AU JAPON



Au Japon


Un Japonais qui avait beaucoup voyagé et s’était frotté de longues années à la civilisation occidentale, disait un jour à un de mes amis « Je comprends pourquoi le système de Darwin a trouvé tant d’adeptes en Europe. C’est que vous tenez beaucoup du singe. » Et, devant l’ahurissement de son interlocuteur : « Eh oui ! n’avez pas comme lui la face couverte de poils ? » Il avait oublié de se regarder dans une glace.

Je rapporte ce trait, parce qu’il résume le caractère du peuple. Le Japonais est laborieux, et sa faculté d’assimilation est grande ; mais le sens critique lui manque, et la fable de la « paille et de la poutre » lui serait souvent applicable. De plus, chez lui, l’absorption est indigeste et la transformation toute superficielle. Il lui a suffi de 40 ans pour passer du moyen âge le plus ténébreux à notre modernisme politique et gouvernemental ; les années ont remplacé les siècles. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le nouvel homme n’a pas détruit l’ancien, il s’y est superposé ou plutôt juxtaposé. Le magistrat, l’ingénieur ou l’industriel que vous avez vu l’après-midi, vêtu à l’européenne et assis derrière un bureau, sitôt rentré le soir dans sa maison — demeurée ancien style — dépouillera bien vite la redingote ou la jaquette pour endosser l’ample kimono et chausser les sandales ; puis, accroupi par terre, il conversera non sur la science moderne, mais sur les légendes mythologiques du vieux temps. Avec le costume de ses pères, il a repris sa mentalité d’autrefois. Dualité curieuse et déconcertante.

Je trouve en général, dans les ouvrages

MOUSMÉS PORTANT LEURS FRÈRES ET SŒURS.

sur ce pays, un parti pris d’enthousiasme ou de dénigrement. À mon avis, les deux notes sont exagérées ; le pour et le contre se balancent ici plus que partout ailleurs. En général, l’impression première est toute favorable ; on admire de loin ces ports à l’aspect si riant dans leur décor de bambous et de cèdres, ces îles qui portent jusque dans les nuages blancs leurs pics où verdissent les pins ; et puis on voyage facilement ; les hôtels semblent confortables et l’accueil cordial ; il n’est pas jusqu’au policeman à l’anglaise qui ne paraisse un cicerone d’une complaisance inépuisable. Passons maintenant au revers de la médaille : derrière le sourire, nous trouvons la grimace, et, sous la courbette, l’hostilité et le mépris ; le Japonais est arrogant et ne peu souffrir l’Européen qui fut son éducateur. Son esthétique est petite et étriquée ; les monuments sont curieux par le détail, mais aucune invention dans les grandes lignes. Les artistes ont perdu la tradition des grands siècles et la production moderne n’est guère que de la camelote. Arts, paysage, habitants, tout est conventionnel et mesquin.

J’en excepte cependant deux sujets intéressants et d’une grande couleur locale : la femme et l’enfant.

Ils sont charmants — et le paraissent encore davantage par le contraste des adultes — les marmots japonais, enfouis dans leurs robes longues aux tonalités voyantes sur lesquelles s’épanouissent des fleurs multicolores. Signes particuliers : ils sont sages et ne pleurent presque jamais. Pas encombrants non plus dès l’âge de quelques mois on les attache au dos de leur frère ou de leur sœur aînés, qui comptent quelques printemps de plus, et ceux-ci ne se font point faute en jouant et en s’ébattant de secouer en tous sens le petit ballot vivant qui ne semble nullement s’en émouvoir. Les filles ont des noms de fleurs, des noms tendres et poétiques, tandis que les garçons s’appellent horrifiquement : ours, tigre, rocher. Les uns et les autres ont leur solennité spéciale : au mois de mars, on célèbre la fête des filles ; toutes les poupées en atours du temps jadis sont disposées sur des planchettes devant lesquelles la gent enfantine vient défiler et faire la dînette. Le jour de la fête des garçons, chaque famille plante un mât au-dessus de la maison, et d’énormes carpes en papier rouge ou jaune volent tout autour : autant de carpes autant de rejetons mâles au foyer. Pendant le mois de mai, le ciel est peuplé du vol des poissons.

