EN MANDCHOURIE



En Mandchourie


Paris, Port-Arthur, 11.550 kilomètres.

Grâce au chemin de fer, ce trajet fantastique s’exécute aujourd’hui avec le plus grand confort. Des wagons-lits, une bibliothèque, un salon avec un piano, une chambre noire pour les amateurs de photographie, un wagon-chapelle : il y a de tout dans le Transsibérien. Il y a même une salle de bains, et ce n’est pas un luxe inutile dans un voyage de ce genre où l’on ne tarde pas à être couvert d’une poussière grasse provenant de la napte brûlée dans la locomotive. La salle de bains est parfaitement agencée ; il y manque une seule chose : de l’eau.

Dans les wagons de 3e classe, le voyageur dispose de toute la longueur de la banquette, ce qui lui permet de s’étendre et de dormir. Dès son entrée dans le compartiment, il agence le matelas et l’oreiller, dont il a eu soin de se munir, arrime ses colis, met à portée de sa main le garde-manger et la cave, sans oublier la provision de tabac, et le voilà paré pour plusieurs semaines. — Comment ! sans se déshabiller ? sans retirer ses bottes ?

Les arrêts sont fréquents devant les petites gares en bois vernissé et découpé qui font penser à des jouets d’enfants. Alors chacun de se précipiter pour déguster au buffet un verre de vodka (eau-de-vie de grains) en avalant un de ces vagues hachis que les Russes baptisent côtelette, ou pour remplir

VUE D’UN VILLAGE EN TRANSBAÏKALIE
d’eau chaude sa théière au samovar public.

Il est à remarquer que la petite théière de fer-blanc est le vade-mecum obligé de tout bon Moscovite, depuis le dernier des moujiks

UNE GARE DU TRANSSIBÉRIEN : DEVANT LE SAMOVAR.

jusqu’au plus puissant des généraux ; et, par « généraux », j’entends désigner, selon la mode russe, tous les hauts fonctionnaires. D’ailleurs, le culte du samovar n’est pas le seul trait d’union entre les différentes classes de voyageurs ; tous vont avec un égal empressement faire leurs dévotions et brûler des cierges devant l’icône dorée des salles d’attente.

Sur le quai, moutonne la foule des paysans coiffés de l’éternelle casquette et vêtus, été comme hiver, d’une touloupe fourrée ; des femmes en robe rouge vendent quelques douceurs : œufs jadis frais, lait aigre de jument, poisson fumé ; à côté des orthodoxes, des Tatars, des Kirghizes musulmans ont quitté les troupeaux qui paissent dans le steppe pour regarder avec méfiance — peut-être encore avec crainte — le « convoi infernal traîné par le dragon de feu ».

Voilà huit jours que nous avons perdu de vue les dômes dorés de Moscou la Sainte. La chaîne riante de l’Oural, les forêts rabougries de la Taïga ont défilé devant nos yeux, et voici que, dans la féerie crépusculaire, apparaît une ville fantôme, dardant vers le ciel ses minarets verts, arrondissant ses coupoles sur lesquelles se plaquent les rayons du soleil couchant ; un fleuve l’entoure dont les eaux froides et silencieuses coulent si rapides que les objets n’ont pas le temps de s’y refléter. Ce fleuve, c’est l’Angara ; cette ville placée au confluent de deux civilisations

CARAVANE TRANSPORTANT DU THÉ.

et de deux époques, c’est Irkoutsk.

Nous approchons du Baïkal et le paysage devient grandiose. De hautes montagnes couvertes de forêts plongent à pic dans l’eau tranquille et transparente du lac. Cette mer intérieure a été l’un des plus sérieux obstacles du Transsibérien. En attendant l’achèvement de la voie qui doit le contourner, la traversée s’effectue de décembre à avril au moyen de traîneaux. Il y a bien des bateaux brise-glace, mais la sécurité en est douteuse. Dans la belle saison, le train entier est porté d’une rive à l’autre par d’immenses chalands transbordeurs, et met ainsi quatre heures à parcourir les trente kilomètres que présente le lac dans sa largeur minima.

En Transbaïkalie, le type jaune apparaît et se précise peu à peu ; les nez s’aplatissent, les yeux se brident et la saleté s’affirme avec une autorité toujours croissante. On sent pulluler une heureuse vermine sous les houppelandes lustrées de graisse que portent les Bouriates. Plus malodorants encore sont les Mongols venus en caravanes sur leurs chameaux à deux bosses. Ces descendants de Gengis-Khan apportent le thé récolté dans le centre de la Chine et destiné à parfumer les five o’clock des mondaines de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Paris.

Les monts Khingans franchis, la gamme du jaune s’accentue avec les Chinois qui travaillent par équipes à l’entretien de la voie. Leurs figures bonasses et réjouies, leur loquacité bruyante contrastent avec le mutisme

FEMMES SIBÉRIENNES SE RENDANT AU MARCHÉ.

et les mines renfrognées des « barbares aux poils roux ».

Tous portent la natte ; les simples coolies, pour plus de commodité, l’enroulent en couronne autour de la tête ; mais comme une telle coiffure serait contraire au respect hiérarchique, ils s’empressent de la dérouler dès qu’ils sont en présence d’un supérieur.

