bien comprendre les sentimens de Mme Barras, et l’état d’âme des conspirateurs. Après cette opérette dénuée d’exotisme, on représenta une pièce vraiment turque : elle s’appelait Pembe Kiz (la jeune fille rose), et je vis confusément qu’il s’agissait d’un méchant pirate, d’un vilain juif, d’un gros pacha et d’un bel icoglan. La jeune captive était enlevée par le pirate, vendue au juif, revendue au pacha ; finalement l’icoglan s’enfuyait avec elle vers des pays lointains. La belle captive était représentée par l’étoile de la troupe, que le programme, affiché en turc et en français, désignait par le nom de Karacach, ce qui veut dire : « Celle qui a des sourcils noirs. » Mlle Karacach méritait son nom ; elle avait de plus, sous sa veste brodée, sa fine chemisette et son chalvar[4] de soie rouge, des poses alanguies, souples et caressantes. Je me rappelai, pendant plusieurs heures, le cliquetis des sequins de cuivre dont le bruissement suivait ses mouvemens câlins.

Tandis que les spectateurs de l’Alhambra rentraient chez eux, et que le quartier franc devenait obscur et désert, les clartés de la ville turque, au loin, continuaient à jeter sur la mer des lueurs tremblantes. Les minarets étaient illuminés de guirlandes de feu. Malgré les conseils de Manoli, je marchai, le long du quai, vers ces lumières et ces confuses clameurs. La nuit était fraîche et bleue. Le long des murs, près des échafaudages et des moellons d’un chantier, je vis des monceaux de pastèques qui luisaient vaguement sous les étoiles.

Dans la cour du konak, autour de trois poteaux où pendaient des lanternes, quelques nizams, accroupis sur le sol, fumaient, et leurs silhouettes dessinaient, sur la façade blanche du corps de garde, des ombres bizarres. Plus loin, quelle étrange rue, vivement éclairée, avec ses boutiques ouvertes, ses cafés débordans, qui jetaient sur les pavés une nappe lumineuse, parmi le grouillement des turbans, des caftans, des laces barbues, dans l’odeur grisante des narghilés ! Éveillés et secoués par le coup de canon qui annonçait chaque soir, au coucher du soleil, la levée du jeûne de Ramazan, les Turcs se dédommageaient, par des réjouissances nocturnes, de l’abstinence de la journée. Assis sur leurs talons, autour des salles blanchies à la chaux, ils buvaient, à lentes gorgées, du café crémeux dans des tasses toutes petites. Lentement, sans se regarder les uns les autres, sans jamais rire, avec des gestes dignes, ils prononçaient, d’une voix gutturale, des paroles sonores et graves. De temps en temps, l’un d’eux s’interrompait :

Tchoudjouk ! Bir Kahvêh ! (Petit, un café ! )

Un enfant au teint pâle, en robe rayée et veste rose, courait aux fourneaux où brillaient les ustensiles de cuivre du cafedji, versait, dans une tasse, un peu de calé noir et épais qu’il saupoudrait d’une pincée de sucre, mettait la tasse dans un petit étui de filigrane et offrait le tout de la main droite en étendant sa main gauche sur sa poitrine, en signe de dévoûment.

Tchoudjouk ! Bir atech ! (Petit, du feu ! )

Un autre enfant accourait, tenant une espèce de cassolette en fer battu, où brûlait dans la cendre chaude un charbon ardent. Avec une pince, il prenait le charbon et le tendait aux agas, qui, le cou allongé, allumaient leurs cigarettes.

Parfois, dans la foule compacte, des musiciens nomades faisaient chanter et pleurer leurs mandolines. Je vis là quelques exemplaires de la population très diverse qui fourmille en Anatolie : des kavas, brodés d’or sur toutes les coutures depuis le bord extrême de la veste jusqu’aux pointes des guêtres, et chargés d’un tel arsenal de pistolets et de couteaux, que leurs ceintures gonflées semblaient près d’éclater ; des beys citadins, enveloppés dans de longues robes dont les fleurs peintes et les couleurs tendres allaient mal avec leurs grandes barbes noires ; des zeybecks des montagnes d’Aïdin, reconnaissables à leurs turbans très hauts et aux braies de toiles blanches, très courtes, d’où sortaient leurs jambes nues… Parfois, un chanteur s’arrêtait au milieu de la rue et tirait, du fond de sa gorge, quelques notes aiguës, en fermant les yeux et en faisant claquer ses pouces contre ses doigts. Quelle nuit de visions lointaines, où apparaissait l’histoire d’une race épique, stérile, si souvent victorieuse et maintenant vaincue ! Cette veillée du Ramazan, ces buveurs de café et de sorbets, ces fumeurs de narghilé, ces chanteurs, ces visages et ces costumes, rien de tout cela n’avait changé depuis des siècles. Le temps n’existe pas pour la caravane, qui s’arrête sans souci au bord des sources et à l’ombre des arbres. Mais, pendant que les cavaliers du désert se reposent, près des chameaux accroupis et des chevaux attachés aux piquets, d’autres tribus ont marché sans repos et sans trêve. Elles ont acquis de nouvelles forces et pris de nouvelles terres. Elles poussent devant elles, comme un troupeau débandé, les peuples désœuvrés qui traînent sur les routes ; elles les réduisent, sans même qu’ils s’en aperçoivent, à une sujétion d’où ils voudront peut-être sortir un jour, dans un accès de rage et de folle panique. Ce jour-là, il y aura de grands coups de sabre, des fusillades terribles, des incendies, du sang, des larmes. En attendant ce réveil et ces carnages, les croyans, comme autrefois dans la steppe natale, fument en écoutant des récits, et méprisent la race des giaours, derrière le quai de pierre qu’ils ont laissé construire, les hautes maisons qui empiètent sur leur domaine, toute l’orgueilleuse façade de civilisation pacifique qui leur masque la vue de l’Occident menaçant.

Ces pensées devenaient plus précises à mesure que je m’enfonçais dans les rues noires et montantes du vieux Smyrne. Des flaques d’eau, entre les pavés, luisaient. Des gens passaient, portant des lanternes, frôlant les murs comme des ombres, et disparaissaient par des portes basses. Bientôt, je n’entendis plus le bruit des hâns, autour du konak. Dans les ruelles désertes, les maisons de bois, avec leurs balcons abandonnés et leurs fenêtres grillées, avaient l’air d’être muettes, aveugles, mortes. Le vent faisait un bruit léger dans des feuillages de clématites en fleur, et des fontaines, par momens, chuchotaient sous les branches immobiles des platanes. Perdu dans l’inextricable dédale de cette kasbah, et nullement soucieux de continuer ma route jusqu’au sommet du mont Pagus, je redescendis vers une mosquée, dont les lampions achevaient de s’éteindre. Le croissant de la lune était clair dans l’azur limpide et argentait la pointe effilée du minaret au-dessus de la galerie ajourée d’où la cantilène du muezzin plusieurs fois par jour appelle, des quatre points de l’horizon, les fidèles à la prière. La natte de paille tressée, qui servait à fermer la porte de la mosquée, était roulée jusqu’aux deux tiers de la hauteur des montans ; et, dans un encadrement de lumière, sous des lampes de cuivre suspendues aux voûtes, je vis une dizaine de Turcs, prosternés à plat ventre, sur des tapis. Parfois, ils se relevaient, les bras croisés sur la poitrine, et marmottaient des paroles que je ne comprenais pas. Un homme en turban blanc était debout dans une espèce de chaire et psalmodiait, sur un ton nasillard et suraigu, des formules monotones. Quand il avait fini sa phrase, brusquement les fidèles retombaient à terre, tous ensemble, avec un bruit sourd de mains qui s’aplatissent. Leurs pieds nus et rugueux s’alignaient parmi les jolis dessins des tapis, et leurs lèvres, en s’ouvrant pour murmurer des oraisons, faisaient remuer leurs longues barbes.

J’errais encore au milieu des maisons endormies, lorsque la pâleur bleue du matin effaça lentement les étoiles. Au moment où l’orient empourprait la crête des collines et dorait les murs ébréchés du château vénitien qui étreint la cime du Pagus, je vis, près des arches d’un petit pont à moitié écroulé, trois chameaux et un chamelier, qui se reposaient les pieds dans l’eau. Sur la berge boueuse, parmi les cailloux et les joncs, un petit âne, dont la longe traînait à terre, attendait, l’œil mi-clos, les oreilles couchées, d’un air tranquille et résigné. Les grands chameaux, couleur de sable, allongeaient le cou, et leurs babines pendaient, en lippes mornes et stupides. De toute cette troupe, c’était certainement le petit âne qui semblait le plus intelligent. J’offris au bon chamelier du tabac et du papier à cigarette. Sa face de bronze, sous le foulard bariolé qui lui cachait les oreilles, s’éclaira d’un sourire, et il refusa mes offres d’un geste reconnaissant, en me montrant le ciel rose, du côté du soleil. J’avais oublié que, pendant toute la durée de la lune de Ramazan, la loi de Mahomet défend aux fidèles de boire, de manger et de fumer à partir de l’instant où l’on peut distinguer un fil blanc d’un fil noir.

Entreprendre une conversation avec ce chamelier eût été trop difficile. Je me contentai de lui adresser quelques barbarismes pour lui demander mon chemin. Je finis par reconnaître à travers les explications de cet homme l’endroit où je me trouvais : ce vieux pont n’était autre que le pont des Caravanes, et cette rivière bourbeuse où piétinaient les chameaux était le fleuve Mêlés, dont Chateaubriand but quelques gorgées, parce qu’Homère, dit-on, avait l’habitude de venir chanter sur ses bords. Je rentrai vers la ville, par un chemin défoncé, où fleurissaient des arbres de Judée, tout roses. Je rencontrais des zeybeks flâneurs, dont les moustaches féroces semblaient contemporaines de Bajazet, et je tombai au beau milieu d’un campement de tziganes : des marmites de cuivre bouillaient sur des feux de bois mort ; deux ou trois petits chevaux, maigres et hérissés, broutaient l’herbe rare ; une demi-douzaine de solides gaillards étaient couchés à terre et fumaient de longues pipes ; deux ours, muselés de fer, se dandinaient en grognant ; des jeunes filles, dont les bras étaient cerclés de cuivre et dont la poitrine était nue, tâchaient de démêler, avec des peignes de bois, le fouillis de leurs cheveux rudes… Décidément, j’étais bien loin de la table d’hôte de Fra Giacomo.


