Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 28-39).

ÉLOQUENCE.

Une entreprise qui exigeait tant d’ensemble dans l’effort, chez des hommes aussi jaloux de leur indépendance individuelle, n’aurait pu réussir sans la culture de l’éloquence.

Cet art congénial à la liberté qu’il est destiné à régir, fut toujours du reste la cheville ouvrière du gouvernement chez les Hurons-Iroquois. C’est ce qu’affirme Sagard, en parlant des Hurons : « Les chefs…, dit-il, conduisent le peuple plutôt par prière, exhortations et remontrances, qu’ils savent dextrement et rhétoriquement agencer, que par rigueur et commandement. C’est pourquoi ils y exercent leurs enfants, car qui harangue le mieux est le mieux obéï »[1]

Une culture commencée de bonne heure est d’ordinaire fructueuse ; aussi ne faut-il pas trop s’étonner d’entendre le P. Bressani nous dire : « Quand ils ont étudié un sujet, ils le traitent aussi bien que les Européens les plus habiles…, leurs harangues…, en passant dans une autre langue, ont perdu une partie de l’énergie qu’elles avaient dans la leur… Dans les affaires importantes, ils nous ont souvent entraînés de leur côté, et nous ont fait changer de résolution. »[2]

On pourrait se montrer sceptique, si les missionnaires ne nous avaient pas conservé des extraits de leurs chefs-d’œuvre. Voyons en effet :

Un jeune Français, compagnon des pères, a été assassiné par un Huron. Un vieux chef plaide pour le coupable devant les missionnaires et lance cette tirade dont le pathétisme n’a pas besoin de commentaire : « C’est un démon qui a mis la hache dans la main de l’assassin. Est-ce toi, ô Soleil, qui l’a poussé à son crime fatal ? Pourquoi n’as-tu pas refusé ta lumière, pour lui donner à lui-même horreur de son forfait ? Étais-tu son complice ? Non, non ! il marchait dans les ténèbres et ne savait où il allait. Il croyait, le malheureux, ne frapper qu’un jeune Français ; mais il frappait en même temps sa patrie d’un coup mortel. La terre s’est ouverte, elle a bu le sang de l’innocent, et il s’est formé un abîme pour nous engloutir tous, car nous sommes tous coupables. »[3]

Ce n’est pas seulement pathétique, mais cette substitution du peuple entier au coupable, est on ne peut plus habile.

Cet art traditionnel, la Ligue le développa encore, en rendant les relations sociales plus étendues et plus compliquées, la diplomatie plus importante et la discipline plus nécessaire.

L’éloquence iroquoise fut justement admirée des Européens, parce que, dans un langage imagé, symbolique et d’une extraordinaire précision, elle ne lançait que des traits allant droit au but.

En art véritable, elle savait s’élever au-dessus des banalités en vogue et dont on trouve les principales éparses dans le « Book of Rites ». Celles-ci étaient la propriété commune de toutes nos races d’aborigènes. — Enterrer ou déterrer la hache de guerre — allumer le feu du conseil — donner des présents pour essuyer le sang des victimes ou pour couvrir les os des morts — saisir la chaîne de l’amitié — étaient des métaphores si bien comprises partout qu’on ne pouvait, pour ainsi dire, s’en passer. On ne manquait jamais non plus — d’ouvrir les oreilles de son auditoire — de vider les cœurs de tout mécontentement et de toute tristesse — de nettoyer les sièges dans la cabane du conseil — de laver les têtes et de rafraîchir ainsi les esprits — de faire la route sans épines aux ambassadeurs — d’écarter le nuage noir de la guerre — d’ouvrir entre deux nations le sentier de la paix.

