En émigration

(Redirigé depuis En Emigration)
En émigration
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 319-355).
EN ÉMIGRATION


Souvenirs lires des papiers du comte A. de La Ferronnays, (1777-1814) par le marquis Costa de Beauregard, de l’Académie française. Plon, in-8o, 1900.


« Je ne me sens ni assez de vanité, ni assez d’humilité pour écrire mes Mémoires, » disait M. de La Ferronnays vers la fin de sa vie. Sans qu’il eût à les composer, ils se trouvèrent faits, faits non par l’orgueil ou la modestie, mais par la tendresse.

M. de La Ferronnays avait épousé la plus exquise des femmes. Ce n’était pas seulement leur jeunesse, c’était leur nature qui s’était choisie ; loin que le temps usât la solide douceur de cette union, il leur avait apporté des raisons toujours nouvelles et une fierté croissante de s’aimer. De tels sentimens ne vont pas sans une confiance absolue. Dire et redire dans tous leurs détails ses premières épreuves n’avait pas été pour M. de La Ferronnays le moindre bonheur de l’existence à deux : il se plaisait à mettre en commun avec sa compagne même les jours vécus avant elle, et à être plaint encore pour des maux finis. Quand le service des princes l’éloignait du foyer, il continuait ces chers entretiens en de longues lettres où il racontait les événemens et lui-même. Mme de La Ferronnays avait pour son mari un culte et ce petit excès d’admiration qui est l’impartialité de l’amour. Toutes ces lettres, toujours sous sa main, relues aux heures où la solitude fait plus de vide au cœur, étaient son trésor de l’absence. Et quand vint la séparation après laquelle on n’attend plus de retour, vivre, pour la veuve, fut se souvenir. Elle eut besoin de compléter cette correspondance par le récit de leurs deux existences si bien confondues en une seule : raconter le bonheur passé est encore du bonheur. Et elle écrivit les Souvenirs d’une vieille femme dédiés à ses enfans. Lettres et Souvenirs étaient depuis gardés par la famille comme un dépôt pieux et discret quand, il y a une année, M. le marquis Costa de Beauregard fut, du droit de l’amitié, admis à les consulter.

M. le marquis Costa de Beauregard est un chercheur d’hommes. Il travaille et il excelle à rétablir en leur naturel et en leur vérité les existences qu’il lui plaît d’étudier : mais il est difficile sur ses modèles. Aujourd’hui que la beauté perd sa puissance inspiratrice et que les laideurs surtout excitent les talens, M. de Beauregard a cette originalité que son talent doit admirer pour produire. Il a beau dire quelque part : « Pour bien écrire la vie d’un homme, il faudrait ne pas l’aimer, » M. de Beauregard n’écrirait pas la vie d’un homme qu’il n’aimerait pas. Le gentilhomme a donné ses habitudes à l’artiste. Il considère que, parmi tant d’êtres qui furent, en choisir un pour le rappeler à la mémoire de ceux qui sont, est devenir responsable de cette préférence ; que le prendre pour étude est lier société avec lui ; que le présenter aux contemporains est un peu se porter son garant. Il lui faut de ces morts avec lesquels il eût été heureux de passer sa vie, de ces actions qu’il aurait voulu accomplir, de ces croyances qui restent les siennes. Ses biographies sont ses amitiés d’outre-tombe, et, sans s’en aviser peut-être, il cherche pour les peindre des visages qui lui ressemblent.

Combien tout cela apparaît dans Un homme d’autrefois, son premier ouvrage, et qui établit sa réputation ! Ce Costa, qui fut pour les princes de Savoie un si vaillant, sûr et spirituel ami, avait été tout ensemble la foi à la monarchie, le dévouement à une famille royale, la ressource de la belle humeur dans l’infortune, l’indépendance de l’esprit et la fidélité du cœur : l’auteur honorait des causes chères, servies par les dons qu’il prise le plus, et représentées par l’un des siens. En La Ferronnays, le marquis de Beauregard a retrouvé un « homme d’autrefois. » La Ferronnays, comme Costa, avait été le familier des princes, le compagnon de l’exil ; lui aussi, avait maintenu son crédit par la plus dangereuse des imprudences, la sincérité. Si ses mérites ne se détachaient pas avec le même relief que les dons si originaux de Costa, ils n’étaient pas moins nombreux dans leur solidité bien égale. Il avait été mêlé à de plus grands événemens ; il avait servi l’aînée des familles royales, et toujours la première, puisqu’elle avait cessé d’être la plus puissante pour devenir la plus malheureuse. M. le marquis de Beauregard a donc pensé que les récits d’un tel témoin méritaient d’être connus et le témoin lui-même de revivre. De là l’œuvre qui vient de paraître.

Y eût-il seulement dans ces pages le parfum de l’avril, le printemps d’un amour, la surprise, les jolies timidités, les angoisses silencieuses, puis la victoire de deux jeunes cœurs, et le roman d’une honnête aventure qu’on pourrait appeler l’idylle de l’émigration, le livre vaudrait d’être lu. Deux époux qui savent s’aimer et se le dire ne sont jamais banals. Ceux-ci moins que personne, à la fois si unis et si différens : lui, jeté sans cesse hors de sa paix domestique par le goût de l’action, aimant en homme, puisque à certaines heures le succès lui tiendrait lieu de bonheur, mais plus conscient de ce qu’il perd à mesure qu’il s’éloigne, sentant mieux à chaque échec de ses projets la blessure de sa tendresse, et finissant par revenir à tire-d’aile comme le pigeon de la fable ; elle, fixée pour jamais, vivant toute en celui qui emporte tout quand il s’éloigne et ramène tout quand il revient, plus atteinte par l’absence, mais sans une plainte parce qu’elle veut consoler, soigneuse, si des larmes s’échappent de ses yeux, qu’elles ne tombent pas sur son papier, et ne laissant jamais voir que l’héroïsme de son sourire. Mais ces deux époux ne sont pas si occupés d’eux-mêmes qu’ils ne regardent autour d’eux. L’égoïsme même de leur bonheur les tiendrait attentifs aux affaires publiques. Leur vie est emportée dans la grande tempête, leur avenir menacé par la Révolution, leur intérêt lié à la cause royale, leurs fonctions les attachent au Duc de Berry. S’ils ne dirigent pas, ils voient. Ils savent ce que leurs maîtres pensent, et que penser de leurs maîtres. Et, comme ils ne se cachent rien l’un à l’autre, il y a, dans leurs confidences de chaque jour, de curieux détails sur les faits, et le plus sincère des jugemens sur les personnages. Les lecteurs graves, qui n’ont pas de temps à perdre aux joies ou aux douleurs privées, et réservent leur attention aux misères des grands ou aux intérêts des peuples, ne seront pas les derniers à suivre ce jeune couple, car il traverse l’histoire et la raconte.


I

Auguste de La Ferronnays naquit en 1777 à Saint-Malo. Il passa son enfance dans un manoir de Vendée. Son père, bon officier et bon courtisan, partageait sa vie entre son régiment et Versailles. Chaque année, il se souvenait, à la saison des chasses, qu’il avait une femme et des enfans dans une contrée giboyeuse, et la famille recouvrait son chef. Il donnait les heures de clarté aux bêtes, la somnolence du soir aux siens, et, après quelques jours, disparaissait jusqu’à l’année suivante.

Mme de La Ferronnays, créole de Saint-Domingue, était, dans la solitude de cet abandon et sous la pâleur de notre ciel, comme une âme qui a froid. D’autant plus mère quelle était moins épouse, elle étendait son affection douloureuse, comme une ombre trop matinale, sur les jeunes vies écloses d’elle : l’enfance a besoin de joie comme les plantes de soleil. Aucune influence d’homme n’eût dirigé Auguste, s’il n’avait eu un oncle, évêque de Lisieux. Celui-ci, cadet de La Ferronnays, tandis que ses cinq frères portaient les armes, avait charge d’avoir de la sainteté pour six. Il était une de ces natures simples et pures sur la bonté native desquelles le mal ne trouve pas de prises, mais dont l’innocence un peu moutonnière bêle trop et n’agit pas assez. Sur sa demande, Mme de La Ferronnays consentit à lui confier Auguste, alors âgé de dix ans. L’évêque l’amena dans un collège que le diocèse de Lisieux entretenait à Paris, attacha à son neveu un abbé et, croyant avoir fait pour le mieux, le pasteur retourna à ses moutons. Le précepteur était de cette espèce qui se plaît à tyranniser sous prétexte d’assouplir. Quel changement pour l’oiseau tombé du nid, de se glacer à cette froideur, de se blesser à cette dureté, de se sentir étranger et haï ! Là, il n’apprit guère qu’à souffrir : c’est, il est vrai, la science des sciences, mais n’est-ce pas trop tôt de la connaître à dix ans ? Il fallut, pour délivrer le captif, la Révolution française. Elle promettait l’indépendance aux hommes, elle la donna du moins aux écoliers, puisque, aux premiers désordres de la capitale, les collèges se fermèrent. Auguste prit son vol vers sa Vendée et les caresses de sa mère. Cette joie du bonheur retrouvé et que la comparaison rendait plus parfait ne dura pas. Vers la fin de 1790, M. de La Ferronnays apparut.

Ce n’était pas cette fois pour sa chasse ordinaire : une autre, la chasse à l’homme, venait de s’ouvrir, et la noblesse, devenue gibier à son tour, commençait à émigrer. M. de La Ferronnays dit adieu à sa femme, et ordonna à son fils de le suivre. Ils partirent pour la Suisse, où déjà les attendait l’évêque de Lisieux. Menacé dans sa ville pour n’avoir pas consenti à la Constitution du clergé, il avait dû tirer au plus court et ne s’était arrêté qu’à Soleure. A peine s’y étaient-ils retrouvés, les deux frères tombèrent d’accord qu’il en fallait partir. L’un avait hâte d’être à Brunswick où se rassemblaient les émigrés pacifiques, l’autre de gagner à Coblentz l’armée des princes. L’enfant était un embarras. L’oncle proposa de le laisser à Bellelay, abbaye voisine et collège renommé. Le père consentit, à la condition qu’on ne parlât pas de latin à Auguste : il ne voulait pas « qu’on en fît un capucin. »

Cette défense fut toute la part que M. de La Ferronnays prit à l’éducation de son fils ; elle se trouva utile à celui-ci. L’attrait pour ce qui est prohibé le rendit curieux de ce qu’on enseignait à ses condisciples, et, la bonté de sa mémoire aidant, il finit par savoir à peu près ce qu’on lui avait interdit de connaître. Le travail l’aidait non seulement à apprendre, mais à oublier. Oisive, quelle eût été la vie de l’enfant, qui demeura quatre années sans une visite, sans une lettre des siens ? Une seule nouvelle lui parvint, la mort de sa mère. Mme de La Ferronnays, restée en France, était la plus exilée, puisque son fils était loin : après deux ans passés sans rien apprendre de lui, elle n’avait pu supporter une plus longue incertitude, et dans l’espoir de recueillir quelque écho d’émigration, elle s’était rendue à Nantes au moment où y régnait Carrier. Arrêtée aussitôt, oubliée treize mois en prison, elle avait, quand le 9 thermidor la délivra, épuisé la source de ses larmes et de sa vie. Elle était morte en chrétienne, sans un murmure, et seulement avec la hâte d’une autre existence où les mères n’ignorent plus le sort de leurs enfans. La jeunesse ne connaît pas ces résignations. Cette cruauté de la vie et de la mort envers un être qui méritait si peu de souffrir parut au fils désolé une injustice de Dieu, et de son cœur, révolté contre la perte de sa mère, s’échappa toute la foi que sa mère lui avait apprise.

