Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 216-240).


COGOMIS


Au bord de la rivière Abbitibbi se dresse un rocher grandiose dont les anfractuosités attirent les chouettes et les corbeaux. Coupé à pic du côté de l’eau, il a ses autres flancs quelque peu hérissés de maigres sapins. On en voit de loin le sommet coiffé de mousses grises, surtout lorsque les ombres du soir couvrant déjà la vallée, il reflète encore la splendeur mourante du couchant.

Trop pittoresque est cette ruine de la nature pour que les anciens sauvages ne l’aient pas peuplée de génies. Dans l’eau qui en baigne la base, ont dû se cacher autrefois les Nibanabègues jaloux des canotiers ; les manitous défiants des cavernes en ont habité les fentes ; et les Poukouaginins, le sommet d’où ils saluaient le peintre de l’aurore. Les Imakinacs y dansèrent en face de l’étoile du soir, et leurs voix de cigales sont parvenues jusqu’aux oreilles du chasseur.

À ce poétique enchantement l’enfant des bois devenu chrétien ne croit plus, et pourtant, qui oserait dire que les vieilles superstitions si longtemps chéries, ne murmurent plus, comme des eaux souterraines, au fond de l’âme algonquine ? Quoi qu’il en soit des esprits sournois ou gais, le Sassinanabic (tel est le nom de ce rocher) continue d’être hanté par une ombre : la gébie lamentable d’une femme nommée Cogomis.

Comme autrefois, Kabébonicka, le vent du nord-ouest, s’y déchire aux angles de la pierre, mais à ses rumeurs fluctuantes se mêle, au lieu des voix grêles de manitous, les cris rauques de mânes en détresse.

Oh ! la mère Cogomis, les yeux qui l’ont vue sont depuis longtemps fermés ; mais, de père en fils, sa navrante histoire a passé ainsi que la croyance à la hantise du Sassinanabic. Les gros arbres penchés de vieillesse sur le courant de la rivière, durent naître en même temps qu’elle. Ils l’ont vue passer, mais ne survivront pas à son souvenir fixé par la légende.

À l’époque où s’ouvre le récit, Cogomis, aveugle, octogénaire, est un fardeau pour ses fils : Awessenipin, Sesibahoura et Awatanit. Ces trois sauvages, païens (comme leur mère du reste) et observateurs fidèles de rites superstitieux, s’adonnent à la magie, croient ferme à leurs songes et consultent leurs esprits gardiens avec une confiance aveugle qui les rend capables des actes les plus insensés.

Le long des fleuves tributaires de la Baie James, ils chassent tout l’hiver, ce qui veut dire, en ces régions, les deux tiers de l’année. Presque toujours errants, ils traînent en tabogane, non sans beaucoup d’ennuis, leur mère infirme, de plus en plus impotante, à laquelle il faut des soins ; qu’ils doivent réchauffer, porter quelquefois : autant d’épreuves pour leur patience et leur piété filiale. De méandre en méandre, ils suivent les rivières gelées, bordées d’arbustes roussâtres, de caps chenus, de forêts sombres, et qui semblent vouloir dérouler indéfiniment la morne sauvagerie de leurs rives.

Sous de noirs sapins, la longue traîne qui porte l’aveugle, entre et s’arrête à la tombée de la nuit. Pendant quelques temps on y travaille dans l’ombre, écartant la neige, déroulant des écorces, cassant des branches sèches pour le feu.

Les coups de hache, les grognements des chiens qui se disputent leur pâture, leurs cris de douleur sous le bâton qui les remet d’accord, restent presque sans écho. Les rochers et les bois, si sonores en été, se taisent comme engourdis par le froid.

Puis le feu s’allume et ses reflets se mettent à trembler sur les costumes sauvages, les chiens hagards, les loques de fourrures et la face aux yeux vides de l’octogénaire.

De temps en temps brillent, parmi la fumée et des envolées d’étincelles, les yeux louches d’Awessenipin qui brasse le feu.