II

Le centre du quartier chrétien, c’est la rue Franque. C’est dans cet endroit qu’au dire des anciens voyageurs on a toujours vu « les plus beaux et les meilleurs bâtimens de Smyrne[5]. » Mais la rue Franque a bien changé depuis le temps où la Compagnie du Levant, protégée par le pavillon du roi très chrétien, déchargeait ses marchandises à « l’échelle de la Douane des Francs. » Maintenant, elle est dallée de pavés à peu près réguliers, bordée, par endroits, d’un mince trottoir, et comparable, par son aspect à la fois levantin et occidental, à certaines rues marchandes de la Joliette. Des magasins de nouveautés et de confections, « à l’instar de Paris, » étalent, derrière le haut vitrage des devantures, une pacotille à laquelle l’Europe tout entière a collaboré : on y vend, outre l’éternelle cotonnade de Manchester, qui infeste l’Orient, des pardessus, des jaquettes, des gilets, des « complets » confectionnés de toutes pièces et expédiés en énormes ballots par un syndicat de tailleurs viennois. L’Autriche et la Saxe accaparent l’exportation de presque toutes les parties basses et grossières de l’accoutrement des hommes : chaussettes, caleçons, chemises de flanelle, tricots de laine. Mais les jolies Smyrniotes, bien qu’elles réfléchissent peu aux difficiles problèmes de l’économie politique, rendent de signalés services au commerce français, car elles estiment que pour vêtir ou parer leur beauté, rien ne vaut les soies de Lyon, les rubans de Saint-Étienne, les mousselines de Saint-Quentin, les lainages de Roubaix et de Reims et tous ces fins tissus que la main délicate des lingères parisiennes allège et transforme pour en faire les accessoires mystérieux et charmans du costume féminin. Les chapeaux de feutre, avec lesquels les élégans du quartier franc tâchent de se rendre irrésistibles, sont expédiés de France et d’Angleterre. Les fez, qui sont considérés comme la coiffure nationale des Turcs et que beaucoup de voyageurs adoptent pour se donner une espèce de couleur locale, sont fabriqués dans les manufactures de Strakonitz en Bohème. Habillés et coiffes par l’industrie européenne, les habitans de Smyrne se chaussent avec des cuirs tannés à Toulon et à Châteaurenault ; ils se parfument avec les élixirs des illustres Lubin, Pinaud et Botot ; guérissent leurs maladies avec une huile de ricin qui Tient de Milan et du sulfate de quinine vendu au rabais par les Italiens et les Allemands ; sucrent leur café avec des plâtras autrichiens ; assaisonnent leurs bifteks avec des cannelles, girofles, cachous, gingembres, noix muscades et pimens expédiés de Londres, de Marseille et de Trieste ; vont à la chasse avec des fusils belges et du plomb de Gênes ; écrivent leur correspondance ou leurs comptes sur du papier d’Angoulême, d’Annonay ou de Fiume, avec des plumes françaises, des encres allemandes et des crayons viennois ; meublent leurs maisons avec des acajous d’Anvers et de Paris ; regardent l’heure sur des montres suisses ; s’éclairent avec du pétrole de Bakou ; font leur pain avec du blé d’Odessa et de Sébastopol ; boivent du cognac de Hambourg et composent leurs menus avec des caviars russes, des graisses marseillaises, des morues anglaises, des pommes de terre françaises, des viandes fumées d’Autriche, du thé de Perse, des fromages d’Italie, des oignons d’Egypte. Pour peu qu’on ait lu quelques statistiques, on ne peut manger sa soupe dans un restaurant de la rue Franque, sans apercevoir, au fond de son assiette, tout l’univers en raccourci.

Les librairies du quartier européen regorgent de nouveautés un peu surannées, que les lettrés de Smyrne puisent à pleines mains dans le vaste dépotoir de notre pornographie boulevardière. Tous les déchets de la littérature française, un tas de mauvais romans en jupe courte, aussi défraîchis que les chanteuses du capitaine Paolo, sont là, recueillis par des mains trop soigneuses. Tous les vieux livres, égrillards et ridés que Paris met au rebut avec les almanachs périmés, avec les anciennes « revues de fin d’année » et les vieilles-gardes du Moulin-Rouge, sont conservés dans ces vitrines, comme les oggetti obsceni au musée de Naples. Ces articles d’exportation, fabriqués par des spécialistes, doivent donner aux étrangers une singulière idée de nos mœurs. Près de ces malpropretés de l’Occident passent de jolies tournures parisiennes, de fraîches toilettes, des profils busqués de Levantines civilisées, des visages qui sourient sous les reflets mobiles des ombrelles. Et, parmi tout cela, un grain d’Orient, comme une bouffée d’encens et de cinnamome, qui se mêlerait aux émanations banales de la poudre de riz. Voilà un fonctionnaire turc qui passe, grave, avec son fez couleur de coquelicot, sa redingote de clergyman, son parasol blanc, doublé de vert ; puis, c’est un zaptié circassien, tout fier de sa tunique bleue et de ses boutons de cuivre, un juif en culottes sales, une khanoum étroitement masquée de gaze noire, emmaillotée d’un feredgé de soie et faisant claquer sur les pavés la semelle de bois de ses patins. On ne voit, des femmes turques, que leurs pieds, qui sont presque toujours très grands, et, à travers les mailles du yachmak, l’éclat de leurs yeux qui sont souvent très beaux. Elles ont une allure lente, un peu paresseuse et molle. Quand elles parlent, un doux gazouillement sort de dessous leurs voiles ; leur voix est caressante et plaintive ; elles semblent résignées à leur vie solitaire et recluse.

Les consulats des puissances européennes sont presque tous rassemblés au bout de la rue Franque. La plupart des maisons consulaires arborent, sur leur façade, des écussons richement armoriés. Le panonceau des Italiens est tout battant neuf et de proportions démesurées. Devant la maison de France, dans un grand jardin de platanes et de sycomores, les trois couleurs flottent au sommet d’un mât. Elles ont vraiment une belle allure, une fierté superbe et tutélaire, ainsi placées très haut, planant dans ce ciel où elles ont été si souvent, pour les opprimés et les faibles, un signe de ralliement, de salut et d’espoir. Il faut souhaiter qu’un écrivain de grand cœur et d’esprit patient entreprenne un jour de raconter, pièces en main, l’histoire détaillée des consulats français dans les Échelles, moins encore pour rappeler à notre amour-propre le temps glorieux où le sultan, recevant le marquis de Nointel, reconnaissait la préséance de notre ambassadeur sur les envoyés des autres rois et princes chrétiens, que pour faire voir le secours efficacement prodigué en Orient par les représentai de la France, sous tous les régimes et en dépit de tous les obstacles, à la cause de la justice, de la tolérance et de la liberté. C’est à notre suite, c’est à l’abri de notre pavillon, que nos rivaux d’aujourd’hui sont entrés dans le Levant. Il faut le redire à tous ceux qui seraient tentés de l’oublier. Comme rien ne peut prévaloir contre de pareils souvenirs, le consul-général de Smyrne est encore, par le prestige dont il est entouré, le premier personnage du corps consulaire[6]. Mais sa grandeur n’est point une sinécure, et, si ses kavas sont beaux, si son train est magnifique, en revanche sa tâche est lourde. Il doit protéger, surveiller, et, au besoin, punir toute une population très confuse et fort peu disciplinée. Il marie ses nationaux en qualité d’officier d’état civil, et se transforme en juge de paix pour régler leurs litiges. Sa maison est un lieu d’asile pour tous les fugitifs. Les capitulations lui permettent de faire arrêter par ses gendarmes, en territoire turc, tous les délinquans que réclame la justice française. Il est parfois obligé, pour éviter les scandales, de ne pas trop scruter le passé de ceux qui viennent solliciter sa protection. Il faut avouer que notre pays n’exporte pas toujours ses citoyens les plus vertueux. Le comte de Pontchartrain, secrétaire d’État, adressait déjà, en 1700, les instructions suivantes à la chambre de commerce de Marseille : « La plupart des François établis au Caire ont une conduite scandaleuse et pleine de toutes sortes de débauches. Le Roy a prescrit au consul de renvoyer en France toutes les personnes qui se conduiront mal, ayant soin de remettre au capitaine du navire qui les ramènera un procès-verbal des faits constatés à leur charge. Les députés du commerce devront s’entendre avec le consul pour faire cesser les désordres dont ils sont en quelque sorte responsables, parce qu’ils ne se montrent pas assez scrupuleux dans le choix des émigrans. » Les agens du roi reçurent même une ordonnance ainsi conçue : « De par le Roy, Sa Majesté ayant esté informée qu’un grand nombre de marchands françois, qui ont commis plusieurs malversations dans le royaume, ou fait des banqueroutes considérables, se retirent dans les pays estrangers et particulièrement dans les Échelles du Levant, où non-seulement ils font des commerces illicites, mais même se rendent méprisables aux Turcs, dans les commerces qu’ils font avec eux, par leur mauvaise foi, ce qui pourroit, dans la suite, causer un préjudice notable aux marchands résidant dans lesdites Échelles, et à ceux qui y vont trafiquer ; — à quoy étant nécessaire de pourvoir, Sa Majesté a fait très expresses inhibitions et défenses aux marchands françois qui voudront passer en Levant pour s’y établir, de ne s’embarquer pour cet effet qu’après avoir été examinés et reçus par la chambre de commerce de Marseille, etc. »

Hélas ! toutes les ordonnances n’y feront rien. J’ai connu pour ma part, dans le Levant, un Corse, condamné par contumace, qui enseignait le français à domicile, un officier cassé qui donnait des leçons d’histoire, et un notaire failli qui était professeur de morale dans un lycée de jeunes filles.

Dans la très nombreuse clientèle du consul-général de Smyrne, il y a toute une catégorie de personnes où l’on ne risque pas, heureusement, de trouver de pareils compagnons, mais dont les affaires très compliquées sont, comme on dit dans le langage diplomatique, une « source perpétuelle de difficultés. » Ce sont les prêtres catholiques, leurs paroissiens, et l’innombrable population des couvons et des écoles que le saint-siège et la République française soutiennent et subventionnent dans toutes les parties du Levant. Les consuls français sont les protecteurs officiels de tous les catholiques établis dans l’empire ottoman et en Égypte, à quelque nationalité qu’ils appartiennent. La République a bien fait d’accepter cette tâche, qui est un legs glorieux de l’ancien régime ; car, si nous renoncions à ce patronage, notre influence en Orient serait ruinée du même coup. Mais combien ne faut-il pas de tact et de prudence à nos agens, pour voiler ce qu’il y a d’un peu ambigu et de légèrement embarrassant dans leur situation ! Le gouverneur des Dardanelles disait un jour à notre vice-consul : « Dans votre pays, vous faites aux curés mille misères ; et, ici, vous prétendez être leurs défenseurs ! » Et puis il arrive que, de temps en temps, un Français de passage, tenu à distance à cause de ses allures équivoques, s’avise de faire une grosse malice à son consul en écrivant une lettre aux journaux qui tiennent boutique de dénonciations anonymes. Combien de fois n’a-t-on pas enregistré les méfaits de l’agent diplomatique du Caire, coupable d’assister à la messe en compagnie de ses administrés, et les crimes du consul de Jérusalem, atteint et convaincu de se rendre au saint-sépulcre, avec le patriarche latin, la nuit de Noël ! Pour paralyser l’action d’un bon serviteur du pays et pour compromettre notre prestige aux yeux des sujets chrétiens de la Porte ottomane, il suffira peut-être qu’un député radical porte à la tribune du parlement ces inepties. Les députés qui voyagent au loin et qui ont vu, de leurs yeux, les mille complications des choses humaines sont malheureusement très rares. Parmi les autres, combien en est-il qui puissent comprendre que l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation ? Enfin, la plus grande fermeté doit être une des principales vertus de nos consuls du Levant, parce que des prétentions rivales, nées d’hier, s’élèvent à chaque instant contre notre monopole, pour en contester le principe et en gêner l’exercice. Il est humiliant pour l’ambassadeur d’Italie, pour l’internonce d’Autriche, pour l’ambassadeur d’Allemagne, de voir, depuis Constantinople jusqu’au fond de l’Arabie, leurs sujets catholiques soumis à la tutelle et à la juridiction de la France. Il y a, dans toutes les grandes villes de la Turquie, une lutte sourde et acharnée, où l’arrogance de la triple alliance se brise inévitablement contre la puissance pacifique et invincible d’un passé qui est, à l’heure présente, notre trésor le plus précieux, et contre le préjugé des foules très bonnes et très naïves qui, sur les montagnes de Rhodes et dans les vallées du Liban, persistent à croire que nous sommes encore la nation la plus redoutable par l’épée et la plus grande par le cœur. Cette haute magistrature, qui n’a jamais été invoquée en vain par les populations chrétiennes de l’Orient, est une consolation et un motif d’espérance pour ceux qui craignent de voir s’éteindre le rayonnement extérieur de notre patrie. La laisserons-nous détruire par les politiciens malfaisans qui ont déjà ruiné, en Égypte, une influence conquise par tant de braves gens, au prix de tant d’efforts ?