Le rôle de ces coolies à l’égard du Transsibérien a été « ondoyant et divers ». Après l’avoir construit comme terrassiers, ils l’ont détruit en tant que Boxers, pour le rétablir aujourd’hui qu’ils ont repris leur qualité première. Voilà un exemple frappant de l’esprit d’adaptation de la race jaune.

Les Chinois s’expatrient facilement, mais toujours avec esprit de retour ; morts ou vivants, ils comptent revenir au pays des ancêtres. Pour eux, la patrie c’est la province, le coin où ils entretiennent l’autel familial.

Ceci est heureux pour l’Europe, car le jour où le Céleste-Empire cesserait d’être une expression géographique pour devenir un corps organisé et homogène, ses 400 millions d’habitants constitueraient une menace vis-à-vis des civilisations d’Occident.

Heureusement aussi le Chinois n’a pas l’esprit militaire ; il méprise le métier des armes qu’il tient pour bien inférieur au négoce,

MANDCHOU S’EXERÇANT AU TIR DE L’ARC.
à la pratique des arts ou des belles-lettres.

Les gouvernants s’occupent si peu des affaires de l’armée qu’en Mandchourie, par exemple, les candidats au grade de mandarin

UNE FAMILLE EN ROUTE POUR IRKOUSTK.

doivent encore subir un examen sur le tir à l’arc.

Au reste, ce n’est pas l’ambition qui pousse le Céleste à briguer les honneurs de ce genre, mais le simple désir de s’enrichir honnêtement par la « gratte » et le casuel.

L’esprit de vénalité est le trait caractéristique du fonctionnarisme en Chine. Le mandarin préposé à la garde d’un arsenal vendra la poudre de guerre à un artificier ; les sommes destinées à l’achat d’obus prendront, par le plus grand des hasards, le chemin de sa poche — et sa poche est profonde autant que sa manche est large — tandis que des projectiles en carton peint s’aligneront auprès des pièces.

S’agit-il d’une revue ? Les mêmes troupes défileront trois ou quatre fois, et le général inspecteur retrouvera ainsi le nombre de bataillons figurant sur le papier ; de ce fait, quelques économies ignorées du budget pourront être réalisées.

Moukden. — Moudken est un centre important, la ville-type de la Chine du Nord. Le chemin de fer toutefois n’y passe pas : c’eût été une profanation pour les tombeaux des premiers empereurs de la dynastie mandchoue.

Dans toute cette région, l’établissement de la ligne a donné lieu à bien des difficultés à cause des tombes qui s’y trouvent en grande quantité ; il a fallu aussi user de

UN CORTÈGE NUPTIAL CHINOIS : LA MARIÉE, CACHÉE DANS UN PALANQUIN, EST MENÉE PAR DES PORTEURS CHEZ SON ÉPOUX.

diplomatie pour obtenir de creuser des tranchées : le Dragon habite, paraît-il, la région souterraine, et les reliefs du sol sont déterminés par les ondulations de son échine ; les ouvriers risquaient donc de l’atteindre et de le blesser, ce qui aurait déterminé de sa part des convulsions, c’est-à-dire des tremblements de terre.

Pour se faire conduire à Moukden, on a le choix entre la charrette traînée par cinq chevaux, qu’un voiturier conduit sans guides, par la simple caresse du fouet, et la carriole chinoise, sorte de guérite recouverte d’étoffe bleue et reposant sur des brancards massifs peints en rouge, sans ressorts. Une mule compose tout l’équipage. Si l’on est voyageur de marque, l’on a l’agrément de voir le cocher marcher par déférence à côté de sa bête ; l’équipage d’un mandarin sera précédé d’un palefrenier à cheval et deux cochers tiendront la mule en main ; tandis qu’avec un seigneur sans importance, le conducteur s’assoira sur le brancard en laissant pendre ses jambes avec abandon : ces nuances délicates ne témoignent-elles pas d’une civilisation raffinée sinon d’une idée bien nette de l’égalité sociale.

Les rues de Moukden sont recouvertes de plusieurs pieds d’une poussière fine que le vent de Mongolie soulève en nuages épais. On absorbe par tous les pores de la peau les exhalaisons des détritus et des immondices

UNE RUE À MOUKDEN.

qui encombrent la voie. Celle-ci est le théâtre de scènes des plus naturalistes : il arrive fréquemment de rencontrer des gens accroupis dans les postures les moins équivoques. Pour les éloigner de leurs façades, les propriétaires des maisons ont recours à un stratagème ingénieux : ils ont simplement fait peindre une tortue sur la muraille. C’est que, en effet, l’injure la plus sanglante que l’on puisse adresser à un homme jaune est de le traiter « d’œuf de tortue » ; et cette épithète grossière s’appliquerait également à celui que l’on apercevrait arrêté sous l’image de cet animal.

Un autre fléau de la rue est la légion des mendiants qui assiègent et harcèlent le malheureux étranger en substituant au vocable occidental de « mon prince » celui, plus flatteur encore, de « grand vieux frère ». Les indigènes doivent également compter avec cette engeance : malheur au marchand qui refuserait l’aumône ; il verrait les abords de son magasin interdits à sa clientèle et son commerce ruiné en peu de jours.