Il n’était donc pas capucin quand, en 1795, reparut son père à éclipses. L’émigration, à l’armée des princes, avait pris un premier contact avec les faits. Les talons rouges s’étaient embourbés dans les marais de la Champagne, les manans avaient fait repasser la frontière à leurs seigneurs ; ce n’est pas avec des épées de bal que les rebelles pouvaient être vaincus. La noblesse résolue à se battre se groupait autour des Condés, les seuls des princes qui fussent des soldats. M. de La Ferronnays, jugeant que l’heure des premières armes avait sonné pour son fils, venait le prendre.

Avant de s’engager tous deux, ils passèrent par Brunswick pour y voir l’évêque. En même temps qu’eux, arrivait dans cette ville une berline brune qui, sortie toute neuve de Paris et de France en 1791, portait, depuis lors, de séjour en séjour et d’attentes en déceptions, une famille d’émigrés. M. de Montsoreau avait été mêlé au projet de Varennes : familier des Tuileries, frère de Mme de Tourzel, alors gouvernante du Dauphin, il était parti, croyant précéder de quelques jours Louis XVI à la frontière. Il emmenait sa femme et ses deux filles ; la seconde est celle qui écrivait cinquante ans plus tard : « Nous prîmes la route de l’exil dans cette pauvre berline brune que je vois encore, très jolie pour le temps, avec ses panneaux et ses portières entourés d’arabesques d’or. » L’on avait des bagages pour un voyage de quelques semaines. Les fourrures étaient restées à Paris où l’on les retrouverait à l’hiver, et Mme de Montsoreau n’avait emporté qu’une saison de son missel pour une prière qui, selon le mot du marquis de Beauregard, devait durer vingt-trois ans. Il y a des époques où Dieu réserve ses faveurs à ceux qui ne l’invoquent pas. Les victoires des républicains poussaient devant eux la famille fugitive. « Nous étions à peine débarqués à Brunswick par d’affreux chemins où nous avions versé cinq fois avec notre pauvre berline brune qui n’en pouvait plus, quand un matin, au tournant d’une rue dont je ne me rappelle plus le nom, nous nous trouvâmes face à face avec les La Ferronnays. » Ce jour-là, les dix-sept ans d’Auguste, hier écolier, demain soldat, virent pour la première fois les douze ans de la petite fille qui s’appelait Albertine de Montsoreau.

Avez-vous suivi parfois du regard, à travers l’espace, ces fils légers qu’on croirait détachés d’un fuseau invisible, et qu’un souffle élève, abaisse, et emporte, images de nos destinées ? Parfois deux de ces fils se touchent ; les voilà joints au point de leur rencontre et désormais le vent les pousse ensemble ; autour de leur commune attache, leur souplesse s’attire, s’enroule, se mêle, bientôt ils ne forment plus qu’un. Ainsi flottaient, ainsi se touchèrent ces deux misères, ces deux jeunesses : désormais les malheurs publics, les exils des princes, les marches des armées, les colères des nations allaient respecter ce frêle lien, rapprocher les existences de ces deux enfans, favoriser leur tendresse, et confondre leurs vies.

Eux, ne le prévoyaient guère à leur première rencontre. Elle le trouva « laid, petit, gauche, engoncé à l’excès. » Lui ne songeait qu’à la gloire de son premier uniforme, et bientôt après, il trouvait à Saarbach, l’habit gris, la veste écarlate, le casque à plumet blanc des cavaliers nobles, et aussi les premiers huit sous, qui désormais devaient suffire chaque jour à sa nourriture, son entretien et ses plaisirs. C’était la misère, mais la misère est l’épreuve que la jeunesse supporte le mieux. Le corps a ses énergies intactes, et l’imagination, que l’expérience n’a pas encore intimidée, jette sur l’indigence des réalités les voiles superbes des rêves. Il apprenait le métier, n’avait pas besoin d’apprendre le courage, et il avait fait ses preuves quand, le 18 avril 1797, l’armistice de Leoben donnant à l’armée de Condé quelque repos, il reprit avec son père la route de Brunswick.

L’évêque, tandis que son neveu bataillait, avait fait faire la première communion à Mlle de Montsoreau, et, sans se douter qu’il la préparât à un autre sacrement, s’était fort lié avec le père et la mère. Auguste, dans cette intimité, eut vite place : « Nous le vîmes bientôt tous les jours, mais, en dépit ou peut-être à cause de sa campagne, il n’était pas embelli. Tout de suite il eut l’air assez occupé de nous, mais comme on s’occupait alors des jeunes filles, sans s’approcher d’elles et sans leur dire un mot. » Dieu sait pourtant si, depuis l’arrivée des émigrés, on parlait dans la petite ville ! Se recevoir était leur grande affaire, leur seul plaisir et le soulagement de tous leurs maux. Mal logés, mal vêtus, mal nourris, ils allaient de galetas en galetas, se passaient de dîner pourvu qu’ils eussent faim en compagnie, gardaient toute leur élégante fierté sous leurs habits reprisés, sous leurs robes de jaconas à la Noël, et, rien qu’à se voir, changeaient toutes leurs grandes et petites épreuves en rires. Comme la Cour avait à Trianon joué à la bergerie, l’on eût dit que la noblesse de France se donnait la comédie de la pauvreté. Le duc et la duchesse de Brunswick, bénissant le ciel qu’il leur eût envoyé des Français malheureux pour mettre quelque gaieté dans leur bonheur allemand, avaient ouvert leur petite cour aux exilés. Aussitôt ce fut une fureur de se faire présenter. « Le matin on menuisait, cartonnait, peignait pour vivre, le soir on s’enrubannait de son mieux, » on organisait des « redoutes, » on dressait des paravens pour les charades et les comédies.

Tout à coup la grande pièce interrompt les petites. Le 17 octobre 1797, le traité de Campo Formio exige que l’armée de Condé soit dissoute et les émigrés chassés de l’Allemagne. « La consternation fut indicible lorsqu’un soir, en revenant de Berlin, le duc de Brunswick manda mon père et quelques autres personnes pour leur dire qu’il ne pouvait plus leur donner asile. » Du dernier volontaire à Louis XVIII, réfugié près de Brunswick dans la petite maison d’un brasseur, chacun se demandait où aller. Un caprice d’Empereur recueillit une partie de ceux que frappait la proscription républicaine : Paul Ier offrit à Louis XVIII l’asile de Mittau et prit à sa solde l’armée de Condé, qui reçut l’uniforme et la cocarde russes. Elle se mit en marche vers ses quartiers d’hiver. Les Souvenirs disent avec une délicatesse exquise comme la première rougeur : « Tout ce que nous aimions, tout ce que nous allions aimer partait. »

Quand s’ouvre l’année 1798, Auguste de La Ferronnays est cantonné en Volhynie, près de la capitale Dubno, et bien loin de ce que lui, a déjà commencé à aimer. Patience ! Le régiment de cavalerie noble où sertie jeune homme reçoit pour colonel le Duc de Berry. Les vingt ans du prince ont besoin de conseils, on lui donne, sous le nom d’aide de camp, un mentor : le mentor est M. de Montsoreau. Celui-ci précède à Dubno sa femme et ses filles, les y appelle, et, la berline brune continuant de rouler et de verser, le 2 novembre 1798, les voilà à Dubno. Le Duc de Berry arrive à son tour. Il est seul, les Montsoreau ont un foyer ; il aime la conversation, les Montsoreau ont de l’esprit ; il joue de la flûte, les Montsoreau ont un piano : il n’en faut pas tant pour lier les gens. « Il semblait vraiment s’attacher à nous, surtout à ma mère, qu’il prit l’habitude d’appeler « mutter ». On lui présente Auguste ; entre le soldat et son colonel l’égalité des âges rend moins distante l’inégalité des grades, la sympathie du prince fait les avances au pauvre gentilhomme. Bientôt, sous le nom d’« ordonnance permanente, » La Ferronnays reçoit ordre de suivre partout son chef, et il obéit avec d’autant plus de docilité que son devoir le conduit chaque jour chez les Montsoreau.

L’existence d’ailleurs était pour tous un rendez-vous perpétuel, et l’hiver, en suspendant la lutte, activait les plaisirs. Installé au château de Dubno, le prince de Condé en faisait les honneurs à l’émigration. La princesse de Monaco l’y aidait : le scandale de leur liaison était si ancien qu’aux yeux indulgens de l’époque il devenait fidélité. Cette femme, vaillante dans le mal comme dans le bien, avait suivi son amour jusque sur les champs de bataille, vendu pour l’armée jusqu’à sa vaisselle plate, n’était pas plus ménagère de sa réputation que de son argent, et toujours jeune malgré les années, et toujours princesse malgré les fautes, régnait sur une société qui n’avait pas droit d’être sévère et où les plus irréprochables avaient désappris d’être prudes. Mme de Montsoreau, pieuse entre toutes et qui chaque matin allait à la messe, ne se faisait pas scrupule de paraître chez la princesse et d’y conduire ses filles. Près du prince, le duc d’Enghien tenait aussi état de maison, et dans la paix comme dans la guerre, entraînait tout le monde, soldats et femmes, gens de cour et gens du peuple, dans l’élan d’une grâce mutine et héroïque. Autour d’eux s’empressait l’aristocratie de ce pays, russe par conquête, mais polonaise de race, où les émigrés trouvaient les élégances de leurs habitudes, la sympathie pour leurs mérites et le goût de leurs défauts. La Pologne « qui danse toujours » les entraîna dans son branle, et l’opulence des uns fit vis-à-vis à la pauvreté des autres dans un bal qui dura des mois.

Au printemps de 1799, autres plaisirs : la guerre recommence. Les Condéens apprennent qu’ils sont sous les ordres de Souwaroff, le plus célèbre des généraux russes, et qu’ils opéreront en Suisse où va se livrer l’action décisive. La Ferronnays reprend sa place dans les rangs ; M. de Montsoreau, qui suit le Duc de Berry, ne peut pas laisser en arrière sa femme et ses filles, car cette marche est le retour. « On s’en allait à cette guerre comme à une fête. Personne ne doutait qu’elle ne se terminât par une triomphale rentrée dans notre France que nous allions délivrer. Nos plus intimes, le prince Amédée de Broglie, de Saint-Marceau, le comte de Nassau, M. de Silly voyageaient en avant de l’armée pour faire les logemens. Ils avaient proposé à ma mère de faire route avec eux. Nous occupions donc chaque soir le logement que devait occuper, vingt-quatre heures après nous, M. le prince de Condé. » Le tout d’ailleurs était régulier. Mlle de Montsoreau se trouvant inscrites sur le rôle des cavaliers nobles. « Je ne sais trop comment la chose avait pu se faire, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle fut faite ; nous touchâmes notre solde, ma sœur et moi, jusqu’à la fin de notre pauvre armée et nous reçûmes notre licenciement quand on en fut là. »

Les Condéens arrivèrent en ligne pour apprendre que la bataille de Zurich, les passages des Alpes, et les chances de la campagne étaient perdus. Ils n’ont qu’à soutenir à Constance un rude combat de rues et à repasser le Rhin, arrière-garde d’une retraite. Ils vont reprendre à la suite des troupes russes le chemin de la Volhynie : mais Paul Ier a assez d’eux. Ils passent à la solde de l’Angleterre, réduits à porter tour à tour toutes les cocardes contre les couleurs de leur pays, et tout à la joie de rester en Allemagne. Leur petite armée n’en sortira plus. L’éclair de Marengo luit si rapide qu’on n’a pas le temps de se servir d’elle. Le traité d’Amiens la rend inutile dans l’Europe pacifiée. L’Angleterre prétend que ces Français conquièrent pour elle l’Egypte ; ils refusent et, en 1802, sont licenciés.

