En Gascogne - A propos du problème de la natalité

En Gascogne - A propos du problème de la natalité
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 62-95).
EN GASCOGNE

À PROPOS DU PROBLÈME DE LA NATALITÉ

La faiblesse extrême de la natalité est la question qui prime et domine tout en Gascogne. Elle pèse d’un poids accablant sur la vie économique, sociale, familiale, individuelle et, en cherchant bien, on trouverait que la politique n’échappe pas à sa répercussion.

Si les terres les plus fertiles sont vendues à bas prix et les autres menacées d’abandon ; si toute une classe sociale, la bourgeoisie terrienne, est ruinée et condamnée à disparaître ; si la dégénérescence de la race s’aggrave chaque jour ; si les vertus que développe la famille nombreuse et qui sont la force vive d’un peuple deviennent rares ; si de tous côtés se montrent des signes de dépression et de découragement, c’est l’ « hyponatalité »[1] qui en est cause. Elle étend sur le pays une ombre discrète de tristesse, la tristesse des hameaux dont tous les toits n’ont plus leurs petites fumées aux approches du soir, la mélancolie des choses finissantes. Sur les cartes de la natalité de la France, la tache noire de la Gascogne, la plus sombre de toutes, n’est pas un vain symbole.

La natalité décroît chez tous les peuples civilisés ; elle a baissé en France beaucoup plus que partout ailleurs et elle est plus basse en Gascogne que dans le reste de la France. Pour mille habitans, il y a chaque année 36 naissances en Hongrie, 35 en Espagne, 31 en Autriche, 33 en Allemagne, 31 en Italie, 26 en Angleterre ; il n’y en a que 20 en France et 13 seulement sur les bords de la Garonne. La Normandie, la Bourgogne, la vallée du Rhône, très éprouvées aussi, viennent avant avec des chiffres légèrement supérieurs. Aucun groupe ethnique dans le monde n’est descendu aussi bas que le groupe Gascon[2].

Comme le fait est général, il est évidemment produit par des causes générales qui doivent agir ici avec beaucoup de force et se laisser voir avec netteté. Ce serait une première raison pour les y étudier. Il faut se demander aussi pourquoi les causes générales sont plus agissantes en Gascogne, et s’il ne s’y ajoute pas des causes locales et particulières. La distinction mérite d’être faite. La plupart des causes générales sont liées aux progrès de la civilisation et la condition même de ces progrès : il semble difficile qu’on les puisse atteindre. Les causes locales sont plus modestes, plus accessibles, plus modifiables. On peut penser sans témérité que les études d’ensemble sur la natalité de la France aboutiraient à des conclusions moins découragées si elles étaient précédées d’études régionales où lai réalité, plus circonscrite, serait serrée de très près. Des particularités qui tiennent à la race, à son passé, aux cultures, aux méthodes de travail, aux habitudes, aux tendances morales, à l’éducation on dégagerait sans doute quelques indications utiles.

Jusqu’ici, ces études ont été assez rares. Le sujet est difficile et complexe, il touche à tout, à l’économie politique et à la médecine, à la législation et aux questions fiscales, à la morale et à la religion ; on risque d’y apporter sans le vouloir des idées préconçues, et il n’en est pas qui demande davantage un esprit de parfaite soumission aux faits observés. Il est encore ingrat et pénible : l’analyse, poussée à fond, d’un mal social grave et même humiliant, ne laisse pas d’avoir quelque dureté, la dureté des doigts du médecin dont les pressions douloureuses sur une région du corps enflammée cherchent le signe qui permettra le diagnostic et le traitement.

Une étude complète de la natalité, qu’il s’agisse d’une province ou d’un pays tout entier, ne pourrait être menée à bien que par une collaboration réunissant les compétences les plus diverses. Quand, il y a dix ans, Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil et ministre de l’Intérieur, forma la grande commission extra-parlementaire de la dépopulation, on y voyait fleurer, à côté des plus hautes notabilités du Parlement, des magistrats, des administrateurs généraux, des médecins, des moralistes, des professeurs, des économistes, des financiers, des statisticiens. Dans une enquête plus récente, on a successivement appelé en témoignage des sociologues, des économistes, des professeurs de droit et de médecine, un évêque.

Nous n’apportons ici qu’une contribution à l’étude de la question en Gascogne, ou plutôt la simple déposition d’un témoin attentif à suivre depuis longtemps les progrès du mal sur une population gravement atteinte. Après avoir insisté sur une conséquence peu connue de ce mal, qui augmente beaucoup sa nocivité, nous montrerons que la réduction des naissances, pratiquée d’abord dans un désir d’ascension sociale, a perdu peu à peu ce caractère pour en prendre un autre plus inquiétant ; nous étudierons enfin, en les suivant jusque chez l’enfant, les causes d’une mentalité qui conduit au suicide une race, naguère pleine dévie et de fécondité. Les premières pages pourront être réclamées par la médecine ; on trouvera dans les autres moins de chiffres et de statistiques que de psychologie, et ceux-là n’en seront pas étonnés qui pensent que le problème de la natalité est avant tout un problème moral.


I

Ce n’est pas que le sujet ne comporte des chiffres intéressans et des statistiques émouvantes. Mais tout le monde connaît l’effrayante infériorité de notre pays entouré de voisins dont les excédens débordent les frontières. Pendant que notre population reste stationnaire, l’Italie gagne tous les ans 350 000 habitans, la Grande-Bretagne 400 000, l’Autriche 550 000 l’Allemagne près de 900 000. Nous maintenons difficilement nos contingens en face de l’armée allemande qui, chaque année, peut se renforcer de deux divisions. Il y a véritablement en France une situation qui inquiète tout le monde et devant laquelle les optimismes les plus robustes se sentent ébranlés.

Tout semble avoir été dit sur les conséquences funestes de l’abaissement de notre natalité. Il compromet notre sécurité et atteint la puissance de la France dans toutes ses sources : agriculture, industrie, commerce, productivité fiscale, expansion coloniale, diffusion de notre langue, rayonnement de notre génie. Il présente cependant un autre danger, que nous avons peut-être signalé le premier[3], qui s’est révélé et qui se révèle chaque jour à nous en Gascogne avec une lumineuse netteté. L’hyponatalité est une cause précise et directe de la dégénérescence de la race, un facteur puissant qui à chaque génération multiplie cette dégénérescence par elle-même.

Nous avons eu soin de dire que le fait n’est pas vrai a priori, c’est-à-dire forcément partout et toujours, et il faut entendre par là qu’on peut supposer un groupe de familles d’élite qui maintiendrait son niveau, tout en restreignant ses naissances, encore que, même dans ce milieu choisi, la forte natalité reste très favorable. Mais il est rigoureusement exact dans les populations rurales que nous observons, et on doit le retrouver partout où sont réunies les mêmes contingences.

C’est une chose étrange qu’en Gascogne, sur une terre fertile, sous un climat salubre, dans de bonnes conditions économiques, sans aucun de ces grands centres urbains qui attirent les plus forts pour les dévorer, sans alcoolisme notable[4], avec un travail très adouci par la machine, alors que les plus grands progrès ont été réalisés pour le logement, le vêtement et la nourriture, la race ne semble tirer aucun bénéfice de ces progrès. La dégénérescence est manifeste pour tous ceux qui ont connu les générations d’autrefois. Le masque des visages est moins énergique, les belles attitudes que donnent la souplesse et la force sont plus rares, les saillies musculaires se sont effacées ; beaucoup de jeunes filles, dont les grand’mères à la taille bien prise et à la nuque solide portaient les plus lourds fardeaux sur la tête, cachent une légère déviation sous le corset, les jeunes gens ont perdu l’aptitude à la marche et l’endurance aux travaux pénibles, la résistance dans les maladies est moindre, enfin la tuberculose, au lieu de reculer, gagne du terrain. Ceci d’ailleurs est significatif : malgré les progrès de l’hygiène générale, la diminution de la morbidité aiguë, la rareté extrême des naissances, — et on sait que, là où il naît peu d’enfans, il doit y avoir peu de décès, puisque c’est la première enfance qui paye le plus large tribut à la mort, — la mortalité reste élevée, supérieure à la mortalité moyenne de la France. Nous avons peu de berceaux et beaucoup de cercueils.

Comment expliquer cette dégénérescence ? Certes bien des causes y contribuent : la caserne qui rend quelquefois malades ceux qui ne l’étaient pas et développe la maladie chez d’autres qui en portaient le germe, les contacts chaque jour plus faciles et plus nombreux avec la ville, le séjour à l’école où le groupement des écoliers donne lieu à plus d’une contamination, les travaux trop pénibles imposés aux jeunes femmes et aux enfans, par suite du manque de main-d’œuvre. Il y a encore les excès précoces des jeunes gens qui, grâce à la bicyclette, échappent de bonne heure à la surveillance des familles, les méfaits du café de village où chaque dimanche toute la population s’entasse, mais qui a ses cliens de tous les jours, ceux qui se sont dérobés au travail de la terre pour prendre des métiers légers ou problématiques, barbiers, marchands de journaux, musiciens, faiseurs de filets, courtiers vagues, agens électoraux à l’occasion ; on les traite de paresseux et ce sont souvent des malades ; avec les invalides, les vieillards catarrheux, les convalescens, ils sont là fumant, toussant, crachant autour du poêle qui ronfle et qui dessèche les poussières dangereuses que certains jours le tourbillon de la danse fera voler. Toutes ces sources d’altération de la race ont de l’importance, mais l’action silencieuse, générale et continue de l’hyponatalité est autrement redoutable.

