***
En Norvège
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 869-879).
EN NORVÈGE

En mer, sur les côtes norvégiennes, sous le cercle polaire. — Au troisième jour de la création, quand Dieu sépara les eaux des terres, la Norvège fut évidemment oubliée. — Des îles partout : c’est une voie lactée dans l’Océan. Il y en a de toutes les sortes, de petites, rondes et basses, pareilles à des cétacés à fleur d’eau, d’autres, plus grandes, aux silhouettes légères, vers la terre enfin de gigantesques massifs montagneux. Les plus proches ont l’aspect métallique de vieux bronzes usés; solides et vivantes, avec leurs belles lignes anguleuses, leurs fortes ombres qui font détoner leurs reflets brillans au soleil, elles semblent de magnifiques morceaux de sculpture laissés par un autre âge; un peu plus loin, elles apparaissent plus pâles, bleutées à l’horizon, d’un bleu incertain et impondérable qui leur enlève toute réalité. Cet archipel septentrional, c’est la ceinture annelée et rocheuse du continent scandinave : c’est une fortification avancée qui se dresse devant la mer libre, et brise l’effort de l’Océan pour ne laisser arriver à la côte qu’un flot dompté, soumis à l’homme.— Immobile dans la voluptueuse et magnifique clarté du soleil froid, l’eau sereine est toute pareille au ciel pâle dont aucune ligne nette ne la sépare. Les rochers inertes y plongent comme s’ils y nageaient, et on croirait en les touchant les faire enfoncer du doigt. Sa surface brillante et lisse, qui ne réfléchit rien, porte sans effort les îles sans racines, dont les mirages nous renvoient parfois la double image renversée. C’est un élément incolore, indéterminé et irréel, une simple surface sans apparence de profondeur, où nous glissons comme dans une rainure de scène, et où les objets se posent comme des décors; c’est du ciel liquide, aussi limpide, aussi impalpable que le vrai. — Lentement et noblement passe un bateau norvégien, haut de bord, l’avant et l’arrière relevés droit, avec sa grande voile carrée couleur de sang : c’est bien encore l’ancien navire des Vikings, celui qu’on montre aux étrangers à Christiania; d’autres le suivent, comme résignés, avançant péniblement par ce temps trop calme. — Ce n’est pas la paix, ce n’est pas le bonheur que respire cette nature immobile et silencieuse dans le jour sans fin; elle nous charme par la mollesse lumineuse des choses et leur diaphane légèreté, mais elle nous trouble par le mystère et la magique féerie qui enveloppent ce pays tout plein de songes. Une mélancolie étrange pénètre l’âme devant cet engourdissement du monde dans le sommeil et le rêve, et l’on s’en veut de goûter l’excès de douceur qui émane de cette nature désorientée. Elle trouve sa voix, cette nature, dans les cris inquiets et tendres des grands goélands qui courbent au-dessus de nos têtes leurs solennelles évolutions, et scandent de ces appels plaintifs leurs coups d’ailes saccadés que suivent de longues descentes planes pareilles à des tenues dans un chant : oiseaux de poète, dit Ibsen, trop légers pour l’onde, et trop lourds pour le ciel.


Aux Lofoten. — Hâlée par la tempête, menaçante dans le ciel nuageux, voici que s’élève la haute muraille tragique des Lofoten, cette chaîne de vertèbres montagneuses aux formes violentes, hérissement inextricable de cimes, d’aiguilles, d’arêtes amoncelées et martelées comme par un gigantesque forgeron de la pierre. Plus on approche, et plus sombre, plus fantastique apparaît ce rideau d’obscurité qui se dresse devant les yeux : la noire masse rocheuse n’a pas l’air de plonger dans la mer luisante et pâle, ni de peser sur l’eau. Pas une surface plane ou lisse, le schiste est partout strié de glaciers verdâtres et constellé d’étoiles de neige entre les précipices bleus. Çà et là, perçant les nuages, pareil à un jet de lumière électrique, un rayon de soleil éclaire tout à coup quelque roche polie et nue, un massif rouge comme un reflet de brasier la nuit, de grands névés vierges, un coin de verdure dans cette tristesse solitaire, puis tout retombe aussitôt dans l’ombre, l’immobilité et la désolation; on dirait un monde préhistorique. — L’hiver, quand cinq mille bateaux de pêche sont pris par la tempête dans ce terrible Vestfjord, — le gouffre où vient se ruer tout le flot de l’Atlantique, avec toutes ses épaves, — songez aux drames auxquels assiste impuissant ce village caché là-bas dans les anfractuosités du rocher gris, posé comme en attendant sur les îlots qui lui dessinent un port, avec ses maisons rouges, blanches et jaunes, si calme aujourd’hui en ce repos d’été, dans cette courte trêve des élémens. La saisissante sensation de cette tragédie de la mer et de la mort, ne la retrouvons-nous pas dans l’image même de ce chaos apocalyptique des Lofoten, produit monstrueux de la lutte éternelle entre la terre et l’eau? Quelle vision de terreur!


