En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/01

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EN FINLANDE

(SOUVENIRS D’UNE JEUNE FILLE)

I


Je me souviens, comme si c’était hier, de mon entrée en pension. Mon père m’avait amenée lui-même, il était resté pour m’encourager pendant l’examen obligatoire, et de l’avoir là, si grand, si beau, si fort, auprès de moi, toute petite et craintive, me rendait moins pénible cet instant critique. Il me semblait que sa présence me donnait un peu de sa force et de sa science, et, tremblante, je me serrais contre lui.

Oh ! que mon petit cœur battait, bien avant l’arrivée de cette maîtresse terrible que je redoutais tant, sans la connaître !

La classe se remplissait petit à petit, et cette foule de fillettes, chuchotant, riant, jacassant, véritable nuée de moineaux babillards, suffisait, à elle seule, pour m’intimider outre mesure. Je perdais toute contenance devant ces coups d’œil qui m’examinaient et me critiquaient sans doute de la tête aux pieds.

Jusque-là, ma salle d’études avait été notre grande salle à manger, fraîche l’été à cause des vieux arbres qui l’ombrageaient, chaude l’hiver, grâce à son énorme poêle de faïence jamais éteint et à six doubles fenêtres hermétiquement closes, en tous temps plaisante et jolie avec ses fleurs et ses oiseaux. J’avais eu pour unique camarade ma petite sœur Elsa et, pour maître, ma mère chérie, qui jamais ne grondait. Dans cette nouvelle atmosphère, je me sentais toute dépaysée, toute confuse, et mes joues devenaient cramoisies.

Ces fillettes rieuses n’étaient point gênées, elles, point troublées ; toutes leurs compagnes leur étaient connues et il n’était pas une carte murale qui ne leur fût familière. Celles-là même qui devaient comme moi affronter le redoutable examen avaient ensemble fréquenté l’école primaire et y avaient acquis l’aplomb que confère l’éducation en commun. Tandis que moi, des larmes prêtes à tomber de mes yeux, je serrais de plus en plus les doigts de mon père pour bien lui prouver que je ne pouvais pas le quitter, que je ne le voulais pas non plus.

Cependant la porte s’ouvrit ; une jeune femme d’une aimable physionomie parut, et, devant elle, se fit un silence instantané. C’était l’institutrice, c’était Mlle Mathilde. Quand elle vint me dire de prendre place sur un des bancs où se pressaient les élèves calmées comme par enchantement, je me laissai conduire sans une plainte, mais mon regard ne pouvait se détacher de mon père. Ma mine effarée amusait mes voisines ; elles se poussaient le coude, n’osant rire, même tout bas. Je ne les voyais point.

Enfin l’examen commença. Alors, j’oubliai tout pour ne plus penser qu’à m’en tirer à mon honneur. Il ne fallait pas que mon père eût honte de sa petite Minna. Il ne fallait pas que, par suite d’une absurde timidité, ma chère mère fût accusée d’être mauvais professeur. Je me raidis contre mon émotion.

Pas jolie, mais gracieuse dans sa robe sombre, avec, aux lèvres, un bon sourire, et des yeux intelligents et doux sous ses cheveux noirs, Mlle Mathilde nous interrogeait, de son estrade. Bientôt, à ma grande satisfaction, je découvris que rien de tout cela ne devait m’effrayer. C’étaient des récits de la Bible, des questions sur notre pays, la situation géographique de la Finlande, sa configuration, son histoire, un peu d’arithmétique aussi, toutes choses que ma mère m’avait enseignées de longue date et que je savais, comme l’on dit, sur le bout du doigt. C’était donc là cet examen dont mes onze ans s’étaient fait un épouvantail !

Je répondis d’une voix claire et, ayant reçu un compliment pour cette première réponse, le reste alla tout seul. Les timides me comprendront.