Dans les vieilles familles paysannes, fixées depuis longtemps sur le même sol, sans émigration temporaire, sans changement de métier, dont on a pu suivre l’histoire médicale pendant quatre ou cinq générations, quand un fléchissement s’est produit, c’est presque toujours à la suite d’un mariage regrettable qui a fait entrer un conjoint de race tarée dans une famille saine. On peut penser que l’introduction d’un sang pur dans une famille atteinte ne manquera pas de la relever et qu’il doit y avoir compensation : il en est peut-être ainsi ailleurs, dans des milieux sociaux différens, avec des précautions minutieuses, des soins longtemps continués ; mais ici, dans les conditions de race, de climat, de travail, de fatigue, d’hygiène, où nous observons et suivons ces phénomènes, en général le relèvement n’a pas lieu et la déchéance est définitive. À ce premier fait déjà intéressant s’en ajoute un second plus suggestif, c’est que les mariages mauvais, rares autrefois, sont devenus plus fréquens et que leur fréquence augmente à mesure que la natalité diminue.

Comment en serait-il autrement ? Il n’y a guère plus qu’un enfant par famille : on ne néglige rien pour le conserver. Si la race est déjà touchée, il sera plus faible, plus délicat : on redoublera de précautions. et de soins. Rien n’égale la sollicitude des jeunes paysannes pour leurs nourrissons, les plus pauvres ne reculent devant aucun sacrifice ; il semble qu’issues d’une longue lignée de femmes fécondes, elles veuillent dépenser sur l’unique enfant, auquel elles sont réduites, les trésors de tendresse maternelle que l’atavisme a accumulés dans leurs cœurs. Elles parviennent à sauver les plus malingres et à les conduire à l’âge d’homme.

Aussi, dans les générations nouvelles qui arrivent à la nubilité, la proportion des malades, des prédisposés, des malvenus, des insuffisans de santé, des dystrophiques, comme les médecins les appellent, est considérable. Un choix serait nécessaire, et il est impossible avec des contingens misérables par le nombre. Chaque famille veut se continuer avec son unique rejeton : tout est requis, tout est pris à cet effet, et les mariages défectueux ou franchement mauvais se multiplient chaque année. Ils affaiblissent, altèrent et ruinent la race.

Certains attendaient autre chose de l’hyponatalité ou plutôt essayaient sans doute de s’en consoler en pensant que le bien sortirait du mal. Une descendance restreinte, entourée de soins plus attentifs et plus rationnels, soumise à une hygiène physique et morale meilleure, devait acquérir une valeur sociale supérieure. Un bon soldat et un bon ouvrier valent plus que trois mauvais ou médiocres : on devine la série des raisonnemens aboutissant à cette conclusion que par une population, clairsemée mais d’élite, la France garderait son rang dans le monde. C’est une illusion qui ne résiste pas à la lumière des faits tels que les montre l’étude démographique de nos villages gascons. Depuis que beaucoup de bancs restent vides à la petite école, les écoliers ne sont ni mieux doués, ni plus travailleurs, et ils sont certainement moins vigoureux. Une basse natalité est un mal sans compensation.

Quand on veut assurer l’avenir d’une espèce végétale ou animale, il faut, selon le conseil de Pasteur, sauver la graine. La nature n’a pas d’autre souci et, pour y parvenir, elle la multiplie à l’infini. Afin que quelques glands puissent germer dans l’humidité du sous-bois, le vieux chêne se couvre de fleurs tous les printemps, et, bien que la reine des abeilles ne doive avoir qu’un seul époux, la ruche lui prépare et lui offre des milliers de candidats. Un peuple qui veut vivre doit maintenir la qualité de sa graine, c’est-à-dire la santé et la vigueur des jeunes. Il ne le peut pas avec une natalité réduite. La qualité implique le choix et celui-ci suppose le nombre. La quantité, au lieu d’exclure la qualité, comme il arrive ailleurs, en est ici la condition première et souveraine.

Il y a cent ans, quand la natalité était belle en Gascogne, le mariage des paysans était protégé par une véritable sélection. Tous ceux qui y étaient appelés par l’âge n’étaient pas élus et beaucoup restaient en dehors de la terre promise. Dans la plupart des familles, — exactement sept fois sur dix, — on trouvait des tantes et des oncles qu’on y chercherait vainement aujourd’hui : vieilles filles un peu boiteuses ou mal tournées ou trop laides, vieux garçons qui avaient été rhumatisans ou tousseurs de bonne heure, ou simplement timides et lourdauds, car ici il faut avoir la langue alerte pour plaire aux amoureuses. Ils s’étaient résignés au célibat, et l’organisation patriarcale de la famille leur rendait la résignation facile. En général, ils restaient avec l’aîné des frères, avec la souche, ils travaillaient sans gages, pour la nourriture et l’entretien, acceptaient un rôle effacé et même les tâches ingrates : quand toute la maisonnée était à la foire ou à la fête, les tantes veillaient sur les berceaux, les oncles sur l’étable. Ce célibat était un bienfait social, il favorisait les mariages entre les plus forts et les plus qualifiés, les mariages vraiment désirables sans lesquels une race ne peut ni élever, ni maintenir son niveau.

C’est de ces mariages que sortirent les conscrits gascons qui montrèrent une si belle vaillance dans les guerres de la Révolution et de l’Empire. Il est des pages d’histoire et des récits de mémoires qui s’expliquent et s’éclairent quand on a pu étudier de près, dans leur origine et leur milieu familial, quelques humbles ouvriers de ces héroïques besognes. Plus d’un dans la métairie, où la fécondité n’était pas mesurée aux ressources, avait connu la miche trop petite pour les bouches trop nombreuses. À tous la natalité élevée avait imposé une vie simple, une éducation pleine de dureté. Celui-ci d’une famille aisée, où il y a sept enfans, est confié vers l’âge de dix ans à un « régent de Lectoure » qui fait payer ses leçons « un sol » par jour et, « moyennant un second sol, » ajoute l’ordinaire au pain et au vin fourni par les parens ; mais, au règlement de fin d’année, une retenue est faite sur l’addition, « parce que l’enfant n’a pas mangé d’ordinaire de tout le carême. » Le régime était parfait pour préparer l’estomac aux cuisines incertaines des sierras espagnoles où plus tard l’écolier fera campagne pendant six ans, « marchant nuit et jour, sans être malade une seule fois. » Et, si les estomacs comme les jarrets sont d’acier, quelle joyeuse santé dans les âmes ! Celui-là, qui vient de faire trente-deux étapes, écrit de la Fère à ses parens que la route est plus longue que large et que la Picardie est un assez bon pays, sauf qu’il n’y a pas de vignes et que personne ne comprend le patois : « Avec ça, ajoute-t-il, il n’y a pas moyen de conter des petites couyounnades[5] comme chez nous. » Ayons quelque indulgence pour la forme : l’auteur mourra aux Invalides sergent et chevalier de la Légion d’honneur.

Les compagnons de Montluc et d’Henri IV, quand par hasard ils savaient écrire, ne devaient pas le faire autrement. Alors aussi les nichées étaient belles dans les gentilhommières perchées sur les collines qui encadrent le cours de la Baïse et du Gers : on en sortait de bonne heure avec des « jambes de cigogne » et des « dents de loup. » Blaise de Montluc est l’aîné de onze enfans, et lui-même en aura dix de ses deux femmes. À dix-sept ans, monté sur un cheval d’Espagne que lui donne son père avec quelques écus, il quitte la maison, passe chez un gentilhomme voisin, le sire de Castelnau d’Arbieu, vétéran des guerres d’Italie, pour se faire enseigner le chemin, et pique droit sur le Milanais « sur le bruit qui courait des beaux faits d’armes qu’on y faisait ordinairement. » C’est tout de même un joli départ, celui de d’Artagnan n’est pas plus beau, et les romanciers, qui avec les poètes ont tant prêté aux Gascons, n’ont prêté qu’à des riches.

Montluc trouvera en Italie des hommes de sa trempe. Tout est en énergie dans l’Italie de la Renaissance, chacun y pousse l’effort jusqu’à l’extrême limite, rien n’arrête l’élan du geste pour réaliser la pensée, que la main tienne le pinceau ou l’ébauchoir, l’épée ou le poignard. Mais là aussi la natalité est débordante. Le premier coup de canon des Impériaux contre la porte Ovile de Sienne, dans la matinée du 11 janvier 1555, abattit trois habitans qui, à eux trois, laissaient vingt-quatre fils pour les venger. Les femmes ne marchandaient pas leurs maternités à la vie violente de la cité, véritables sœurs de cette Catherine Sforza, criant du haut des remparts de Forli aux assiégeans qui la menaçaient de mettre à mort ses six enfans restés en otage : « Imbéciles, vous voulez tuer mes enfans. Vous n’avez qu’à me regarder pour voir que je puis en faire d’autres. »

Les femmes de la Gascogne, bourgeoises et paysannes, n’avaient pas non plus marchandé leurs maternités pour préparer les fortes générations qui fournirent l’effort de la Révolution et de l’Empire. L’abondante natalité de la fin du XVIIIe siècle doit entrer dans l’explication des énergies déployées à cette époque. Pour tracer son prodigieux sillon, Napoléon eut sous la main une matière humaine, corps et âmes, d’une qualité supérieure. Aujourd’hui, le « surhomme » ne la trouverait plus aussi belle en Gascogne. Il y avait alors chaque année une quinzaine de conscrits dans le village qui n’en fournit plus que cinq ou six, et où il arrive parfois que, sans excès de sévérité, le conseil de révision pourrait en éliminer la moitié. Voilà les deux termes extrêmes du chemin parcouru ou plutôt descendu. Ils expriment bien les deux déchéances, — du nombre et de la qualité, — dont nous souffrons et qui sont étroitement liées l’une à l’autre.