Sesibahoura tire, de la cendre rouge, un poisson et le jette à sa mère. La pauvre vieille, semblable à une momie qui se ranimerait, allonge la main et cherche sa mangeaille tombée à côté d’elle, dans la neige. Au point du jour, la traîne repart, escortée de ses trois chasseurs en raquettes et chargée d’objets informes dont le buste courbé de Cogomis se distingue à peine. De nouveau elle file, au galop de ses chiens maigres, vers des régions inconnues.

À l’est de la baie James, s’étend une grande plaine où abondent les lichens et les caribous des champs qui s’en nourrissent. C’est, en hiver, un désert de neige dont n’émergent çà et là que des granits erratiques, des bouleaux rabougris et les maigres saulaies qui bordent les rivières. Là règne le vent qui pince et cingle, fait poudrer et durcit la neige ; là le caribou et l’aquilon rivalisent de vitesse.

On y fait de bonnes chasses, pourvu toutefois qu’il neige à plein ciel, jusqu’à effacer complètement le paysage, afin que le gibier n’évente pas le chasseur de trop loin.

Lorsqu’elle entre dans ces parages, la vieille aveugle le sait : l’air devient plus vif, le vent plus constant et plus régulier ; les échos achèvent de se taire ; les chiens allongent le pas.

Que la température s’adoucisse et que, du haut des airs, les trilles et le pépiement des oiseaux de neige tombent plus nombreux, elle prévoit la tempête bienfaisante.

Et en effet, bientôt les flocons doux et frais, lui caressent la figure… On fait halte, et, dès que le rideau de neige tombante voile l’horizon, on lance un limier à la découverte.

Elle pense voir celui qu’on dételle à cette fin, et c’est pour elle le retour à demi triste d’un ancien plaisir. Il commence par se secouer, fait quelques bonds de joie, et, sans perdre plus de temps, s’élance. Avec entrain et passion, il zigzague, multiplie les tours à droite et à gauche ; suivi de l’œil par ses maîtres, il passe et repasse, le museau sur la neige, le dos ondoyant, capricieux comme une rafale…

Il s’arrête soudain, allonge le cou, flaire dans toutes les directions… puis reprend tout à coup une allure décidée, va droit cette fois et disparaît presque aussitôt au fond de la tempête. Il va chercher son caribou. Les chasseurs l’attendent en fumant.

L’aveugle ne s’est pas trompée ; après une heure d’attente, un aboiement très lointain du côté nord. D’autres suivent à intervalles plus ou moins longs… Ils se rapprochent… Ouap ! vers l’est maintenant… Ouap ! presque au sud… Ouap ! Le renne sauvage tourne afin d’éviter les chasseurs qu’il a dû sentir… Ouap ! Le voici à l’ouest. Le chien ne réussit plus à l’amener : il faut lui envoyer du secours. On doit en ce moment en dételer une couple d’autres qui vont partir comme des flèches. En effet, l’aveugle en entend bientôt trois, et de plus en plus près.

Elle devine qu’ils font déjà de rapides apparitions par les ouvertures du rideau de neige tourbillonnante. Sans doute ils traquent toujours leur proie qui doit faire des bonds prodigieux et vains pour leur échapper, qui réussit, il est vrai, à tourner encore, mais en se rapprochant fatalement des chasseurs, ainsi que le lui apprennent les aboiements. Bientôt la fauve passera à bonne portée des flèches qui l’attendent. Les lances sont prêtes aussi, là, plantées dans la neige.

Un signal : Ouak ! et tag, tag, tag, font les cordes de boyaux subitement détendues… Clabaudement des limiers, éclats de rire d’Awessenipin, d’Awatanit, hourvaris de Sésibahoura. C’est que la fauve a trébuché, que les chiens lui ont sauté à la gorge, roulent avec elle dans la neige, et qu’elle râle tandis qu’ils boivent avec avidité son sang chaud jaillissant et bouillonnant sous leurs dents meurtrières.

Partis à la course, les trois fils reviennent bientôt et placent leur caribou sur la tabogane, devant leur mère dont la main s’allonge pour le palper. Elle ne mourra pas maintenant de faim. On fera ripaille.