Après avoir ainsi sacrifié à la coutume et aux goûts du vulgaire, les orateurs de talent savaient se renouveler et traiter leur sujet d’une façon personnelle et appropriée. Toujours cependant, ils restèrent loin du compassement et de la complication caractéristiques d’un art aidé de l’écriture. Leurs plus belles phrases, toujours éloignées de l’enflure et de la subtilité, sont d’une simplicité dorique et ne comportent, pour ainsi dire, que des ornements inhérents à la langue. Tout l’effet en tient à la sincérité, à la justesse, à quelque figure de langage frappante et souvent d’une hardiesse orientale.

Les harangueurs iroquois, après s’être remplis de leur sujet, parlaient d’abondance ; un souffleur avait charge de leur rappeler, au besoin, la suite des choses qu’ils avaient résolu de dire. Leurs intonations, leurs inflexions de voix et leur mimique, admirables de naturel et de justesse, comptaient pour beaucoup dans l’effet produit. Leur action toutefois ne portait pas à faux, et l’argument faisait un fond solide à tous leurs discours. Il le fallait puisque, selon Bressani, leurs auditeurs « comprenaient et discouraient très bien » et « se rendaient franchement aux raisons »[4].

Quelques traits essentiels et indélébiles d’un tel art doivent subsister dans les traductions, et révéler, comme le font souvent de simples profils, l’habilité des artistes.

Voici, par exemple, un extrait typique de harangue. Tiotsaeton[5], chef iroquois, ramène aux Trois-Rivières un prisonnier français nommé Couture, et parle devant M. de Montmagny  : « C’est ce collier, dit-il, qui vous ramène ce prisonnier. Je n’ai pas voulu lui dire, lorsque nous étions encore dans mon pays : Va-t’en, mon neveu ; prends un canot et retourne à Québec. Mon esprit n’aurait pas été en repos ; j’aurais toujours pensé et repensé en moi-même : ne s’est-il pas perdu ? Vraiment, je n’aurais pas eu d’esprit si j’eusse agi de la sorte. Celui que vous avez renvoyé seul a eu toutes les peines dans son voyage. »

En même temps, sa merveilleuse pantomime fait passer sous les yeux de l’auditoire cet ex-prisonnier, voyageur solitaire à travers mille périls sur les rivières et dans l’immensité des bois. Il imite toutes les actions du malheureux pendant ce long trajet de misère : il ne parlerait pas qu’on comprendrait encore, tant le rôle est bien joué. Voyez-le, tenant un bâton sur sa tête, aller plusieurs fois et péniblement d’un bout à l’autre de la place. Comme il plie sous le fardeau et comme on reconnaît avec compassion, le pauvre captif renvoyé seul et faisant, à chaque rapide, plusieurs fois le même chemin, afin de transporter son canot et son bagage d’eau calme en eau calme ; il fait maints détours à travers la forêt, heurte du pied roches et racines, trébuche, glisse dans la boue, tombe, se relève essoufflé. Le voici maintenant qui entreprend de naviguer à travers un courant moins fort : il rame d’un côté, de l’autre comme pour redresser son canot dandinant sur la crête des vagues, dans les roses d’eau, entre des pierres dangereuses ; il halète, s’épuise. Hélas ! le courant l’entraîne ; il perd courage. Non ! il se ressaisit ; il avance au prix d’efforts désespérés.

Puis Tiotsaeton, fort de l’effet produit par une aussi vive peinture, reproche aux Français leur peu d’égard envers cet Iroquois : ils ne l’ont aidé, ni dans les sauts, ni dans les bois ; ils ne lui ont pas même fait l’honneur ou donné la maigre consolation de l’accompagner quelques temps du regard : au lieu que lui, délégué iroquois, il a marché devant Couture en lui disant : « Allons, mon neveu, suis-moi, je veux te reconduire en ton pays, au péril même de ma vie ».