II

Dans un pays où la natalité baisse d’une façon continue, on est amené à se demander si la race n’est pas frappée de stérilité véritable et si les sources de vie n’y sont pas taries. Il y a toujours eu et il y aura toujours des ménages auxquels les enfans sont refusés. Ils sont dignes de pitié : s’ils sont pauvres, c’est, au déclin des forces, la misère et l’abandon ; et pour les autres il y a peut-être plus de tristesse qu’on ne pense dans une vie, qui, privée de son but naturel, n’a pas de sens, et dans la vieillesse devant un foyer où bientôt des inconnus viendront s’asseoir. Il est probable qu’en Gascogne, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’étudier ici, la stérilité est en léger progrès. Mais la fécondité de la race reste très suffisante pour maintenir et élever le chiffre de la population si elle n’était pas arrêtée par la restriction volontaire. La fréquence de l’avortement criminel ne laisse aucun doute sur ce point. C’est une plaie qui désole nos campagnes et que la vulgarisation des pratiques antiseptiques favorise. Il y a trente ans, quand dans un village une jeune femme était enlevée par une péritonite suspecte, on était pris de peur autour d’elle, on voyait même la main de Dieu dans cette revanche de la nature violée, et pendant un an ou deux le chiffre des naissances remontait. Aujourd’hui la sécurité est plus grande : j’ai pu écrire que la suppression de l’avortement criminel en Gascogne y relèverait la natalité d’un cinquième, peut-être d’un quart, et ces chiffres n’ont pas été contestés.

D’après certains travaux récens, la natalité française a commencé à décroître sous le règne de François Ier. Elle était encore très belle en Gascogne vers 1750, et nos recherches ne vont pas au delà. Jusqu’à la Révolution, les registres, tenus par les curés, portent 15 ou 20 baptêmes chaque année dans des paroisses qui ne dépassent pas 100 foyers. La moyenne est de 5 enfans par famille, il y en a souvent 8 ou 10 et le fils unique est exceptionnel. En revanche, la mortalité infantile était considérable : une mauvaise hygiène, des habitudes déplorables comme celle de mettre dans le four tous les nourrissons du hameau pour les préserver du froid, la promiscuité de logemens misérables, les épidémies, la disette vidaient souvent les berceaux, mais ils se remplissaient aussi vite. D’après les chiffres des Intendans (1783 et 1787), il y avait 1 436 naissances pour 1 000 décès dans la généralité d’Auch, il n’y en avait que 1279 dans le Languedoc et beaucoup moins dans le Berry et dans la Bretagne. On gagnait alors en Gascogne tout ce qu’on y perd aujourd’hui.

Un premier et léger ralentissement se montre sous la Révolution et sous l’Empire, s’accentue sous la monarchie de Juillet, et n’a cessé de s’aggraver depuis, pour prendre dans ces dernières années des proportions alarmantes. On a expliqué le fléchissement de la Révolution par les malheurs du temps et celui de l’Empire par les sanglantes hécatombes de l’épopée impériale. Il y a sans doute une part de vérité dans cette explication, mais il ne faut pas s’en contenter. En étudiant la natalité des villages pendant les premières années du siècle dernier, on constate qu’elle diminue chez les bourgeois pendant qu’elle se maintient chez les paysans. On peut varier les recherches en prenant sur différens points dix domaines comprenant chacun plusieurs métairies, ce qui donne 10 familles bourgeoises et de 40 à 60 familles de métayers, le résultat est toujours le même. On a d’ailleurs remarqué qu’à cette époque, la natalité dans les villes, à Toulouse par exemple, était moins forte que dans les campagnes environnantes, sans doute parce que la proportion des familles bourgeoises y était plus élevée.

Dans la bourgeoisie, certains groupes sont plus tôt atteints que d’autres ; il semble que la natalité diminue d’abord chez les notaires, les magistrats, les avocats, les agens d’affaires, ou encore chez ceux qui se sont le plus rapidement adaptés aux idées nouvelles, qui s’enrichissent par les charges, les emplois publics, les fournitures, les spéculations, l’achat et le commerce des biens nationaux.

Les uns connaissent la législation nouvelle sur le régime successoral, l’appliquent tous les jours, en savent la portée ; les autres ont de bonnes raisons pour s’y intéresser, pour se préoccuper des dangers qu’elle fait courir à des fortunes récentes et inattendues. Plus d’un notaire de village, devenu subitement propriétaire du domaine seigneurial pour quelques poignées d’assignats, regrette le droit d’aînesse qui en aurait assuré la perpétuité à sa descendance. Ne pouvant le faire revivre, il tourne la difficulté en se limitant à un fils unique. Dire, comme on l’a fait, que la loi nouvelle n’a pas eu une influence décisive sur la natalité, parce qu’elle n’a fait sentir ses effets d’une façon très appréciable que trente ans après, c’est méconnaître la réalité et l’enchaînement des faits.

La loi eut tout de suite l’action qu’elle devait avoir sur ceux qui la connaissaient, l’appliquaient, en redoutaient les effets. Avec les années, ses applications se multiplièrent, on la vit à l’œuvre ; on vit que c’était un instrument parfait pour diviser, pulvériser les fortunes. Peu à peu les plus petits bourgeois la redoutèrent et, quand on ne pouvait lui échapper, on atténuait sa prise en faisant jouer la quotité disponible : nulle part on n’en a usé et abusé autant qu’en Gascogne, en l’aggravant d’ailleurs par toutes sortes de ruses et d’artifices. La préoccupation générale et constante est d’avoir un fils unique ou de faire un aine. On avouait hautement cette préoccupation, elle entrait dans le programme d’une carrière bourgeoise bien réglée, dans les conseils qui étaient donnés au début du mariage. Par cette méthode, aidée de l’économie, sans travail, la fortune grandissait toute seule. Le père y voyait dans l’avenir sa maison plus riche, plus influente, la mère une vie plus douce, plus chaude, plus luxueuse pour le nouveau-né qu’elle berçait sur ses genoux. C’était le grand moyen d’ascension sociale.

Les paysans restèrent longtemps indifférens à cette loi. Même aujourd’hui où tout le monde sait lire, où le journal pénètre partout, une modification du Code civil n’est pas connue, pratiquement interprétée tout de suite. La loi de 1891, qui règle les droits de l’époux survivant quand il n’y a ni héritier direct ni testament, est encore ignorée de la plupart des ménages sans enfans qu’elle intéresse. C’était bien autre chose, il y a cent ans, dans la vie obscure du village, vie courbée sur les sillons, sans lectures, sans communications faciles avec la ville, où pour beaucoup le monde finissait à l’horizon des collines voisines. Et puis qu’importait alors aux paysans la suppression du droit d’aînesse ? La plupart étaient métayers, maîtres-valets, domestiques, journaliers ; les plus fortunés n’avaient guère qu’une maison et quelques champs, Mais l’exemple de la bourgeoisie est là, sous leurs yeux, leçon de choses générale et continue, avec des résultats palpables, saisissans : la fortune peu ou point divisée qui, à chaque génération, se double d’une autre qui ne l’est pas davantage, le domaine qui se conserve, s’étend, gagne le plateau couvert de vignes luxuriantes, descend jusqu’à la rivière et s’annexe les terres grasses, les métairies riches en prairies et en bestiaux.

Peu à peu les paysans se mirent à imiter les bourgeois, à préserver le petit patrimoine du morcellement futur et, quand leurs calculs étaient déjoués par l’arrivée d’enfans inattendus, à mettre en échec le régime successoral avec une incroyable ténacité. D’ailleurs, pour beaucoup d’entre eux la question se posait plus précise et plus pressante. Avec de nombreux enfans, ils ne pouvaient sortir du métayage qui était le seul moyen de les nourrir et de les élever. Les chemins de fer n’existaient pas, l’industrie n’avait pas pris son essor. Les jeunes devaient rester avec les parens ou se placer comme domestiques ; les places étaient rares et les salaires misérables. M. Georges d’Avenel a montré que les salaires agricoles ne sont jamais descendus aussi bas en France que de la Révolution à 1840.

Mais, en se limitant à un seul enfant, comme font les maîtres, on pourra vider le bas de laine, acheter quelques hectares de terre, y bâtir une maisonnette. Le petit bien, arrondi et bien agencé, sur lequel on vivra avec sa femme et son enfant, que l’on cultivera avec une paire de vaches, où la polyculture fournit tout ce qui est nécessaire à la vie, a exercé sur les métayers gascons une fascination irrésistible. C’est lui qui a détruit la vieille famille, à caractère un peu communautaire, pour lui substituer la famille réduite, particulariste, comme la vigne l’a fait ailleurs avec sa culture parcellaire. La terre est achetée et la maison bâtie ; le vieux rêve, le rêve obscur des ancêtres est réalisé. L’homme est enfin maître de cette terre que lui et les siens ont toujours travaillée pour le compte des autres ; la femme, en contemplant le lit qu’elle vient de monter dans la chambre neuve, ne manquera pas de lui dire avec émotion : « Tes chevilles, mon pauvre vieux, ne trembleront plus dans leurs trous à chaque Sainte-Catherine[6]. » C’est la fin et la revanche des tristes exodes où, dans les ornières des mauvais chemins, les mères et les grand’mères ont suivi le pauvre mobilier mal chargé, cahoté, branlant, lamentable sous la pluie des derniers jours de novembre, avec le dernier-né sur les bras et les autres pendus aux jupons.

Bourgeois et paysans ont donc réduit leurs naissances en vue de l’enrichissement et de l’ascension sociale, dans un sentiment d’ambition pour soi, pour sa maison, pour sa descendance. L’ambition produit l’énergie, mais elle en est surtout l’expression et le témoignage. En réalité, pendant la plus grande partie du siècle dernier, ce fut en Gascogne une prospérité agricole générale et croissante, chez tous un ardent désir de s’élever, un vif essor d’expansion, une poussée d’impérialisme dans les individus et dans les familles. La restriction de la natalité n’était à tout prendre qu’une forme aveugle et dangereuse de cet impérialisme, qui demandait au paysan encore plus d’énergie que d’ambition.

Il renonçait à la grande famille dont le travail en bande était joyeux et les veillées réconfortantes, où l’on ne se sentait jamais isolé, où l’on pouvait être malade et prendre du repos sans que rien fût compromis, et il adoptait la famille réduite au minimum, la famille-squelette : le père, la mère et l’enfant. Pour achever de payer le petit bien, l’organiser et l’étendre, le voilà condamné à un travail acharné de jour et de nuit, car il ira à la journée chez le voisin après avoir labouré son champ au clair de la lune ou avec une petite lanterne fixée sur l’âge de la charrue, comme je l’ai vu plusieurs fois ; il n’aura plus le droit d’être malade, il peinera et trimera sans trêve ni merci, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort. Et, de fait, beaucoup de paysans sont morts prématurément, victimes de la famille réduite, qui, dans la famille nombreuse, auraient connu la vieillesse comme leurs parens.