Dans cet empire moral, que se partagent nos agens de l’Archipel et des Échelles, la circonscription du consul-général de Smyrne comprend spécialement l’archevêché de Smyrne : ce siège s’est perpétué, sans grandes modifications, depuis les premiers temps de l’Église ; le titulaire actuel, Mgr Timoni, administre les franciscains récollets de Sainte-Marie, de la paroisse de Bournabat et de Magnésie du Sipyle, les capucins de Saint-Polycarpe[7], dont l’établissement date de l’année 1610, la mission du Sacré-Cœur, instituée depuis plus de cent ans, la mission des Dominicains, venue de Perse en 1750, la mission d’Aïdin, fondée en 1846 par des Arméniens appartenant à l’ordre des pères Mékhitaristes, dont la maison mère est à Vienne. De l’autorité archiépiscopale dépendent plusieurs établissemens d’instruction publique : le collège dit de la Propagande, dirigé depuis 1845 par les Lazaristes ; les cinq écoles des frères de la doctrine chrétienne ; le pensionnat des dames de Sion ; les orphelinats et les écoles primaires des Filles de la Charité ; l’institut italien des sœurs de l’Immaculée-Conception d’Ivrée, fondée à Smyrne, au quartier de la Pointe ; l’institution des religieuses franciscaines de Rhodes[8].

La communauté des Filles de la charité s’est chargée de desservir l’hôpital catholique de Saint-Antoine, où les malades sont reçus sans distinction de religion ni de nationalité, ainsi que l’hôpital militaire que le gouvernement français entretient pour les besoins de notre marine nationale.

L’hôpital militaire est une grande bâtisse propre, aérée et spacieuse. Un zaptié turc, armé d’un fusil Martini, la taille entourée d’une ceinture-cartouchière, monte la garde, près de la porte, dans une guérite vermoulue. Dès qu’on est entré au jardin vert et ensoleillé, où des poules pattues picorent dans le sable, on se sent en pays français, tant l’accueil des bonnes sœurs est aimable, avenant et gai. Je défie bien tout le conseil municipal de Paris, et même le comité de la Libre Pensée des Batignolles, de laïciser cette maison, et d’expulser ces excellentes filles qui viennent, loin du pays, consoler et guérir tous ceux qui servent, au péril de leur vie, l’honneur du pavillon français. Combien de matelots dépaysés ont trouvé là les paroles maternelles qui réconfortent, et les remèdes qui sauvent ! Combien ont été soutenus, à leur dernière heure, par une affection chaude et dévouée, qui tâchait de remplacer la famille absente, et dont la douceur semblait apporter au moribond le baume de l’air natal !

— Voici, me disait la sœur supérieure, voici la chambre où mourut votre pauvre camarade Veyries, lorsqu’il revint, tout fiévreux, de l’exploration de Myrina. Le malheureux garçon ! Mourir si jeune, à vingt-trois ans, et si loin des siens ! ..

— Ah ! continua cette vénérable femme, j’en ai soigné beaucoup d’autres, et quand ils étaient guéris, quand ils repartaient pour leur navire ou pour l’école d’Athènes, ils étaient tout tristes ; ils s’étaient accoutumés à notre pauvre logis.

Et tout en marchant dans la cour fleurie, et dans la chapelle blanche qu’illuminaient les feux multicolores des vitraux, la supérieure aimait à évoquer ces souvenirs. Elle parlait d’une voix harmonieuse, bien timbrée, avec un léger accent du Midi, qui donnait à sa parole une allure vive, une grâce vibrante.

— Croiriez-vous, ajouta-t-elle, en nous reconduisant au parloir, croiriez-vous qu’un de ces messieurs, qui n’était point catholique, eut peur d’être converti par nous ? Il évitait de causer avec nous, craignant qu’on ne commençât à le prêcher. Il ne nous connaissait pas bien. Saint Vincent de Paul n’a-t-il pas dit : « Il ne faut jamais parler de Dieu au malade. Il faut parler du malade à Dieu. »

Chez les lazaristes du Collège français de la Propagande, j’ai retrouvé le même accueil, le même patriotisme, le même attachement à tout ce qui peut propager au loin notre influence, notre langue, notre esprit. Tandis que le père supérieur me faisait visiter, avec une minutieuse allégresse, toutes les classes du bâtiment neuf, depuis l’école enfantine jusqu’à la rhétorique et à la philosophie, je regardais la diversité de tous ces jeunes visages penchés sur des livres français, les différences profondes qui les marquaient toutes d’un caractère ethnique nettement visible, et j’admirais la puissance de ces éducateurs qui, malgré les hérédités rebelles, les instincts séculaires, les habitudes tenaces, ont plié toutes ces âmes aux mêmes sentimens et aux mêmes idées, et fait, de cette tour de Babel, une maison française. Dussé-je devenir odieux à toute la postérité de M. Homais, je dirai avec quel plaisir nous recevions, mes camarades et moi, les touchans hommages de ces braves gens : les complimens débités par la voix enfantine d’un petit Arménien, « premier en narration ; » les fanfares, attaquées dans la cour du collège, en l’honneur de l’école française d’Athènes, par la musique de l’impétueux père Rimbaud ; et les applaudissemens qui saluaient les courtes harangues patriotiques que l’on nous priait instamment de vouloir bien prononcer. Un banquet, très frugal, mais dont la cordialité nous réchauffait le cœur, terminait d’ordinaire ces amicales inspections. Assis à la place d’honneur, à la « table des maîtres, » dans le réfectoire du collège, nous faisions raconter aux pères lazaristes leurs aventures qui étaient souvent extraordinaires. Il y avait, parmi eux, une longue barbe, surmontée d’une paire de lunettes noires, qui avait connu Gordon-Pacha dans la citadelle de Khartoum et qui me racontait avec de copieux détails des excursions fantastiques, parmi les roseaux géans du Nil-Blanc et du Nil-Bleu. J’ai connu dans ce couvent d’apôtres vagabonds et héroïques un helléniste digne d’être comparé à Weil, Groiset et Desrousseaux. Ce digne homme, tout blanc, un peu cassé, très vénérable dans sa soutane usée et sous sa calotte légèrement poisseuse, me demandait avec insistance s’il était bien vrai que M. Egger fût mort. Il ne voulait pas croire à une pareille calamité. Je n’oublierai pas le supérieur, le révérend père Capy, dont le zèle pour les intérêts de la France m’a paru vraiment exemplaire et digne d’être signalé à tous ceux qui ont quelque souci de la bonne renommée de notre nation. Chez tous ces vaillans hommes, il y avait quelque chose de cet esprit d’entreprise et de cette confiance audacieuse, qui ont animé le grand cœur du cardinal Lavigerie. On chercherait vainement, dans les missions lointaines, le prêtre timide, taciturne et fuyant que l’on rencontre trop souvent dans les sacristies de la métropole. Ces rudes missionnaires, au visage ouvert, à la voix chaude, aux façons dégagées et viriles, semblent avoir entrepris la tâche de montrer les qualités les plus fières et les plus aimables de notre nation aux races diverses et mêlées qu’ils attirent à nous par la mâle séduction de leur vertu.


III

Les Grecs sont si nombreux à Smyrne, qu’ils considèrent cette ville comme faisant partie de leur domaine. Les 80,000 raïas hellènes qui peuplent les rues de Rômaïko-Machala et de la Punta agissent en tout comme s’ils étaient chez eux, affectent de considérer le consul du roi George comme leur patron naturel, arborent quand ils le veulent le drapeau bleu à croix d’argent, invoquent bruyamment, en toute occasion, l’autorité du patriarche œcuménique, et se croient à peu près quittes envers le Turc, lorsqu’ils ont payé aux percepteurs du fisc l’emlak ou impôt foncier, l’ac’har, dîme qui pèse sur les produits agricoles et industriels, l’aghnam, taxe sur les moutons, et le bedel-i-askérié, imposition applicable aux chrétiens sujets du grand-seigneur pour l’exonération du service militaire.

Éveillés, agiles, un peu fripons, fort amusans, ils sont ici cabaretiers, épiciers, bateliers. Ce sont les trois professions qui plaisent le plus aux Grecs de la basse classe, de même que le métier d’avocat et celui de médecin agréent particulièrement aux Grecs de la classe aisée. Cabaretier, on cause toute la journée ; on est au courant des nouvelles ; on parle politique, on dit du mal des Turcs, on se remue, on s’agite, on combat à sa façon pour la « grande idée. » Épicier, on vend un peu de tout, on trafique, on échange, bonheur infini pour un Hellène. Batelier, on est toujours en compagnie de la mer, cette vieille amie de la postérité d’Ulysse ; on va, de droite et de gauche, dans le va-et-vient du port ; on voit des figures nouvelles ; on interroge des voyageurs venus de loin ; on se querelle avec eux sur le prix du passage, ce qui est encore un rare plaisir. Race divertissante, sympathique en somme, malgré ses défauts, patiente, tenace, sobre, doucement obstinée dans son indomptable espoir.

À force de se remuer et d’avoir de l’esprit, les Grecs ont supplanté les Turcs en beaucoup d’endroits de la Turquie. Ils célèbrent les fêtes du culte orthodoxe sans être gênés le moins du monde par la police ottomane : bien au contraire, les zaptiés musulmans rendent les honneurs au métropolite lorsqu’il officie pontificalement. J’ai vu, le jour de Pâques, une procession moitié religieuse, moitié patriotique, dérouler à travers les rues son cortège de prêtres nasillards et de Palikares tireurs de pistolades, à la barbe de la gendarmerie turque, qui écartait consciencieusement les badauds à l’approche du cortège. Les fenêtres des maisons de bois débordaient de têtes curieuses et encadraient des groupes charmans de jeunes filles brunes qui avaient piqué, en l’honneur de la Grèce, des fleurs bleues dans leurs cheveux noirs. Le soir, dans la cour pavée de l’église épiscopale de Sainte-Photine, tandis que les pappas étaient prosternés en extase devant les icônes enluminées par les caloyers du mont Athos, les fidèles s’assemblaient en silence, et les cierges étincelaient près des murs pâles, où dormait la clarté de la lune. À minuit, quand l’évêque, suivi des acolytes, le front ceint de la tiare byzantine, sortit par le grand portail, brusquement ouvert à deux battans, et que, semblable à un patriarche du temps de Nicéphore Phocas, il s’écria : le Christ est ressuscité ! une musique qui était cachée dans le campanile se mit à jouer, avec des cuivres et des grosses caisses singulièrement modernes, l’air national des Grecs :


Je te connais au tranchant
De ton sabre terrible,
Je te connais à ton regard
Qui royalement mesure la terre…
Tu ressembles à une fiancée ;
Salut ! salut ! ô Liberté !