Harstad. — La région des grandes îles. Comme à la découverte, le bateau cherche sa voie tortueuse dans d’étroites passes, sans issue apparente, bordées de collines verdoyantes et de sombres montagnes taillées à pic qui avancent leurs promontoires sur notre chenal maritime. Les détroits et les tournans se succèdent, les golfes, les isthmes, les caps s’accumulent; impossible de deviner le chemin que va suivre le pilote dans ce labyrinthe où les routes se coupent, se perdent et se retrouvent comme les sentiers d’une forêt. L’eau calme lèche doucement la rive de roches blanches, ou vertes de mousse, ou brunies par les algues, et les claires collines où pousse l’herbe drue se détachant sur le fond de neige des montagnes à l’horizon, comme un paysage d’été devant un paysage d’hiver; tout brille, tout reflète la molle lumière du soleil bas, du pâle soleil qui donne trois mois par an la vie à cette terre. — Les villages sont rares dans cette solitude grandissante et dans cette nature appauvrie. En voici un, qui occupe les deux bords du détroit large d’un mille : ses trois ou quatre douzaines de maisons, peintes aux couleurs vives, très distantes les unes des autres, sont blotties près de l’eau dans la puissante verdure septentrionale. Haute et mince, posée sur son socle de roche, l’église de bois toute blanche fait centre, et figure la communauté disséminée des habitans et des maisons : voilà l’âme du village. Aujourd’hui dimanche, les habitans venus en barque se massent devant elle, le service fini, auprès du cimetière qui l’entoure et qui doit tous les prendre un jour. C’est bien la grande église de Brand.

Tromsœ. — Il pleut depuis ce matin, on ne distingue pas le ciel de l’eau, et les montagnes bleuâtres qui semblent fermer les deux bouts du détroit ne s’aperçoivent qu’à travers un nuage. Pourtant Tromsœ nous est apparue bien jolie ce matin dans le gris, l’humide et le froid, avec quelque chose de mystérieux et de rêvé sous ce rideau de gaze transparente. Y a-t-il vraiment une ville de six mille âmes derrière ces quelques cabanes de bois sur pilotis dont on voit à mer basse les dessous comme l’échafaudage d’une scène de théâtre, et qu’assiègent ces petites barques norvégiennes, jaunes ou vertes, si légères, si effilées, si élégantes? Approchons de la rive que coupent les magasins rangés en bataille, face au port. Sous ces vieilles bâtisses d’une solidité peu rassurante, l’eau moirée reflète tout le fouillis intime des grands pieux pourris, des canots renversés, des algues humides, et le mouvement du canot fait rendre au miroir liquide des trémolos de bleu, des trilles de jaune, des arpèges brillans de vert et de noir. — Voici le quai; puis de grandes rues trop larges en terre battue, des maisonnettes de bois minuscules, de vastes places désertes : un gros bourg en formation. Je pense à tel village du Dakota, visité autrefois, peuplé exclusivement de Norvégiens. Même rigueur de climat, même dureté de vie, même impression d’inachevé, de primitif; seulement on sent la nature plus vieille ici et plus immobilisée. — Dans les rues les types d’hommes sont caractéristiques : de grands corps à peine dégrossis et taillés comme à coups de hache, des visages durs, des traits creux, des physionomies brutales et austères qui semblent repliées sur elles-mêmes dans une sorte de retraite intérieure. Le geste est bref, roide et sans grâce; la démarche, active et préoccupée. Le regard semble planer au-dessus des choses : par instans il s’enflamme, et dans ses éclairs on sent l’enthousiasme du piétiste caché sous la froideur du tempérament septentrional. La vie morale est évidemment d’autant plus développée ici que la vie matérielle est plus resserrée ; on devine des exaltés et des fanatiques.