Sur ces inutiles routes, deux êtres pourtant n’avaient pas fait de vaines étapes. A Constance, la veille du combat, Mme de Montsoreau ne se rendait pas compte pourquoi elle souhaitait si fort « des triomphes sans bataille et des héros sans coups de fusil. » A son angoisse quand elle entendit le canon, elle comprit. Ce jour-là, La Ferronnays gagna la seule victoire qu’ait remportée l’armée de Condé. Quand la Jeune fille revit quelques jours après, sain et sauf et passant à cheval, celui pour qui elle avait craint, « je le trouvai, dit-elle, singulièrement embelli. Il me fit tout à coup l’effet d’être très grand et très aminci. Il avait un beau panache blanc qui flottait au vent, son uniforme lui allait bien, tout cela était gracieux et me parut si joli ! » C’est pourtant. Mademoiselle, le même homme que vous trouviez petit et gauche, le même costume que vous disiez commun et laid. Rien n’a changé que vous-même, votre saison d’aimer est venue.

Mais, pour les pères et les mères, c’est la saison de prévoir : comment espérer qu’ils fiancent ces deux pauvretés, ces deux soldes de huit sous par jour ? Celle de La Ferronnays s’élève tout à coup à dix louis par mois : le Duc de Berry l’a pris après Constance pour second aide de camp. Quelle joie de vivre toujours près d’elle, mais quelle incertitude de savoir si elle sera jamais à lui, et quel souci de ce maudit argent qu’il faut pour acheter même le bonheur ! Le Duc de Berry a deviné le secret de son ami, s’y intéresse, mais il est pauvre lui-même. Il vit de pensions : l’Angleterre, les Bourbons de Naples et ceux d’Espagne lui en ont assuré. Mais la plus grosse est celle de l’Espagne qui a songé à sa générosité en la promettant, et à ses finances en ne la payant pas. Il faut attendre ; deux années passent encore. Tout à coup l’Espagne sert au Prince tout l’arriéré qu’elle lui devait, et la première pensée du Prince est de constituer avec cette somme une dot à son ami. Il parle à M. de Montsoreau : celui-ci hésite. Bien que l’usage fût alors de consulter sur ces affaires tout le monde sauf les filles à marier, il a, clairvoyance paternelle, peur de contraindre son Albertine. Celle-ci, instruite jour par jour des négociations par une jeune femme qui les poursuit avec le Prince, garde son petit masque d’ignorante. Enfin « ma mère m’appela un matin, me fit asseoir auprès d’elle avec solennité et me dit : Ma chère Albertine, j’ai une nouvelle à vous apprendre, c’est que nous allons vous marier. Croit-on que j’eus le front de répondre : Et avec qui ? » Au nom d’Auguste, elle déclara qu’elle s’en rapportait au choix de ses parens. La mère, reconnaissant le fruit de ses soins dans cette docilité, conduisit sa fille à M. de Montsoreau. « Mon père me mena à la fenêtre et me regarda au grand jour pour voir par lui-même ce que j’avais au fond de l’âme. Il me sembla qu’il était rassuré. »

Il ne restait plus qu’à signer. Le trousseau était mince : « trois douzaines de chemises de toile fort grossière, autant de mouchoirs et aussi trois robes, une de bazin blanc, une de soie jaune et aussi une robe de noce. » Mais la rédaction du contrat avait été confiée à M. Rech, magistrat émigré et inébranlable sur les principes. Il minuta l’acte comme l’acte aurait été sans cette révolution qui, en droit, n’existait pas. « C’est ainsi qu’il énuméra les équipages et les diamans qui me seraient donnés. Rien ne put l’en faire démordre ; force fut de lui passer son innocente fantaisie. » M. Rech est l’émigration elle-même : elle conduisait sa vie comme il rédigeait ses contrats. Enfin le 23 mars 1802 arriva. En vain elle est coiffée « en petits crochets » et enguirlandée de roses à la romaine, en vain lui est perdu dans son habit bleu à col gigantesque et sa culotte qui monte aux épaules sous un gilet court comme un rabat : il n’est pas de modes si extravagantes qu’elles puissent rendre laide la jeunesse et ridicule la constance. Etes-vous curieux de détails qui « datent » ? « Quand vint le moment de dire oui, je saluai ma mère, et M. de la Ferronnays salua profondément M. le Duc de Berry... Nous dînâmes tous chez le Prince ; après le dîner on joua au pharaon, parce qu’il avait été dit que c’était l’usage en France. » Voulez-vous connaître ce qui n’a pas d’âge, l’émotion de l’amour et la voix du bonheur ? « J’étais sa femme et pour moi, c’était tout. Les chances de la vie allèrent comme Dieu les fit, les vicissitudes se succédèrent. Des angoisses sans nombre suivirent. Mais j’étais sa femme. »


II

En même temps que se fixait leur sort s’achevait celui de l’émigration. Le 26 avril 1802, le Premier Consul ouvrait à presque tous les exilés les portes de la France. Un compromis était offert aux royalistes : accepter cette Révolution vainement combattue et recouvrer leurs biens non aliénés, échanger leurs espérances politiques contre la paix de leur existence privée. Presque tous acceptèrent. Bientôt il ne resta plus autour de la famille royale qu’un tout petit groupe d’insoumis : les chefs qui étaient exclus de l’amnistie ; les courtisans qui trouvaient près des princes l’importance, les vanités, le vivre et le couvert, plus la chance de se faire récompenser de tous ces avantages comme de dévouemens, si jamais l’exil se changeait en restauration ; enfin les fidèles véritables. Il est superflu de dire que La Ferronnays fut de ceux-ci.

L’Europe, favorable aux proscrits tant qu’ils étaient tenus hors de leur patrie par un régime de spoliation et de sang, cessa de comprendre ceux qui refusaient de reprendre leur place dans une patrie pacifiée et sous un régime glorieux. Ces sentimens sont bien marqués par Mme de La Ferronnays : « L’accalmie qui s’était faite en Allemagne depuis le Consulat y rendait la situation de nos princes et la nôtre absolument insupportables. On nous regardait comme fous de ne pas rentrer en France, et personne ne se gênait pour ridiculiser la cause que nous servions. » L’Angleterre seule, défendue contre tout apaisement par son dessein continu d’abaisser la France, et d’autant plus malveillante que montait notre fortune, échappa à l’influence exercée alors, même sur nos ennemis, par le génie de Bonaparte. Et c’est pourquoi ce qui restait d’émigration se trouva attiré en Angleterre. Le Comte d’Artois s’y était depuis longtemps établi. A la fin de 1802 le duc de Berry alla l’y rejoindre, et bientôt il réclama Auguste de la Ferronnays. M. de Montsoreau, qui, depuis le Consulat, tirait de France quelques ressources et craignait de ne pas les recevoir aussi facilement en Angleterre, demeura jusqu’en 1807 à Brunswick. Et, comme le pauvre Auguste n’était pas assez riche pour offrir à sa femme l’hospitalité de Londres, le père garda auprès de lui sa fille. Ainsi commencèrent les séparations forcées qui, interrompues par la joie de quelques retours, allaient être la vie des jeunes époux : séparations heureuses elles-mêmes, non pour eux, mais pour nous, car elles nous ont valu ces lettres où M. de La Ferronnays s’exprime avec tant de sincérité sur les événemens, sur les personnes, même royales, et fait connaître d’abord « son » prince, le Duc de Berry.

La Ferronnays se sentait envers lui une grande dette et voulait l’acquitter. Pour cela, ce n’était pas assez de suivre les destinées du Duc, il fallait en toute occasion servir son honneur et, s’il se pouvait, sa gloire. La reconnaissance de La Ferronnays rêvait d’un héros.

Le Duc de Berry n’en avait pas la mine. La taille trop courte, les épaules trop hautes, le front trop bas, les yeux trop à fleur de tête, c’était un corps tout en trop et en trop peu. Son âme ressemblait à son corps. Il était la preuve qu’il peut y avoir des enfans abandonnés, même sur les marches du trône. Jusqu’à dix ans, il avait connu la solitude à Versailles : le Comte d’Artois, son père, était toujours envolé en galanteries ; sa mère ne s’occupait qu’à suivre du regard ces butinages capricieux, inconsolable d’être à peu près la seule femme dont ce papillon ne s’approchât jamais. Dès 1791, elle avait cherché auprès du roi de Savoie, son frère, un refuge contre les menaces de la Révolution qui commençait et l’offense d’infidélités qui ne finissaient pas. Elle emmenait avec elle ses enfans, Berry et Angoulême ; à peine arrivaient-ils que le roi avait trouvé « les petits d’Artois bien encombrans. » Il avait fallu les expédier à l’armée des princes, et là, du moins, ils avaient chance de rencontrer leur père, puisque leur âge les obligeait à rester où l’on ne se battait pas. Mais l’armée avait été dissoute et, jusqu’en 1796, ils avaient vécu confinés dans le château de Ham en Westphalie, et confiés à un vieux gouverneur qui leur avait surtout appris à monter à cheval. Il n’y avait eu guère à s’occuper du Duc de Berry, quand il sortit de l’enfance, qu’une beauté sur le retour ; elle avait appris à l’adolescent les passions d’un homme. Homme, il l’avait été mieux en 1796, à l’armée de Condé, où il avait fait en face de l’ennemi son devoir de prince, et où il s’était montré ami généreux, ce que les princes ne sont pas toujours. Ses dons de nature, poussés en sauvageons dans cette existence inculte, portaient quelques fruits, mais rares, amers, et dont la dureté faisait une blessure même quand ils tombaient comme des bienfaits. Des spontanéités de tendresse et d’esprit adoucissaient parfois sa rudesse, comme son sourire, sa seule beauté, éclairait la maussaderie de son visage, mais rien ne perçait d’ordinaire les épaisseurs sombres de son ennui. C’est cet incurable ennui qui se transformait en défauts et en vices. Sans instruction, sans habitudes de travail, sans force de méditation, ce prince ne trouvait pas de ressources en lui-même ; son oisiveté vivait à la fenêtre, guettant les impressions du dehors. Les fantaisies volaient dans sa tête comme des oiseaux dans une maison vide. Qu’une entreprise, un espoir, une idée lui apparussent, il les saisissait avec toutes ses forces sans emploi, et, d’une ardeur égale, fuyait dans tous les projets son oisiveté. A peine tracés, il prétendait les accomplir, et lorsque les faits, qui ne sont pas courtisans, lui résistaient, comme il n’avait pas dans l’esprit des pensées de rechange, il sentait tout son bonheur engagé dans ce qui lui échappait. Alors il s’abattait en désespoirs ou se révoltait en violences, se vengeait sur les gens des déceptions que lui causaient les choses, paraissait méchant quand il n’était que malheureux. Et cela jusqu’à ce qu’ayant épuisé dans un vain effort la nouveauté de ses desseins, il s’en dégoûtât avant de les satisfaire, et les oubliât pour de nouveaux. Son énergie éclatait en caprices sans se perpétuer en volontés. Et comme sa passion ne faisait pas de différence entre la valeur de ses désirs, il manquait toujours de mesure, disposé à prendre légèrement les plus essentielles affaires et au tragique les plus minimes. Ces inégalités, ces disproportions, ces indigences de la personne dans la grandeur du personnage faisaient songer à un Bourbon d’Espagne plus qu’à un Bourbon de France. Il était la décadence d’une race, il avait de la vieillesse le stigmate le plus triste, le retour à la puérilité : un enfant, avec quelques bons instincts et tout l’inachevé de l’enfance, tenait du droit monarchique le droit de gouverner les hommes, la future couronne de France.