Au reste, ils fraternisent avec les Turcs, les servent même et acceptent des titres pompeux, accompagnés de fonctions domestiques, lorsqu’ils s’y croient obligés par l’intérêt de leur race, ou, plus simplement, par leur intérêt personnel. Je vis passer un jour, dans la rue Franque, un enterrement somptueux. Des soldats turcs marchaient en avant, portant des cierges et précédant la croix. Des cavas dorés, dont les vestes brodées étaient assombries par de longs crêpes en sautoir, venaient ensuite. Puis, derrière les pappas en dalmatique, et le cercueil noir constellé d’argent, une foule interminable suivait le deuil. Je demandai à un marchand de crevettes, qui passait, son panier sous le bras :

— Quel est le grand personnage que l’on ensevelit ?

Le pauvre homme me répondit avec un soupir de commisération respectueuse :

— C’est le bey Epaminondas Baltazzi. Que Dieu sauve son âme !

Et mon interlocuteur fit le signe de croix une dizaine de fois, avec une étonnante rapidité.

Le nom des Baltazzi est très notoire à Smyrne. Il me rappelait, pour ma part, un large fez et une face bouffie, blafarde et intelligente, avec qui j’avais dîné la veille chez un médecin grec. J’avais été convié chez le docteur Lattry, en compagnie de Démosthène-Bey Baltazzi, venu pour les funérailles de son frère Epaminondas, et d’un fonctionnaire ottoman, son excellence Hamdi-Bey, directeur-général des musées impériaux. Le repas fut cordial et gai. Démosthène-Bey savait une foule d’histoires, qu’il racontait avec une verve tranquille. Ce bey grec au visage huileux et jaune avait une physionomie très orientale. Il me faisait penser tantôt à un satrape persan, tantôt à un suffète carthaginois. En regardant ses mains grasses, sa tête boursouflée, son ventre débordant, je me rappelais Hannon, tel du moins que l’a dépeint Flaubert. Mais je voyais bien, au clignement de ses yeux aigus, au pli de ses lèvres malignes, à ses gestes prudens et adroits, qu’en dépit des apparences aucun mélange n’a jamais altéré la race des Ioniens subtils, souples et patiens, qui, loin des hautes terres de l’Asie, au bord de la mer et des grands fleuves, vivaient et philosophaient mollement dans des villes de marbre, et ont toujours trouvé le moyen de s’accorder avec le maître, que ce fût Alyatte ou Gygès, sâr magnifique des Lydiens, Daryavous, le puissant Achéménide que le vulgaire appelle Darius, Alexandre le Macédonien ou bien Abd-ul-Hamid-khan, padischah des Ottomans… Le bey turc Hamdi était fort intelligent et, en apparence, fort dégagé des préjugés de sa race. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs, déjà clairsemés. Ses traits anguleux, ses joues tirées et maigres, son grand nez crochu, étaient encadrés d’une barbe très noire. Son binocle lui donnait l’air, quand il ôtait son fez, d’un magistrat ou d’un professeur. Il parlait remarquablement le français. Son père, le grand-vizir Ethem Pacha, ancien élève de notre École des mines, l’avait envoyé tout jeune à Paris pour y apprendre le droit ; il y avait appris la peinture. Très a Parisien » et fort lettré, il parlait, en connaissance de cause, de Gérôme dont il était l’élève et de Taine qu’il avait lu. Il avait beaucoup voyagé, notamment en Espagne et en Mésopotamie, et causait volontiers des hommes et des choses de ces deux pays. Revenu à Constantinople, il avait été nommé délégué ottoman des bondholders et directeur-général des musées impériaux.

Le portrait de mes deux commensaux serait fort incomplet, si je n’ajoutais qu’ils sont tous les deux des serviteurs dévoués et glorieux de l’archéologie. La puissante famille des Baltazzi a mis à la disposition de l’École d’Athènes son beau domaine d’Ali-Aga, entre Myrina et Cymé, en Éolide ; c’est là que MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach ont rendu au jour, dans une mémorable campagne de fouilles, les exquises figurines de terre cuite, que l’on peut admirer, à présent, dans les vitrines du Louvre. Hamdi-Bey a voulu sauver du pillage toutes les antiquités grecques auxquelles les brocanteurs donnaient la chasse ; dans l’ardeur de son zèle de néophyte, il a fait promulguer, le 23 rebi-ul-akhir 1301, un iradé impérial qui, sous prétexte de prévenir les razzias, gêne souvent les recherches savantes, et est régulièrement enfreint ; explorateur infatigable, il a suivi l’ingénieur Humann au mausolée d’Antiochus, sur la montagne de Nimroud, en Comagène ; il a campé sur l’emplacement des temples de Pergame, et couru un peu partout, sur la piste des archéologues européens. Il a réuni, à force de soins, une belle collection de statues et de médailles, et l’a installée au cœur du Vieux sérail, dans le Kiosque-aux-faïences (Tchinli-Kiosk). Mais ce n’est pas là son principal titre de gloire : le 19 avril 1887, son excellence Hamdi-Bey quittait Constantinople pour se rendre à Saïda, en Syrie. Il découvrit dans les caveaux d’une nécropole royale plusieurs sarcophages de marbre blanc que l’on a mis, avec raison, au nombre des merveilles les plus authentiques de la statuaire grecque. Tous les dévots de l’art antique sont maintenant obligés de faire le pèlerinage de Constantinople pour admirer dans le Kiosque aux faïences les cavaliers ressuscites, auxquels le ciseau d’un sculpteur inconnu avait donné le mouvement et la vie, et les pleureuses voilées qui marchent, en processions graves et lentes, autour des sarcophages de Sidon. Les artistes et les archéologues ont tressailli d’un légitime enthousiasme ; les Turcs ont été contens sans savoir pourquoi ; les Hellènes se sont réjouis comme s’ils avaient repris un morceau des conquêtes d’Alexandre ou une province de l’empire byzantin.

Les trois métropoles de Smyrne, d’Éphèse et de Philadelphie sont peut-être, de tous les diocèses orthodoxes de la Turquie, les plus peuplés d’écoles et d’instituteurs. « La Hellade, écrivait en 1728 le géographe grec Mélétios, la Hellade, nom autrefois grand et glorieux, maintenant humble et misérable, est appelée la Grèce par les Européens, et la Roumélie par les Turcs et par les autres peuples ; dans le sens le plus étendu, elle comprend l’Épire, l’Acarnanie, l’Attique, le Péloponnèse, la Thessalie, l’Étolie, la Macédoine, la Thrace, les îles grecques de la mer Ionienne et de la mer Egée, et toute l’Asie-Mineure. » Ne pouvant reconquérir par le sabre tout cet empire un peu chimérique, les Grecs, les héritiers des Romains d’Orient, les Roums[9], comme les Turcs les appellent, tâchent de conserver leur ancien domaine, en mettant partout des instituteurs et des institutrices en faction. Depuis des siècles, leur tactique invariable, et d’ailleurs très efficace, est de maintenir, par l’école, la tradition de l’hellénisme et l’espoir de la résurrection nationale. Au lendemain de la conquête, alors que les enfans ne pouvaient sortir sans risquer d’être enlevés et vendus, on raconte que les petits écoliers se glissaient, la nuit, le long des murs pour aller chez le pappas on le didascale, apprendre à lire ; une chanson populaire a conservé le touchant souvenir de cette légende :


Chère petite lune brillante,
Éclaire mon chemin pour que je marche,
Pour que j’aille à l’école
Et que j’apprenne les lettres,
Les sciences et tout ce que Dieu a fait…


Tandis que les patriarches de Constantinople défendaient de toutes leurs forces la grande « école nationale du Phanar, » pleine de manuscrits et de livres, un réseau de petites écoles disséminées s’étendait sur l’empire, à la barbe des conquérans, qui ne daignaient pas faire attention à cette œuvre de longue patience, et qui ne savaient pas qu’un jour ils seraient vaincus par là. Celui qui écrira l’histoire de l’hellénisme sous la domination turque, et qui montrera, par ce moyen, que nul acte de possession brutale ne peut être prescrit quand le peuple conquis sait agir et attendre, devra nous montrer, par le menu, dans la suite des temps, tous les résultats et toute la portée de cet effort caché et invincible : les classes enfantines, installées d’abord dans les églises ou chez les prêtres ; les gymnases d’enseignement secondaire, fondés par de généreux bienfaiteurs de la « nation, » au mont Athos, où Nicolas Zerzoulis, de Metzovo, traduisit en grec les ouvrages de Wolff et de Moschenbaum ; à Ambelakia, en Thes-salie, où Jonas Sparmiotis enseignait l’arithmétique et l’algèbre avec les traités de Glairaut ; à Moschopolis, en Épire, où professa Sébastos Léontiadis, élève de l’université de Padoue ; à Athènes, où Théophile Corydalée, après avoir voyagé à Rome et à Pise, essaya, en lti/i5, de faire revivre la secte d’Aristote ; à Dimitzana, dans le Péloponnèse, où étudièrent le patriarche Grégoire et l’évêque Germanos qui furent, en 1821, les premiers martyrs de l’indépendance ; à Chio, où Martin Crusius trouvait, vers la fin du XVIe siècle, une véritable université, avec des cours de philosophie, de sciences et même de médecine[10] ; à Pathmos, dont les écoles et la bibliothèque, entretenues aux frais de la corporation des fourreurs de Constantinople, furent longtemps dirigées par Gérasime Byzantios, auteur d’un commentaire sur la grammaire de Théodore Gaza ; à Andrinople, où étudia le patriarche Cyrille ; à Jérusalem, où la culture grecque fut maintenue pendant quelque temps par la vigilance du patriarche Dosithée et de son successeur Chrysanthos ; à Bucharest, où l’hospodar Alexandre Ypsilanti institua des cours d’histoire, de géographie et de langues vivantes ; à Janina, dont l’ancienne académie fut comparée, à juste titre, bien qu’un peu pompeusement, par Néophyte Doucas « à un ruisseau capable d’étancher la soif de toute l’Hellade ; » enfin à Cydonie, en Asie-Mineure, ville libre et florissante, dont les quinze mille habitans furent, pendant près d’un siècle, affranchis, en fait, de la domination turque, et dont les renommés professeurs eurent pour élève un de nos compatriotes, Ambroise Firmin-Didot[11]. Cette organisation peu connue, et si admirable, de l’enseignement patriotique, donnait à Démétrius Cantemir, prince de Moldavie, presque le droit de dire en 1730, dans son Histoire de l’empire ottoman : « Ici, je prie le lecteur de ne pas regarder la Grèce moderne, comme font la plupart des chrétiens, avec un air de mépris ; bien loin d’être le siège de la. barbarie, on peut dire que, dans ce dernier siècle, elle a produit des génies comparables à ses anciens sages, et, pour ne point remonter plus haut, de nos jours on a vu trois patriarches, un de Constantinople et deux de Jérusalem, parvenir à une grande réputation, juste récompense de leur mérite[12]. »

Les écoles de la communauté grecque de Smyrne sont administrées par une éphorie dont les revenus sont constitués par des souscriptions, des dons et legs et des rétributions scolaires. Les statistiques les plus récentes leur attribuent 8,580 élèves, soit 4,044 garçons et 4,536 filles. Sept églises entretiennent, chacune, une école primaire gratuite de garçons. Ces écoles contiennent de 1,000 à 1,100 élèves. Plus de 600 jeunes filles, reçues, pour la plupart, gratuitement, fréquentent l’école de Sainte-Photine. L’Homereion, fondé en 1881, est réservé plus spécialement aux jeunes filles des familles aisées : une directrice, une sous-directrice, cinq institutrices grecques, trois institutrices françaises, constituent le personnel de cette maison, dont les programmes sont très complets et sagement entendus[13].