Lyngenfjord. — Un fjord étroit et long, pareil à une vieille lézarde de l’écorce terrestre, creusé tout droit, sur quarante kilomètres de longueur, dans un magnifique Oberland septentrional : béante et profonde blessure ouverte au liane du continent. Jusque dans l’eau pâle et blême, de toute la hauteur de ses quinze cents mètres, la montagne sombre, s’échappant de sa gangue de neige, tombe à pic, découpée en pyramides gigantesques que séparent les glaciers violemment précipités du haut en bas de la muraille de pierre. — Voici l’un de ces Niagara gelés, d’une belle couleur bleue surnaturelle; il s’étale d’abord dans son large lit tortueux, puis se projette en avant d’un seul saut vertical et se résout à vingt mètres de l’eau en une épaisse cascade écumante, tandis qu’à son contact le roc se colore magiquement dans sa demi-obscurité, et qu’à nos pieds l’onde blanchie de toutes parts semble une vaste mer de lait. Plus loin, sous les nuages qui cachent les sommets, les glaciers, énormes banquises terrestres, s’amoncellent en roulant les uns sur les autres comme les flots d’une mer furieuse. — Un instant le ciel opaque s’éclaire d’un rayon du soleil couchant, et sous le voile rose du brouillard les choses s’illuminent, fantastiques comme de spectrales visions. — Partout la terre est assiégée par l’eau, le nuage, la glace ou la neige, et pressée dans cette étreinte qui l’étouffé, usée par ce perpétuel contact de l’élément qui la ronge, elle agonise, elle meurt : son rôle humain est fini.


L’océan Glacial. Minuit. — Nous approchons de ce Finistère de l’Europe, le cap Nord, en longeant, au milieu des îles ici plus espacées, la côte déchiquetée par le flot dur de cette mer boréale. Terne et lisse, l’eau blême — couleur de mort — semble à peine liquide, pesante comme du plomb en fusion, fatiguée d’errer sans repos dans le désert de l’Océan jusqu’à cet aboutissement polaire et mystérieux. Elle se soulève régulièrement en une houle solennelle et très longue qui roule dans ses profondeurs en remuant à peine la surface liquide, et dans ce calme mouvement de la mer, on croit sentir la large respiration, le tressaillement intime et douloureux d’une gigantesque divinité mythologique. Ce n’est plus ici le monstre terrible et superbe de l’Atlantique, ni le jeune héros brillant de notre Manche, ni l’enfant capricieux et léger de la Méditerranée : c’est un élément très vieux, puissant encore, mais lourd et fatigué de la vie. — Cette mer livide luit d’un éclat mat, huileux et presque hideux, plus lumineuse elle-même que le ciel qu’elle semble éclairer, ce ciel crépusculaire et glauque, strié de longues bandes rouges sous les rayons bas du soleil de minuit. A droite, la terre apparaît toute pâle dans la sécheresse de ses rochers gris ; on dirait que l’intense lumière boréale a absorbé toute sa couleur pendant que le climat la frappait de stérilité. Les collines y dressent leurs formes prismatiques comme en un monde cristallisé. Ici commencent l’immobilité vide et l’éternel silence ; on entre dans le domaine morne et splendide du rêve ; on passe du réel au merveilleux : c’est une fin de monde. Il fait jour encore, mais dans cette lumière blafarde et factice, qui vient des choses, par rayonnement, sous ces nuages pesans aux couleurs d’incendie, les choses sont impalpables comme de grands spectres douloureux, des fantômes qui s’évanouiraient si on tentait de les toucher. — Là-bas, se dresse d’un seul ressaut le cap Nord, noir et nu comme un cadavre décomposé, sinistre et stérile; et voici que de toutes petites barques de pêche, toutes graves, s’en vont bravant l’inconnu droit au nord, solitaires et courageuses, dans le mystérieux de l’au-delà...


Retour à Trondhjem. — Au nord, la région des sunds; au sud la région des fjords : Trondhjem marque la séparation entre la Norvège septentrionale et la Norvège méridionale. Un fjord n’est autre chose qu’une fissure dans la matière terrestre, provoquée par son refroidissement, comblée et râpée par les glaciers avant d’être envahie par la mer. Il y a quelques fjords dans le Nordland, mais ils s’y présentent à l’état isolé et exceptionnel. Ceux du sud, plus nombreux, s’étalent comme les rayons d’une roue sur un vaste demi-cercle qui va de Trondhjem à Christiania, et dont le centre est marqué par l’immense plateau neigeux du Jotun.