Aujourd’hui, l’hyponatalité se maintient et s’aggrave, mais on chercherait vainement l’ambition, l’énergie et l’impérialisme dans les sentimens qui l’inspirent. Une mentalité nouvelle s’est formée peu à peu, différente de l’ancienne. On tient moins à s’élever qu’à jouir. On songe moins à la destinée du domaine familial, à l’avenir de sa descendance ; on songe beaucoup à soi-même. La femme, même la paysanne, redoute les sujétions, les fatigues, les dangers de la maternité ; l’homme fuit les préoccupations et les charges. Chacun tient à vivre sa vie pour soi, à utiliser à son profit le temps et les ressources dont il dispose. Si cette vie est modeste et même étroite, on s’en consolera ; c’est surtout la vie du moindre effort, la vie facile, plénière, sans aléa, qui apparaît comme désirable.

La famille nombreuse représente les bouches à nourrir, les éducations à faire, les filles à pourvoir, l’ordre, la discipline et l’accord à maintenir, les ressources à créer, les initiatives à prendre, les efforts à faire. On n’aime pas le risque, puisqu’on en trouve encore trop dans la vie agricole et qu’on lui préfère les emplois les plus infimes où les mensualités sont régulières et la retraite certaine ; l’effort est redouté par les âmes sans ressort et les volontés paralysées. La paralysie de la volonté explique et mesure la déchéance de notre natalité. Nous sommes dans le pays des énergies qu’on peut croire mortes.

Mais il arrive parfois que le sommeil ressemble tellement à la mort qu’on les prend l’un pour l’autre, et nous nous obstinons à penser que les énergies de la Gascogne ne sont qu’endormies.

Il est possible, au moins pour les bourgeois, d’indiquer approximativement l’époque où ce changement s’est produit en même temps que les deux circonstances principales qui l’ont favorisé.

Dans les années qui suivirent la guerre, alors que toute l’âme française était oppressée par la défaite, une crise économique éclata en Gascogne, crise grave de main-d’œuvre, dont on ne prévoit pas encore la fin, et telle qu’il faut remonter très loin dans l’histoire pour en trouver une semblable. En peu de temps, la bourgeoisie, dont la fortune était presque exclusivement territoriale, se trouva ruinée. Le choc moral fut si considérable qu’il provoqua ce que depuis on a appelé le syndrome neurasthénique chez tous ceux qu’il surprit en état d’opportunité morbide. Il y eut comme une épidémie de neurasthénie parmi les bourgeois, et chez tous, même ceux que la santé physique préserva de la maladie, ce fut un accablement extrême, un désarmement général des volontés. À quoi bon se préoccuper du morcellement futur d’un domaine qu’on ne peut plus faire cultiver, qui est devenu une source d’ennuis, qu’on sera obligé de vendre à vil prix ? Il faut vivre d’abord, dans un temps où le problème est difficile, éviter les charges et les complications, s’abstenir de donner la vie à des enfans que le malheur attend. On sentit passer, discret et inconscient, un certain découragement de la vie.

En même temps d’ailleurs, par une fissure imperceptible, s’échappait pour se perdre une précieuse réserve d’énergie morale. Vers 1866, Taine, allant de Bordeaux à Toulouse avec le jury de Saint-Cyr dont il faisait partie, écoute les conversations, note le ton, observe les physionomies et les gestes et il conclut en disant : « Ici la femme est supérieure à l’homme. » Il est certain que beaucoup de fortunes de la bourgeoisie en Gascogne ont été conservées et développées grâce à l’activité et à l’intelligence des femmes. L’homme, en devenant bourgeois, cessait de travailler, prenait la canne, le fusil, fréquentait le cercle et le café ; la femme continuait le travail et l’effort, car l’administration d’une maison était alors une tâche compliquée, laborieuse et absorbante. On fabriquait tout sur place, avec ses propres moyens, depuis le pain qu’il fallait pétrir et cuire chaque semaine, jusqu’aux remèdes d’urgence contre la colique et l’apoplexie, dont les recettes étaient consignées sur le livre de raison, sans parler des chemises que l’on portait et du linge qui garnissait la table. Que de travaux, de soins, de soucis étaient nécessaires pour tirer la toile blanche des petits champs de lin qui, au mois de mai, mettaient leurs jolies taches bleues sur la nappe verte des blés ! Jeunes femmes, dont le Louvre et le Bon-Marché comblent les désirs, vous ne soupçonnez pas le dur labeur qu’a coûté à vos aïeules le linge, peut-être un peu rude, qui remplit les vieilles armoires !

La première levée, la dernière couchée, la maîtresse de maison pressait les servantes, mettait volontiers la main à l’œuvre, et elle était telle, aux détails et aux nuances près, non seulement dans les familles modestes récemment sorties du travail de la terre, mais dans les plus élevées, dans la maison d’un premier Président sous la Restauration, dans celle d’un député riche sous le gouvernement de Louis-Philippe. La femme gagnait à cette vie bien remplie l’habitude de commander, de prévoir, de décider, d’agir. Il n’est pas étonnant que, dans les momens difficiles, elle se montrât souvent plus résistante, plus énergique et plus ambitieuse que le mari. Il y a quelques années, j’étais allé féliciter un ami de collège auquel de beaux travaux avaient valu une situation enviée dans l’enseignement supérieur. « C’est à ma mère que je pense, » me dit-il, et, les yeux humides, il me montra dans une petite boîte un dé et quelques aiguilles piquées sur un morceau de drap. Le père, découragé par des revers, voulait lui donner un métier quelconque au sortir de l’école primaire, la mère s’y opposa et, par un travail de nuit épuisant dont elle devait mourir, elle paya jusqu’au dernier les trimestres d’une demi-pension au lycée. La remarque de Taine était profondément juste.

Elle le serait peut-être un peu moins aujourd’hui. Depuis quarante ans, la vie moderne a pénétré partout ; le travail s’est divisé, spécialisé ; la tenue d’une maison est infiniment plus simple et plus facile ; on n’y fait plus ni le pain, ni le linge, ni le remède contre l’apoplexie. La jeune femme, qui est sortie de pension avec une éducation plus brillante, des aspirations nouvelles, une instruction parfois assez étendue, à laquelle il manque peut-être d’être adaptée, a du temps devant elle pour la lecture, le piano, la broderie, le tennis, les réunions mondaines, la rêverie. Moins occupée, elle a laissé l’énergie se relâcher ; les vieilles empreintes, souvenir des grand’mères lointaines qui gardaient la maison et filaient la laine, se sont effacées et ainsi s’est éteint le foyer féminin de l’ambition familiale. Si la jeune mère s’arrête à un seul bébé, c’est moins pour qu’il ait plus tard une fortune plus brillante que pour des préoccupations d’un autre ordre, plus immédiates.


III

Ces préoccupations sont les mêmes chez les paysans, devenus beaucoup plus indifférens qu’autrefois au partage éventuel de l’héritage, gagnés par l’égoïsme et le désir ardent de jouir. Ici, les causes sont différentes, diverses, plus indirectes, plus lointaines.

Le progrès considérable de l’hygiène sociale, la diffusion du bien-être, certaines habitudes de confort et même de luxe ont singulièrement adouci la rudesse de la vie paysanne en Gascogne[7]. Le travail agricole n’est plus le dur métier d’autrefois où il fallait faucher à la main les prés et les fourrages, les avoines et les blés. Les vieux disent souvent aux jeunes : Vous renonceriez à ensemencer la terre si, pour faire la moisson, il vous fallait prendre la peine que nous prenions. Avec la machine est venu l’engrais chimique, que les paysans ont regardé d’abord d’un œil méfiant, et qu’ils répandent maintenant avec joie. La poudre mystérieuse, blanche comme du sel ou grise comme de la cendre, rend fertiles les champs qui ne l’étaient pas et fait pousser des récoltes sur ceux qui n’ont pas reçu toutes leurs façons. Parce que le poignet aura été mou sur le mancheron de la charrue, le grenier ne restera pas vide : l’engrais supplée au travail dans une certaine mesure.

Pour arracher à la terre le pain qui le nourrissait, l’homme n’avait autrefois que ses bras faiblement armés. Quand un coin du champ, malgré les labours et les fumures, ne lui donnait que de maigres épis, il le marquait de quelques jalons et résolument l’attaquait avec la lourde bêche à deux pointes. Dans la tranchée ouverte, enfoncé jusqu’à mi-corps, les bras nus, ruisselant de sueur, il frappait à coups redoublés les durs conglomérats du sous-sol, et plus d’un survivant des grandes guerres, haletant et furieux contre la terre rebelle, accompagnait chaque coup d’un juron comme pour ces carrés ennemis, qui résistaient au canon et au fusil, et qu’il fallait crever à la baïonnette. La lutte avec la terre était un duel, un corps-à-corps farouche. L’homme s’y raidissait de toute la puissance de ses muscles et de son énergie : le bien-être, la machine et l’engrais sont venus peu à peu détendre le ressort.

Tout s’enchaîne dans l’évolution agricole. L’emploi large des engrais, surtout des engrais phosphatés, a beaucoup augmenté les récoltes en fourrages et donné du même coup une extension inattendue à l’élevage du bétail. Le petit paysan est passé de deux vaches à cinq ou six, et la métairie, qui en nourrissait péniblement une douzaine, est fière de son troupeau de trente têtes. On se console d’avoir moins de blé, ce blé qui coûte tant de sueur, en conduisant à la prairie les belles vaches suivies de leurs élèves. Pendant que vous les regardez paître, les bras croisés, l’oreille caressée par le bruit des mâchoires rasant et broyant l’herbe touffue, les bonnes bêtes mettent de la viande et de la graisse sur leurs os et en même temps de l’argent dans vos poches. C’est du bon argent, doux à gagner. Nous allons insensiblement vers la culture pastorale et nous y glisserons davantage si le prix des animaux reste élevé. Le régime pastoral, qui est celui de la simple récolte, comme l’appelle Demolins[8], a sur l’homme une influence connue : il permet le repos des bras, celui de l’esprit, la somnolence, le rêve. Le laboureur qui devient berger déchoit en énergie.