Bientôt, je pus regarder autour de moi : la grande salle largement éclairée, les murailles couvertes de tableaux de « leçons de choses » et de cartes géographiques, le tableau noir où, craie en main et chiffon sous le bras, une petite élève faisait une démonstration ; les bancs et les pupitres.

Je pus distinguer, dans la masse de têtes blondes ou brunes, certaines figures espiègles qui parlaient de joies futures, des fossettes qui appelaient le rire contagieux, des regards profonds, prometteurs de tendres amitiés. Les nattes pendaient, longues et fournies, retenues au bout par un ruban ou relevées par un nœud. Quelques chevelures flottaient crespelées ou bouclées. Oh ! mon amour pour les cheveux frisés ! Tout de suite, je distinguai une lumineuse toison d’or aux reflets roux. D’étranges yeux, vert de mer, étincelaient sous des sourcils fauves ; des dents blanches semblaient vouloir mordre. Des taches de rousseur constellaient sa fine peau de rousse d’un éclat nacré ; ses lèvres faisaient effort pour retenir des fusées de rire. Vers elle, mon petit cœur s’envola tout de suite. Enfant un peu sauvage, d’esprit mélancolique, cette exubérance de gaîté devait me prendre tout entière. Nous échangeâmes un demi-sourire, sûres de nous être comprises.

Comme la population de notre pays est très mélangée, conséquence naturelle des occupations successives des peuples voisins, cette agglomération de fillettes présentait divers types bien caractérisés. Certes, elle devait être d’origine suédoise, la rieuse rousse qui avait fait ma conquête. Cette blonde, aux cheveux couleur de chanvre, devait porter un nom aux consonances allemandes. Ses yeux étaient véritablement du lin en fleur. Cette enfant, dont la mâchoire était proéminente, devait, comme moi, être de race purement finnoise, et sa voisine, au teint gris, laide mais pleine d’énergie, était évidemment Russe.

L’institutrice se servait de la langue suédoise, que je possédais, quoique mes parents fussent Finnois, et que, à la campagne où nous habitions, la langue finnoise fût uniquement employée chez les domestiques et les paysans. Le suédois a été pendant si longtemps la langue officielle, seule reconnue par l’État, que, sauf dans le peuple, les enfants apprennent, dès leur bas âge, à s’exprimer en suédois. Si, autour d’eux, les domestiques ne savent que le finnois, les enfants se trouvent, avec la facilité naturelle de leur âge, le parler aussi. Et s’ils ont une gouvernante allemande ou française, selon l’usage dans les familles riches, ils peuvent, très jeunes, s’exprimer facilement en trois ou quatre langues. Et maintenant que la Russie a le protectorat du grand-duché de Finlande, il est tout naturel que les habitants de la Finlande parlent le russe, surtout dans les parties qui avoisinent la Russie.

Si le proverbe est juste, qui prétend qu’un homme possédant deux langues vaut deux hommes, que dira-t-on de nous autres ? Car, enfin, qui dit Homme dit Femme ; chacune de nous, fillettes, valait donc deux, ou trois, ou quatre fillettes d’un autre pays… Nous n’en étions pas plus fières pour cela. À nous voir sur nos bancs, nous donnions l’impression de très sages petites élèves, buvant littéralement les paroles de notre maîtresse.

L’examen terminé, Mlle Mathilde, descendant de son estrade, sembla perdre un peu de ses airs d’autorité qui m’imposaient tant. Son sourire s’accentua et, très cordialement, elle m’accorda une amicale tape sur l’épaule :

« Soyez la bienvenue parmi nous, ma petite Minna, me dit-elle, tout s’est bien passé. Vous voilà des nôtres pour toute une année scolaire. »

Elle appela d’un geste mes nouvelles compagnes :

« Je vous confie ma petite Minna », ajouta-t-elle.

Je m’aperçus alors que mon père avait disparu ; mais il avait promis de ne pas partir sans m’avoir revue, et, confiante en sa parole, je me laissai distraire.

Autour de moi les fillettes ne demandaient qu’à fraterniser. Nous causâmes ; j’appris que la petite rousse s’appelait Hanna.