Geiranger. — Nous sommes à vingt lieues de l’océan Atlantique et du petit port pêcheur d’Aalesund, au fond d’un des fjords de la côte occidentale, large ici de cent cinquante mètres et bordé de montagnes de quinze cents mètres. A droite et à gauche, le mur de roc, tout droit, d’une seule enlevée verticale et superbe, pénétrant aussi profondément au-dessous du niveau maritime qu’il se dresse majestueusement au-dessus de nos têtes. Dans cet étroit couloir de pierre, creux de trois mille mètres et à demi rempli par l’eau, nous flottons suspendus à mi-hauteur, entre deux infinis, accablés par l’effroi de la masse qui nous domine et le vertige du gouffre qui s’ouvre sous nos pieds. — L’eau pâle et calme reflète toutes choses avec la douceur enveloppante d’un miroir d’argent, et parfois, l’élément liquide semblant évaporé, nous croyons planer dans le vide, et percevoir de nos yeux toutes les profondeurs intimes du fjord avec autant de netteté que nous voyons devant nous son flanc dénudé. Imprégnée d’humidité noire, rongée par mille cascades qui coulent en suintant ou tombent torrentielles dans le vide, l’énorme muraille de montagne est comme martelée et tailladée, coupée par endroits d’étroites bandes de sapins, si lisse et si polie qu’on se dit que tomber à l’eau, c’est n’avoir pas où mettre la main pour se reprendre. De quelque côté que le regard se tourne, il est arrêté et comme réfléchi par la falaise de pierre; il semble que le roc soit ici quelque chose de vivant, et qu’à peine entr’ouvert, il soit prêt à se refermer pour nous broyer. — Entre le roc et l’eau, les deux tyrans qui règnent dans cette monstruosité géologique, l’homme est resserré, asservi, étreint; la terre manque, il n’y a pas de place pour la vie. Quelle prison que cette nature, quelle solitude que ce chaos ! On frissonne en évoquant ici l’hiver avec ses nuits sans fin et sans repos, le froid glacial, l’angoissante obscurité, et l’engourdissement douloureux des hommes et des choses. Ne jamais percer de ses regards ce rideau de pierre tendu comme un linceul, ne jamais rien voir que l’onde ingrate et le roc qui ferme le ciel, ignorer toujours ce qu’il y a là-haut, à l’air libre, n’est-ce pas l’image trop vraie de la vie, l’image du vide qui nous entoure et du mystère qui nous étreint, et dont nous essayons de sortir?


Nordfjord. — Curieuse impression géologique comme nous parcourions ces jours-ci le Nordfjord depuis son origine jusqu’à son embouchure, et que nous voyions se développer peu à peu devant nous la végétation et la population à l’approche de cette mer qui semble apporter et mesurer la vie. — Comme tous les fjords norvégiens, celui-ci est prolongé dans l’intérieur des terres par un appendice naturel, un lac mince et long, un peu plus élevé de niveau, et dont il n’est séparé que par une ancienne moraine, un eid. Ce lac a sa source au pied même du Jotun, de ce centre glaciaire de la Norvège, qui projette tous les fjords en éventail autour de lui, comme des crevasses s’étoilent autour d’un centre de soulèvement. Géologiquement, fjord ou lac sont une seule et même chose : l’un ne serait pas distinct de l’autre si, en se retirant, le glacier primitif, qui occupait jadis la crevasse tout entière, n’en avait bouché l’extrémité supérieure avec sa moraine, et c’est cette moraine même qui a fait l’étroite vallée que l’on trouve entre le lac et le fjord, verte et calme, coupée par un torrent et des cascades. On se rend bien compte ici de ce qu’est la terre qui nous nourrit, la terre arable, un produit de la vieillesse du monde, fabriqué grain à grain par l’eau qui ronge la pierre, la broie et la vivifie, une matière qui se charge lentement de tous les débris des êtres organisés, et qui restitue la vie qu’elle en a reçue à ceux qui les remplacent à la surface du globe.