L’attelage se remet en marche et Cogomis retombe, sous les fourrures, dans sa somnolence habituelle d’octogénaire aveugle. Les chiens, le cou tendu et la langue pendante, enfoncent dans la neige accumulée çà et là par le vent, mais tirent leur double charge avec plus d’ardeur, et le sauvage véhicule cahote, secouant les totems de la famille attachés à sa volute, et de vieilles loques traînent de chaque côté sur la neige.

***

Souvent l’équipage primitif traverse, sous un ciel du plus beau bleu, d’immenses plateaux dont le soleil fait, mieux que la tempête, ressortir la désolation. À perte de vue, ils s’étendent, d’un blanc monotone et sillonnés de vagues, mais de vagues figées dans leur bond, levant des crêtes étincelantes et des crinières fantômes de poudrerie qu’agite le vent. De ces vagues immobiles sortent quelques îlots d’arbustes, témoins d’une vie naufragée, et parfois une pierre colossale, morne comme une barque sans pilote. Par ces jours clairs et froids, le vent durcit la neige et la rend propice aux fuites vertigineuses de caribous. Alors, il faut, pour nourrir la famille et les chiens, se contenter de quelques lièvres et de lagopèdes, avec toutefois bien des chances d’en manquer.

Ils sont peu joyeux ces jours d’indigence pour la pauvre infirme qui jeûne et entend ses fils tenir, à voix basse, des propos qui lui percent le cœur.

Dans les endroits plus giboyeux, on dresse pour quelques temps la cabane sous les arbres, au bord d’un lac ou d’une eau courante. Tant que dure l’abondance, on y reste ; les fils chassent la plus grande partie du jour et la mère tâche à ne pas geler en alimentant le feu non sans s’y brûler un peu les doigts. Souvent le bois lui manque et le foyer s’éteint. Alors, sous la poussée du vent, la neige entre en fine poudre par les fentes, blanchit tout, et l’octogénaire grelotte quelquefois pendant de longues heures.

Mais une telle souffrance est légère comparée à celle de son cœur maternel blessé dans sa partie la plus sensible… Au reste n’y a-t-il pas une espèce de poésie de la misère, qui berce encore les infortunés capables d’endurer leurs maux ? Est-ce que, même en tremblant de froid, la pauvre vieille ne continue pas quelque ancien rêve, indéfini comme les avenues de la forêt ; quelque rêve toujours déçu et renaissant, à moitié disparu sous la poussière des ans et revivant à moitié dans une végétation de souvenir ?

Oh ! les souvenirs doux ou non, c’est un peu ce dont les vieillards vivent, et plus que les autres ceux qui, devenus aveugles, sentent leur isolement décuplé par les ténèbres. Cent fantômes tristes ou charmants réapparaissent à Cogomis, lorsqu’elle entend crépiter le feu, gronder la bourrasque, siffler la bise entre les écorces de sa cabane, ululer les chouettes pendant les longues nuits boréales.

Mais parfois aussi, un serrement de cœur, l’arrachant à ces visions du passé lointain, lui rappelle des réalités poignantes, les cruels paroles de ses fils, et elle songe : Sont-ils sincères ? Est-il vrai qu’ils désirent me voir au fond de quelque lac, avec la tortue que j’ai pour totem ? — Awessenipin… peut-être… Sésibahoura… pas encore. Quant à Awatanil, le dernier échappé de mes bras, il se dévoue pour moi et donc il m’aime.

Et pour la centième fois, la voici presque consolée ; et la poésie dont son âme aussi sensible que sauvage vivait jadis lui revient, chante doucement à son oreille, à son imagination d’Algonquine faite pour l’enchantement : poésie de la nature, mais surtout poésie sombre de l’hiver…

Pendant ses longues journées solitaires, c’est bien cette poésie qui éclaire ses yeux éteints et la berce un peu ; c’est bien cette divinité invisible qui se révèle partout dans les forêts du nord, comme dans son séjour de prédilection. Elle y vole dans le ciel clair et froid ou voilé de neige ; Elle s’y promène sur les coteaux mornes et les rivières emprisonnées sous leurs glaces ; elle se suspend aux branches des sapins ployés sous le fardeau des frimas, et joue avec la peluche des lichens accrochés aux vieux mélèzes. Elle chante dans le vent du nord vidant ses immenses poumons glacés sur les flancs des montagnes, à travers les arbres sans feuilles. C’est pour lui plaire que le verglas argenté si bien les rochers, change la forêt en une phantasmagorie de cristal, et fait ployer les rameaux sous une floraison d’étoiles glacées.