Même durant ses années de soldat, qui furent les meilleures, cette nature se laissait surprendre. Rien certes de plus joliment français et royal que sa façon de marier son aide de camp. Et pourtant ceux mêmes qui bénéficiaient de ses bontés se demandaient si ses raisons d’agir valaient son action, et si dans le bonheur qu’il préparait à ses amis, il n’y avait pas surtout un passe-temps pour lui-même. Mme de La Ferronnays, en racontant les hésitations de son père à consentir, dit beaucoup par ces petites lignes : « Mon père, sans le dire, soupçonnait-il le Prince de s’a muser à faire une noce ? » Le Prince prouva bientôt que la noce ne l’amusait guère, et, après la légèreté dans les choses importantes, voici le désespoir pour des riens. Le jour même où le Duc a emporté la promesse du mariage, il s’imagine être oublié par les heureux qu’il vient de faire. « Le Prince ne se possédait plus, disait qu’il était le plus malheureux des hommes, qu’il était dans sa destinée de ne faire que des ingrats, qu’il renonçait à l’espoir d’avoir jamais un ami. Enfin il se monta la tête jusqu’à la perdre tout à fait. Marchant à grands pas dans sa chambre, il dit tout à coup : « Je vais me tuer. » Il y avait sur la commode deux pistolets chargés : il en saisit un et le mit devant sa bouche. Auguste, avec sang-froid (car il en avait toujours dans ces occasions), prit l’autre, l’arma, le mit contre sa tempe et dit au Prince : « Monseigneur, je vous donne ma parole d’honneur que si vous vous tuez, je me tuerai aussi.) Ils restèrent ainsi quelques secondes. Enfin le Prince, subitement calmé, jeta son pistolet, Auguste remit le sien où il l’avait pris, puis ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. »

Tout n’est pas joie dans la fidélité, et il faut du courage pour rester le compagnon d’un maître qu’on s’expose ainsi à suivre jusque dans l’autre monde. Mais La Ferronnays s’était donné, et la raison est dans ces lignes exquises à sa femme : « Quoi qu’il fasse, il ne me rendra pas ingrat. Sans lui, tu n’aurais jamais été à moi. »

Quand La Ferronnays arriva à Londres, il y trouva beaucoup d’agitation et de bruyans mystères autour du Comte d’Artois. Monsieur avait ce privilège que, toujours absent de l’action, il demeurait le chef des hommes les plus agités et le patron des mesures les plus violentes. Et il ne prépara jamais un complot aussi vaste que l’entreprise négociée avec Cadoudal et Pichegru. Pichegru devait travailler l’armée, Cadoual avec deux cents chouans se défaire du Premier Consul, le duc d’Enghien soulever l’Est, le Duc de Berry l’Ouest, et, par l’un ou l’autre chemin, Monsieur frayer la route au roi. Tout réglé, Pichegru et Cadoual partent pour Paris ; quelques émigrés les suivent ; et, comme Polignac, La Ferronnays eût été du nombre, sans un ordre formel qui lui prescrit de ne pas quitter le Duc de Berry. Berry ne cesse de répéter qu’il veut partir et attend à Londres, Enghien est déjà sur la frontière, le Comte d’Artois passe ses jours près de Mme de Polastron mourante ; les réfugiés s’entretiennent du changement qui s’apprête, le tiennent pour si certain qu’ils ne savent pas sacrifier leur bavardage à ceux qui risquent leur vie ; le complot devenu le secret des salons tombe dans l’oreille de la police ; Bonaparte, selon sa coutume de prévenir ses ennemis, enlève le duc d’Enghien ; le parti royaliste perd le seul prince qui sût agir, et par la faute de ceux qui ne savent que parler.

Par le meurtre de Vincennes, Napoléon avait assuré sa vie. Jusqu’au fond de l’Europe tous les Bourbons se sentirent menacés par ces représailles qui ne connaissaient pas de frontières, et depuis lors ces princes s’abstinrent de complots. Il ne restait plus même au Duc de Berry l’illusion de nouvelles entreprises. « Il n’est pas de meilleur remède au chagrin que le danger, » dit M. de Beauregard : le mot pourrait être signé du prince de Ligne ou de Boufflers, tant il a, dans sa vaillance, la grâce de leur siècle. Mais Berry avait plus d’ennui encore que de chagrin, et le remède le plus simple à l’ennui, c’est le plaisir. Omphale est toujours là pour consoler les Hercules sans travaux. Le jeune prince se laissa distraire par elle, ou plutôt par elles. Car, dans ses amusemens même, il portait son incapacité de choisir et d’attendre ; il fallait que ses voluptés aussi fussent faciles. Il peut y avoir jusque dans le dérèglement des mœurs un souci de dignité mondaine : mais le prince ne se bornait pas à des désordres de son rang, et à des « morceaux de roi. »

Cette vulgarité d’inconduite attristait d’autant plus La Ferronnays qu’il subissait une crise bien différente. Incrédule depuis la mort de sa mère, il se trouva ramené vers la foi par la guérison inespérée d’un enfant. Il en était encore à cette philosophie trop sommaire où l’homme, traitant Dieu en homme, tient avec lui un compte de doit et avoir, et échange de la soumission contre des bienfaits. Mais Dieu change vite ceux qui viennent à lui. « T’avouerai-je, écrit Auguste à sa femme, que j’éprouve maintenant quelquefois des sentimens bien différens de ceux que j’ai professés jadis ? Il y a des choses qui me retiennent encore, je te l’avoue, mais enfin je ne puis m’empêcher d’espérer mieux de moi-même. Cette idée d’ajouter par mon retour à Dieu quelque chose à ton amour soutient ma volonté. » L’intelligence plus haute du devoir lui rendait plus douloureuses les habitudes de son prince. Comment l’en arracher ? Sans doute l’épée de l’émigration était brisée, et il ne fallait plus en aiguiser les tronçons en poignards, mais une épée intacte et autrement puissante sortait du fourreau : celle de l’Europe, que Napoléon menaçait. La maison de France ne saurait manquer à cette union des souverains légitimes contre un génie usurpateur, elle ne peut être représentée que par ses princes sur les champs de bataille. La défense du droit monarchique par le courage militaire est l’entreprise où La Ferronnays tente d’entraîner le Duc de Berry. « Il me paraît impossible, — écrit-il à la veille d’Austerlitz, — qu’il continue à traîner sa vie inutile à Londres quand encore une fois le feu va prendre à l’Europe. »

Mais, pour le Prince, les rhumatismes précèdent les campagnes, et La Ferronnays, au lieu de se battre, doit le soigner. « On accuse le genre de vie qu’il a adopté d’être cause de ce triste état de choses. Peut-être. Mais je crois que les humeurs qu’il a toujours eues dans le sang y contribuent plus encore que le reste... si vilain que soit ce reste. » D’ailleurs payé de son sacrifice par la gratitude du malade, il s’étonne que la goutte rende si doux un homme d’ordinaire si emporté. Un jour, il est vrai, le Prince semble trop guéri, et à table, devant ses domestiques, traite son compagnon de telle sorte que La Ferronnays quitte la salle et cesse son service. Le lendemain, le Duc le fait prier à dîner, et, quand ils sont de nouveau à table, se lève et lui dit : « Monsieur de La Ferronnays, je vous ai offensé hier devant mes gens, c’est devant eux que je vous fais réparation. » Après quoi, il ajoute : « Es-tu content ? »

Non, malgré la bonne grâce de tels repentirs, La Ferronnays n’était pas content, parce qu’il ne pouvait respecter son prince comme il l’aimait. Puis il était forcé de reconnaître que son plan était chimérique : aucune armée n’offrait dans ses rangs aux Bourbons cette place où auraient été le danger et l’honneur. Pourtant un souverain s’intéresse à eux. Gustave IV de Suède avait la religion de la monarchie, le sentiment de la solidarité entre les rois, et la certitude qu’il suffit d’obéir aux principes pour dominer les événemens. Il lui paraissait que rétablir dans son domaine la famille aînée des rois serait rendre la stabilité à tous les trônes, et que vaincre la Révolution en France serait la détruire dans le monde entier. En 1807, il offrit à Louis XVIII l’hospitalité de sa cour et au Duc de Berry un commandement dans son armée : Louis XVIII et le Duc de Berry acceptent, et l’un de Mittau, l’autre d’Angleterre, partent pour la Suède. La mauvaise fortune des Bourbons les y précède. Quand ils se rejoignent à Carlskrone, le roi qui les y accueille est déjà vaincu, blessé, contraint à une paix désastreuse, et la Russie, la meilleure espérance de la coalition, est passée, par le traité de Tilsitt, à l’ennemi. Gustave IV s’honore, comme le dit M. le marquis de Beauregard, en maintenant ses offres d’hospitalité, et Louis XVIII en les refusant. Celui-ci se décide à poursuivre sa route vers l’Angleterre, où il ramène son neveu.

Le plus désolé était La Ferronnays qui, ayant obtenu un grade dans l’armée suédoise, voyait fuir une fois encore l’occasion. Mais, quelques mois après, la Russie, sous prétexte de faire accepter par Gustave IV le blocus continental, envahit la Finlande qu’elle convoite ; Gustave IV riposte en se jetant sur la Norvège qu’il veut prendre au Danemark, allié de Napoléon ; l’Angleterre envoie à Gustave du secours. Est-ce une grande guerre qui recommence ? La Ferronnays a besoin de le croire, tant lui pèse la vie de Londres, et dès lors, s’impose un devoir d’honneur. « C’en est un, écrit-il à sa femme d’aller prendre ma place dans le régiment où je suis inscrit comme officier. Ce n’est pas pour se mettre à l’abri des balles qu’on revêt un uniforme, mais pour aller en recevoir. » Le Comte d’Artois, toujours favorable à l’énergie des autres, approuve ; le Duc de Berry, mécontent de perdre un compagnon qu’il ne veut pas suivre dans une aventure, prend fort mal « cette donquichotterie ; » Louis XVIII décide. « Le roi m’a fait avec le pouce une croix sur le front en disant : Partez, excellent jeune homme, votre roi vous bénit. »

Voilà La Ferronnays en Suède, sous les ordres d’un général estimé, le baron d’Armfeld, qui avait vécu en France, sous l’ancien régime, et, comme Fersen, son compatriote, demeurait acquis aux Bourbons. Et surtout La Ferronnays a trouvé le héros couronné qu’il rêvait : « Gustave IV a une grâce et une noblesse qui n’appartiennent qu’à lui... Ah ! que chez lui tout semble noble, guerrier, chevaleresque ! Quel enviable sort que celui d’avoir un pareil prince ! ... » Hélas ! il n’est venu que pour apprendre de plus près la différence entre les héros de roman et les héros de l’histoire. La générosité des sentimens, l’ampleur des desseins, l’orgueil du droit débordent chez Gustave IV la puissance et ne créent qu’une grandeur d’imagination ; la guerre, dès le début, lui montre sa faiblesse, il s’obstine dans sa foi, et, sous les coups de la réalité, sa raison chancelle ; le mystique devient un illuminé qui demande des clartés à l’Apocalypse, décourage l’Angleterre parle désordre de ses plans, se prive lui-même de ses meilleurs serviteurs, et, pour compenser ses défaites, destitue et bannit Armfeld.