La Japonaise est d’ordinaire mal conformée ; de plus, la ceinture qui entoure sa taille a l’épaisseur d’un coussin et, sous le kimono, lui fait un dos énorme. Les cheveux, d’un beau noir, sont peignés avec beaucoup de soins, et le genre de coiffure indique la jeune fille, la jeune femme, la veuve, la belle-mère. On peut dire que les femmes portent leur état civil sur leur tête ; seules peut-être au monde elles n’ont aucun ornement en contact avec la peau : bracelets, colliers ou bagues.

COIN DE MARCHÉ À NAGASAKI.
Leur costume, très harmonieux de nuances,

se maintient dans les gris, d’une finesse exquise. Mais quand elles marchent, leurs sandales, attachées par un cordon passé entre

ENTRÉE D’UN TEMPLE À KOBÉ.

le pouce et le second doigt, leur tournent le pied en dedans et donnent à leur allure une grâce de canard.

Aussi ne faut-il les voir qu’au repos, au milieu des plis harmonieux de leurs robes soyeuses ; elles sont alors charmantes, ne révélant que ce qu’elles ont de mignardise et de grâce, le rire distingué de leurs lèvres et la ligne délicate de leur nuque ; jolis petits objets d’art qui savent, en des gestes menus et délicieux, servir le thé, bourrer une pipe, respirer une fleur et jouer du shamisen avec une inconscience musicale parfaite. C’est bien la Madame Chrysanthème telle qu’on l’a rêvée.

Mais non pas telle que la veulent les Japonais, qui reprochent à Loti de n’avoir vu que la grâce extérieure et d’avoir négligé les qualités sérieuses. De fait, Madame Chrysanthème s’est transformée ; tandis que la Chinoise restait l’esclave ignorante et stupide, la Japonaise, elle, s’instruisait, s’éduquait et acquérait ainsi une certaine influence.

Le féminisme semble même s’acclimater au Japon ; l’on y voit aujourd’hui des doctoresses, des avocates ; nombre d’institutrices professent dans les lycées et les écoles normales.

La femme est devenue socialement l’égale de l’homme : elle entretient l’autel des ancêtres et, gardienne vigilante du patriotisme, apprend aux enfants à connaître les gloires du pays.

À l’heure actuelle, le Japon est entièrement ouvert aux étrangers et les chemins de fer le parcourent de bout en bout. Les gares ont un aspect européen : mêmes marchands de journaux, mêmes cartes postales, mêmes réclames. Celles-ci s’étalent partout, le long de la voie, au milieu des rizières ; sur le haut d’une colline, vous apercevez une pancarte vantant, en énormes caractères blancs et rouges, les mérites d’une marque de bière ou les qualités d’une étoffe.

« Chassez le naturel, il revient au galop. » Les gentlemen, impeccablement gantés, — c’est un trait distinctif — qui partagent mon compartiment ont quitté la position assise pour s’accroupir en tailleurs, non sans avoir préalablement retiré leurs bottines. À l’une des stations ils s’esquivent, et je les vois revenir avec l’équivalent de nos paniers de route, c’est-à-dire une petite boîte garnie de poisson cru, de gâteaux et de riz qu’ils mangent fort proprement avec deux baguettes, Les femmes s’accroupissent également mais, pour ne pas déranger la symétrie de leur coiffure, elles s’installent face à la vitre ou à la paroi, et l’on dirait alors des poupées mal rangées sur une étagère.

Entre Kobé et Tokio, le paysage est un kakémono mouvant, mais un kakémono aux couleurs crues et criardes qui aurait besoin, pour s’harmoniser, de la patine du temps. Et, comme dans les estampes, c’est pendant des heures l’obsession du Fusi-Yama, l’ancien volcan éteint, la montagne aux cimes neigeuses, le Fusi-Yama, piton sacré, emblème national.

Mais à la rapidité du train, le vrai touriste préférera la pittoresque lenteur du pousse-pousse, et son

DEVANT UN THÉÂTRE À TOKIO.