La poésie de l’hiver, elle passe dans les cris doux et sonores du bruant des neiges, dans le timbre minuscule des mésanges et le crépitement du grésil. Elle gronde avec le rapide sous la glace épaisse, et, la nuit, fait répéter aux échos les ululements de hibou et les hurlements de loups affamés. Elle suit le chasseur, pour entendre siffler sa flèche meurtrière, et se mêle au rayon sur la neige ensanglantée ou dans l’œil mourant du caribou. Elle préside aux veillées du wigwam et inspire à l’aïeul les narrés qui transportent au fond du passé et donnent douleur. Le soleil bas la laisse chevaucher sur ses rayons qui enflamment les glaces sans les fondre, et couchent loin, sur la neige, les ombres bleues des arbres et des rochers.

Mais, lorsque reviennent les oiseaux chanteurs, prise de jalousie, la poésie de l’hiver s’enfuit vers le pôle avec les bruants des neiges ; elle repasse les sombres mers du nord et se retire, seule, au foyer d’où rayonnent les aurores boréales, comme pour y retremper sa verve dans les glaces éternelles.

De cette poésie de la nature l’endurance de l’Algonquin est faite en bonne part. Ses forêts vierges lui parlent ; elles ont des voix d’ancêtres, presque divines, si familières et si douces, qu’elles le tiennent attaché à sa misère et la lui font préférer aux exigeantes commodités de notre vie artificielle.

Cogomis elle-même en goûte encore le charme. Au reste, par quoi son âme payenne remplacerait-elle une perte totale de ses illusions ? Celles-ci ne lui valent-elles pas mieux que la désespérance des mânes de vieillard, errant dans le voisinage des tombeaux ?

Vivre, entendre, se souvenir, c’est être encore enfant de la maternelle nature dont, seul, le chrétien sait se détacher pour une espérance plus haute.

Hélas ! la malheureuse nourrit d’autres illusions encore plus douces, auxquelles son cœur de mère devra bientôt renoncer.

***

Lune des fleurs. Derniers glaçons s’en allant à la dérive sur la rivière Moose. En canot, la famille de Cogomis, remonte vers le lac Abbitibbi pour y passer l’été. La voici rendue à la chute du Gotchipi.

L’eau saute, bouillonne, tourne et gronde dans un gouffre à demi voilé par l’embrun et d’où sort, en écumant, la rivière. Du sommet de la côte abrupte et très élevée qui borde la chute, le regard embrasse une immense vallée, un panorama sauvage, où les rochers mêlent leurs teintes roses et lilas, presque aériennes, au bleu profond des sapins, le tout bariolé de soleil et d’ombre. Parfois, cette ombre des nuages passants, couvre tout, si ce n’est que des rubans ou des points lumineux, mobiles, évanescents, se promènent de colline en colline, de l’âpreté d’un sommet aux vagues étoilées de la rivière.

Toute fleurie d’écume au sortir de la cascade, elle court bruyante, la rivière gonflée par les eaux de neige ; elle se hâte de fuir, emportant des arbres dont les branches en sortent comme des bras éplorés. Là-bas, elle disparaît en tournant un promontoire zébré de bouleaux ; puis au-delà, se montre encore un peu dans l’ombre des caps, pour s’effacer définitivement sous une buée légère, au pied des montagnes.

Du haut de la côte, deux sauvages aux yeux placides, impénétrables, regardent ces beautés grandioses. Que leur disent-elles ? — Peu de chose dans le moment : un trop vil démon les taquine. Ils fument, assis entre leurs chiens et un tas d’objets : pièges, rets, paquets de castor, ustensiles primitifs, jetés là au hasard, dans une halte, après un portage.