Il va montrer maintenant combien la paix était difficile : « J’ai passé, dit-il, près du lieu les Algonquins nous ont massacrés ce printemps… J’ai détourné les yeux pour ne pas exciter mon courroux. »

Ici, l’orateur frappe le sol, se penche, feint d’écouter et continue : « J’ai entendu les voix de mes ancêtres massacrés par les Algonquins ; elles m’ont crié : Mon petit-fils, mon petit-fils… n’entre point en fureur, ne songe pas à nous, il n’y a plus moyen de nous arracher à la mort. Pense aux vivants, empêche le glaive et le feu de les faire venir où nous sommes. Un vivant vaut mieux que plusieurs morts. J’ai suivi leur conseil, j’ai passé outre et suis venu jusqu’ici afin de délivrer ceux que vous tenez captifs. »

Enfin, l’éloquent sachem qui, pour la circonstance, se nomme lui-même la « bouche de son peuple », exprime et rend pour ainsi dire visible à tous les yeux son désir de la paix. On dirait que, de ses propres mains, il nettoie la rivière et en chasse les canots ennemis, il fait mille gestes pour dompter les vagues et les calmer depuis Québec jusqu’aux lacs où se mirent là-bas, par delà les Alleghanys, les villages iroquois ; il aplanit les chutes, ralentit les courants, apaise les bouillons perfides ; il rend les lacs unis comme une glace, endort les vents et les tempêtes.

Voici les eaux rendues favorables aux relations, mais une partie du chemin se fait par terre : il faut le frayer.

Aussitôt l’orateur se met à abattre les arbres, à couper les branches ou à les écarter, à combler les lieux profonds. « Voilà, dit-il, tout le chemin net et uni. » En effet, il se penche et assure l’auditoire que ses yeux le voient sans pierres ni bois ni obstacles, de niveau : on voit de Québec les fumées d’Onnondaga. Cela va rester toujours ainsi, et Tiotsaeton, prenant bras dessus, bras dessous, un Français d’un côté et de l’autre un Algonquin, il s’écrie que la foudre tombant du ciel ne pourrait pas même les séparer. Et j’en passe.

« Tous conviennent, » dit la Mère Marie de l’Incarnation, « que ce sauvage était fort éloquent. »

Ces extraits ont peut-être perdu la moitié de leur saveur ; cette mimique, il faudrait la voir pour en goûter tout le charme ; elle devait doubler l’intérêt du discours. Néanmoins quelle habilité dans celui-ci, quelle adresse à dire finement les choses, quelle satire spirituelle et mordante du peu de considération témoigné par les Français à leur captif rendu à la liberté et ayant droit dès ce moment à des égards ; enfin quelle ingéniosité dans l’invention des machines oratoires !

Sans méconnaître ce qu’un tel genre d’éloquence a de puéril, il faut avouer que l’appropriation aux auditeurs en fait un art véritable, et qu’il est bien conçu pour produire le plus grand effet sur les imaginatifs que sont les Indiens.

Pendant son court séjour à Trois-Rivières, Tiotsaeton brilla par une foule de fines réparties : en voici quelques unes :

Le commandant du fort, M. de Champflour qui lui faisait fête et le régalait de son mieux, lui disait pour mettre le comble à sa bienveillance : « Vous êtes ici comme chez vous ». — « Ce capitaine est un grand menteur », reprend le sauvage en se tournant vers l’interprète. Il se tait un instant pour jouir de la surprise causée par cette réflexion inattendue, et ajoute : « Il dit que je suis ici comme chez moi. C’est faux : dans ma cabane, je suis maltraité, et je fais ici bonne chère ; je meurs de faim dans mon pays, et je passe ici mes jours en festins. »

Un Huron malintentionné cherche à le prévenir contre les Français : « Vois, lui répond-il, j’ai le visage peinturé d’un côté et net de l’autre ; Je vois mal du côté barbouillé, c’est celui des Hurons ; Je vois bien clair du côté net, c’est celui des Français. »