Elle sont presque toujours jolies les boutiques chinoises avec leurs décorations d’or et leurs attributs en bois sculpté ; mais les

BARQUES DANS LE PORT DE NIOU TCHOUANG.
matériaux qui les composent sont légers et

combustibles. De là de fréquents incendies ; il est vrai que le spectacle d’un incendie est une bonne fortune pour tout amateur de pittoresque.

VOYAGEURS CHINOIS PRENANT LE TRANSSIBÉRIEN.

Dès l’alarme donnée, on voit approcher en grande cérémonie, escorté de musiciens, le fameux corps des sapeurs-pompiers.

Ces hommes d’élite ne s’occupent pas un seul instant de la maison en feu qu’ils considèrent comme condamnée d’avance, mais débattent avec les voisins la question de préserver oui ou non les autres immeubles et le prix de leur dévouement. La discussion se prolonge, chacun crie et s’agite ; des sauveteurs improvisés mettent le magasin au pillage, et, finalement, pour le plus grand triomphe de la justice, le sinistré reçoit sous la plante des pieds un certain nombre de coups de bambou qui l’exhorteront à se montrer désormais moins négligent.

Dans toute ville chinoise la vie de la rue est intense : c’est un perpétuel grouillement de promeneurs, d’oisifs, de gagne-petit exerçant les métiers les plus divers. Chaque coin de rue est occupé par un gargotier en plein vent ; de nombreux clients assis sur leurs talons absorbent à l’aide de baguettes le contenu de leurs bols de riz… Dame ! tout le monde ne peut aller dans les grands restaurants déguster les ailerons de requin, le cochon laqué, les haricots germés, les pousses de bambou, et les graines de nénuphar, délices des palais délicats.

UN MARCHAND DE FAUCONS.

Chez nous il est de bon ton de tenir en laisse un loulou, un roquet ou un fox-terrier. En Chine, les commerçants à leur aise, la journée finie, se promènent béatement en portant une cage abritée par un voile contre la poussière, et à laquelle ils impriment un balancement harmonieux pour donner à l’oiseau captif l’illusion du vol.

Un peu partout des bandes d’enfants à demi nus se roulent dans la poussière. Ceux qui appartiennent au sexe laid portent des pantalons ajourés par derrière et ont presque tous l’oreille gauche traversée d’un anneau. Cet ornement est un préservatif contre les mauvais esprits qui, un peu myopes, prendront ainsi les garçons pour des filles et dédaigneront de lui nuire.

Malgré leur face peinte des incarnats les plus impressionnistes, les femmes mandchoues ont grand air sous leur coiffure monumentale où des épingles se hérissent parmi les papillons et les fleurs artificielles. Leurs pieds ne sont pas déformés comme ceux des Chinoises du Sud, mais, selon le rang auquel elles appartiennent, les talons de leurs chaussures affectent les formes les plus variées. Les élégantes portent de longues robes brodées, des gilets à larges manches d’une richesse inouïe et ajustent aux deux derniers doigts de la main des ongles postiches en argent, longs de quatre ou cinq centimètres ;

POMPIERS CHINOIS SE RENDANT AU FEU.

c’est dans cet appareil que trônait aux réceptions solennelles l’Impératrice douairière, « la Vieille Dame Sacrée ».

La femme chinoise a deux occupations dominantes : fumer, et cracher ; elle laisse à son mari les travaux vulgaires de couture et de broderie.

La légende de Pénélope serait incomprise ici. Seules, les belles-mères ont une autorité dans le ménage ; aussi le rêve d’une jeune Chinoise est-il d’être mère pour devenir belle-mère à son tour.

Une musique criarde, des pétards qui éclatent, un cortège bruyant et bariolé ; c’est un enterrement qui passe.

Le spectacle est d’une cocasserie macabre : en avant du catafalque, des mendiants costumés de blanc portent des simulacres d’objets et de personnes, grossièrement façonnés en papier de couleur, maisons, domestiques. animaux, ustensiles de ménage, victuailles ; tout cela doit être brûlé, et la fumée montant vers l’âme du mort lui fera retrouver dans l’autre vie les choses qui lui furent familières ici-bas. Mais il faut absolument détourner l’attention des mauvais génies ; on leur jettera des sapèques en papier doré et, pendant qu’ils seront occupés à ramasser ces offrandes, le cortège pourra poursuivre tranquillement sa route.

Dans ces conditions un convoi funèbre revient fort cher et le mort attend souvent

UNE RUE À NIOU-TCHOUANG.

plusieurs mois avant d’être enseveli ; d’ailleurs, ne faut-il pas consulter les astrologues, seuls capables d’indiquer les jours fastes, l’orientation à donner à la tombe et l’emplacement qui lui convient ? Le survivant est moins occupé à pleurer le disparu qu’à assurer son sort dans son nouveau séjour.

Ainsi s’expliquent tous les rites relatifs au culte des ancêtres, qui est au fond la seule religion de la Chine.