La plus ancienne et la plus riche des écoles de Smyrne est, sans contredit, l’école Evangélique εὐαγγελιϰὴ Σχολή (evangelikê Scholê). Elle a été fondée, en 1723, par le savant Gérothée Dendrinos, qui eut la gloire de compter au nombre de ses élèves le philologue Adamantios Koraïs. Depuis 1747, elle est placée officiellement sous la protection de la Grande-Bretagne. Cet établissement a trois succursales, et l’enseignement y est donné par plus de trente professeurs. Le brevet délivré aux élèves, à la fin des études, correspond au diplôme de bachelier ès-lettres en France ; il est reconnu par le ministère de l’instruction publique de Grèce et donne droit d’entrée à l’Université d’Athènes.

Grâce à l’école évangélique, il y a, au seuil de l’Asie, « ce vaste monde sans livres »[14], une bibliothèque et un musée. Petite bibliothèque, qu’on ne saurait comparer aux trésors accumulés par Ptolémée Philadelphe dans la bibliothèque d’Alexandrie ; modeste musée, qui ne ressemble pas aux palais de marbre où causaient Eratosthène, Zénodote et Callimaque. Mais c’est assez pour faire voir que les Grecs n’ont guère changé depuis l’établissement des Lagides en Égypte, des Séleucides dans la vallée du Tigre, depuis l’aventure des audacieux chercheurs de conquêtes, qui devinrent, dans le crépuscule féerique de l’empire d’Alexandre, rois de Bactriane, de Bithynie, de Cappadoce, de Pergame. Sur tous les points du monde où ils vont trafiquer, batailler ou régner, ils fondent une colonie intellectuelle. Entourés de Persans, d’Égyptiens, de Parthes, d’Hindous ou de Turcs, ils se préservent de la grossièreté environnante, en créant autour d’eux une atmosphère subtile et précieuse, en interposant entre eux et les Barbares, comme un rempart invisible et infranchissable, des siècles de littérature et d’art[15]. J’avais la vision nette de toute une série de générations entêtées dans le même instinct et le même effort, lorsque je visitais cette petite salle où, près des rayons chargés de livres, gisaient à terre des marbres épars, des torses blessés, des têtes coupées, des inscriptions incomplètes, venues d’Éphèse, de Tralles, d’Aphrodisias, de Priène, apportées quelquefois, par les caravanes de chameaux, du fond de la Pisidie et de la Lycaonie ; témoins mutilés de l’hellénisme, arrachés, par tous les moyens, à l’ignorance des paysans et à la rapacité de la police turque, et très doux, très réconfortans pour tous ceux qui espèrent le réveil de la civilisation dans ces pays de forte et d’ingénieuse mémoire, où elle dort depuis si longtemps[16]. Le sentiment de piété patriotique qui a donné aux éphores de l’École évangélique l’idée de réunir ces débris les a engagés à publier un recueil périodique où sont notées scrupuleusement toutes les découvertes faites par les archéologues et les épigraphistes dans l’Orient grec. Les victoires archéologiques et épigraphiques sont les seules, depuis longtemps, qui puissent flatter l’amour-propre des Grecs. Mais comme ils en sont fiers ! Et comme ces études, dont l’intérêt, pour nous, est purement théorique et scientifique, font battre leur cœur d’orgueil et d’émotion ! Un fragment de statue, même s’il rappelle de très loin la manière de Phidias et de Polyclète, une dédicace aux dieux indigètes, une invocation aux muses, l’identification de quelque vocable barbare avec le beau nom d’une cité antique, toutes ces menues trouvailles, que l’explorateur consigne sur son carnet avec une satisfaction purement intellectuelle, sont considérées par les Grecs enthousiastes comme des certificats authentiques, qui attestent l’ancienneté de leur race et la légitimité de leur installation[17].

Les Grecs ont la prétention d’être, de tous les habitans de Smyrne, à la fois les plus anciens et les plus modernes. Ils vantent, avec la même loquacité, les temples de marbre de leurs ancêtres, et le Cercle hellénique, éclairé au gaz, où de riches négocians lisent, entre deux parties de baccara, autour d’une table recouverte d’un tapis vert, les journaux smyrniotes : l’Amalthée, la Νέα Σμύρνη (Nea Smurnê) ; et les journaux d’Occident arrivés par les paquebots : le Journal des Débats, le Figaro, le Times. Les autres races, avec lesquelles ils vivent côte à côte, n’ont pas réussi autant qu’eux à copier les mœurs européennes. On les connaît moins. Les Arméniens grégoriens, venus en grand nombre, vers l’année 1688, pour fuir les persécutions et les taquineries des shahs de Perse, pratiquent les rites de leur religion dans la métropole de Saint-Étienne ; mais leur chef spirituel, le katholicos, est un peu loin de ses ouailles : il habite, à Etchmiadzin, dans la province d’Érivan en Russie, le couvent illustré, au temps de la primitive Église, par les miracles de Grégoire l’illuminateur. La communauté arménienne de Smyrne entretient deux écoles, une pour les garçons, l’autre pour les filles. Ce n’est point par cette petite colonie d’émigrés et de fugitifs qu’il faut juger cette race discrète et obstinée, qui se maintient, en groupes compacts, malgré les fonctionnaires turcs et les brigands kurdes, dans les montagnes de Van, et qui, dit-on, n’a pas perdu l’espoir de relier à la civilisation, malgré les désastres et les longs espaces qui l’en ont séparée, la fière citadelle d’Erzeroum.


IV

On peut observer à loisir les juifs smyrniotes, parce que, s’il est malaisé de pénétrer chez eux, il est du moins très facile de les voir à son aise, eux, leurs femmes et leur marmaille : ils se glissent et s’insinuent partout, serviles, obséquieux, bavards, ayant toujours quelque chose à vendre, à échanger, à brocanter. Leurs voisins ne les aiment guère. Le Grec en est jaloux, et invente sur leur compte toutes sortes d’histoires. — Moussiou, me disait mon excellent et fidèle Manoli, les Hébreux se réunissent la nuit, pour boire le sang des petits enfans. Moussiou, mazevoundai ti nichta, kai pinoim to aima tôn paidakiôn.

Le même Manoli m’affirmait par la Panaghia que, lorsqu’un juif s’avise de jeter du grain dans un sillon, la terre, à cet endroit, sèche et défleurit. Mon vieux serviteur ajoutait même que, si un juif monte sur une barque et veut chasser l’eau avec les rames, la mer refuse d’obéir au mécréant et la barque reste en panne.

Les Arméniens sont dans les mêmes sentimens et les mêmes idées. Les Turcs méprisent les juifs et ne leur pardonnent pas d’avoir mis en croix le prophète Jésus, précurseur de Mahomet. Quand un juif se hasarde dans les rues du quartier turc, il s’expose à recevoir une bordée d’injures. Des voix féminines glapissent derrière les grilles des moucharabiehs ; des enfans sortent des maisons et courent après le maudit. Dans ce concert de malédictions et d’anathèmes, un mot domine, incessamment répété : Tchifout ! Tchifout ! Tchifout ! Le juif s’en va la tête basse, en rasant les murs, et murmure entre ses dents, pour se venger, une série de formules que ses ennemis n’entendent pas, mais qui, — du moins il l’espère, — doivent tout de même leur porter malheur.

Chassés de partout, exilés de la terre et de la mer, exclus du labour et de la batellerie, les vingt mille juifs de Smyrne traînent dans les taudis de leur ghetto, autour de leurs neuf synagogues, une vie misérable. Les longues rues sordides où ils demeurent sont une fourmilière pullulante. Cette race malheureuse se multiplie avec un entrain mélancolique et indompté. Sur le pavé, parmi les flaques de boue et d’eau noire, des bambins ébouriffés, jambes nues, jouent et parfois se chamaillent. Les femmes sont assises au seuil des portes. Elles portent sur le front, immédiatement au-dessus de leurs sourcils très longs et très noirs, une toque de velours sombre, qui leur sied assez bien lorsqu’elles sont jolies ; ce qui leur arrive souvent. Malheureusement, dès qu’elles ont dépassé l’âge de quinze ans, elles deviennent épaisses et lourdes ; dans l’espace de quelques années, les jeunes filles au teint mat et aux yeux sauvages, les maigres adolescentes aux formes grêles et fines, s’enflent en rondeurs démesurées, et deviennent de pesantes et flasques matrones, allaitant de leurs mamelles énormes quelque nourrisson bouffi. Puis, elles remaigrissent, si j’ose m’exprimer ainsi, et l’on voit apparaître la vieille sorcière au nez crochu, aux dents branlantes, au visage flétri, au corps desséché, au caquet de pie borgne, tout à fait horrible. Les hommes ont des barbes longues, incultes et sales. Ils portent des fez sombres, des vestes brunes, des culottes à la zouave, en lustrine noire. Ils n’ont point d’armes à la ceinture. On les reconnaît à leur physionomie humble et soumise. Ils prennent un air respectable en vieillissant. On entrevoit, dans le fond des échoppes, le nez recourbé et la barbe blanche de certains patriarches à lunettes, que le malheur des temps condamne à ressemeler des bottes et qui ne seraient pas trop déplacés sur le Sinaï. Très polyglottes, ils savent parler turc à un Turc et grec à un Grec. Mais, entre eux, ils se servent d’une espèce de dialecte espagnol, souvenir d’une des anciennes étapes de leurs tribus errantes. L’alliance israélite universelle, qui travaille avec le zèle le plus louable à relever de leur abaissement ces colonies lointaines et isolées, aura de la peine, malgré les écoles et les ateliers d’apprentissage qu’elle organise, à décrasser et à civiliser les Juifs de Smyrne.