Le développement de l’élevage multiplie aussi les maquignons. Le paysan gascon a un goût très vif pour le maquignonnage parce qu’il y trouve l’emploi de certaines qualités qui lui sont propres, et sur bien des points un tiers de la population s’y livre ouvertement. Ici on parle facilement, parfois on parle bien et on adore parler. Autrefois on contait des nouvelles, vraies ou fausses, plus souvent fausses que vraies, si l’on croit en les médisans, et il y avait de merveilleux conteurs. Je suis sûr d’avoir entendu des récits qui étaient de petits chefs-d’œuvre : Daudet les aurait portés avec joie à son moulin. Avec le journal, le livre, le café, le cercle, on ne conte plus, et, comme il faut parler cependant, on plaide. Dans ce cercle d’hommes vêtus de blouses et appuyés sur leurs bâtons, autour d’une vache dont le regard vague cherche la luzernière, une plaidoirie se déroule à laquelle rien ne manque, ni l’exorde insinuant ou brusque, ni l’ordre et le choix des argumens, ni le ton badin, ému ou véhément selon la qualité de l’adversaire, ni les grands moyens comme l’apostrophe, l’indignation ou encore le geste sobre qui montre la femme en pleurs, parce qu’on lui vend la meilleure des bêtes qu’elle regrettera toute sa vie. La vache est vendue avec vingt francs de bénéfice. À la joie des deux pistoles empochées s’ajoute celle de la partie gagnée, de l’adversaire roulé, de la plaidoirie bien faite et qu’on a sentie appréciée par des gens qui s’y connaissent. La race entretient et cultive ses dons d’adresse, de subtilité, de repartie, d’improvisation et d’éloquence.

Mais le maquignonnage, fâcheux au point de vue économique, est un désastre au point de vue moral. Il éloigne l’homme du travail et de la famille, le pousse à l’auberge et au café. Il lui donne l’habitude de la duplicité, de la comédie, du mensonge, des courtages suspects, des combinaisons malhonnêtes. Le maquignon, dit le proverbe, trompe son père et sa mère ; il en arrive en effet à croire que les procédés de foire sont applicables à toutes les affaires de la vie, et il est certain que la déformation morale est très marquée. À propos d’un chien qu’on avait tué à tort comme enragé, et pour éviter une forte indemnité qui était réclamée, on voulait qu’un membre de l’Académie des Sciences, auquel on avait eu l’occasion de rendre un service insignifiant pendant les vacances, allât demander un certificat faux à l’Institut Pasteur. Il fut impossible de faire comprendre que la maison de la science est une maison de vérité d’où le mensonge est banni comme le plus abominable des crimes. Cependant l’homme était intelligent et avait reçu une instruction primaire complète. La déformation du maquignonnage était passée par là.

Beaucoup de paysans éprouvent un dommage moral du fait même des circonstances qui sont le plus favorables à leurs intérêts économiques. La main-d’œuvre est fort rare et très recherchée : journaliers, domestiques, tâcherons en profitent pour se faire payer cher et rien n’est plus juste. C’est la loi de l’offre et de la demande. Mais, une fois leurs prétentions acceptées, comme ils savent qu’à cause de la difficulté qu’on aurait à les remplacer, les patrons iront jusqu’aux limites les plus invraisemblables de la patience, ils se laissent aller, font mal leur travail, manquent à tous leurs engagemens. C’est un sabotage continu, non par violence, haine ou représailles comme ailleurs, mais par paresse, insouciance, lâcheté physique et morale. On prend l’habitude de l’à peu près, des besognes gâchées, du devoir non accompli. C’est une mauvaise école pour les jeunes dont ils se ressentiront toute leur vie. La malfaçon d’un labour ou d’un sulfatage, qui n’intéresse que le propriétaire, prépare la négligence de l’aiguille dans une gare qui intéressera tout le monde.

Il y a encore dans l’évolution du travail agricole une cause plus générale et plus fine d’affaiblissement moral. Autrefois, le métier de paysan était un vrai métier qui exigeait un apprentissage long et minutieux. Pour transformer la poignée de blé, confiée à la terre, en une miche dorée qui parfume la table, bien des opérations étaient nécessaires, depuis le sillon droit et profond jusqu’au geste du vanneur jetant le grain au vent avec la pelle, jusqu’au pétrissage de la pâte et la mise au point du four, car tout, sauf la mouture, se faisait par les mains du laboureur. Chacune d’elles devait être soigneusement apprise. Nous ne parlons que d’une culture et il y en avait dix. Il y avait encore dix petits métiers parce qu’on fabriquait à la maison tout ce dont on avait besoin : les fourches et les râteaux, les paniers et les cages, les balais, les jougs, les brouettes, les sabots. Un apprentissage long, multiple, complexe, remplissait l’enfance, l’adolescence et la jeunesse du paysan. L’apprentissage a une grande vertu de perfectionnement moral : il occupe l’activité et le temps à un âge où il est dangereux de les laisser sans emploi, il exige et développe l’application, la patience, la discipline, la continuité de l’effort, le souci du but et de l’avenir.

Après l’apprentissage venait la maîtrise, bienfaisante elle aussi au point de vue moral. Le métier qualifie l’homme, le classe, le distingue, l’élève. De s’y sentir habile, d’être respecté, recherché pour cette habileté, il tire un sentiment de dignité et d’orgueil qui le soutient et le protège. Comme l’uniforme redresse l’attitude du corps, le métier redresse celle de l’âme.

L’apprentissage et la maîtrise disparaissent. On peut sans préparation conduire une charrue Brabant qui laboure toute seule, suivre une lieuse qui jette la gerbe toute faite, servir une batteuse qui met le blé bien propre dans le sac. Celui qui vient de pousser un wagonnet dans l’usine ou de décharger des bateaux sur les quais y réussira presque du premier coup. D’autre part, les petits métiers domestiques sont négligés ou oubliés : on achète presque tout. Dans les magasins d’outillage agricole d’Agen, on peut voir des stocks d’aiguillons venus des vallées pauvres du Lot. Le bouvier de la plaine ne fait donc plus son aiguillon, la jolie branche d’aubépine, bien choisie, roussie au four et fignolée ! En dehors des chefs de chantier, beaucoup d’ouvriers agricoles n’ont plus qu’un métier imprécis, qui ne les différencie pas, d’où ils sont prêts à sortir. Ils ne sont plus que de vagues paysans, et ils perdent à cela plus qu’on ne pense.

La moralité générale des paysans a beaucoup baissé, et personne n’en doute, encore qu’il soit difficile de faire un parallèle exact des mœurs du présent et du passé. De savoir par exemple s’il y a aujourd’hui au village plus de maris trompés qu’autrefois, la chose est malaisée et les statistiques manquent. Nos pères étaient joyeux et les récits des veillées abondaient en gaillardises. Une vieille énumération rimée et rythmée de treize villages de la Lomagne[9] se termine par ces deux vers fort adoucis dans la traduction, car le texte patois brave par trop l’honnêteté :


Dans ces treize petits villages
Toutes les femmes sont… volages.


Nous avons, il est vrai, un document, mais, comme on va le voir, il est d’une interprétation délicate. Le curé d’un des treize villages tenait registre des femmes qui trompaient leurs maris, et le registre était une baguette de coudrier sur laquelle chaque pécheresse était marquée d’une encoche. Tout le monde parlait de la baguette redoutable, mais personne ne l’avait vue. À la mort du curé, les hommes n’y tinrent pas et enfoncèrent le tiroir secret de la sacristie. Leur surprise fut grande et même douloureuse en constatant qu’il y avait autant d’encoches que de ménages. Fort soucieux, la mine basse et se frottant le front, ils coururent chez l’évêque. Celui-ci fort heureusement était un homme d’esprit. « Mes chers amis, leur dit-il, votre bon curé avant de mourir m’avait confié le secret de sa comptabilité ; il avait commencé par inscrire les coupables, mais il y en avait si peu qu’il prit le parti d’inscrire à la suite celles qui ne l’étaient pas, et voilà comment elles y sont toutes. »

La baguette aujourd’hui ne resterait pas sans encoches, et le médecin, qui par métier sait bien des choses, est d’avis qu’elles pourraient être larges et profondes. La précocité de la débauche, les facilités qu’elle trouve, le caractère presque toujours vénal de l’adultère, le progrès des maladies vénériennes, la fréquence de l’avortement criminel sont des signes révélateurs. L’immoralité est moins gaie qu’autrefois, plus lourde, plus détériorante et, si l’on veut, plus immorale.

Est-ce parce que les parens sont moins respectables que les enfans ne les respectent plus ? Ce respect s’en est allé. Le village est toujours à mi-côte, et au-dessous les prairies descendent jusqu’au ruisseau dont la ligne pâle et délicate des peupliers dessine le cours. Chaque soir, les enfans y poussent les bestiaux et puis se réunissent à l’entrée sous un vieux chêne. Ils y jouent les mêmes jeux qu’autrefois, car la résistance de la tradition dans ces petites choses est extrême. Hier c’était le jeu du repas des chiens, un jeu qui était familier à mes petits compagnons d’école. On plaçait côte à côte, assis sur leur derrière, la vieille Bergère et son fils Médor ; Bergère pacifique, la tête coiffée de longs poils qui retombent sur ses bons yeux, Médor efflanqué, plus agité, l’air espiègle. Devant chaque chien un morceau de pain était servi. À force de patience, de corrections, de menaces, de caresses, on obtenait que Médor ne prît son morceau qu’après que sa mère avait avalé le sien. C’était tout le jeu et il n’a pas changé, sauf qu’à présent Médor se sert le premier et la pauvre Bergère doit attendre. Nous n’aurions jamais eu l’idée d’une pareille éducation.