Après l’eid commence le fjord proprement dit. Il pénètre de quatre-vingts kilomètres dans le sein du continent, étendant à droite et à gauche ses racines profondes et avides, ces tentacules puissans par où l’Océan semble vouloir aspirer avec plus de force l’eau que lui doit la terre. Ce fjord n’est qu’une étroite fente dans le fjeld, le haut plateau norvégien, chaos informe et désert où ne pousse qu’un peu de mousse et d’herbe entre les pierres, coupé de failles où vont se perdre les ruisseaux, taché de mares d’eau croupissante, sans autre trace humaine que les sæter des pâtres de loin en loin. D’en bas, par momens, nous apercevons le fjeld au-dessus de la ligne des derniers sapins, froid et désolé, nous emprisonnant dans sa ceinture de solitude et de tristesse : «... C’est une mer figée; — comme un linceul, la neige couvre ce tombeau. — Le tonnerre grondant partout — est la cloche qui monte à Dieu[1]. » Son flanc abrupt, fait de roc dur, se recouvre par endroits d’alluvions déversées par la montagne, dont la pente s’allonge alors doucement vers le fjord. Des prairies, que séparent les ruisseaux et les cascades, se suspendent à mi-hauteur; jusqu’à la rive de pierres plates s’échelonnent les sapins, plus beaux ici et plus forts à mesure qu’ils approchent de leur limite septentrionale, les bouleaux pâles et délicats sur leurs tiges blanches qui se tordent comme le tronc nerveux des oliviers, les aulnes, et les trembles. — Voici quelques gaards à mi-côte, des fermes, avec leur toit de gazon où poussent des plantes et des arbrisseaux ; on y monte par des sentiers invisibles et escarpés, et en bas, au bord de l’eau, une cabane doucement inclinée protège la barque familiale, le seul lien qui rattache au reste du monde cette oasis perdue dans le désert de roc. Le village prochain, blotti au débouché d’une vallée, est éloigné de plusieurs milles, et lui-même n’est en communication avec le centre de la région, Bergen, que par de rares services de bateaux. — Dans cette solitude et dans ce chaos, on ne trouve pas une parcelle de sol cultivable qui ne soit cultivée; l’homme est partout où il peut être. C’est la terre qui manque : la Norvège tient presque tout entière entre son fjeld et ses fjords.


En mer. — Nous approchons de Bergen en traversant l’archipel qui enserre la côte, ce dédale d’îles qui fait songer à des montagnes envahies par les eaux et dont on ne verrait plus que les sommets. Toujours les mêmes formes et les mêmes silhouettes, toujours les mêmes moules de cette sculpture géologique du nord : îlots bas et nus, longues bandes rocheuses au profil annelé qui figurent des serpens monstrueux, coupoles lisses et brillantes, caps roides et droits ; puis, au loin, le désert neigeux du fjeld. — Lentement nous évoluons au milieu des roches grises, ou rouges, ou lavées d’un blanc mat et mort, si puissantes et si vigoureuses qu’on s’étonne de les trouver immobiles dans la mer immobile.

D’instant en instant le paysage change. Voici toute la grâce de la nature normande étalée dans une crique de verdure, et l’eau reflète alentour si nettement les couleurs et les formes des choses, qu’on ne sait plus distinguer la ligne de flottaison qui sépare l’élément liquide de l’élément solide. Puis de grandes îles, des villages ; la terre, plus clémente, commence à se montrer plus féconde. Nous traversons une passe qui n’a pas vingt mètres de largeur, avec deux ou trois maisons à notre gauche, des arbres sur la rive où de la main nous pourrions presque cueillir des feuilles. — Au loin, les collines pâles de la côte se détachent légèrement sur le ciel tendre ; presque grises, ces montagnes, et comme effacées, estompées dans l’azur qui fuit, elles font ressortir les premiers plans solides et colorés. Ah ! la douceur de ces lointains du nord, fins et bleutés, dans l’éclatante lumière du milieu du jour, quel peintre pourrait la rendre ? Il y a plus de froideur et de pâleur vierge que dans les fonds des paysages d’Italie, plus de netteté sous le même ciel blanchi à l’horizon ; il y a plus de transparence et de glorieuse clarté surtout. D’ici, dans cet air pur et fluide, toute la côte se voit avec une précision de détails, une délicatesse de dessin qui désorientent les yeux, et pourtant, par l’excès de la lumière qui recouvre tout de son vernis brillant et velouté, les choses nous apparaissent sans solidité, sans épaisseur, irréelles et rêvées comme en un autre monde. — Il fait gris et doux, sous le ciel froid et léger ; la mer scintille dans sa pâleur d’argent, un peu plus bleue que dans le nord, et un peu plus brillante. Un instant, dans un rideau traversé de brume grise, l’eau ternie tout à coup semble une couche de glace étalée où le bateau glisse sans trace et sans effort, et à travers le voile à peine translucide de ouate dense, les grandes barques qui passent immobiles, les voiles tombantes, lourdes et silencieuses, nous semblent flotter dans le vide suspendues comme par miracle...