étoile du berger sera naturellement la crête du Fusi-Yama. Il trouvera, chemin faisant, des auberges proprettes, lavées et astiquées à se croire en Hollande ; et de fait, avant l’ère moderne, les Hollandais seuls étaient admis à commercer avec le Japon ; lequel des deux peuples a déteint en propreté sur l’autre ? Je l’ignore.

Ces auberges aimables sont, comme toutes les maisons du pays, construites exclusivement en bois ; elles ignorent les cheminées.

Des cloisons à coulisses forment les chambres, et les fenêtres ont, en guise de vitres, des feuilles de papier opaque, qui interceptent le soleil, mais laissent pénétrer une clarté diffuse.

Le plancher est recouvert de nattes, sur lesquelles on ne marche qu’après avoir retiré ses bottines. Comme meubles, un vase posé sur une petite table et contenant une plante ou une fleur, un kakémono accroché au mur, un brasero en cuivre, un plateau avec sa théière, un tube de bambou servant de crachoir, c’est tout. Pas de lit ; on dort dans des couvertures ouatées que la petite servante est allée chercher dans un

ACTEUR MIMANT UNE SCÈNE GUERRIÈRE.
placard dissimulé et qu’elle vous présente

avec force saluts et génuflexions.

Au matin, toutes les cloisons sont ouvertes ; chacun prend son tub — un baquet sert à cet usage — dans une miniature de jardin, ombragé de tout petits arbres, arrosé d’une rivière minuscule et planté de maisons microscopiques. On est exposé aux rayons du soleil.

J’emporte un souvenir reposant de la petite auberge calme et tranquille où, sans bruit, glissent les petites servantes ; et, malgré moi, je pense à nos hôtels de province, aux chambres moroses avec leurs alcôves qui sentent le moisi et leurs papiers peints couleur de punaise.

Les villes du Japon ont été si souvent décrites que je ne veux pas entreprendre de variation sur ce thème. Je ne parlerai donc ni de Nara, ni d’Osaka, ni de Kiôto, ni de Nikko, ni même de Tokio dont la superficie excède celle de Paris. Il faut les voir toutes ; il faut les voir au moment du pèlerinage des temples, quand les pêchers rosissent le paysage.

Le Nippon est friand de pèlerinages, non pas, comme l’Hindou, par ferveur religieuse — car son bouddhisme est assez tiède, — mais parce qu’il trouve dans les sanctuaires des souvenirs de ses gloires, de sa dynastie impériale, vieille de 2500 ans. Et puis il y a les objets d’art, les vieilles peintures, les laques, les armures ; le moindre paysan est curieux de ces choses du passé, qu’il aime d’instinct et qu’il sait devoir admirer. Enfin, les temples occupant généralement les sites les plus remarquables, il satisfera son amour de la nature arrangée et pomponnée en contemplant un point de vue pittoresque, une cascade, un pont rustique, un ruisseau serpentant près d’un parterre de lotus. Il entre dans le lieu saint, après avoir eu soin de se déchausser, et les socques de bois, par centaines, semblent auprès des portes monter la garde ; puis, ses dévotions accomplies, le pèlerin va dans les jardins de thé

VUE DE FUSI-YAMA.

qui avoisinent toujours les temples. Là, sur une terrasse dont les pilotis plongent dans un petit lac, abrité sous un dôme de verdure et de fleurs, il déguste, des heures durant, des boissons variées : thé, saké (eau-de-vie de riz) eaux minérales. Et dans ce cadre délicieux, les heures paraissent douces.

Dans la rue : flic, floc, tel est le bruit dominant ; flic, floc, c’est le claquement sec et répété des socques de bois sur le pavé. Chaque pays a son odeur et son bruit particuliers.

La ville japonaise peut se caractériser par le flic-floc qui emplit ses rues. Quand il pleut, le flic-floc est plus rapide et plus répété, et le petit homme est comique en essayant de faire des enjambées avec ses petites jambes qui n’en peuvent mais.

