En Forêt (Léonce Depont)

En Forêt (Léonce Depont)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 439-444).
POÉSIE

EN FORÊT


LES HÊTRES


Au plus profond de l’ample et sauvage forêt,
Dans une solitude et des demi-ténèbres
Qu’à peine osent troubler quelques soupirs funèbres,
Tout à coup, la futaie effrayante apparaît.

Elle apparaît superbe et dix fois séculaire,
Telle une cathédrale aux mobiles arceaux
Dont les piliers seraient des hêtres colossaux,
Qu’un jour mélancolique et presque morne éclaire.

Celui qui s’aventure en tremblant jusque-là
Eprouve une terreur indicible et sacrée ;
Et toute âme est d’angoisse à jamais pénétrée
À qui la fière voix des vieux hêtres parla.

Car, en ce lieu fatal où planent des mystères,
Où meurent des appels nostalgiques de cor,
Tragiquement hanté, l’esprit évoque encor
La farouche grandeur des légendes austères.

Parfois, quand se déchaîne un de ces ouragans
Dont par degrés s’accroît l’épique véhémence,
Chaque ancêtre révèle enfin sa force immense,
Et leur groupe s’exalte en défis arrogans.


On croit ouïr, avec un frisson d’épouvante,
Les hymnes frémissans de guerriers valeureux
Lançant une menace à d’invisibles preux,
Et que l’écorce vêt d’une armure vivante.

O verbe triomphal ! ô tumulte soudain,
Dans le prodigieux balancement des cimes !
O transports éperdus ! ô colères sublimes !
O rythmes ruisselans d’implacable dédain !

Ce langage incompris de géans d’un autre âge,
Qui, très loin, s’atténue en râles endormeurs,
Jaillit de la futaie aux puissantes rumeurs
Qu’une parole offense et qu’un regard outrage.

Puis l’aquilon fléchit, moins brutal, moins amer,
Et la majestueuse et plaintive assemblée,
Que la rafale avait quelques heures troublée,
S’apaise lentement, ainsi que fait la mer.

Les hêtres fabuleux gonflés de noble sève,
D’une vie héroïque et saine débordans,
Les vénérables troncs chargés de mousse et d’ans
Retrouvent l’attitude ancienne et l’ancien rêve.

Et tous, pleins d’harmonie et de sérénité,
Méditent, recueillis, de l’aube au crépuscule ;
Et la hache cynique elle-même recule
Devant leur pied auguste et leur front redouté.


LA ROCHE


La roche épique est là depuis quatre mille ans ;
Plus peut-être. Les soirs pourprés et rutilans,
Les aubes candides et pâles
Ont tour à tour criblé, parmi les troncs virils,
Ce corps prodigieux, de rubis, de béryls,
Dors, d’améthystes et d’opales


Depuis quatre mille ans le globe a gravité ;
L’épique roche est là, calme en sa gravité,
Monstre qu’un pan d’azur captive ;
Dans la forêt sauvage aux silences suspects,
Où le moindre vestige a les rudes aspects
De la genèse primitive.

En proie aux lents efforts de l’élément grossier,
Qui, plus profondément que le fer et l’acier,
Fouille la matière et la sculpte,
Elle s’érige au ciel lugubre ou radieux,
Menaçante et pareille à ces terribles dieux
Auxquels la peur vouait un culte.

Son geste altier, que l’ombre amplifie, est encor,
Dans la solennité farouche du décor,
D’une grandeur surnaturelle ;
Et la pluie et la grêle et la foudre et le vent
Ont dû, pour lui donner la forme d’un vivant,
S’acharner des siècles sur elle.

Et sans doute, jadis, des hommes sont venus,
Conquérans fabuleux et guerriers demi-nus
Qu’un sanglant passé revendique,
Et qui, sortis vainqueurs d’héroïques combats,
Pleins d’hymnes triomphaux, se sont courbés bien bas
Devant la pierre fatidique.

Car la forêt recèle aussi ses monumens
Sur qui gronde l’horreur des souffles véhémens
Dont la colère se déchaîne ;
Et cache, ennoblissant leur prestige mortel,
Des ébauches de temple et des profils d’autel
Où semble prier quelque chêne.

Tel, fier autant qu’un Louvre ou qu’un Escurial,
Ce bloc vertigineux, sombre, immémorial,
Cette masse que rien n’étaie,
Et qui, sourde au vain bruit qu’à son pied nous faisons,
Peut-être attend le vol d’anciennes oraisons
Dans les hauteurs de la futaie ;


Ce symbole effrayant, ce colossal menhir,
Qui, du glaive géant que Dieu seul peut tenir
Reçut plus d’une cicatrice,
Et qui, jailli brûlant du chaos, se figea,
Aux aïeux prosternés apparaissait déjà
Dans sa puissance évocatrice.