En fumant, ils entendent le long de la chute, sous l’épaisseur verte des pins, des craquements de branches mortes et la voix cassée, geignante de leur mère. Entre les racines saillantes des arbres, elle monte, la pauvre vieille dont la face brune disparaît à demi sous ses cheveux blancs en désordre. Awatanit la soutient et quelquefois la hisse par les mains. Mais elle glisse sur la terre baveuse, si inclinée ! elle trébuche, tombe. Patiemment, Awatanit la relève, lui montre où mettre les pieds. Peu à peu ils montent ensemble, se reposent et prennent leur temps. Le plus jeune des frères se venge ainsi de ses deux aînés qui lui laissent tout le fardeau afin de le décourager. Il retarde la marche. Qu’ils l’aident ou se résignent à faire aujourd’hui moins de chemin.

Il y a dépit de part et d’autre. S’il glisse et tombe avec sa mère, il voit, en haut de la côte, de longues dents jaunes s’encadrer d’un rire ironique, et des yeux louches étinceler, clignoter à le faire frémir de rage ; mais il se contient et se garde de paraître irrité, de peur qu’on ne rie encore plus.

Les voici montés. La vieille mère, épuisée, le menton sur la poitrine, repose appuyée sur un ballot de castor.

Ses trois fils se passent le calumet, et par fierté, le plus jeune est calme.

Le chant de Mort de Cogomis.

« Pourras-tu toujours traîner cette vieille ? » lui dit Awessenipin, à voix très basse, avec un sourire de chien qui grogne. « Ne vois-tu pas qu’elle souffre, nous fait souffrir aussi, et serait mieux morte que vivante ? Le vieux canot ne demande qu’à aller sous l’eau. »

— « Hou ! » reprend Sésibahaura, en imitant le cri du hibou son totem, « Hou ! si notre mère n’était plus qu’une gébie, elle pourrait voir et marcher avec les ombres. »

— « Les jeunes loups dévorent les vieux », dit l’aîné qui a le loup pour totem.

— « Lorsque la vieille chouette ne peut plus voler, elle se cache et meurt », ajoute le cadet.

Awatanit ne dit rien ; mais, à son insu, ces arguments monstrueux produisent lentement sur lui leur effet. Tout en aimant sa mère, il se surprend parfois à penser que ses frères ont un peu raison. Son imagination superstitieuse s’habitue peu à peu à l’horreur du spectacle entrevu. Ses répugnances ne sont peut-être pas invincibles. Sur lui aussi le spectre de la misère exerce un peu son obsession aveuglante.

Du fond de sa somnolence, la malheureuse a saisi presque toutes les paroles de ses fils dénaturés ; mais, la figure cachée sous un pan de son manteau, elle reste assez longtemps comme incapable de les réaliser.

Arrive enfin l’inévitable déclenchement de sa douleur, et elle étouffe, non sans se trahir un peu, les sanglots qui lui montent à la gorge. Ses fils s’éloignent comme s’ils craignaient de voir les larmes de ses yeux sans prunelles ou d’être touchés.

***

Passées les longues fatigues de la mauvaise saison.

Au bord du lac Abbitibbi, plusieurs familles de la même tribu, se reposent. Tous les jours Cogomis jette sa ligne à l’eau poissonneuse et vit de sa pêche. Pour des histoires et des légendes, les enfants lui rendent maints services : ils lui trouvent des appâts pour sa ligne ; lui cuisent ses poissons sous la cendre ; lui font, le soir, de la fumée pour la défendre contre les mouches ; et la pauvre vieille, comme les merles auxquels on a crevé les yeux, se surpasse elle-même en son art de raconter, devient géniale et, jusqu’au départ des oiseaux migrateurs, impose à son naïf auditoire des chaînes délicieuses. Quelques femmes charitables recousent ses haillons et la consolent de son infortune. Et pourtant, si l’on pouvait lire sur sa figure en ruine, on lui trouverait une expression de secrète angoisse.

Un pressentiment lugubre l’obsède, lorsqu’elle songe que l’automne rougira bientôt les feuilles, que, de nouveau, il faudra pérégriner vers le pays lointain des caribous et que probablement ce sera pour elle…

***

Les voici les feuilles aux vives couleurs qui tombent, papillonnent, prennent, sur le sable des grèves, des courses folles.