Dans ce désastre, un dernier espoir luit pour La Ferronnays. L’Espagne était en pleine révolte et tous les princes de Bourbon parlaient de combattre pour leurs cousins spoliés. Le Duc de Berry avait pris feu : « Il voulait partir, partir tout de suite pour se joindre aux bandes espagnoles. » Et il rappelait à grands cris son compagnon. Sur ces entrefaites, une brigade espagnole qui, prise par les Français, avait été internée dans l’Ile de Fionie, trompe la surveillance, débarque en Suède, d’où les Anglais vont la rapatrier. Pourquoi le Duc de Berry ne prendrait-il pas un commandement dans cette troupe, et pourquoi ne redemanderait-il pas, pour cette campagne, son gentilhomme au roi de Suède ? « Vite, vite les fers au feu, écrit La Ferronnays à sa femme, j’ai trouvé le moyen de servir à la fois en Suède et en Espagne. » Gustave IV accorde l’autorisation à La Ferronnays, mais les Anglais la refusent au Duc de Berry, et l’Espagne même, comme si elle craignait de compromettre sa cause, déclare qu’elle n’admettra aucun des princes exilés. Tout est bien perdu cette fois. Il ne reste à La Ferronnays qu’à reprendre auprès du duc ses fonctions stériles, et à vivre, comme disait de Maistre, sous » l’insupportable poids du rien. »

Les Bourbons n’ont plus qu’une puissance, entraîner dans leur ruine ceux qui les soutiennent. L’obstination de Gustave IV à les défendre paraît aux Suédois la preuve la plus certaine de sa folie. Ils le chassent le 13 mars 1809, le remplacent par son frère et, comme celui-ci est sans enfans, élisent pour prince héritier Bernadotte, parce qu’ils croient être agréables à Napoléon. La légitimité a perdu le seul souverain qui lui fût resté fidèle, et ce souverain est un insensé. Vers la fin de 1810, il apparaît en Angleterre, fantôme de prince, vagabond couronné qui vient du pays d’Hamlet au pays du roi Lear. Il demande asile à ceux pour lesquels il s’est perdu. Quel dénuement dans ce proscrit qui frappe à la porte de proscrits, quelle tristesse dans cet exil qui appelle à son secours l’exil, quelle naïveté dans cette confiance que les Bourbons n’ont pas assez de leurs propres misères à porter, quelle politesse accomplie, quel art d’accueillir et de repousser à la fois dans l’attitude des princes envers ce malheur indiscret ! Seul La Ferronnays se sent redevable et ému, se met à la disposition du souverain, et lui rend tous les bons offices que son cœur imagine. Et ce cœur royaliste continue à souffrir de ses affections, à découvrir dans les princes l’infirmité des hommes. Jusqu’au départ de Gustave IV, La Ferronnays passe sans cesse du respect à la pitié, tant cette infortune a de visages grimaçans ou tragiques, tant se succèdent et parfois s’associent la déraison dans ces actes et la grandeur dans cette folie ! Tous ces contrastes sont dans leurs adieux. Gustave veut laisser à La Ferronnays un souvenir. Il lui reste l’épée à poignée d’or qu’il portait aux jours heureux. Il l’offre à La Ferronnays. Mais, quand celui-ci va la prendre, Gustave recule, la serre entre ses bras comme pour la retenir : l’instinct royal repousse comme une impiété qu’une main étrangère se pose sur le dernier attribut de sa puissance. La Ferronnays supplie le prince de ne pas s’en dessaisir, le roi veut achever son sacrifice. Il la regarde une dernière fois, lui parle, lui demande pardon de n’avoir pas su mieux se servir d’elle, puis, après l’avoir baisée, la donne d’un geste impérieux, et s’enfuit en pleurant.


III

Si la foi de La Ferronnays en la monarchie était à l’épreuve de tous les désenchantemens que peuvent causer les princes, ces expériences n’avaient pas été perdues pour sa raison. Guéri des aventures, fussent-elles héroïques, il avait appris que les plus nobles sentimens, l’intrépidité du caractère, la religion des principes ne suffisent pas à rendre le trône et aident parfois à le perdre. Il comprenait que les souverains de l’Europe n’étaient pas des chevaliers armés pour la justice, mais des mandataires attentifs et calculateurs d’intérêts et d’égoïsmes nationaux. Il se rendait compte que, si les Bourbons, malgré leur droit, semblaient n’exister plus pour l’Europe, c’est qu’ils avaient cessé d’être une aide ou un embarras pour ces égoïsmes et ces intérêts. Il se persuadait que pour eux le plus sûr moyen de relever leurs chances était non de séduire ou de s’imposer par des actions d’éclat, — car on leur refuserait jusqu’à l’occasion de les accomplir, — mais de devenir les adversaires de la gloire faite homme en Napoléon ; de murmurer sans cesse à l’oreille de l’Europe que cette gloire était la menace, la guerre sans fin, l’abaissement de tous au profit d’un seul ; de rappeler qu’eux au contraire, eux seuls, n’ayant pas besoin de titres ni de mérites nouveaux, étaient le repos et la paix ; de se glisser peu à peu dans la pensée de cette Europe comme les remplaçans possibles, désirables, de Bonaparte ; de redevenir une pièce sur l’échiquier. Il employait ses loisirs à se tenir informé des affaires générales, et mettait à profit les amitiés qu’il laissait partout où il passait, pour entretenir des correspondances avec les étrangers les plus capables de l’instruire. Et le plus important d’entre eux était son ancien général, Armfeld, qui, originaire de la Finlande, avait suivi le sort de la province et, devenu Russe, jouissait d’un crédit considérable auprès d’Alexandre Ier.

Jusqu’à la fin de 1812, La Ferronnays garda pour lui seul ses réflexions. Mais la campagne de Russie a donné enfin au vainqueur des hommes un vainqueur, la nature. La Ferronnays rédigea alors un mémoire où il indiquait l’opportunité pour les Bourbons de devancer les événemens qui préparaient des destinées nouvelles à la France. Il montrait la nécessité de connaître avec certitude les dispositions des divers cabinets afin de régler la conduite à tenir avec chacun, et il s’offrait à se rendre en Russie, où, grâce à l’amitié d’Armfeld, il espérait obtenir des renseignemens sûrs. Le mémoire, lu par Louis XVIII, n’avait encore valu à son auteur que certaines préférences d’attention et de paroles de la part du Roi, quand arriva de Saint-Pétersbourg un émigré de marque. Il affirmait qu’Alexandre était résolu à rétablir les Bourbons. Louis XVIII voulut aussitôt tirer avantage de ces dispositions, qu’il tint pour certaines. Il décida d’envoyer à Alexandre un chargé d’affaires, avec les missions suivantes : communiquer au Tsar une proclamation de Louis XVIII ; demander pour Monsieur ou l’un de ses fils un commandement dans l’armée russe ; pressentir les dispositions de la famille impériale à un mariage entre le Duc de Berry et la grande-duchesse Anne, sœur de l’Empereur ; enfin recruter parmi les prisonniers français des partisans à la légitimité. La Ferronnays fut choisi. Le voyage d’enquête discrète qu’il avait proposé était devenu, dans la pensée de Louis XVIII, qui aimait à solenniser ses actes pour mieux marquer son rang, une mission diplomatique. La Ferronnays reçut même ordre de passer par Stockholm et de voir le prince royal Bernadotte, que les nouvelles parvenues à Louis XVIII présentaient comme sûr à l’égal d’Alexandre.

On se rappelle quel avait été, à son premier voyage en Suède, l’enthousiasme de La Ferronnays pour Gustave IV. On pourrait croire que ce souvenir le disposait mal pour Bernadotte. Non. S’il sait reconnaître et aimer ses princes même loin de leur trône, il aime aussi la puissance royale en soi, il la salue en tous ses dépositaires, et il les pare d’abord de toutes les bienfaisantes vertus qu’il voit en elle, quitte à se déjuger, car, si son premier coup d’œil est respectueux, le second est observateur. La Ferronnays a déjà reporté sur Bernadotte ce préjugé d’admiration qui est son premier sentiment envers toutes les têtes couronnées. « Impossible, écrit-il à son arrivée, de donner un plus beau caractère que celui que tout le monde à Stockholm accorde à Bernadotte. Voilà la troisième fois que j’aborde en Suède avec l’espoir d’y rencontrer un homme ; j’ai été un peu désappointé dans ma première attente, tout m’annonce qu’il en sera autrement cette fois. »

Il ne devait même pas voir celui qu’il célébrait d’avance. A Stockholm, il avait retrouvé des amis dans le monde de la Cour, et, le charme de sa personne aidant, il y fut aussitôt à la mode. Mais c’est en vain qu’il voulut mettre les succès de l’homme au service de l’ambassadeur ; tous les empressemens s’entendaient à lui fermer le chemin qu’il voulait s’ouvrir ; on eût dit qu’on s’ingéniait à adoucir sa déception en lui répondant fêtes quand il parlait d’audiences. Il lui fallut reconnaître, après quelques jours, que Bernadotte se dérobait. Un aide de camp du prince royal, tout en attestant les bonnes dispositions de son maître envers les Bourbons, exposa à La Ferronnays que leur cause était d’une impopularité sans égale en Suède, et que le prince ne pourrait, sans compromettre son propre avenir, se déclarer en ce moment pour eux. La Ferronnays vit ensuite l’homme le plus important à la Cour, M. Camps. Fils d’un marchand de parapluies et frère de lait de Bernadotte, il en avait suivi les opinions et la fortune, et celle-ci avait été si rapide qu’il n’avait pas eu le temps de dépouiller celles-là. Républicain au service d’un démagogue devenu prince, il continuait à nier dans un palais royal les droits héréditaires et tenait l’avènement de son chef au trône pour un triomphe de la Révolution sur la monarchie. Quand il reçut La Ferronnays, la vieille France et la France nouvelle se trouvèrent face à face. Et voici ce que la nouvelle fit entendre à l’ancienne :

« Tout ce que je vous dirai, commença M. Camps, c’est comme si on vous le disait là-haut. En me parlant, il me montrait le plafond. Le cabinet de Bernadotte était en effet au-dessus de la pièce où nous nous trouvions. » Après quoi le secrétaire pèse les chances de la légitimité en France. Sans nier que l’ancienne dynastie ait encore des fidèles, il déclare que l’ancien régime n’a plus de partisans. Il affirme que le grand obstacle à la royauté est la famille royale, parce que les plus confians dans l’institution ne le sont pas en ses représentans. Il répète l’opinion anglaise, qui a fait connaître « les uns comme adonnés aux pratiques d’une dévotion excessive, les autres comme peu mesurés dans leur conduite. » Il constate que cette race féconde en princes n’a pas d’hommes. Il critique les proclamations de Louis XVIII. « Du reste, monsieur le comte, votre Roi oublie trop que, depuis vingt ans, il n’est plus roi de France. Le mot d’usurpateur qu’il a sans cesse à la bouche et au bout de la plume n’a plus de sens à l’époque où nous sommes. Il y a prescription, monsieur. La Révolution, en mettant chacun à la place que lui valent son intelligence et ses mérites, a changé le monde... Vos maîtres n’ont eu ni la force ni le courage de conserver leur couronne, ils n’y ont plus de droits. Ce n’est plus que comme un don qui leur serait fait, et en acceptant les conditions qui leur seraient imposées, qu’ils peuvent espérer de remonter sur leur trône. Que parlent-ils donc de donner et de promettre ? Ils n’ont rien. Non, monsieur, si vous rentrez jamais en France, il faudra vous défaire de vos vieilles idées et de vos préjugés. Il faudra que vous laissiez tout tel que vous le trouverez établi. Il n’y a de réformes à faire que sur vous-mêmes. »