« Nous nous entendrons bien », me dit-elle en confidence.

Je n’en doutais pas :

« Et comment vous appelez-vous ? » me demanda-t-elle en sautant alternativement d’un pied sur l’autre comme un joyeux petit écureuil roux dansant dans sa cage.

Je déclinai mon nom :

« Minna Warmroth.

— Vous êtes vieille ?

Très vieille.

— Aussi, je me disais que vous étiez grave comme… comme M. le juge !… »

Je ne pus me retenir de rire :

« Oh ! mais vous savez bien rire, aussi, quand vous vous y mettez. Quel âge ? »

Je déclinai mon âge :

« Onze ans.

— Depuis quand ? »

Oh ! la curieuse petite Hannah avec ses mines futées. On découvrit après information qu’il y avait un mois d’intervalle entre nos âges respectifs.

« Moi, je suis une enfant de mai », déclara-t-elle fièrement.

C’était donc pour cela qu’elle était si gaie, qu’elle semblait si heureuse, apportant la joie et les rires dans ses menottes blanches, comme mai nous apporte les fleurs. Je ne m’étonnai plus de me sentir si disposée à aimer Hannah Grôning.

« Vous savez, me confia-t-elle encore, Grôn, cela veut dire vert. Il y a du vert dans mon nom…

— Du vert ? oh ! oui, de la verdure, dirent ses compagnes. C’est vrai.

— Il y a même du vert dans tes yeux », ajouta une autre.

Comme un oracle Hanna prononça :

« Vert, gage de l’espérance.

— L’espérance de nous faire gronder si tu ris trop », murmura derrière moi une voix un peu rauque.

Je me retournai vivement. Celle qui venait de parler avait une physionomie inoubliable, par un trait caractéristique sur lequel le regard s’attachait malgré soi. Ses yeux noirs, étranges et d’un éclat fébrile, étaient surmontés de larges sourcils d’un noir bleu, assez épais et assez noirs pour attirer l’attention s’ils eussent été d’une forme ordinaire ; mais, par leur forme, ils se fixaient à tout jamais dans le souvenir. Ils traçaient sur son front un véritable accent circonflexe, ou, mieux, un angle obtus. Il n’y avait aucune séparation à la naissance du nez. Ces deux barres noires s’élançaient en montant vers le haut du front.

Hanna vit ma surprise, et tout bas :

« N’ayez pas peur, me dit-elle. Emmy est un peu sorcière, mais elle ne vous fera pas de mal. »

Emmy nous jeta un mauvais coup d’œil et s’éloigna :

« J’aimerais autant ne l’avoir pas vue, dis-je frémissante.

— Je vais vous en montrer une autre qui vous plaira mieux, reprit Hanna. Aïno, viens un peu près de nous, que je fasse les présentations dans les règles. Allons, secouons les pattes : Aïno Mérander, Minna Warmroth. Voilà qui est fait. »

Aïno, une douce blonde, aux cheveux cendrés, sourit, et, à son tour, voulut « m’en montrer une bonne ».

Une brune fillette, dont les yeux semblaient des pervenches fleuries, s’avança :

« Celle-là, dit Aïno, c’est Sigrid, notre amie Sigrid ; tout le monde l’aime et vous ferez comme tout le monde, vous ne pourrez pas vous en empêcher. »

Avec mon petit cœur débordant de tendresses, je ne demandais qu’à fraterniser. Petit à petit, j’arrivai à m’y reconnaître dans ces Heddi, ces Elsa, ces Hilda, ces Tina, et à fixer mes préférences. Quand mon père revint, je lui sautai au cou, et, du doigt lui désignant Sigrid, Aïno et Hanna :

« Vois-tu, père, lui dis-je à l’oreille, ces trois-là et moi, nous ferons deux paires d’amies.

— Un quatuor, alors », riposta mon père en riant.

Un quatuor. Le nom nous resta.