Les familles aussi s’agitent. On achève ce soir de réparer les nacelles d’écorce.

Bientôt il fait très noir et voici une autre scène : les échos des bois clabaudent, les eaux assombries reflètent une grande flambée. C’est cette nuit qu’on va consulter les sorciers au sujet d’une nouvelle saison de chasse.

Armés et panachés, les hommes dansent autour du feu. Ils n’épargnent rien de ce qui peut favoriser l’inspiration : ce ne sont que violentes pantomimes simulant des chasses à l’ours, au caribou ; des rencontres imprévues avec des ennemis. Aux chocs des massues, aux roulements des tambourins, se mêlent des cris féroces.

Craintives, à demi cachées derrière les cabanes et les troncs d’arbres, les jeunes filles regardent et assistent de loin à la cérémonie traditionnelle qui précède toujours les grands départs d’automne.

Pendant qu’on danse et qu’on hurle, la case du sorcier, dressée tout près du feu, commence à s’agiter d’une façon bizarre, à trembler, à sautiller. Ce phénomène prévu et désiré, a pour effet de faire cesser tout mouvement, tout bruit, et d’attirer tous les yeux. Seules, quelques jeunes filles ont poussé de légers cris de frayeur.

Au sorcier maintenant de hurler et il y paraît. L’inspiration semble être même accompagnée d’une meute, et les échos de la forêt s’en mêlent. À force d’être frappée de l’intérieur, la loge magique s’éventre et, par l’entre-baîllement, se montre la face peinturlurée du sauvage énergumène. Il a rompu ses liens, car on l’avait solidement garroté dans sa prison d’écorce. Il n’a pu le faire sans le secours d’un esprit, et c’est auréolé d’horreur mystique, qu’il bondit et se place debout près de la flamme.

Là, plus calme et gesticulant d’étrange manière, il prononce des paroles entrecoupées, sans suite, regarde le nord et, allongeant le bras dans la même direction, indique des itinéraires vagues.

Que dit-il ? — On ne sait trop ; mais le chef n’en est que plus libre d’y comprendre ce qu’il veut. À son tour, il parle, mais clairement : il explique les oracles à la tribu mystifiée.

On devra prendre telle direction, traverser telle rivière, camper près de tel lac, se séparer à tel endroit pour aller chacun vers sa région de chasse. Au retour de la lune des fleurs, on se réunira au pied de tel rapide, d’où l’on reviendra vers le rivage hospitalier de l’Abbitibbi. Depuis quelques jours, les feuilles mortes qui volent autour de la vieille aveugle, lui rappellent sans cesse qu’il faudra bientôt partir, et cela l’énerve un peu. Ce soir, elle a suivi de l’oreille la cérémonie bien connue, et il n’est pas un cri, pas un coup de tambourin qui ne lui ait serré le cœur.

***

Demain les tentes se rouleront pour le grand départ.

Sur le lac et les forêts, la nuit tombe. C’est l’heure d’un rendez-vous pour les trois fils de l’infirme. Avec l’ombre ils arrivent sur une colline isolée et s’y assoient pour fumer, bien secrètement, le calumet du conseil. Le vent souffle avec violence, faisant ployer les futaies, craquer les arbres, s’envoler, parmi les branches, les feuilles flétries, innombrables et bruissantes.

Awessenipin : « Si vous voulez dire comme moi, la vieille a fait son dernier voyage du côté de la rivière Moose, car autant vaut laisser ici ses os que les porter au rapide de la La-Loutre ou plus loin. »

— « Eh ! ce n’est pas moi qui veux la traîner jusqu’à la mer. » réplique Sésibahoura.

— « Nous ne pouvons toujours pas laisser notre mère ici, observe le plus jeune, car on saurait que nous l’abandonnons. »

— « Enfant, tu commences à avoir de l’esprit, » reprend l’aîné. « Il est mieux, en effet, que personne ne connaisse le sort que nous lui faisons. »

— « Ne la tuons pas, car nous lui devons la vie, » reprend Awatanit.

— « Mort pour mort : cela revient au même, » murmure le cadet.