Avec quels sentimens le gentilhomme qui avait accepté pour dogmes l’illégitimité et l’impuissance de la Révolution dut-il entendre la leçon faite aux rois par un marchand de parapluies ! Pourtant, il y a pour les sincères une telle force dans la vérité même ennemie, que cet entretien, clarté brutale et douloureuse, révèle un monde au proscrit. Le soir même, il écrit à sa femme : « Tu sais ma déception de n’avoir pu joindre le prince royal, mais je viens de causer avec l’homme de toute sa confiance, un M. Camps, odieux de forme et de langage, mais qui, malgré tout, m’a bouleversé. Que nous jugeons mal ce qui se passe en dehors de nous et de nos préjugés ! Nous nous obstinons à nous croire au-dessus des hommes de la Révolution. Celui que je viens de voir m’a prouvé le contraire. Sûrement ses coudes ne sont pas aussi arrondis, ni sa tête, quand il salue, ne descend pas aussi bas que celle de M. de Vaudreuil ; en revanche il en impose davantage. Il ne dit guère de fadeurs aux femmes, mais il sait ce qu’il dit aux hommes. Sa conversation est toujours sérieuse. Les têtes de ce monde-là sont habituées à de fortes pensées. Je te le dis, le plus habile de chez nous ne serait pas en état de tenir un quart d’heure contre le dernier secrétaire du dernier bureau du dernier département de l’Empire. »

La Ferronnays avait mesuré la puissance de la Révolution ; il allait mesurer celle de Bonaparte. A Stockholm, la rude franchise d’un Français lui avait dit la pensée de la France. A Saint-Pétersbourg, c’est la souplesse exquise et décevante de la courtoisie slave qui laissera deviner au pauvre ambassadeur la pensée de l’Europe. « Rien n’est de plus fâcheux augure ici, lui disait à son arrivée un ami, que de se voir trop bien traité. »

Il est reçu à faire peur, tant l’accueil est aimable ! L’Empereur est à Dresde, où il a rejoint le roi de Prusse, et tous deux vont continuer leur marche vers le Rhin. L’ambassadeur, admis à faire sa cour aux Impératrices, accomplit en face de la couronne son acte de dévotion coutumière : « L’Impératrice mère est le type accompli de la puissance souveraine, » et « l’impératrice Elisabeth n’aurait pas besoin du diadème pour que l’univers fût à ses pieds. » Mais il a été averti qu’il ne doit rien dire sur la négociation du mariage, qu’elle suivra d’elle-même, si le Duc de Berry obtient un commandement dans l’armée russe, et que la décision appartient à l’Empereur seul. De même le chancelier Romanzof a hâte de présenter l’envoyé « au corps diplomatique et aux ministres de Sa Majesté ; » il donne pour cela un dîner où il y a « un monde énorme « et où il place près de lui La Ferronnays ; et, dit celui-ci, « ses phrases ont été si polies que tout de suite elles m’ont fait des ennemis autour de la table. »

Mais quand le chancelier s’est mis en frais même de « larmes aux yeux » pour lui témoigner « le plus vif intérêt, » et que, venant par les politesses aux affaires, La Ferronnays s’inquiète si cet intérêt s’étend aux princes français, le chancelier répond par une question sur la force du parti royaliste en France. La Ferronnays reconnaît que cette force ne se montre pas, mais affirme qu’elle existe, et conclut qu’elle attend pour agir un appui du dehors. « Le chancelier me dit alors que je l’étonne beaucoup, que, d’après ce que lui avait affirmé le dernier envoyé du Roi, il croyait qu’une force royaliste de plus de 150 000 hommes se tenait prête à agir au mois de mars. » Prenant un air déçu, il rejette sur l’inaction des royalistes français la responsabilité de l’inaction russe. La Russie a besoin que le gouvernement de la France respecte l’indépendance des autres États : cette indépendance, que la Russie exige pour elle-même, elle ne saurait l’enlever à la France en y installant par la force un gouvernement. C’est à la France de manifester d’abord ses sympathies pour la famille royale : les autres États s’empresseront de sanctionner ce vœu public, mais ils ne leur appartient pas de le suppléer. Quand le ministre de l’autocratie absolue a donné au mandataire de la légitimité cette leçon sur le droit des peuples, et accordé aux Bourbons dans sa causerie l’importance qu’ils ont dans l’Europe, c’est-à-dire presque rien, il vient à l’état de cette Europe, en homme pressé de reprendre contact avec les réalités. Il raconte, durant un entretien de deux heures, en vieillard qui de souvenirs en souvenirs se plaît à revivre sa vie, les luttes, les difficultés, les épreuves et les succès de sa politique. Et tout, projets, obstacles, calculs, a pour objet un seul homme, tantôt ennemi, tantôt allié, mais inévitable, mais universel. Napoléon. Et La Ferronnays, accoutumé aux propos des émigrés sur « l’usurpateur » et « l’ogre de Corse, » s’étonne que cet ennemi public trouve en Russie, au lendemain de Moscou, des critiques si mesurées, une justice si large, bien plus, une admiration si visible. Après quoi, Romanzof se déclare prêt à donner sa dernière et non sa moindre marque d’amitié à La Ferronnays, en lui signant des passeports pour joindre le Tsar, seul maître de la politique, et, avec un air de rendre service, se débarrasse de l’envoyé.

Quand La Ferronnays arrive à Dresde, Napoléon a surpris les alliés par la promptitude de son retour offensif ; une bataille est imminente. Qui aurait le loisir de songer à Sa Majesté Très Chrétienne et à son ambassadeur ? « Sans uniforme, dans un moment où l’on n’a d’égards que pour ceux qui se battent, » sans patrons assez chauds pour tempérer les premières froideurs de Nesselrode qui sont un congé, il se sent si délaissé, si perdu, qu’il en tombe malade à mourir. Mais il est dans sa nature, même quand il désespère, de continuer la lutte. Il est plus obstiné que son mal, que les portes fermées, que les visages clos ; il a le secret de plaire même quand il sollicite ; et il obtient, le lendemain de Lutzen, sa victoire, deux victoires, puisqu’il a deux audiences de l’Empereur.

Il devait la première, d’un instant, à sa persévérance, et la seconde, d’une heure, à la bonne impression qu’il avait faite. Alexandre devina un homme qui, chose rare parmi les émigrés, ne mettait pas son dévouement à méconnaître l’évidence. Il crut que la réponse faite à un tel messager parviendrait fidèlement à Louis XVIII, qu’il était utile de la faire, et il dit la moitié de sa pensée, ce qui est, pour un souverain, donner toute sa confiance. Aussi est-ce sur un ton de familiarité qu’il explique ses motifs pour ne rien accorder au Comte de Lille. La Russie et la Prusse ne suffisent pas à vaincre Napoléon. Il faut le concours de l’Autriche, qui portera la victoire où elle portera son alliance, et qui ne se prononce pas encore. L’empereur François Ier aspire à réparer ses pertes, il est sollicité par ce sentiment de se joindre à la Russie et la Prusse ; mais il ne veut pas sacrifier les droits de sa fille Marie-Louise et de son petit-fils le Roi de Rome. Que la Russie paraisse lier partie avec les Bourbons, cela suffirait peut-être à le jeter du côté de son gendre, et il n’en faudrait pas plus pour perdre à la fois la cause de l’Europe et celle de la légitimité. Tout doit momentanément être subordonné à l’entente avec l’Autriche, demandât-elle des garanties en faveur de la dynastie napoléonienne. « Si nous parvenons à rejeter Napoléon de l’autre côté du Rhin et qu’alors, comme je n’en doute pas, il se manifeste en France quelque mouvement en faveur du Roi, croyez que je saurai profiter de ce moment pour faire entendre à l’Autriche que, mon seul but ayant été de rendre la liberté aux nations, le vœu du peuple français rend nul tout engagement pris avec elle. Occupez-vous d’augmenter le nombre de vos partisans en France, vous m’autoriserez à tout quand je serai sur vos frontières. » C’est peu d’un conseil pour qui attend un secours, et ce conseil ruinait toute la politique des Bourbons. Leur unique espoir était d’être ramenés à la France par les armes de l’Europe, et le chef de la coalition européenne déclarait qu’il n’imposerait pas un gouvernement à la France. Non seulement il refusait tout dans le présent, il ne promettait rien dans l’avenir. Mais ces duretés disparaissaient sous le velours de ses paroles, et comment ne pas croire à la sympathie d’un empereur qui fournit de si bonnes raisons pour ne pas vous servir, et qui vous parle comme il fit à La Ferronnays, son doigt passé dans une boutonnière de votre habit ?

Indiquer les dispositions de l’Autriche dispensait Alexandre de faire connaître les siennes. À ce moment encore, la Russie et la Prusse, comme l’Autriche, étaient résolues à en finir avec les conquêtes de Napoléon, non avec sa personne ; et il leur eût suffi de rogner les ongles au lion. L’Autriche voulait s’étendre en Italie, la Prusse en Allemagne, la Russie en Orient. Les ambitions de ces puissances les rendaient en certaine mesure complices du système napoléonien. Le conquérant avait renversé nombre de dynasties anciennes, et aucune modification de l’Europe n’était pour l’effrayer ; s’il consentait à un partage de dépouilles, il y avait plus à gagnera une entente avec lui qu’à une restauration des anciens maîtres. Une de ces dynasties rappelée, c’était un ordre de choses qui renaissait, et, si l’Europe les rétablissait toutes, l’ère des accroissemens fructueux était close. La Russie était même, des grandes puissances, la plus intéressée à maintenir Napoléon. Il était le seul souverain à qui elle eût pu confier toute l’étendue de l’ambition slave, et Napoléon n’avait jugé la demande excessive que faute d’avoir trouvé une compensation suffisante pour lui-même. Il restait le seul avec qui l’on pût faire vite et grand. Recommencer Tilsitt en compagnie de cet allié devenu moins exigeant parce qu’il se sentirait moins fort, tel était le secret désir d’Alexandre et de la chancellerie russe.

Napoléon encore. Napoléon toujours, Napoléon partout ! L’homme que Louis XVIII croyait condamné par l’Europe comme ennemi public, était toujours pour l’univers, les émigrés exceptés, le plus grand des hommes, le plus redoutable des adversaires : son alliance de famille, ses libéralités, sa gloire plaidaient sa cause jusque dans le palais de ses ennemis. Et, pour ouvrir contre un tel rival une chance aux Bourbons, il fallait qu’il fût vaincu par l’Europe et qu’il fût abandonné par la France.