Je m’étonne moins si, à la métairie voisine, un homme âgé, malade du cœur, est là, sous l’auvent, abandonné sans égards et sans soins. Il méritait mieux. Je le vois encore petit garçonnet, sous ce même auvent, faire de longues factions auprès d’un grand-père paralytique qu’on lui confiait quand la famille allait aux champs ; il devait le garder, le servir, lui chasser même les mouches. De quels yeux d’envie il regardait nos belles parties de boules ! De temps en temps, l’un de nous se dévouait pour aller le remplacer : je suis sûr d’avoir à mon tour émouché le visage du vieillard avec une petite branche de noisetier.

Ce qui se passe là se passe ailleurs, couramment. Tous les sentimens qui font la solidité de la famille, sa prospérité, sa bienfaisance et sa beauté morales, sont en visible décadence. Mais du moins, hors de la famille, dans les mille rapports de la vie pratique, y a-t-il autant de sûreté, de bonne foi, de loyauté qu’autrefois ? J’ai pu voir le livre de comptes d’un capitaliste de village de 1810 à 1845. Il passait pour millionnaire, mais il faut se méfier des millions de Gascogne, Le bonhomme avait à peine une centaine de mille francs qu’il plaçait par sommes petites ou moyennes, sans générosité comme sans usure, sur de simples bons. Il n’avait pas un seul contrat d’obligation, et parfois une somme d’une certaine importance était prêtée sans titre, sur l’honneur, disait le livre, s’il s’agissait d’un bourgeois, sur parole, si c’était un paysan. La parole des paysans valait alors l’honneur des bourgeois. Notre capitaliste ne perdit presque rien. Magistrats, notaires, avocats, avoués, sont unanimes à dire qu’aujourd’hui, dans le même milieu rural, une fortune ainsi gérée, quelles que fussent l’habileté et la prudence du gérant, serait rapidement compromise.

Les hommes de loi, comme tous ceux qui écartent les apparences, savent les dessous des affaires, voient le fond des choses et des âmes, se plaignent des progrès d’une amoralité qui peu à peu s’installe sans éclat et sans bruit, sous des dehors qui restent favorables, car la race est intelligente, elle a le sentiment de la mesure et de la convenance, elle sait où il faut s’arrêter pour éviter l’accident grossier de la répression, elle répugne à la violence, elle est fine et sympathique.


IV

Il est difficile de ne voir qu’une coïncidence entre la diminution de la moralité et l’affaiblissement du sentiment religieux, à moins d’écarter les faits ou de leur faire subir quelque violence. Les différens centres de la vie psychique, les modes divers de l’activité de l’âme sont d’ailleurs trop étroitement solidaires pour que des changemens aussi importans puissent s’y produire simultanément sans être dans une relation de dépendance. On n’a jamais été très religieux en Gascogne, on l’a été certainement moins qu’ailleurs : la douceur d’un climat tempéré, la bonté maternelle d’une terre qui fournit à ses habitans tout ce qu’il faut pour bien vivre, un esprit clair servi par une parole facile, la peur d’être dupe ou de le paraître, un grand fond de gaîté et d’ironie ont éloigné les âmes du rêve religieux et de l’exaltation mystique. On s’est beaucoup battu dans nos villages pendant les guerres de religion, mais on s’échauffait moins pour ou contre la Bible que pour les vengeances, les pilleries et les aventures dont elle était le prétexte. Montluc lui-même n’a-t-il pas flirté avec la cour de Navarre et écouté les prêches de Théodore de Bèze à Nérac, cherchant moins l’illumination de la vérité que le vent favorable pour orienter la carrière ?

Malgré tout, jusqu’à ces dernières années, l’imprégnation religieuse était générale, profonde et déterminante. Dans la métairie, basse et obscure, perdue au milieu des bois, où tout était pauvre et laid, on vivait d’une vie morale élevée, manifestement liée à l’idée religieuse. La grossièreté et la misère de l’existence étaient soulevées, éclairées et embellies par un idéal dont on pouvait reconnaître l’origine et le caractère religieux non seulement dans les momens solennels, comme la mort, le mariage, les naissances, mais encore dans la conception de la famille, la notion générale du devoir, la fidélité aux engagemens, la gravité du serment, le respect des vieillards, l’accueil réservé aux pauvres. Devant la maison, où maintenant on se hâte de donner un verre de vin au chemineau pour l’éloigner, par peur du vol ou de l’assassinat, le pauvre se présentait chaque jour, et l’humiliation de la demande lui était même épargnée ; il n’avait qu’à réciter la prière chrétienne dont les premiers mots sont une formule de fraternité, la plus vieille de toutes ; avant d’entamer la miche pour en détacher l’aumône, un grand signe de croix était tracé sur elle avec la pointe du couteau ; et pas d’humiliation non plus dans le remerciement, mais presque de la fierté, celle du débiteur qui sait que sa dette sera payée, dans ces simples mots : « Dieu vous le rendra ; » ou dans des souhaits comme celui-ci, si émouvant de profonde et humaine vérité, que je croyais oublié et que j’entendais récemment encore : « Dieu vous donne le bonheur ou la patience. » En réalité, les auditeurs de Bossuet furent peut-être moins convaincus de l’éminente dignité des pauvres par sa forte parole que ne l’étaient les enfans du village par les belles histoires où on leur montrait, avec des détails précis de jolie couleur locale, les Saints et Jésus-Christ lui-même frappant à la porte des métairies, sous les traits et les haillons d’un mendiant, et les petits bergers récompensés par de merveilleuses faveurs pour avoir retenu les chiens, toujours prompts à mordre les étrangers mal vêtus.

On peut penser que dans cette vie morale il y avait surtout des traditions et des habitudes ; mais l’habitude et la tradition du bien sont le couronnement des efforts que nous avons faits, que d’autres ont faits avant nous, pour faire passer certains actes du conscient dans l’inconscient. Quant à savoir ce qui dans les habitudes religieuses est en surface, revient aux formules, aux paroles et aux gestes, la chose est difficile, et il n’est pas d’ailleurs rationnel de séparer l’idée religieuse des rites qui la représentent et la symbolisent, parce que son essence même est d’être communicable, de relier les âmes entre elles (religare) pour tirer de là les réactions psychiques les plus efficaces. En prenant les faits concrets tels qu’ils se présentent à l’observation, la religion inspirait la vie morale, lui donnait la direction, l’appui et l’élan. Rien ne le montre plus clairement que la tenue des âmes pendant les épreuves de la Révolution.

Elle fut bonne et même belle, empêcha et atténua les excès qui restèrent l’œuvre du petit nombre. Au plus fort de la Terreur, deux jeunes gens, un bourgeois et un menuisier, indignés de la vente à l’encan du pauvre mobilier de l’église, arrachent l’Arbre de la Liberté et le brisent ; un procès-verbal est dressé, mais on le glisse dans les Archives, où il est toujours, et sur les 1 000 habitans de la commune il ne se trouva pas un dénonciateur pour l’en faire sortir. Non loin de là, un jacobin de village a profité de la crainte qu’il inspire et, pour un sac de farine, s’est fait donner par une famille en détresse un beau champ qu’il convoitait : sa veuve restituera largement tout ce qui est dû, capital et intérêts, en s’imposant de dures privations ; elle n’est cependant ni pauvre, ni avare, mais pour payer le champ maudit, il lui faut un argent d’une qualité particulière, d’un titre supérieur.

La même idée de réparation morale se retrouve, plus délicate encore, dans cette touchante histoire qui mériterait d’être racontée longuement. Un prêtre, qui a commis de graves imprudences, est dénoncé ; il va être livré à Dartigoeyte, le délégué de la Convention, qui vient de dresser la guillotine à Auch. On lui offre le salut, s’il prouve son civisme en épousant une jeune fille de la commune. Toutes reculent avec horreur. Cependant le temps presse. La plus riche, la plus pieuse, et non la moins jolie se dévoue. Le soir du mariage, le prêtre s’enfuyait et passait en Espagne d’où il ne revint jamais. Quand Mlle Louise V… mourut en 1832, après une vie édifiante, on sut par une confidence et quelques lettres la beauté de son sacrifice et le secret de sa vie. Elle s’était véritablement sacrifiée pour sauver un malheureux, car elle en aimait un autre auquel plus tard elle ne voulut jamais s’unir ; comme elle s’était mariée en acceptant toutes les conséquences de son acte, sans l’arrière-pensée d’une délivrance immédiate, elle estima que l’odieux et sacrilège mariage méritait bien l’expiation de deux vies, l’une dans le fond de quelque couvent espagnol, l’autre dans le service des malades et des pauvres. Véritablement, ici comme ailleurs, la religion était souveraine de la vie morale ; elle soutenait les âmes, et, quand il le fallait, elle les mettait et les poussait sur le chemin où les plus humbles faisaient du beau et de l’héroïque, sans s’en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose.

On devait penser, et on a pensé en effet, que le déficit moral laissé par la diminution du sentiment religieux trouverait une compensation dans la vertu éducatrice des lois sociales nouvelles qui s’inspirent des idées de justice, de fraternité, de bonté, de charité, d’altruisme, de solidarité. Tous ces termes expriment des choses différentes, et on sera peut-être étonné de trouver l’un d’eux au milieu des autres. Mais l’idée de solidarité, la dernière venue, l’inspiratrice officielle des lois sociales, n’est pas née tout d’un coup, comme la sagesse de Minerve sortit du cerveau de Jupiter ; elle s’est formée peu à peu, par des apports successifs d’origine variée et même lointaine, et elle offre ainsi des aspects divers qui doivent beaucoup augmenter sa prise sur les âmes, diverses aussi par la qualité, la culture, le milieu et bien d’autres influences. Et cette idée, grande et belle, dont on a essayé de faire le fondement même de la morale, ne reste plus théorique et abstraite, planant haut au-dessus des hommes, elle est descendue jusqu’à eux, vivante et saisissable dans ses applications quotidiennes à chaque porte du village, ici pour un vieillard que les forces trahissent, là pour un enfant abandonné, plus loin pour un homme jeune qu’un accident de batteuse a rendu invalide. Une expérience de psychologie sociale se poursuit donc sous nos yeux, dans un milieu circonscrit, où l’observation est plus facile : nous la suivons depuis vingt ans avec une curiosité et une attention soutenues, et cette sympathie qui, selon la pensée platonicienne, serait favorable à la clairvoyance.