— « C’est moi qui vous dirai ce qu’il faudra faire », conclut Awessenipin, avec un clignotement de ses yeux louches. « Jusques après la dispersion des familles, silence. »

***

Sur la rivière Abbitibbi, entre des rives fortement boisées, un léger canot d’écorce lutte péniblement contre la bise. L’eau écume sur les grèves, les rameaux se balancent au-dessus des vagues. Les blancs squelettes de bouleaux se démènent dans les escarpements farouches. Les noirs sapins inclinent leurs flèches sous le ciel gris et les longues volées de corneilles qui émigrent.

Trois rameurs vigoureux montent le canot qui porte aussi une très vieille femme à cheveux blancs, des ballots ficelés, des attirails de chasse et de pêche et des chiens dont une couple appuient leurs nez sur le bordage. Elle semble rétive cette fragile embarcation, par le vent contraire qui souffle du Kiwatin.

En avant, à trois portées de flèches, les vagues modèrent leur danse au pied d’un très haut rocher. Mais ici, le vent se dédommage de l’obstacle rencontré là, et lance l’eau par-dessus la pince d’avant.

À force de rame, on entre dans l’ombre des flancs coupés à pic, aux anfractuosités sonores.

On accoste, on fait mine de vouloir camper comme d’habitude au pied de l’abat-vent gigantesque. On débarque la pauvre vieille qui est aveugle ; mais aussitôt, silencieusement, on démarre et rame dru vers le bas du fleuve.

Vite, vite aussi, Awatanit essaie de ramer, mais sa pagaie autour de laquelle ses poignets énervées se tordent, touche à peine l’eau furieuse. Il a comme des soubresauts de terreur ; une sueur froide reluit sur son front. Comme s’il avait froid, il tremble ; et, les yeux égarés, murmure entre ses dents claquantes : « Voici que nous sommes des fils maudits ».

Impénétrables, d’une indifférence brutale, ses frères rament ferme. Ils regardent, comme distraits, Sésibahoura les vagues qui se poursuivent, Awessénipin, les corneilles qui passent. Mais les chiens hurlent et fixent de leurs yeux angoissés, le solitaire rivage où est restée leur vieille amie.

Déjà le soleil est tombé derrière les forêts mornes, l’ombre des montagnes a traversé le fleuve ; mais la cime du haut rocher rougeoie encore des reflets du couchant.

Le vent continue de rager et le canot n’avance guère.

***

Restée seule sur le rivage silencieux, Cogomis prête l’oreille au bruit des rames fugitives qui heurtent le bordage du canot. Comme abasourdie par ce qu’elle entend, elle écoute, se frotte péniblement le front, écoute encore, tourne la tête de tous côtés et fixe les vagues de ses yeux éteints.

Elle penche le front comme pour réunir toutes ses pensées.

Le hurlement des chiens lui fait subitement réaliser le sort qu’on lui fait. Lamentablement elle lève les bras, les laisse retomber, éclate en sanglots, Hi ! Hi ! fait sa vieille voix presque éteinte.

Au tournant du cap où le vent cingle, les coups de rame se font plus bruyants et ne changent plus de place. L’embarcation est bien là, en face du rocher qu’elle a grande peine à tourner à cause de la bise.

L’aveugle ne pleure plus. Que se passe-t-il dans sa tête enténébrée, dans son cœur sauvage ?…

Elle est là, assise à terre et immobile, mais toutes ses facultés sont réveillées. Une indignation violente se greffe sur son amour maternel, et tout son être, avec une puissance de concentration propre aux Peaux-Rouges, se redresse devant le malheur. Elle aiguise par la pensée le glaive de l’amertume et le retourne dans son propre cœur : « Me voici, se dit-elle, livrée à la mort par ceux qui me doivent la vie, cruellement rejetée de ceux que j’ai le plus aimés, réduite à ne voir plus que de monstrueux ennemis dans les fruits de mes entrailles ! Je n’ai donc vécu si longtemps que pour sortir de la vie par la porte du désespoir, le cœur percé, jusqu’à mon dernier soupir, par les traits d’une horrible ingratitude ; que pour mourir en maudissant !… »

Tout à coup, sortant de son immobilité, elle se lève sur ses genoux et de sa bouche édentée qui s’ouvre grande, sort un cri aigu, déchirant.