Ces pauvres gens se consolent de leur abjection et se vengent du mépris universel où ils sont enfoncés en vendant tout ce qui est vendable et même ce qui ne l’est pas. Ils encombrent toutes les rues où peuvent passer des étrangers porteurs de banknotes. Ils flairent une proie dans l’homme dépaysé et gauche qui traverse la rue Franque ou la rue des Roses, un guide Joanne sous le bras. Dès lors, ils ne le quittent plus, et se présentent à lui sous toutes les formes : décrotteurs et commissionnaires sur le port, courtiers louches et intermédiaires interlopes dans le bazar, négocians assez présentables dans quelques magasins de tapis du quartier européen. Mais sous ces différens aspects, sous la robe et le fez du pauvre diable comme sous le veston anglais du commerçant qui se croit notable, c’est toujours le même type empressé et trop complaisant, l’éternel courtier passif et rapace, l’usurier ardent au gain, patient à la vente, parlementant des heures entières pour brocanter un lot de pastèques, une selle turque, un poignard de Perse, une soirée d’amour, ou quelques aunes d’étoffe ancienne. Ils se sont emparés peu à peu de deux marchés, dont l’un est ouvert surtout pendant la nuit, et dont l’autre rapporte beaucoup d’argent pendant le jour. Il est difficile de parler du premier en termes congrus. Il est situé à l’extrémité de la ville franque, près du pont des Caravanes ; mais les Turcs, malgré l’éloignement, ne font point de difficultés pour y venir, dès qu’ils ont suffisamment de maravédis dans leur ceinture. C’est tout un quartier de maisons blanches, si peuplé de femmes échevelées, que les hellénistes égarés dans ce faubourg songent involontairement à ce chapitre célèbre où Hérodote décrit avec tant de précision les devoirs d’hospitalité que la loi religieuse imposait aux prêtresses babyloniennes et les rites sacrés du temple de Mylitta. Sous les rares réverbères qui clignotent, et donnent aux ruelles de cette singulière cité un aspect de coupe-gorge, les vieilles juives viennent chuchoter à l’oreille de l’étranger des paroles si engageantes et si inquiétantes qu’on ne peut se défendre d’une tentation et d’un frisson. Les appels se pressent, obsédans et barbares, dans la bouche édentée de ces affreuses mégères : Zolie, zolie, moussiou ; viens voir ! pas cer ! un talari ! Zolie Arménienne ! zolie Grecque ! Et, dans les yeux qui luisent, dans le rire mauvais de ces réprouvées, on aperçoit, en même temps que l’impatience du gain, la joie de livrer à des matelots avinés, à des lords congestionnés, à des prud’hommes en goguette, à tous les Perrichons qui rôdent là-bas, en quête du paradis de Mahomet, les jeunes chrétiennes qui ont eu le tort de ne pas faire assez d’économies pour payer leur loyer. Il est inutile d’ajouter que, si l’on propose une surenchère, ces mères vigilantes, non moins sensées que Mme Cardinal, permettent volontiers à leurs propres filles de se préparer à un mariage honnête en arrondissant convenablement leur dot.

L’autre marché, plus accessible celui-là aux familles vertueuses, c’est le bazar ou, comme on dit là-bas, le tcharchi, vaste et bruyante cité de trafic, propice au bavardage et à la flânerie, chère aux artistes curieux d’impressions rares et aux bourgeois avides de bibelots. Dans ces ruelles tortueuses, parmi les chameaux accroupis qui balancent la tête d’un air résigné de bonnes bêtes ou qui marchent d’un pas mélancolique, posant le pied avec précaution sur les pavés pointus, on se distrait un instant des soucis moroses en regardant les petites échoppes, creuses et contiguës comme les alvéoles d’une ruche, la face bronzée des marchands, l’étalage des couleurs joyeuses, un gueux déguenillé qui rôde, une boutique étrangement enluminée qui resplendit dans la fraîcheur humide, sous le jour qui passe à travers les planches disjointes des auvens. Ce pays est un rendez-vous de toutes les langues, un raccourci de la tour de Babel. On entend, de tous les côtés, des appellations câlines et pressantes : Kyrie ! Kyrie ! Signor ! Signor ! Moussiou ! .. Moussiou ! .. Et le voyageur, un peu abasourdi par cette abondance de choses jolies à voir et ce vacarme de supplications désagréables à entendre, cède aux tentations dont il est entouré et assiégé ; il s’assied de guerre lasse, près d’une boutique ; il engage, par gestes, une conversation incohérente avec le marchand, vieillard vénérable et barbu ; un cafedgi, qui semble sortir de terre, lui apporte une tasse de café turc ; le marchand, avec un aimable sourire, l’encourage à boire, et, au besoin, lui tend le bouquin d’ambre d’un narghilé ; l’étranger, pris au piège, se grise de couleur locale ; il songe aux contes des Mille et une Nuits ; il pense aux féeries de Bagdad ; il est sur le point de se croire grand-vizir ou calife. C’est le moment de faire reluire à ses yeux toute la pacotille. On décroche les babouches pailletées, les écharpes brodées de fleurs, les tissus de Brousse, les fez ornés d’un gland de soie, les défroques soutachées d’argent et d’or, les panoplies de vieux pistolets et de sabres rouillés. On déroule le chatoiement velouté des tapis. L’Européen, en achevant sa dernière gorgée de café, se laisse ensorceler par le charme d’un beau songe. Fou de pittoresque, il voit, dans son salon, bien loin, au pays des brumes, l’admiration jalouse de ses amis quand il rapportera ces merveilles. Sa maison prendra l’aspect d’un sérail : partout des yatagans, des pistolets damasquinés, des poignards de Damas, des tapis de Bokhara, des tentures de Karamanie ! Lui-même se contemple dans un nuage d’aromates, chaussé de babouches, coiffé d’un fez, comme un pacha, comme un émir, comme un sultan ! Et, si cet Européen n’est pas un homme tout à fait grave, les étoffes transparentes surtout l’attirent et le fascinent : il entrevoit, à travers la trame diaphane, toutes ces dames du harem… Oh ! cette gaze si légère, si complaisante, quel cadeau, quelle idéale surprise, quel présent irrésistible pour une gentille étoile des Bouffes ! .. Tandis que le client, ainsi alléché, se réjouit et hésite, voilà que des gens qui ont l’air de passer là par hasard viennent s’asseoir auprès de lui, et lui disent, avec des mines affectueuses :

Boune affaire, tu sais, moussiou. Ça pas cher. Bon tapis, bon tapis.

Finalement, après avoir interrogé sa conscience, visité sa bourse, consulté ses nouveaux amis, le voyageur permet aux interprètes complaisans qui l’entourent de héler un portefaix. Et, sur les épaules du pauvre homme, dont les jambes s’arc-boutent comme deux piliers fléchissans, on empile, à la hâte, une cargaison de turquerie, capable de satisfaire les plus forcenés lecteurs d’Aziyadé. L’acheteur, tout en vidant le fond de son porte-monnaie, demande ordinairement le nom du riche marchand qu’il vient de quitter pour retourner en son lointain pays. Déception. Il croyait avoir affaire à un Turc authentique, à un Mohammed, un Ismaïl ou un Moustapha. Il découvre que ses piastres ont tinté dans la main d’un Isaac, d’un Bohor ou d’un Abraham. Les Juifs du bazar de Smyrne, surtout depuis que l’antisémitisme est à la mode, se donnent volontiers pour des Osmanlis afin de mieux tromper les touristes naïfs : de même la belle Fatma, juive du trottoir de Tunis, se disait la fille du cheik Mohammed-ben-Mohammed, et les Parisiens, peuple charmant de badauds sédentaires, trouvaient qu’en effet elle avait l’air bien kabyle.

Malgré la mosquée qui dresse, au-dessus du fouillis des boutiques, le toit pointu de son minaret blanc, malgré les fontaines d’eau pure où les fidèles font leurs ablutions avant de se prosterner devant Allah, le tcharchi de Smyrne est vraiment le royaume d’Israël. Les Grecs ont abandonna peu à peu, pour les magasins de la rue Franque, les vieux caravansérails dont la porte est barrée, chaque soir, par des verrous et des chaînes. Les Arméniens émigrent de plus en plus vers les mêmes quartiers. Quant aux Turcs, ils viennent souvent à ce marché cosmopolite, mais c’est pour tirer quelque argent des Juifs, et donner, en gages, tout ce qui leur reste de leur ancienne splendeur. À l’encan, les sabres victorieux, dont la lame courbée flamboyait aux mains des fidèles, dans les guerres saintes contre les giaours ! À l’encan, les vieux mousquets dont la voix terrible éveillait les échos de Lépante ! Et, toutes ces reliques d’un passé mort, lampes ciselées qui brûlaient nuit et jour en l’honneur du Prophète, tentures de soie sur lesquelles brillent, en lettres d’or, des versets du Coran, tapis sacrés, que les croyans étendaient à terre avant de se tourner vers La Mecque, bijoux forgés, en des temps anciens, par les orfèvres de Damas, parchemins jaunis où les khodjas ont écrit des paroles saintes, robes d’argent et de soie où frissonnait le corps flexible et parfumé des sultanes, housses de pourpre et d’or qui faisaient se cabrer d’orgueil les chevaux des agas, toute cette défroque héroïque, voluptueuse et lamentable, voilà ce qui reste de ce peuple qui vivait de guerre, de religion et d’amour, et qui, maintenant que son élan est brisé, s’assied au bord du chemin, dérouté et un peu surpris par cette société nouvelle, où les hommes semblent perdre le goût du sang, l’instinct des grandes exaltations religieuses et l’habitude des luxures farouches. J’ignore si les descendans de ceux qui vinrent, avec le sultan Orkhan, assiéger la ville impériale de Nicée, sentent toute l’amertume de cette déchéance. Mais je ne sais rien de plus triste que de voir cette noble race de soldats, de moines, de bergers et de laboureurs, vendre à des brocanteurs ses meubles, ses armes, et jusqu’aux objets qui semblaient appartenir au domaine inaliénable de son culte.

Et pourtant, les Turcs sont officiellement les maîtres à Smyrne. Ismir, la fleur du Levant, la douce et nonchalante cité, la seconde ville de l’empire, appartient au padischah Abd-ul-Hamid-Khan, à celui dont les glorieux prédécesseurs s’intitulaient sultans des sultans, rois des rois, distributeurs des couronnes aux princes du monde, ombre de Dieu sur la terre, empereurs et seigneurs souverain de la Mer-Blanche et de la Mer-Noire, de la Roumélie, de l’Anatolie, de la province de Soulkadr, du Diarbékir, du Kurdistan, de l’Aderbaïdjan, de l’Adjem, de Scham, de Haleb, de l’Egypte, de La Mecque, de Médine et de Jérusalem[18].

Le potentat, héritier de tous ces titres, dont la plupart, hélas ! ressemblent fort aux dignités des évêques in partibus, est représenté à Smyrne par un pacha qui est vali (lieutenant) et qui commande à tout le vilayet d’Aïdin, vaste contrée qui enserre dans ses limites assez peu précises les pays que les anciens appelaient la Lydie et la Carie, le Sipyle, le Tmolus et les larges vallées du Méandre, toutes pleines de la légende des dynasties fabuleuses et de la terreur des antiques religions. Les vilayets de l’empire turc sont aussi mal délimités que l’étaient autrefois les satrapies du roi de Perse et les thèmes de l’empire byzantin. Pour administrer le chaos de races diverses qui remue dans ce cadre mal défini, le vali a besoin de l’assistance de tout un corps de fonctionnaires[19].