Dans un hameau une femme pauvre vient de mourir laissant un enfant de trois mois qu’elle nourrissait. Les voisins ont averti le maire qui a écrit au préfet ; le préfet a dépêché l’inspecteur et celui-ci le médecin officiel : quelques jours après, une nourrice est venue chercher l’enfant. La loi a joué, et son jeu a été rapide, précis, parfait. Une fois le signal donné, les fonctionnaires se sont succédé, chacun remplissant son rôle, comme se déclanchent dans une machine les ressorts qui se commandent. Le travail a été exécuté ponctuellement, avec zèle et compétence, aussi bien que pour l’établissement d’un chemin ou la répartition d’un impôt. Mais, parce que les différens serviteurs de la loi n’ont eu à apporter dans son application aucun sacrifice personnel, aucun don de leur âme, ils n’ont pas éveillé et touché celle des autres. Ceux-ci n’ont rien ressenti, sauf un mouvement d’égoïsme, la satisfaction de vivre dans un temps où tout est bien réglé, où la société vous épargne non seulement l’élan et le sacrifice, mais même le trouble et la souffrance que donne toujours le spectacle d’une détresse non secourue. La loi n’a ni soulevé, ni cultivé les cœurs ; elle les a plutôt inclinés à l’indifférence et à l’assoupissement. Il semble donc que, même sur ce point précis de la solidarité, pendant que la vertu sociale augmente, la vertu individuelle diminue.

La solidarité monte dans les institutions et les lois, il n’est pas sûr que l’égoïsme ne monte pas dans les âmes. Quelques petites sociétés de secours mutuels, vieilles de cinquante ans, sont bien administrées et prospères ; les sociétaires s’intéressent à l’œuvre et à son avenir ; ils sont fiers des éloges et des récompenses qu’ils reçoivent, ils consentiraient peut-être à payer des cotisations un peu plus fortes. Cependant, un article du règlement établit qu’en cas de maladie, un roulement assurera les veillées et cet article a été appliqué pendant longtemps. Bien qu’il n’ait pas été abrogé, il est tombé en désuétude, et une enquête discrète a appris que, si on voulait le faire revivre, beaucoup de membres résisteraient, peut-être s’éloigneraient. C’est donc que les premiers mutualistes apportaient dans le groupement des sentimens venus d’ailleurs, qui peu à peu ont disparu. L’idée de solidarité n’a pas eu le temps d’en faire naître d’équivalens.

L’idée est récente en effet ; les lois et les œuvres qu’elle inspire datent d’hier ; elles n’ont pu donner la mesure de leur efficacité pour le perfectionnement moral des individus. On nous a prévenus que nous avions à vivre dans un interrègne d’idéal. Il faut souhaiter qu’il soit court parce qu’il est dangereux. Nous en faisons l’expérience en Gascogne, et cet article n’est au demeurant, pour employer une expression de M. Paul Bourget, qu’un procès-verbal de constat.

Dans le même hameau il y a trente ans, une autre malheureuse, mère d’un enfant de huit jours, fut emportée par une embolie. Au retour du cimetière, cercle des voisines autour du berceau avec les lamentations que l’on devine : Que va-t-on faire de « cet innocent ? » Que va-t-il devenir ? Au bout d’un moment, une jeune femme s’avance, décidée d’aspect et de langage : « Eh bien ! tant pis, je le prends… On ne peut pourtant pas le laisser mourir de faim… Ce n’est pas pour rien que le bon Dieu m’a donné deux mamelles… et je pense bien que vous autres vous m’aiderez aux sarclages. » Elle prit l’enfant, les voisines lui sarclèrent les maïs et les fèves, on lui tailla de pauvres langes dans de vieux jupons, on lui apporta quelques livres de savon et de sucre des maisons bourgeoises voisines. L’enfant n’eut pas sans doute tout le lait nécessaire et mangea de la soupe avant l’heure. Nul ne sait mieux que le médecin de campagne combien l’assistance privée est incertaine, irrégulière, insuffisante, parfois maladroite, mais combien aussi sa bienfaisance morale dépasse son efficacité matérielle. Dans ce milieu grossier, autour de cette femme promenant ses deux poupons et, comme elle le disait, les changeant chaque fois de sein pour qu’ils ne fussent pas jaloux, les plus frustes, les plus abrutis par le travail, les plus desséchés par l’avarice sentirent quelque chose. Le don de soi-même a une radioactivité qui traverse les enveloppes épaisses et porte le petit rayon dans les âmes obscures.

Cette radioactivité ne manquait pas dans la petite ville voisine du temps d’une vieille dame qu’on présenta un jour au chirurgien Trélat, venu en Gascogne chez des amis. « Voici, docteur, une vieille dame qui a quatre-vingt-dix ans et qui, pour avoir nourri neuf enfans, ne se porte pas plus mal. » — « Oui, monsieur le docteur, reprit la petite vieille en esquissant une révérence d’autrefois, neuf enfans et neuf bâtards. » Trélat, qui avait pourtant la repartie facile, resta bouche bée. On s’expliqua. La vieille dame avait nourri ses neuf enfans, et comme, chaque fois, pour achever son lait, elle allait à l’hôpital chercher un enfant trouvé, elle avait aussi nourri neuf bâtards. C’était l’usage dans quelques familles nobles et bourgeoises. Au lieu qu’ailleurs le pauvre et le riche deviennent frères par le lait de la femme pauvre, ils le devenaient ici par celui de la femme riche. Les enfans abandonnés étaient sans doute alors moins bien traités qu’aujourd’hui où, à côté de l’Assistance publique riche et puissante, les femmes du monde organisent des pouponnières qui distribuent des layettes, du lait, des conseils de puériculture. Tout cela est bien, très efficace, ne saurait trop être encouragé. Mais il passait sur la petite ville quelques brises salubres et fortifiantes du temps de la vieille dame aux neuf bâtards.

Je crains bien que dans nos campagnes un autre petit foyer de rayonnement moral ne soit en train de s’éteindre, et, pour si pénible qu’elle soit, il faut pousser l’analyse jusqu’au bout. Il n’y a pas longtemps, avant la loi sur l’assistance médicale gratuite, beaucoup de villages n’ayant pas de bureau de bienfaisance, les pauvres, comme on disait vulgairement, y étaient soignés pour rien. Ils étaient moins bien secourus en médicamens, moins facilement hospitalisés qu’aujourd’hui, mais ils recevaient des médecins des soins tout aussi dévoués. Par les chemins boueux ou glacés, par les nuits noires de pluie et de tempête, on allait aussi allègrement chez le pauvre que chez le riche, chacun soutenu par son idéal professionnel, plus religieux chez les uns, plus philosophique chez les autres, très haut pour tous ; et quand, au sortir d’une nuit passée auprès d’une indigente en couches, on quittait la petite place du village sous la capote déformée de la vieille voiture, salué bas par les gens qui partaient au travail, on laissait derrière soi quelque chose de plus que le soulagement de la douleur physique. Maintenant nous sommes payés, — mal payés d’ailleurs, car les différentes formes de la solidarité sociale pèsent sur nos épaules d’un poids injuste et lourd, — mais enfin nous touchons un salaire et cela suffit. Nous ne lisons plus dans les yeux, nous ne sentons plus dans les cœurs ce que nous y lisions et y sentions autrefois : un charme très ancien s’est évanoui, et quelque chose est mort qui était bienfaisant ; nous continuons à guérir les misères du corps, nous ne répandons sans doute plus le léger et précieux parfum dans les âmes.


V

Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée : nous n’instruisons pas le procès de la société moderne ; nous sommes pour le progrès du bien-être chez le paysan, pour la machine, l’engrais et l’élevage ; nous souhaitons ardemment que la solidarité sociale réalise toutes les espérances qu’elle a fait naître, que chaque nouveau-né trouve à la disposition de ses petites lèvres un sein rempli de lait, que le médecin reçoive une juste rétribution pour sa vie de fatigue, de dévouement et de dangers. Mais il est bon de savoir de quelle rançon se paye chaque progrès, et on peut regretter du passé tout ce qui est regrettable sans cesser d’aimer le présent, de croire au progrès et d’avoir foi dans l’avenir. Le bilan social n’est valable pour éclairer la marche en avant que s’il est sincère, si, à côté de ce qu’on a gagné, on y fait figurer tout ce qu’on a perdu.

Malheureusement, sur un dernier point, sensible et délicat, au lieu de gagner nous perdons encore. On doit ici signaler le mal avec insistance parce qu’il semble guérissable et que la guérison est en partie dans nos mains. L’inculture morale des jeunes est troublante. Tout le monde la constate, et nul n’en est mieux averti que le médecin devant lequel l’homme, qu’il soit jeune ou vieux, saisi par le mal et la peur, oublie les attitudes de parade, laisse tomber son masque et montre son âme à nu comme son corps.