Qu’il fût vaincu par l’Europe, on le croyait à ce moment à Dresde. Les premières nouvelles de Lutzen annonçaient le succès des alliés, et La Ferronnays le mandait à son maître, quand on frappa à sa porte. C’est Gustave IV. Continuant à courir, sur toutes les routes de l’Europe, après sa couronne, il vient de traverser dans sa chaise de poste la bataille ; aussi seul que La Ferronnays à Dresde, il s’invite à déjeuner chez celui-ci ; au cours du repas, il raconte les phases de la lutte, la retraite des alliés, s’entrecoupant pour dire avec un petit rire fêlé : « Et ils appellent cela battre Napoléon ! » Et La Ferronnays, tandis qu’il apprenait ainsi le retour de la fortune impériale, avait sous les yeux le peu qui reste des rois légitimes quand ils ont perdu la puissance.

Que Napoléon fût abandonné par la France, le pauvre ambassadeur ne s’en flattait plus. Ses tentatives pour réveiller chez les Français prisonniers de guerre la fidélité au Roi avaient été de toutes les plus décevantes. Les soldats vidaient à la santé de l’Empereur le vin qu’il leur offrait au nom du Roi. Les officiers, même les nobles, restaient « fascinés » par le grand homme. « La campagne dernière n’a en rien diminué l’idée que tous se font de son génie... Chez eux, du plus grand au plus petit, il ne reste pas le moindre souvenir des Bourbons. »

« De tous les moyens de trahir nos malheureux maîtres, disait La Ferronnays, le plus perfide est de les tromper sur l’opinion qu’on a de leurs personnes et de leurs actes. » Il ne rapporta donc rien à Louis XVIII que la vérité. Et, dans cette vérité, il n’y avait pas d’espérance.

Louis XVIII ne prit pas en mauvais gré l’insuccès ni la franchise. La certitude où il vivait que la légitimité ferait un jour son miracle et qu’une force supérieure aux hommes relèverait son trône le laissait imperturbable aux échecs. La Suède et la Russie ajournaient de se prononcer pour lui ? Elles seraient bien forcées d’y venir plus tard. Ses sujets l’oubliaient, étaient-ils moins ses sujets ? Son envoyé, parce que l’Europe et la France semblaient également indifférentes à la légitimité, avait cru l’avenir compromis ? C’était chose naturelle qu’un simple gentilhomme jugeât les choses d’après les vraisemblances, et n’eût pas les lumières d’un roi pour espérer contre toute espérance.

Moins d’un an après, le voyant avait raison, et jamais personne ne fut plus heureux de s’être trompé que La Ferronnays, le jour de 1814 où « il baisait, après vingt-trois ans d’exil, la terre natale. »


IV

En analysant le livre, je n’ai presque pas parlé de l’auteur. Mais un historien a-t-il à se plaindre quand il se fait si bien suivre qu’on ne trouve pas le temps de le louer ? Et n’est-ce pas la seule forme d’hommage que M. le marquis de Beauregard ait cherchée ? Plug d’un auteur célèbre ses héros pour se faire honneur à soi-même : M. le marquis de Beauregard n’est pas de ceux-là. Les mêmes traditions de bonne compagnie qui lui ont enseigné à s’effacer devant l’hôte accueilli, à lui donner la meilleure place, à lui laisser la parole, à le faire valoir, rendent naturel à cet écrivain d’être tout à ses personnages et de disparaître à leur profit. A l’en croire, les seuls auteurs du livre sont les héros eux-mêmes. Les lettres, les notes, les souvenirs de M. de La Ferronnays et de sa femme forment toute l’œuvre : lui, s’est contenté de « secouer le sable qui tenait encore à l’écriture. »

Oui, les personnages seuls semblent parler, agir, peindre leur caractère, murmurer leurs confidences, témoigner de ce qu’ils ont vu et de ce qu’ils ont fait. Et voilà pourquoi l’œuvre a l’air de la vérité et le mouvement de la vie. Mais que des lettres et des notes soient devenues un livre, c’est-à-dire que la dispersion se soit ordonnée en unité ; que les documens de chaque heure soient expliqués par une action continue et l’expliquent à son tour ; que chaque citation soit en la place où elle trouve toute sa valeur, cela n’est ni les notes ni les lettres ; moins la main qui a fait cela se laisse voir, plus elle est habile. Ce travail qui efface ses traces est celui du marquis de Beauregard : voilà son modeste et grand art. Tel l’ouvrier qui avec ses petits morceaux de marbre compose une mosaïque, emploie des matériaux étrangers. Mais ce qui lui appartient, c’est le secret d’assembler ces petitesses, d’unir l’opposition de leurs couleurs et l’irrégularité de leurs formes, d’enchâsser en un tout solide leurs débris isolés, de changer leur confusion en une harmonie, de faire avec elles le dessin qui n’était pas en elles.

Et ce dessin n’est pas seulement une guirlande de fleurs nuptiales en l’honneur d’un amour simple, honnête et fort. Ce n’est pas seulement une suite de médaillons fleurdelysés qui présente en vigueur les traits de quelques princes. C’est une vaste composition où deux personnages placés au premier plan représentent les espoirs, les erreurs, les souffrances de toute une classe, où la crise d’une caste se mêle à la vie d’un peuple, où apparaît un moment de notre histoire. En émigration, tel est le mot qui s’est trouvé sous la plume du marquis de Beauregard quand il a cherché le titre de son œuvre, tel est le mot qui résume l’enseignement de ces souvenirs. Ils nous aident, par la valeur, la sincérité et l’abondance des informations, à penser enfin avec justice sur cette douloureuse époque.

Ceux qui se haïssent ne peuvent se juger. Les Français qui s’étaient combattus pendant la Révolution ont continué leur lutte dans l’histoire. Pour les fidèles du drapeau blanc, l’émigration était l’exode héroïque grâce auquel le principe de la légitimité s’était défendu, conservé intact, imposé au respect du monde, et rétabli victorieusement en France. Pour les soldats du drapeau tricolore, l’émigration était un crime et le plus scélérat, la trahison armée contre la France, un assassinat de la patrie. Les confidences de La Ferronnays et de sa femme livrent toute l’âme de ces émigrés. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas conscience d’être traîtres, pas même soupçon de se tromper, et qu’ils ne croient pas combattre la France, mais la servir. La France est pour eux la société formée par les siècles, couronnée par une monarchie puissante, hiérarchisée en trois ordres, de telle sorte que trois aristocraties, celle du sang, celle de la vertu, celle de l’intelligence laborieuse, protègent et contiennent la multitude. Une suite de révoltes change cette société en une autre où la royauté n’a plus de pouvoir, l’Église plus de liberté, la noblesse plus d’existence, où la collaboration des trois ordres abdique dans la dictature du Tiers, où cette légalité nouvelle, viciée dès l’origine par les violences de Paris, est impuissante à dompter l’anarchie de la foule. Ils voient dans la durée de cette anarchie, outre leur dommage personnel, la ruine des institutions nationales, la décadence de la nation elle-même : l’émancipation philosophique, le régime électif, la souveraineté du nombre, dogmes nouveaux, leur semblent mortels. Ils veulent sauver de ces périls la France des siècles, qu’ils continuent à aimer, ils veulent rétablir ce qui était hier le droit pour tous et qui n’a pas cessé d’être le droit pour eux. Il n’y a donc pas de leur part révolte contre la patrie, mais, entre eux et d’autres Français, désaccord sur ce que la patrie doit être. Comme on l’a dit fortement, il faut juger chacun de ces partis selon sa loi[1]. Condamner les émigrés au nom du droit révolutionnaire qu’ils ne voulaient pas admettre, ou condamner les révolutionnaires au nom du droit traditionnel qu’ils détruisaient, est d’une égale injustice. Au lieu de supposer la volonté perverse partout où apparaît l’erreur, il est plus conforme à la vérité et à notre honneur de reconnaître que souvent nous faisons le mal sans le vouloir, parfois en cherchant le bien. Quand nous pesons la responsabilité des hommes, l’essentiel n’est pas de savoir s’ils nous paraissent coupables, mais s’ils ont cru l’être. Les émigrés ne croyaient pas l’être.

Mais, s’il n’est pas juste de les dire criminels, il est certain qu’ils furent insensés. Comment des hommes ont-ils pu méconnaître à ce point la puissance de la force qu’ils prétendaient réduire ? Comment ne comprirent-ils pas que, pour disputer la place, il faut d’abord ne pas l’abandonner ? En France, chaque seigneur, chaque magistrat, chaque prélat, gardait autour de lui, malgré les nouveautés et par les mœurs, une certaine influence de rang, de richesse, de services rendus ou espérés, restes de puissances contre la démagogie. Voulût-on en appeler aux armes, c’est en France encore qu’étaient les champs de bataille. Les insurrections de la Vendée, de la Bretagne, du Calvados, de Lyon, du Midi causèrent à la République d’autres soucis que l’armée des Princes. Elles prouvèrent que, pour trouver des armées parmi les mécontens de toute classe et de toute région, il eût suffi aux émigrés d’attendre. Ils auraient fourni à ces tentatives qui ne surent pas se concerter la force d’unité qui est dans toute noblesse ; ils auraient, noblesse militaire, organisé ces soldats qui manquèrent de chefs. Au lieu de fortifier ces révoltes, ils les avaient affaiblies d’avance, car le grand argument contre elles fut qu’alliées aux émigrés, elles étaient complices de l’étranger. Non seulement les émigrés renonçaient à toutes les influences traditionnelles qui, sur la terre natale, faisaient de chacun d’eux une autorité, et n’emportaient que leur valeur d’individus, et leur force de nombre ; non seulement les 120 000 nobles, qui, demeurés sur leurs terres restaient des chefs, ne furent plus, la frontière franchie, que des fugitifs ; non seulement les 12 000 officiers qui formèrent l’armée des princes ne furent plus que 12 000 soldats ; non seulement, par ce saut démesuré hors de la Révolution, ils semblaient, après avoir les premiers réclamé un régime nouveau, abandonner, par représailles contre les abus commis, les réformes acquises, se donnaient l’air de revenir à tout l’ancien régime, et s’aliénaient par là une grande partie des Français qui détestait comme eux les excès ; mais surtout, hors d’état de vaincre par leurs propres forces les obstacles qu’ils avaient élevés contre eux-mêmes, ils étaient réduits à faire dès le premier jour appel à l’Europe, à guider les armées étrangères, eux défenseurs nés du sol natal, à imprimer à leur cause la flétrissure d’une alliance que la France ne pardonna jamais à personne.

Ni M. de Montsoreau, ni aucun de leurs amis, ni La Ferronnays même ne songent à rien de cela. L’intelligence, vive pourtant, de cette noblesse ne s’est plus exercée qu’à plaire et à railler, et a désappris de réfléchir. Les plus dévoués et les plus résolus courent à la guerre contre la Révolution, mais on ne sait ce qui l’emporte de leur bravoure ou de leur légèreté. Lisez les Souvenirs, S’agit-il de se battre, « on voit jusqu’aux malades se faire apporter sur des matelas. » Mais ils se battent moins pour le succès de leur cause que pour l’honneur de leur nom ; ils aiment de la guerre les dangers, pas la patience obscure et immobile. Au camp, il leur faut, comme à Versailles, l’esprit, les galanteries, le jeu. « Comme, par ordre du prince, les lumières du camp devaient s’éteindre à 10 heures, ils imaginaient de continuer leur pharaon à la clarté des vers luisans. » C’était encore obéir. Mais « jamais on n’est parvenu à les empêcher de courir aux lièvres et de les tuer avec leurs fusils de munition. » Dans leur marche de Volhynie à Constance, « personne, malgré les ordres du prince, n’allait à pied, sauf une petite escorte pour les drapeaux. » Comme les chevaux ne coûtaient presque rien, « chacun s’était pourvu, charmé par la perspective de faire désormais les étapes en voiture. Cela faisait sur les routes une file énorme de charrettes qui en entrant dans les villes débarquaient leurs soldats. Ils traversaient en bon ordre pour reprendre aussitôt après commodément leurs places. » Ils voulaient bien sacrifier leur vie, mais pas leurs aises, et prouvaient que les plus brillans officiers ne sont pas toujours les meilleurs soldats. L’origine aristocratique de cette armée faisait à la fois l’éclat de son courage et la faiblesse de sa discipline. Ils n’oubliaient pas qu’ils étaient des volontaires et des gentilshommes. Leurs chefs ne l’oubliaient pas davantage. La communauté de caste ruinait les degrés de la hiérarchie et les quartiers de noblesse comptaient autant que les grades.