À ce cri de sa mère, Awatanit choit au fond du canot, évanoui…

Que fait maintenant la vieille infortunée ? — Muette et empressée, elle marche, en tâtonnant de son bâton, vers le rocher.

Et voici qu’avec une adresse incroyable, elle l’escalade.

Elle connaît évidemment l’endroit pour y avoir souvent campé, et sa mémoire des lieux, cette merveilleuse faculté des sauvages, la conduit sûrement. Elle sait où elle va. Aux racines, aux petits bouleaux, aux branches des sapins, elle s’accroche des mains et des pieds ; elle se hisse ; avec lenteur et dextérité, avec un regain de force que lui donne l’exaspération, une colère indéfinissable d’amour blessé qui se venge, elle grimpe.

Le vent qui rafale autour du rocher, lui apporte encore, par intermittence, le bruit des rames qui peinent.

Haletante et les mains écorchées, elle s’acharne aux escarpements ou les tourne ; monte, ici par une rampe, là par une crevasse, et, de peine et de misère, arrive en haut, beaucoup plus haut que les plus grands arbres, sur le sommet dénudé, ondulant sous un tapis de mousse grisâtre, de mousse vierge comme la rosée et sur laquelle n’ont jamais passé que les vents.

De nouveau elle écoute, comme afin de s’orienter, le bruit des rames ; puis continue sa marche ; mais, épuisée par les fatigues de l’ascension, elle se traîne maintenant sur les genoux.

Où va-t-elle ? — Droit vers la rivière où le flanc du rocher tombe quasi verticalement du sommet jusqu’à l’eau.

Arrivée au bord du gouffre, elle reste quelques instants immobile, prête l’oreille, localise le canot, concentre ses forces… puis soudain, elle se dresse sur la roche moussue que balaye le souffle glacé du nord. Ce qui va suivre est horrible.

Dans la vague rousseur du crépuscule, elle lève vers le ciel sombre, le décharnement de ses bras nus, et, bouche béante comme un spectre de la malédiction, pousse, en face de ses fils, un cri déchirant qu’elle fait suivre de ce chant de mort :

Fuyez, maudits, ma vieillesse,
Mes yeux morts, mes cheveux blancs.

Heureux rocher… sans tendresse,…
Sans souvenir d’allégresse,…
Sans désespoir,… sans enfants !

Ô manitous des vengeances,
Prenez avec vous la peur,
Le noir remord et les transes,
Et rendez-leur les souffrances
Qui me déchirent le cœur.

Suivez, avec la misère,
Les trois fils de Cogomis ;
Reprochez avec colère,
À ces bourreaux de leur mère,
Le crime qu’ils ont commis.

La nuit, ma gébie errante
Saura troubler leur repos ;
Dans l’ombre, autour de leur tente,
Ma voix rauque, d’épouvante
Les glacera jusqu’aux os.

Après ces derniers mots, l’infortunée, avec un grand cri, se précipite dans la rivière. L’eau revole ; la vague, un instant affolée, se ressaisit, reprend sa cadence et continue de frôler en écumant le pied du rocher.

***

On dit que les malédictions s’accomplirent et que le spectre de la mère poursuivit sa progéniture. Il n’y eut pas de nuit sans que les trois criminels n’entendissent sa voix fêlée, pleine de reproches et de sanglots.

Les canotiers attikamèques qui passent près du lugubre rivage pensent entendre encore, surtout le soir, ses lamentations mêlées à celles du vent. Ils disent que l’ombre de la vieille aveugle, hante le site où elle a mis fin à ses tristes jours. Aussi, leur pitié un peu craintive, va-t-elle à ses mânes éplorés. Afin de les calmer, ils jettent sur la grève un peu de tabac ou quelques grains de porcelaine, en disant : « Grand’Mère, donne-nous bon vent ».

Et voilà pourquoi, le rocher, à défaut d’épitaphe, s’appelle maintenant Cogomissassinanabic.