Il faut en effet chercher un peu cette amoralité relative des jeunes pour la voir, car, comme ils sont l’objet de toutes les complaisances et de toutes les faiblesses, elle reste cachée jusqu’au jour où la rencontre d’un obstacle la fait éclater. Le premier éclat, au sortir même de l’école, est une petite crise curieuse, peut-être particulière à notre pays, et dont la bicyclette est l’occasion. L’enfant la réclame depuis longtemps. Jusqu’ici il n’a pédalé qu’autour de la maison sur la bicyclette d’un voisin : c’étaient les premiers essais de l’aile frémissante autour du nid. Il attend impatiemment la longue course, jusqu’à la ville, avec ses camarades, sur sa propre machine. Les parens résistent parce que c’est la surveillance de la famille supprimée, le café du village fréquenté tous les soirs, la ville gagnée tous les dimanches jusqu’au lundi matin, les habitudes mauvaises, les compagnies suspectes et tous les aléas de nuits dangereuses. Les plus fermes sont obligés de céder. J’ai entendu cent fois la même confidence : la résistance aurait amené la révolte, l’insulte, la menace, le départ pour se mettre en condition, les violences, le vol. La bicyclette est cause de beaucoup de vols primaires, et il n’y a pas longtemps que la Cour d’assises du Lot-et-Garonne a condamné à mort un jeune homme de dix-huit ans, qui, pour en avoir une, avait tué son maître.

Depuis quarante ans, l’effort scolaire a été considérable et a donné des résultats précieux ; rien n’est plus injuste que de les contester ; si on les trouve trop modestes, c’est qu’on a eu pour l’école des ambitions qui ne l’étaient pas ; et, en voulant qu’elle répandît des clartés de tout, on lui demandait plus qu’elle ne pouvait donner. Quand on la considère dans son vrai rôle, qui est l’enseignement primaire, la lecture, l’écriture, le calcul, quelques autres notions élémentaires et usuelles, on voit qu’elle le remplit très convenablement. Les jeunes Gascons savent lire, écrire et compter beaucoup mieux qu’autrefois. Ils parlent avec l’accent du terroir un français qui frappe par une certaine correction grammaticale : pour l’apprendre à l’école, ils sont peut-être moins gênés par le patois que ne le sont d’autres enfans par le français altéré qu’ils parlent communément. Je reçois beaucoup de lettres de jeunes paysans et j’en reçois aussi de quelques bacheliers. Il ne faut pas comparer ce qui n’est pas comparable. Mais véritablement, dans ces dernières années il y a eu plus de progrès en bas qu’en haut.

Ce qui est précisément inattendu et pénible, c’est le contraste du progrès intellectuel et du recul moral. L’âme du petit paysan offre le spectacle d’un champ dont une moitié serait cultivée et l’autre presque en friche. La notion des droits est débordante, celle du devoir précaire, incertaine et fuyante. Dans la partie de la maison réservée à l’impératif moral, la lumière n’arrive pas ou arrive mal, au lieu qu’elle y devrait pénétrer à flots pour donner aux caractères gravés sur les murs un relief et un éclat souverains. Il y a pourtant des maîtres qui veulent être éducateurs, qui s’efforcent de faire un enseignement moral efficace, qui y mettent leur application, leur dévouement, l’autorité d’une vie grave et respectée. Il n’en est pas dont l’Université puisse se montrer plus fière. Leur enseignement n’est pas déterminant comme il devrait l’être, il reste trop intellectuel, il est bien compris et retenu, il aboutit à des leçons parfaitement récitées, à des devoirs bien rédigés, il ne va guère au delà. Il ne franchit pas le seuil des régions de l’âme sur lesquelles il devrait porter, où il devrait régner en maître pour réveiller et exciter les forces endormies sans lesquelles l’enseignement de la morale risque d’être une parole vaine.

La Gascogne se meurt, parce que toutes les vieilles sources d’énergie morale y semblent épuisées. L’école ne doit-elle pas être une des sources nouvelles ? Ne peut-elle devenir une fontaine de force et de vie ? Ne saurons-nous pas capter ses eaux et conduire leur cours ? Ne pourra-t-on jamais convier à cette œuvre de salut tous les hommes de bonne volonté ? Nous nous réclamons sans cesse de la raison et de la science : est-il sûr qu’elles puissent ratifier tout ce que nous avons fait en leur nom ? Si jusqu’à présent nous n’avons pas obtenu de l’école pour la culture morale tout ce que nous en attendions, c’est sans doute que la méthode est défectueuse, ou tout au moins manque de souplesse et d’adaptation, reste trop rationnelle, pas assez empirique, ou encore rencontre des difficultés et des obstacles que nous n’avons pas su prévoir. Il importe beaucoup que tous ces points soient éclaircis. Par sa nature et sa gravité, le sujet est trop passionnant pour que philosophes, éducateurs, moralistes, simples observateurs très mêlés à la vie réelle n’y appliquent pas leur curiosité et leur pénétration.

L’âme du paysan est à refaire. L’entreprise paraîtra vaste et même vague. Mais on peut lui donner des contours plus définis et des proportions plus abordables. Il faut avant tout mettre dans le cœur des jeunes l’amour de la terre et de la famille. Les deux choses se tiennent. La solidité du groupement familial est la base et la condition du travail des champs ; si cette solidité est ébranlée, le paysan est un impuissant, bientôt un découragé, à la première occasion un déraciné. La poussée d’individualisme à laquelle nous assistons est la ruine de la vie agricole[10]. Si l’école relevait les deux cultes compromis, — la terre et la famille, — les choses ne tarderaient pas à changer et bien des espérances seraient permises.

Avec la puissance du travail décuplée par la machine et l’engrais, avec la terre qui ici appelle l’homme, s’offre à lui presque pour rien, sur laquelle il peut s’étendre à volonté, la famille agricole reconstituée, la famille normale de trois à cinq enfans, fortement groupés autour des parens, serait un merveilleux instrument d’aisance et même de richesse. Elever des enfans deviendrait une affaire avantageuse, et le paysan ne recule pas longtemps devant une bonne affaire. Mais encore faut-il que cette famille se reconstitue, que les jeunes restent fixés dans le métier héréditaire et retrouvent l’esprit de famille avec les sentimens et les vertus qu’il exige.

Sur le premier point nous nous sommes ici même expliqué l’an dernier. L’école n’obtiendra rien, tant qu’elle ne verra pas dans le petit écolier de village ce qu’il est, c’est-à-dire un apprenti. Car il est cela avant tout, c’est son caractère dominant, qui le distingue de tous les autres écoliers de France dont l’apprentissage ne commence qu’après l’école. En cette qualité d’apprenti, il a droit à un traitement moral particulier qui n’est pas seulement un cours d’agriculture même développé. De même, si on veut faire revivre en lui l’esprit de famille, il faut le soumettre à une culture morale intensive, et chercher le disciple dans l’écolier. On n’enseigne la morale qu’au disciple. En cette qualité de disciple, il a droit aussi à des précautions minutieuses et à des égards attentifs, à tout un traitement moral qui n’est pas seulement un cours de morale même soigneusement fait.

Préciser le traitement que méritent l’apprenti et le disciple à la petite école du village gascon est une grave question dont la solution doit être demandée à la seule psychologie associée à un très vif souci de la réalité. Il faut descendre dans la vie psychique du petit paysan, se placer, comme on l’a dit, au centre du courant, entendre tous les flots qui battent, tous les échos qui résonnent, sentir, reconnaître, retenir, utiliser toutes les forces, quelles qu’elles soient, qui peuvent aider le disciple et l’apprenti à suivre, à réaliser et à vivre les conseils et les préceptes qu’on lui donne. On n’est donc pas ici dans l’abstrait, mais en plein concret. Ce concret, on ne l’aura sous la main que six heures par jour pendant cinq ou six ans, et après, neuf fois sur dix, il ne connaîtra pas d’autre culture ; il est très vivant et très varié, fertile en réactions inattendues ; il est soumis à des influences ataviques séculaires et à d’autres immédiates, qui s’exercent à côté de l’école ; les unes et les autres sont des forces puissantes et précieuses qu’il ne s’agit pas d’ignorer, encore moins de combattre et d’annuler, mais d’accueillir, d’adapter, de rendre profitables ; c’est en un mot ce concret compliqué et même embrouillé, troublant, délicat et charmant qu’apporte chaque matin à l’école la petite tête blonde ou brune.

Ceux qui voudront entreprendre cette étude ne le devront faire, quel que soit leur point de départ, qu’avec une méthode scientifique rigoureuse dont la première règle est d’écarter soigneusement d’un débat toutes les préoccupations étrangères à son objet, qui est ici la culture morale intensive du petit paysan en vue de la famille et de la terre. Il faut reconnaître que, dans l’admirable effort de l’école moderne, l’enseignement de la morale n’a pas échappé à quelques-unes de ces préoccupations.

Il reste que cette étude intéresse au plus haut point la question de la natalité. Celle-ci offre, il est vrai, bien d’autres côtés économiques, juridiques, fiscaux et politiques. Mais on sait que sous chaque question sociale il y a un problème moral. Nous avons essayé de montrer celui qui se cache en Gascogne derrière la désolation des berceaux vides.


Dr EMMANUEL LABAT.

  1. On nous permettra d’employer le mot, bien que son état civil grammatical ne soit pas irréprochable, parce qu’il a l’avantage d’être clair et commode.
  2. Par groupe Gascon on entend les départemens du Gers, Lot-et-Garonne, Tarn-et-Garonne et Lot. Nos observations ont été faites sur une région, assez étendue, qui dépend du Lot-et-Garonne, du Gers et du Tarn-et-Garonne, dont Agen serait à peu près le centre. Voyez, dans la Revue du 1er août 1909, l’Abandon de la terre.
  3. Communication au Congrès d’Hygiène sociale d’Agen, juin 1909.
  4. Des réserves doivent être faites pour la partie de la Gascogne qui produit l’eau-de-vie dite d’Armagnac et sur laquelle, d’ailleurs, ne porte pas mon observation.
  5. Plaisanteries le plus souvent égrillardes.
  6. Époque où, dans une grande partie de la Gascogne, se font les changemens de métayers.
  7. Voyez la Revue du 1er août 1909, loc. cit., p. 646.
  8. Edmond Demolins, l ?s Français d’aujourd’hui. Les types sociatu du Midi et du Centre.
  9. Petite province de la Gascogne qui avait pour villes principales Saint-Clar, Lavit et Beaumont.
  10. Revue du 1er août 1909, loc. cit.