Et sur la terre, où tout en poussière finit,
Tant que la sentinelle énorme de granit
Veillera sur ces lieux funèbres,
Les mythes abolis et les obscures fois
Sentiront par instans, sacrés comme autrefois,
Tressaillir leurs lourdes ténèbres.


LE DIX-CORS


La forêt murmurante et calme et sans courroux
Qu’enflent les brises, telle une mer qui moutonne,
A revêtu déjà sa parure d’automne,
Mêlant les tons d’or fauve aux tons de cuivre roux.

L’astre prêt à sombrer dans les houles rougies
Ajoute son éclat triomphal et vivant
Aux rouilles du feuillage agité par le vent,
Et dans la mort prochaine exalte ses magies.

La frondaison de pourpre est comme un bloc ardent
Que sillonne de l’ambre en fluides traînées ;
De rubis somptueux les cimes couronnées
Y bercent les splendeurs d’un auguste Occident.

Voici l’heure idéale et fraîche où chaque harde,
Mâles, biches et faons, sort des épais taillis
Sous les obliques feux du grand soleil jaillis,
Criblée aussi des traits étincelans qu’il darde.

Fuyant les vils troupeaux et farouche comme eux,
Un vieux cerf, isolé dans la haute avenue
Où plus d’un hêtre incline une tête chenue,
S’avance en élevant son bois lourd et rameux.


Il passe lentement sous la puissante voûte,
L’œil encore alangui d’un vague et long sommeil,
Les poils éclaboussés par le couchant vermeil,
Et l’on sent qu’il épie et l’on voit qu’il écoute.

Dans son regard se lit l’héréditaire effroi
Des ours velus, des loups cruels, de l’esclavage,
Cependant qu’il parcourt, inquiet et sauvage,
La tragique forêt dont il est le vrai roi.

Sa majesté paisible est faite d’harmonies,
De naturelle aisance et de nobles instincts,
Et, dans le jour suprême aux reflets incertains,
La souplesse et la grâce en lui semblent unies,

Mais le fier animal soudain s’est arrêté.
Effleuré d’un frisson qui s’achève en caresse,
Tous les muscles tendus, son corps nerveux se dresse
En un désir subit mêlé d’anxiété.

Pour qu’ainsi soit troublé son rêve solitaire,
Quel arôme a frappé son odorat subtil ?
Quel soupir non perçu de l’homme entendit-il
Dans les fourrés que hante un éternel mystère ?

Les naseaux frémissans, il a flairé là-bas
La passive femelle, et la lutte, et le drame ;
Humant l’ivresse éparse au vent du soir, il brame
De fureur et d’amour vers de nouveaux combats.

L’écho lointain sans doute envoie une réponse
Parmi les troncs géans aux fragiles décors ;
Car, d’un pas gravement rythmique, le dix-cors
Sous la futaie immense et lugubre s’enfonce.


LA MORT DES CHÊNES


Le fer inexorable a fait son œuvre impie
Dans le temple autrefois vibrant d’hymnes confus ;
Sur l’autel dévasté gisent les sombres fûts,
Et la grande forêt mystérieuse expie
Quelque crime commis dans ses rameaux touffus.

D’un sacrilège obscur la forêt fut complice,
Puisque les bûcherons sont venus, inhumains
Et sinistres, la hache ou la cognée aux mains,
Préparer froidement ce monstrueux supplice,
Et réserver aux bois ces tristes lendemains.

Avec les troncs couchés la frondaison s’étale,
Et les chênes, malgré leurs ongles souterrains
Et leurs torses géans plus durs que les airains,
Sont tombés sous les coups de la horde brutale,
Mais, jusque dans la Mort, semblent des souverains.

La sève lentement saigne de chaque plaie,
Et l’arbrisseau timide, ayant vu choir l’aïeul,
Devant le ciel béant tremble et se sent plus seul,
Et le brouillard glacé que nul vent ne balaie
Les enveloppe tous d’un funèbre linceul.

Et, tandis que, plaintive et morne, passe l’heure,
Et que pèse partout un silence pareil
Au calme du suprême et ténébreux sommeil,
Plus d’un frère épargné, dans la bruine pleure
Sur ceux qui jamais plus ne croîtront au soleil.

LEONCE DEPONT.