La besogne du vali de Smyrne, s’il entend son devoir d’une façon nette et complète, est fort difficile ; Le gouvernement de ses coreligionnaires, l’entretien des mosquées, la surveillance des derviches qui, par leurs exaltations hérétiques, éveillent très souvent les défiances des ulémas, ne sont que la moindre part de ses soucis. Smyrne, comme autrefois Ephèse qu’elle a remplacée et annulée, est une ville internationale. Les étrangers, dès qu’ils ont quitté le paquebot des Messageries ou du Lloyd, font comme s’ils étaient chez eux. Les capitulations donnent aux consuls européens ‘des droits et des pouvoirs si étendus, que leur autorité contrebalance, en beaucoup d’occasions, celle du gouverneur. Les réclamations affluent dans les bureaux du konak. Si les brigands ont enlevé dans les gorges du mont Pagus une bande d’imprudens touristes, vite un drogman, escorté d’un kavas armé jusqu’aux dents, notifie au gouverneur-général des sommations comminatoires. Si une patrouille turque a ramassé dans quelque bouge des matelots en bordée, nouvelles doléances et nouvel les difficultés. Les plus menus incidens peuvent prendre des proportions inouïes. On a vu, en un temps qui n’est pas très ancien, des bagarres d’ivrognes occuper les chancelleries et devenir presque des casus belli. Ajoutez que, depuis l’affranchissement de la Grèce, tous les Grecs raïas qui se sont mis dans un mauvais cas et qui veulent échapper au tribunal du Hâkim invoquent la protection du consulat hellénique. Depuis la conquête de l’Algérie et l’établissement de notre protectorat en Tunisie, on a vu des Arabes, émigrés de l’Yémen et du Fezzan, se draper magnifiquement dans leur burnous et se réfugier dans le jardin du consulat de France, quand le moment était venu de payer l’impôt. Le gouverneur-général du vilayet d’Aïdin devrait être à la fois un préfet de police, un gendarme et un diplomate. Le célèbre et malheureux Midhat-Pacha avait pris au sérieux ce rôle plein de périls et de déceptions. Il savait tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait dans Smyrne. Il avait résolu de mettre fin, coûte que coûte, aux brigandages et aux meurtres qui ensanglantaient sa province. Dès qu’un crime était signalé, il lançait sa gendarmerie aux trousses des malfaiteurs, avec l’ordre formel de rapporter cinq têtes dans un sac. La consigne était fidèlement exécutée. Ces têtes étaient-elles toujours des têtes de brigands ? Peu importe : on les piquait, pour l’exemple, aux pointes de la grille du konak ; les puissances européennes étaient rassurées ; la question d’Orient entrait, comme disent les diplomates, « dans une phase plus sereine ; » tous les sacripans de la contrée frémissaient de terreur ; et pendant trois mois, les Anglais et les Anglaises que l’agence Cook déverse incessamment sur l’Asie-Mineure pouvaient visiter les ruines d’Éphèse sans rien craindre pour leur bourse, pour leur vie ou pour leur vertu.

Les successeurs de Midhat savent, par son déplorable exemple, ce qu’il en coûte de dépasser de trop haut le niveau ordinaire des fonctionnaires turcs. Le temps des vizirs indépendans et justiciers semble fini. Depuis que les Turcs ont adopté les inventions des giaours, et que les fils du télégraphe entravent tous les mouvemens des gouverneurs de provinces, les konaks, autrefois princiers, mystérieux et redoutables, sont réduits, ou peu s’en faut, à l’état de simples préfectures.

Je me rendis dans les bureaux du vali de Smyrne, afin de représenter aux autorités les lettres vizirielles dont j’étais muni et de me procurer les papiers nécessaires au voyage que je voulais entreprendre dans l’intérieur. Pour donner aux serviteurs du grand-seigneur une idée plus avantageuse de ma personne et de la nation à laquelle j’appartenais, j’avais pris à l’heure un landau qui errait nonchalamment dans la rue des Roses. Un kavas consulaire, magnifiquement moustachu, doré et armé, avait loué place sur le siège à côté du cocher ; et, dans cet équipage, j’avais l’air suffisamment officiel. Aussi les portes du palais s’ouvrirent toutes grandes. Une demi-douzaine de baïonnettes rouillées me rendirent des honneurs naïfs et gauches auxquels je fus très sensible. Au bout de quelques instans, guidé par des gens galonnés et respectueux, je me trouvais entre quatre murs blanchis à la chaux, près d’un petit bureau d’acajou, en tête à tête avec son excellence Armenak-Effendi, personnage important, grosse tête rubiconde, barrée d’une épaisse moustache noire, et à qui les drogmans des consulats donnent le titre de « directeur des affaires politiques du vilayet d’Aïdin. »

M. le directeur, qui est Arménien, qui a toute la finesse de sa race, et qui n’oublie pas que les affaires qu’on lui soumet ont un caractère « politique, » disserte gravement, avec une solennité diplomatique, et une connaissance parfaite de la langue française, sur les difficultés de mon entreprise. Au fond, il est visible qu’il ne se soucie pas de voir un Français s’engager dans une expédition lointaine à travers les bourgs et les villages du vilayet. Ces promenades géographiques et archéologiques mettent toujours en défiance les Ottomans, qui ne comprennent pas qu’on se dérange pour des sujets si futiles, et qui supposent que des intentions malignes doivent se cacher nécessairement derrière ces vains prétextes.

Armenak, tout en me faisant offrir très courtoisement le café et les cigarettes de l’hospitalité, s’engage, en roulant ses gros yeux noirs sous ses paupières bouffies, dans de longues histoires. À l’entendre, Ali-Baba et les quarante voleurs tiennent la campagne sur toute la surface d’Aïdin, du Saroukhan et du Mentesché. Son excellence exagère, évidemment, pour me faire peur ; cependant, il y a un fond de vérité dans ce discours. C’est surtout à cause des voyageurs étrangers que les brigands donnent du souci aux autorités ottomanes. En temps ordinaire, on les surveille de loin, avec une sérénité toute paternelle. Qu’ils enlèvent un Turc ou un troupeau de moutons, qu’ils emmènent dans les montagnes une génisse ou une jeune fille, qu’ils coupent l’oreille d’un Grec, pour l’obliger à payer rançon, ou le doigt d’un Juif pour avoir ses bagues, ce sont choses naturelles, presque autorisées par la coutume ; d’ailleurs tout s’arrange en famille ; quand les plaignans sont Turcs, on les calme en leur donnant de l’argent ; quand ils sont chrétiens, on les apaise en les menaçant d’une bastonnade ou d’une amende. Mais, quand un Européen est pris par les voleurs, quelle occasion de mortelles inquiétudes pour ceux qui sont chargés de la police des chemins ! Les puissances occidentales ont le mauvais goût de se fâcher lorsqu’un de leurs « nationaux, » comme disent les consuls, est molesté par quelque roi des montagnes. On l’a bien vu, quand les brigands de Marathon commirent l’imprudence de vouloir détrousser des Anglais et des Anglaises. Sa majesté britannique envoya une frégate dans le port du Pirée, et son représentant exigea (ô comble d’humiliation ! ) que ces mauvais drôles fussent jugés par des juges anglais. On l’a bien vu aussi, plus récemment, lorsque le consul de France et le consul d’Allemagne furent égorgés par la populace dans un faubourg de Salonique : quelle allaire, grand Dieu ! On ne se contenta pas de pendre, pour de bon, les principaux coupables. Que de fonctionnaires destitués ! Que de pachas déchus ! Combien de grands personnages expient, maintenant, sous le ciel torride de l’Yémen, ou dans les solitudes de la Mésopotamie, cet esclandre qu’ils ne purent, hélas ! ni prévoir ni empêcher !

Je voyais que de vagues terreurs hantaient l’âme timorée d’Armenak. Je lui représentai que mon petit équipage ne risquait pas de tenter les chercheurs d’or, et que j’espérais bien traverser le vilayet sans rencontrer le capitaine Andréas, terrible aux Anglais, ni Manoli d’Adramytte, ni le redoutable Belial Balanga, qui se disait gouverneur de Monastir. Son excellence, voyant que ma décision était arrêtée, estima sans doute qu’il n’était pas utile d’insister davantage. Un scribe obséquieux accourut à l’appel d’un timbre, et griffonna quelques mystérieuses écritures. Puis, Armenak-Effendi m’emmena dans une autre salle, où son excellence le vali donnait ses audiences.

Ceux qui connaissent la Turquie par les Orientales de Victor Hugo, les tableaux de Decamps, les gravures du Voyage de Choiseul-Gouffier, et les récits relatifs aux guerres de l’indépendance grecque, sont disposés à voir, dans un Orient d’opéra-comique, des pachas affublés de hauts turbans, et prêts à faire voler des têtes dans l’éclair tournoyant d’un yatagan de Damas. Le Turc très considérable qui gouvernait Smyrne, et auquel j’eus l’honneur d’être présenté par le complaisant Armenak, ne ressemblait pas plus aux « dervis » du Bourgeois gentilhomme qu’aux « heyduques » dont le sabre nu protège la beauté de Sarah la Baigneuse. Depuis que le sultan Mahmoud a cru réformer l’esprit de ses peuples en réformant le costume de ses fonctionnaires, les aigrettes étincelantes de pierres précieuses, les robes fleuries, les pelisses de zibeline, insignes des plus hautes dignités, et les queues de cheval que l’on portait autrefois devant les vizirs, ont rejoint, dans le pays de la légende et peut-être dans la boutique des brocanteurs juifs, les marmites des janissaires, les dolmans verts des bostandjis, les étendards des spahis, les casques des peïks, ornés de plumes de héron, et l’Arbre d’or des califes de Bagdad.

Le vali de Smyrne ne ressemblait pas aux cavaliers incendiaires, écorcheurs et empaleurs qui, au temps de Soliman le Magnifique et du grand-vizir Ibrahim, enlevaient, à quelques pas des murs de Vienne, les vedettes du saint-empire. C’était un petit vieillard, très gros, avec une grande barbe blanche et des lunettes. Il était assis dans un large fauteuil, et ses mains grasses étaient croisées sur sa redingote boutonnée.

J’avais déjà vu le pacha, de très loin, lorsqu’il faisait, sur le quai, sa promenade quotidienne en landau. Quatre gendarmes, la carabine au poing, escortaient son excellence sans parvenir à lui donner un aspect guerrier. Riffat est un homme paisible et peu remuant. On ne lui connaît pas de harem et l’on prétend que son goût très prononcé pour les plaisirs de la table le délivre de toute autre passion.

Le vali me fit offrir une nouvelle tasse de café turc, épais et savoureux : décidément ce n’est pas en vain que le vieux cheik. Eboul-Hassan-Schazeli, six siècles après la venue du Prophète, révéla aux Arabes les vertus éminentes du moka. Un esclave m’apporta des cigarettes, et, dans cette grande salle claire, à peine meublée, sonore comme une église, la conversation s’engagea, paresseuse et lente. Le vali ne savait pas le français. Il prononçait posément, d’une belle voix de basse, des syllabes cadencées et lourdes ; et Armenak, très obséquieux, traduisait les paroles, à mesure qu’elles sortaient de la barbe vénérable. Je compris qu’il s’agissait de Pasteur, de M. Carnot, de Sarah Bernhardt : ce digne pacha me citait, pour me faire plaisir, toutes nos gloires nationales.