Voilà, notées au jour le jour, quelques impressions de la Norvège d’été; sans avoir vu le pays d’hiver, on sent déjà la marque que doit imprimer sur l’âme de l’habitant ce monde fantastique et monstrueux.

Fantastique est cette nature, et mystérieuse, et troublante. « Il semble qu’elle soit sortie de toutes les lois et de toutes les formes», qu’elle ait secoué le joug de la fatalité : songez à ces nuits d’hiver sans aurore et à ces jours d’été sans fin, qui font que les choses sont alternativement plongées dans l’obscurité qui les anéantit pendant six mois et l’éclatante lumière qui les divinise pendant six autres; songez à l’extraordinaire poussée de végétation qui rachète en trois mois de chaleur neuf mois de stérilité ; songez à ce froid sommeil du monde arctique où la terre se refuse à donner la vie. Il y a ici tant de phénomènes qui inquiètent les sens, ces mirages, ces aurores boréales, ces longs crépuscules sanglans et grandioses, et ce manteau d’irréalité magique qui couvre les choses comme des fantômes en un rêve. — Devant tout cela l’esprit désorienté se frappe, l’imagination se déchaîne et les nerfs se tendent; possible et impossible, naturel et miraculeux, réel et fictif, tout se confond dans un idéalisme naïf et profond à la fois, et le sens se perd des limites humaines du monde et de la vie. Pour avoir vu représenter trop de drames sur le même théâtre, l’homme apprend à se défier de cette nature indifférente et superbe, trop terrible ou trop séduisante, qui le torture en l’enivrant; il se lasse de jouer sur cette scène un rôle qu’il ne comprend pas, et s’obstine à regarder derrière le décor. — Le monde extérieur n’existe qu’à moitié pour cet esprit naturellement philosophique du nord qui a l’intuition de l’insuffisance de ses représentations, et par delà les choses il se prend à chercher leur raison cachée, l’absolu qu’elles expriment, l’inconnaissable dont elles sont la projection. De là ce symbolisme inconscient et inné, qui n’est pas le privilège ou la rançon de quelques grands penseurs, mais une forme générale d’intelligence, et comme une seconde vue du monde, aussi claire, aussi simple, aussi naturelle que la vision directe. Toute âme norvégienne pense et croit ce que disait un jour Ibsen devant nous-mêmes : c’est que toutes les choses sont plus ou moins symboliques par cela même qu’elles plongent leurs racines et qu’elles projettent leur faîte dans l’au-delà.

Nous occupons dans le monde moral et dans le monde physique une sorte de point-milieu ; parfois il est bon de regarder aux extrêmes : cette nature est monstrueuse, tragique, anti-humaine. Hammerfest, par soixante-dix degrés de latitude, a une nuit ininterrompue de six semaines; dans le Finmark, quinze beaux jours d’été clairs et sans pluie sont une rareté; la tempête est constante aux Lofoten, et en une nuit il s’y est noyé plus de cinq cents hommes. Pire que le climat est la solitude, qu’aggravent le froid, l’obscurité de l’hiver et l’absence de routes terrestres au nord de Trondhjem. A Hellesylt, dans le Geiranger, plusieurs pasteurs se sont suicidés successivement ; sur tel autre point du territoire, c’est la folie qui les guette. Entre le fjeld et le fjord, les moyens matériels d’existence se refusent à l’homme : on se demande si ce n’est pas la présence de l’homme qui est monstrueuse. — En revanche, la nature fait ici l’âme plus forte, comme le corps plus robuste, la volonté plus ardente, la vie intérieure plus intense, en un mot la personne humaine plus élevée. Elle imprime en l’homme le sens dramatique de la vie. L’individu y est naturellement absolu et exalté; il a besoin d’idéal et d’action. Torturé d’angoisse devant le problème de l’existence, il aspire après une foi, ou philosophique ou mystique ; politique ou social, il veut un but ici-bas, il y tend avec une anxiété poignante et obstinée. Il est fait pour être apôtre ou réformateur.

Symbolisme inconscient, fanatisme spontané, voilà donc ce qu’en naissant l’homme reçoit en germe de cette nature monstrueuse et fantastique. Dans toute âme norvégienne il y a un peu de Brand, de Rosmer et du pasteur Sang. Ibsen et Bjornson sont en puissance dans tout esprit Scandinave : avec leurs exaltations et leurs défaillances, leur noblesse de visée, leur grandeur et leur naïveté de conception, ils sont tous deux le vivant symbole d’une race tout entière.


  1. Olsen Vinje, mort en 1870.