La veille de son départ, lui et ses compagnons reçoivent en présent, des Jésuites, chacun un calumet et du tabac : « En quittant mon pays », dit le chef aux révérends pères, « je renonçais à la vie : merci de ce que je vois encore le soleil ; merci pour vos bons traitements et vos bons discours, pour m’avoir couvert des pieds à la tête ; merci pour vos présents. Il ne nous restait plus de vide que la bouche, et vous la remplissez d’une chose que nous aimons fort. Adieu ! si nous périssons en chemin, les arbres, les éléments, les génies, iront dire aux nôtres ce que vous avez fait pour nous. »

Comme son canot quittait le rivage, il cria au gouverneur : « Ononthio, ton nom est grand par toute la terre : Je ne pensais pas remporter ma tête, et je m’en retourne chargé d’honneur. »[6]

Nous venons de voir et d’entendre l’ambassadeur : nous l’avons trouvé habile, spirituel et charmant ; écoutons maintenant le maître et le conquérant.

Canasatego, chef onnontagué, s’adresse aux Lenni-Lenapes, peuple tributaire de la Ligue. Après avoir prouvé jusqu’à l’évidence, que ceux-ci ont vendu aux colons anglais des terres qu’ils n’avaient pas le droit d’aliéner et que cependant ils osent maintenant réclamer, il continue de leur parler en ces termes :

« Mais comment avez-vous eu l’audace de vendre ces terres, peuple conquis, et dont nous avons fait des femmes ? Vous êtes des femmes, vous le savez, et pas plus que des femmes, vous n’avez le droit de vendre des terres. Bien plus, il ne conviendrait pas que vous l’eussiez, puisque vous en abuseriez. En effet ces mêmes terres que vous réclamez vous les avez dépensées, les ayant reçues en nourriture, en boisson et en vêtements ; et maintenant, vous voulez les ravoir comme des enfants que vous êtes. »

« Or, pourquoi les avez-vous vendues clandestinement ? Nous avez-vous jamais dit que vous en agissiez de la sorte ? En avons-nous partagé le prix avec vous ? Avons-nous jamais reçu de ce prix la valeur d’un manche de pipe ? Vous avez inventé l’histoire d’un messager envoyé par vous, pour nous informer de cette vente, car nous n’avons ni vu sa personne ni appris de ses nouvelles… »

« Pour toutes ces raisons, nous vous enjoignons d’évacuer immédiatement ces terres, et cela, sans vous donner aucun délai pour réfléchir. Nous vous assignons Wioming ou Chamokin comme lieu d’habitation. Allez à l’une ou à l’autre de ces deux localités, à votre choix. Là, vous ayant plus sous les yeux, nous surveillerons votre conduite. Ne réfléchissez pas ; mais partez et prenez ce collier de porcelaine. »[7]

Voilà un discours remarquable pour la fierté, sans doute un peu sauvage, du ton ; mais aussi pour l’enchaînement des idées et l’éloquence parlementaire qu’il montre en formation avancée chez les Conférés. On y voit même, particularité intéressante, avec quelle maturité ceux-ci pratiquaient l’art de gouverner et inauguraient la politique suivie depuis par le Canada et les États-Unis à l’égard des sauvages : politique qui consiste à les traiter en enfants et à leur laisser des terres qu’ils n’aient pas le droit de vendre.

Ainsi parlaient les Garakonthié, les Canehoot, les Adaratah et un grand nombre d’autres. Un contemporain de Téganissorens disait de ce Demosthènes des bois, que son éloquence aurait plu partout.

  1. « Histoire du Canada », p. 419.
  2. « Relation de Bressani », trad. franç., p. 78.
  3. « Relation de Bressani, » traduc. franç., p. 86.
  4. « Relation de Bressani », trad. fr. par le P. Martin, p. 170
  5. La Mère M. de l’Incarnation, écrit Kiotsaeton, mais il faut écrire, d’après l’abbé Cuoq, Tiotsaeton. Voir « Lexique iroquois ».
  6. Voir « Lettres de la Mère M. de l’Incar. » : celle du 14 sept. 1645.
  7. Colden : « Hist. of the Five Nations, » vol. II, pp. 106, 107, 108.