Je retrouvai, dans la cour, mon kavas qui sommeillait, et mon cocher qui jouait aux cartes avec un zaptié. Je sortis du konak avec les mêmes honneurs qui m’avaient accueilli lors de mon arrivée, et, sans doute, plus d’un khodja, dans les petits cafés du quartier turc, apprit le soir à ses amis, accroupis en rond sous les rayons de la lune, que quelque chose d’important venait d’être conclu entre le lieutenant du padischah et la nation des Franks d’Europe.

Moussiou, me dit Manoli, qui m’attendait à l’hôtel de Fra Giacomo, avez-vous fait lire votre passaporto par un drogman du seigneur consul ?

— Non, mais Armenak-Effendi m’a remis la traduction, et je sais ce qu’il y a dedans.

— Votre noblesse a raison ; mais, à la place de votre noblesse…

— Voyons, Manoli, veux-tu que je me défie du vali et d’Armenak ? ..

— Oh ! moussiou, moi, je ne veux rien. Le vali est un bon homme (kalos anthropos) ; Armenak est un bon homme (kalos anthropos), mais enfin…

— Voyons, Manoli ; calme tes inquiétudes. Et fais préparer toutes les affaires. Nous partons demain.

Kala, moussiou.

Le lendemain, dès l’aurore, je trouvai, à ma porte, mon bon serviteur, guêtre, sanglé, tout prêt pour les longues courses sur les chemins mal frayés de l’Asie.

Au moment de partir pour les pays merveilleux, les horizons inconnus et les surprises pittoresques, je regrettai Smyrne : j’en aimais les clairs matins, les heures de soleil où, sur la rade lisse et brillante, les petites barques, abritées d’un tendelet blanc, nageaient de toute la force de leurs avirons dont chaque mouvement dispersait des pluies d’étincelles. Je ne me lassais pas de ce pays, où l’imagination, sans cesse divertie par les couleurs et par les formes, devient enfantine et violente. J’étais tenté d’oublier tout dans cette langueur exaltée. La rêverie est délicieuse et la nonchalance est divine dans ce mol et caressant climat. La lumière chaude assoupit la raison et éveille tout un peuple de songes éclatans. Je perdais la notion de la durée. En traversant certaines rues des vieux quartiers, sous les toiles étendues pour apaiser l’ardeur du jour, parmi la cohue remuante des Turcs, des juifs, des nègres, je voyais la figure immémoriale, éternelle, de l’immobile Orient. Ces choses étaient telles qu’au temps de Jean Sobieski ou de Scander-Beg. Les races orientales ressemblent aux momies embaumées de l’Egypte : elles ne changent guère, parce qu’elles sont mortes ; et c’est faute de progrès et d’espoir que ce vieux continent, las de produire des hommes nouveaux et des peuples jeunes, conserve si fidèlement l’aspect matériel des siècles évanouis… J’aimais l’accablement des midis lourds, le réveil des crépuscules, la procession des caravanes le long de la mer endormie, les soirées fraîches au bord des eaux, et la tombée de la nuit sur le golfe, au moment où les ombres, éteignant toute couleur, effaçant toute ligne, laissaient flotter des visions chères, et prolongeaient l’essor du rêve, sous les étoiles, à travers la mêlée des vagues obscures, depuis les côtes levantines jusqu’aux rives de l’Occident natal.


GASTON DESCHAMPS.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Un grand nombre de Smyrniotes sont employés, pendant plusieurs mois de l’année, à taper des ligues avec la paume de leurs mains, afin de les aplatir et de les ranger dans les boites en fer-blanc que l’on expédie aux épiciers d’Europe.
  3. La Pointe, faubourg du quartier maritime.
  4. Pantalon large que portent les femmes turques.
  5. Voyage de Dalmatie, de Grèce et du Levant, par M. George Wheler ; La Haye, 1723.
  6. Qu’il me soit permis de remercier ici, pour sa cordiale hospitalité, et pour l’efficacité de son appui, M. le consul-général Champoiseau, aujourd’hui ministre plénipotentiaire et correspondant de l’Institut. L’heureux explorateur, à qui les savans et les artistes doivent la découverte de la Victoire de Samothrace, était, pour mes camarades et pour moi, non-seulement un protecteur dévoué et un conseiller précieux, mais encore un glorieux devancier dont l’exemple nous animait à la recherche.
  7. Saint Polycarpe, premier archevêque de Smyrne, est très vénéré dans tout le diocèse.
  8. L’ensemble des garçons et filles qui fréquentent les écoles ci-dessus mentionnées atteint le chiffre de 2,385 élèves, qui se répartissent ainsi par nationalités :
    Sujets ottomans 818
    Italiens 414
    Hellènes 403
    Français 317
    Autrichiens 216
    Anglais 121
    Hollandais 35
    Russes, Allemands et autres 58


    Voyez Smyrne, situation commerciale et économique des pays compris dans la circonscription du consulat-général de France (Vilayets d’Aïdin, de Komieh et des îles), par F. Rougon, consul-général de France. Paris ; Berger-Levrault, 1892.

  9. Les gens du peuple, aussi bien dans la Grèce libre que dans la Grèce turque, ont coutume de désigner leur nationalité par le mot ῥωμαῖος. Hellène est un titre officiel, ressuscité par la diplomatie et par l’esprit classique. — Les touristes d’Occident qui, par amour de la couleur locale, se désignent eux-mêmes sous le nom de roumis, font du pittoresque à faux. Les Turcs appellent les Occidentaux Firenk (franc). Le mot Roum est réservé aux Grecs sujets de la Porte. Quant aux Grecs affranchis, les Tares les désignent par le mot Iunan, où quelques linguistes veulent voir un ressouvenir de l’ancienne Ionie.
  10. Martin Crusius, professeur de littérature grecque et latine à Tubingue, donne de curieux renseignemens sur le Levant, dans un traité intitulé : Turco-Grœciœ libri octo. Bâle, 1584.
  11. Ambroise Fîrmin-Didot, Voyage dans le Levant, p. 381. Paris.
  12. Cantemir, Histoire de l’empire ottoman, traduite en français par M. de Joncquières ; Paris, 1743, t. II, p. 113. — Voyez le livre très documenté de M. G. Chassiotis : l’Instruction publique chez les Grecs depuis la prise de Constantinople par les Turcs jusqu’à nos jours. Paris ; Leroux, 1881.
  13. Il faut ajouter à ces indications la mention des établissemens privés. Les principaux sont, pour les garçons, le lycée Aroni (150 élèves, 18 professeurs) ; le lycée Réniéri (60 élèves, 10 professeurs) ; le lycée Karacopou (150 élèves, 14 professeurs) ; le lycée Hermès (65 élèves, M professeurs). Parmi les écoles de filles, citons les pensionnats Anastasiadis, Chrysanthe Papadaki, Baldaki, Pascali, Kokinaki. — Voyez Rougon, ouvrage cité.
  14. Élisée Reclus, Géographie universelle, t. VI, p. 53.
  15. Voir Droysen, Histoire de l’Hellénisme.
  16. M. Alexandre Contoléon’a publié, dans le Ἡμερολόγιον ϰαὶ ὁδηγὸς τῆς Σμύρνης (1890), une notice sur la collection de l’École évangélique de Smyrne.
  17. Quelle joie ce fut, dans la bibliothèque de l’École évangélique, lorsqu’on apprit que l’Anglais Wood, envoyé par le Musée britannique, venait de retrouver, dans les marais du Caystre, avec cette foi créatrice qui donne aux yeux des hellénistes une acuité que ne connaissent pas les profanes, l’emplacement des ports d’Éphèse ! Un peu plus tard, en 1884, un des plus savans et des plus dévoués administrateurs de l’École évangélique, M. Aristote Fontrier, homme excellent, et que nous pouvons revendiquer comme un des nôtres, puisqu’il descend d’une famille française établie en Orient au temps des croisades, entreprit d’explorer, sur les traces de Tavernier, de Texier, de Sayce, de Ramsay, la vallée du Ghédiz-Tchaï, que les anciens appelaient « le Fleuve blond, l’ilermus aux flots tournoyans. » Le bon voyageur tourna longtemps autour du lac de Gygès, que les Turcs nomment Mermereh-Gheûl, le « lac des marbres. » Il s’arrêta dans des hameaux, et quand il demandait aux paysans comment s’appelaient ces lieux défigurés, on lui répondait par des syllabes dénuées d’eurythmie. Mais il y avait des inscriptions dans la terre ; il les rendit à la lumière, les interrogea, les fit parler. Et alors on apprit que ces pauvres villages de huttes grises avaient porté autrefois des noms sonores : Palamout redevint Apollonidée ; Tchoban-issa reprit le nom de Mosthène ; les dunes de sable de Sas-ova avaient enseveli pendant des siècles la gloire de Hiérocésarée ; parmi les marbres de Mermereh, près des Bin-tépé, les « mille collines, » où s’alignaient les sépultures des rois lydiens, on retrouva Hiéracomé, la ville sainte, chère à la déesse Artémis, Quelque temps après, le 13 mai 1886, un voyageur français, M. George Radet, fixait, près de l’acropole byzantine de Gourdouk-Kaleh, l’emplacement d’Attaléia. Les géographes et les hellénistes furent joyeux. Mais il sembla aux Grecs que leur nation venait de conquérir la Lydie par la science et par l’adresse, comme au temps où des marchands et des poètes de l’Ionie peuplaient le palais du philhellène Gygès, devenu, comme on sait, roi de Sardes pour avoir vu sans voiles la femme de son maître Candaule, fils de Myrsos.
  18. Voir le texte de la réponse de Soliman le Magnifique à l’envoyé de la comtesse d’Angoulême pendant la captivité de François Ier. (Hammer, Histoire de l’Empire ottoman, t. VI, p. 11.)
  19. Le mouavin (adjoint) remplace le gouverneur-général en cas d’absence ; le defterdar s’occupe de la comptabilité et des finances, choses encore plus mystérieuses en Turquie que partout ailleurs ; le mektoubji remplit les fonctions de secrétaire-général ; l’edjnebi mudiri s’intitule sur sa carte, en français, « directeur des affaires politiques ; » le zira’ at muffetichi est préposé à la surveillance de l’agriculture et du commerce, source inépuisable de bakchichs ; le bach muhendici a les attributions de nos ingénieurs en chef ; le defteri-hakanivin evraq mudiri conserve les archives ; l’emlak mudiri est le chef des bureaux du cadastre et du recensement ; l’okaf mudiri s’occupe de l’administration des biens ecclésiastiques. Enfin, l’alaybey commande aux 300 gendarmes à cheval et aux 1,800 gendarmes à pied du vilayet. — Un conseil administratif assiste le gouverneur-général ; il se compose du hâkim, chef de la magistrature musulmane, du moufti, chef de la religion, du defterdar, du mektoubji, des représentons des communautés orthodoxe, arménienne schismatique, catholique, israélite et de quatre autres membres dont deux sont élus par la population non musulmane. — Ce n’est pas une tâche aisée que de diriger cette armée de fonctionnaires et de conseillers, dont la plupart, il faut bien le dire, sont très sensibles à l’appât du bakchich, pourboire presque officiel, que l’on reçoit et que l’on donne, en Orient, presque sans se cacher.