Le peuple de la rue : des travailleurs en manteau de paille, des vendeuses d’arbres nains, des marchands de journaux criant le Tokio nichi-nichi ou le Jiji, les nettoyeurs de pipes avec leurs bouillottes, les innombrables kouroumaias ou traîneurs de pousse-pousse, toujours prêts à charger, ne relayant jamais et capables de galoper pendant des heures. Les ouvriers se reconnaissent à leurs vêtements collants et uniformément bleus ; dans le dos de grosses lettres en toile blanche indiquent leur profession.

Le Japonais est né flâneur, ce qui le rapproche du Français ; il s’empresse aux foires, assez semblables à celles de chez nous, où ne manquent ni les loteries ni les baraques de lutteurs. Volontiers il s’arrête devant les banderoles et les vastes pancartes qui s’étalent devant les théâtres et racontent les péripéties de la pièce. Entrons dans la salle de spectacle : elle manque de sièges, mais se divise en une multitude de carrés formant des cases minuscules et dans lesquelles les spectateurs s’accroupissent par groupes.

Sur la scène, nous sommes en pleine épopée : un samouraï terrible brandit une torche et se couvre de gloire en accomplissant des exploits fabuleux. Avant 1868, les acteurs se tenaient au ban de la société ; ils ne pouvaient sortir que le visage entièrement couvert. Leur condition s’est relevée, mais le préjugé contre le théâtre subsiste ; un homme du monde se commettrait en allant au spectacle.

Le Japon moderne semble vouloir rompre avec son passé et répudier ce qui faisait son originalité et son charme, pour entrer dans une ère nouvelle et conquérir sa place parmi les grandes puissances. Une des premières manifestations de ce renouveau a été la guerre déclarée à la Russie. En cela, la nation jaune n’a pas menti à son tempérament ; à l’encontre de sa belle-sœur, la Chine, elle a toujours été guerrière. Ses troupes ont, lors de la guerre des Boxers, fait l’admiration de tous par leur froide intrépidité : ce n’est pas trop de dire que, grâce à leur intervention et à la décision dont elles ont fait preuve, elles ont sauvé les légations assiégées dans Pékin. Leur service d’espionnage n’a pas été non plus étranger à ce résultat : on peut affirmer que partout où il y a un barbier ou un photographe, il y a un espion japonais.

L’Empire du Soleil Levant réalisera-t-il son rêve ambitieux : l’Extrême-Orient aux Asiatiques sous la suprématie japonaise ? Les

UNE DAME JAPONAISE SE PROMENANT EN KOUROUMA.

événements de demain nous le diront. Tout concourait, il faut bien s’en rendre compte, à pousser les deux nations l’une contre l’autre : guerre de race, guerre d’intérêt aussi. À la Russie, il fallait un débouché vers le Pacifique. Le Japon, de son côté, avait besoin de la Corée pour y déverser le trop-plein de sa population, pour y écouler sa production commerciale. C’est à la Corée que le Japon doit sa religion et ses beaux-arts. Seulement l’élève a marché, tandis que le maître restait stationnaire ; conscient de sa supériorité, il veut devenir le maître à son tour.

La conflagration a résulté du choc de ces deux nécessités contraires et de ces deux ambitions rivales. Quelle que soit l’issue du combat, ce sera la pauvre Corée qui paiera les pots cassés.

Dans la folie de leur orgueil, les Japonais n’admettent pas l’hypothèse d’une défaite. Un des leurs, M. Hotomi, écrivait ces lignes quelque peu pompeuses : « La longue durée de l’Empire du Soleil Levant est une des choses les plus merveilleuses de ce monde. Quand il vit la lumière, tous les peuples européens dormaient encore dans les entrailles du chaos. C’est 333 ans avant la conquête des Indes par Alexandre et 612 ans avant la victoire de César sur Pompée que Jinmiu Ier, Empereur du Japon, plaça le berceau de l’Empire parmi les fleurs odoriférantes des plaines du Yamoto… Les Japonais n’ont jamais connu la défaite… Si les victoires et les conquêtes sont vraiment la gloire d’un pays, comme on le dit, l’histoire du Japon est vraiment pleine de gloire. »

Ce dithyrambe est à peu près exact en ce qui touche le passé. L’avenir lui donnera peut-être un démenti cruel.