L’affaire d’Oberkamlak met bien en relief tous les caractères de cette armée. Son chef, le prince de Condé, est sous les ordres de l’archiduc Charles et couvre la retraite des Autrichiens. Un mot de l’archiduc lui paraît jeter un doute sur la valeur française. Sans s’inquiéter des Autrichiens, il suspend de son autorité sa retraite, et veut « une bataille pour l’honneur ; » ses troupes chargées de tourner l’ennemi préfèrent l’attaquer de front ; décimées, elles s’obstinent malgré les ordres du Prince, trois fois envoyés ; il faut pour les décider à la retraite qu’elles aient reçu un billet autographe de leur chef, et alors elles défilent comme à la parade sous la mitraille de l’ennemi. C’est assez pour la gloire des défaites, mais non pour le profit des victoires. Les troupes républicaines n’avaient pas à opposer d’hommes comparables par la culture générale, ni l’instruction militaire, ni la tradition du courage. Mais ces paysans et ces ouvriers, sauvés de la démagogie par une discipline de fer, savaient non seulement s’exposer, mais obéir. Leurs chefs, indifférens aux élégances de la guerre, en cherchaient les résultats solides. Voilà pourquoi elles devaient l’emporter. Et leurs avantages, obtenus par ces régimens de peuple contre ces régimens de noblesse, ne contribuèrent pas peu à grandir la Révolution à ses propres yeux et aux yeux de l’Europe.

Si l’émigration qui se battait servit mal sa cause, celle qui se contentait d’attendre le succès se compromit même aux yeux de l’étranger qu’elle voulait gagner. Elle aussi, eut de l’énergie ; il lui manqua de la gravité. Sans doute la belle humeur est parfois elle-même du meilleur courage, et il est très français de « déconcerter la mauvaise fortune en lui riant au nez. » Mais le rire sied contre les déceptions et la misère, pas contre le deuil. Le sérieux est la décence du malheur. Il y avait une grande pitié prête dans le monde pour cette aristocratie qui perdait tout à la fois : mais cette pitié fut déconcertée quand, après la mort du Roi et l’exécution des plus illustres victimes, ces familles, toutes atteintes, continuèrent à faire de l’esprit, des vers, à jouer la comédie, et à danser en exil, tandis que la chute du couteau sur les têtes des amis et des proches marquait en France la mesure. Le monde se demanda si c’était de l’héroïsme qui cachait ses douleurs ou de la légèreté qui ne les sentait pas.

Les plus inexcusables furent les princes de la famille royale. La noblesse, depuis longtemps, mettait sa dignité à obéir et son amour-propre à imiter la Cour. Le Roi tenu pour captif, la noblesse attendait les ordres et les exemples des Princes. Le signal de l’émigration est donné par les Comtes d’Artois et de Provence ; le ralliement est un sauve-qui-peut. Aucune des conséquences n’apparaît à ces conducteurs d’hommes ; ils ne s’inquiètent pas si leur fuite menaçante ne sera pas la perte du Roi, leur frère, qu’ils prétendent défendre ; en attendant, ils ne sont d’accord que pour l’annuler ; loin qu’ils se dévouent à la solidarité familiale, ils montrent les préoccupations personnelles qui rompent les dynasties en factions ; et l’on se croirait revenu aux jours où, sous Louis le Débonnaire, fils, frères et neveux rêvaient de grandir par son abaissement. Le Comte de Provence a sa cour, le Comte d’Artois la sienne, les Condés la leur. Lequel de ces princes agit en prince ? Les Condés, que leur naissance place près du trône sans espoir de l’occuper, montrent seuls une des qualités nécessaires pour le reprendre : ils savent tenir l’épée et exposer leur vie. Mais quel prince de sang royal vient recevoir sur les champs de bataille le salut de ceux qui vont mourir pour lui et joue vraiment sa vie pour sa propre cause ? Ils ne sont pourtant pas tous nécessaires à la perpétuité de la race et au gouvernement de la nation ! Et pas un ne songe que, dans les familles nombreuses comme la leur, les princes superflus pour la fonction royale sont une réserve pour les belles témérités, et qu’ils doivent payer, aux heures critiques, fût-ce par la mort, la rançon de leurs privilèges. Artois envoie partout de Londres des conseils d’audace ; Berry et Angoulême seraient prêts au courage, mais ils attendent que l’Europe les y invite. Quand Henri IV aurait-il conquis son royaume, s’il eût attendu la permission de l’Espagne et l’assentiment de l’Angleterre ?

Les petits-fils ont hérité de l’ancêtre la galanterie. Mais Henri IV y cherchait la distraction de ses victoires, eux l’oubli de toutes les défaites. Cette féminité, qui fut toujours la faiblesse des Bourbons, est, chez presque tous ces princes d’émigration, tout le signe de la race. Chez le vieux Condé du moins, l’amour ne fait pas tort à la bataille, mais le Comte d’Artois vit avec Mme de Polastron, si épris qu’il ne peut se séparer d’elle, et cette lâcheté de l’amour, qui seule éloignait des batailles le prince, rend suspect son courage de soldat. Le Comte de Provence lui-même, que la nature a désarmé de tentations, se donne le ridicule de galanteries semblables à sa royauté. La grandeur tragique de leurs maux déchoit dans la vulgaire immoralité de leurs mœurs, et ils ne semblent princes que par leur droit à vivre au-dessus du devoir. Ces habitudes que nulle pudeur ne cache donnent le ton à l’émigration, scandalisent l’Europe, et desservent auprès d’elle la noblesse française.

Même quand, à ces désordres, a succédé une sorte de régularité, que la princesse de Monaco est devenue princesse de Condé, que la mort de Mme de Polastron a rendu le Comte d’Artois tempérant et pieux, qu’il n’y a plus assez d’émigrés pour continuer les fautes militaires, que Louis XVIII conduit seul les affaires royales, qu’il entretient des informateurs en France et des représentans auprès des souverains étrangers, que l’aventure a pris l’apparence d’un gouvernement, il reste, marque indélébile, vice originaire, la persévérance dans les illusions. Tout garde un air d’irréalité. Tandis que l’Europe devient une plus grande France, que Napoléon règne sur l’une et sur l’autre, modifie la puissance des princes, les frontières des peuples, l’âme de la société, et renouvelle tout par un travail prodigieux et simultané de renversement et de reconstruction, dans un coin de ce monde en travail, un petit groupe d’oisifs est immobile autour d’un homme perclus, et l’homme perclus dit : « Rien n’est changé. » Ce petit groupe s’appelle une Cour, et appelle son chef le Roi. Il a de la royauté une puissance : il ne laisse pas arriver la vérité jusqu’à lui. Il ne peut rien contre les faits, que les ignorer ; il ne veut pas scandaliser ses yeux, il les ferme ; c’est le Prince au Bois Dormant.

Les hommes choisis par lui pour faire connaître son rêve de droit divin à « ses sujets » les Français, et à « ses frères » les monarques, invitent la France à oublier les changemens auxquels elle tient davantage, à chercher son avenir dans le passé, à revenir à la veille de 1789, et l’Europe à préférer un souverain sans puissance au dehors, sans parti dans ses propres Etats, mais légitime, à l’usurpateur qui, dans ces États, est tout-puissant, et au dehors, distribue les couronnes comme les autres souverains les sourires. Les informateurs chargés de faire parvenir au Roi les réponses de la France et de l’Europe sont des courtisans à distance : ils lui disent ce qu’il désire et entretiennent l’ignorance qui entretient son espoir. Tout occupé d’écrire ses notes et de lire les rapports de ses agens, et tout persuadé qu’il règle sur la sûreté de ses informations la sagesse de ses actes, Louis XVIII vit de sa pensée qu’on lui retourne, prend des échos pour des réponses, croit s’instruire en se trompant. Ce prétendant qui, assis devant sa table, examine et distribue ses papiers, a l’air d’un solitaire qui se ferait des patiences. Et la vue irritante de ce travail appliqué et stérile inspire à La Ferronnays ces lignes : « Au milieu des culbutes de l’Europe, le Roi et ses fidèles continuent leur paisible vie accoutumée. On dirait qu’un petit ressort, car tout est petit ici, fait remuer, parler, agir toute cette petite mécanique ; aux mêmes heures, chaque petit acteur a la même petite pensée, fait le même petit geste ; il n’y a de grand que l’importance qu’ils donnent à leurs fantaisies où à leurs plaisirs. Nous n’avons plus d’autre champ de bataille que celui de nos querelles et de nos chasses, plus d’autres positions à disputer que notre place à table et au jeu du Roi. »

Ce n’est donc ni l’émigration, ni la fidélité des royalistes, ni l’habileté du prince qui ramenèrent les Bourbons. Leur exil n’eût pas pris fin, si pour eux n’eussent travaillé la Révolution et l’Empereur. C’est par ces irrésistibles auxiliaires que la légitimité, perdue comme son prince, fut portée, sans qu’elle s’aidât, dans son lit des Tuileries. Napoléon seul était assez fort pour se détruire. Au congrès de Châtillon encore, les souverains lui laissaient la France ; lui voulait toujours l’Europe : c’est son ambition, trop oublieuse de la leur, qui les obligea à le renverser pour se défendre, et ainsi le trône de France devint vacant.

Ce n’était pas assez pour le rendre aux Bourbons. Les royalistes s’agitaient en vain tant qu’ils furent seuls. Les hommes de la Révolution durent s’y mettre. Pour séparer l’Empereur de l’armée, il fallut un des généraux qui devaient leur fortune à la ruine de l’ancien régime, un élève du maître, Marmont. Pour séparer l’Empereur des pouvoirs publics, il fallut les anciens terroristes devenus sénateurs, les Jacobins devenus ducs, les révolutionnaires nantis qui voulaient du désastre national sauver leur bagage, sacs et parchemins. Sentant qu’ils avaient surtout à craindre les représailles de l’ancien régime, si par impossible il se rétablissait, ils jugèrent habile de devenir, eux aussi, légitimes en traitant avec la famille royale.

Bien que le livre où M. le marquis de Beauregard met ces vérités en relief s’achève avec la victoire, l’impression laissée par les confidences de l’exil n’est favorable ni aux émigrés ni à leurs princes.

Pour être juste, il faut ajouter que les partis comme les femmes ne sont pas toujours en beauté, et que l’émigration fut l’âge ingrat de la légitimité. Louis XVIII n’était pas apte à toutes les fortunes, et l’exil ne lui laissait que les défauts de ses qualités mêmes. Pour ne pas abjurer sa foi en son droit partout oublié, il lui fallait ne vivre que par le souvenir. La disproportion entre la grandeur de sa race et la misère de sa vie, son obstination à écarter les faits d’un geste impérieux et impuissant, son langage d’aîné aux plus grands souverains, son attention à célébrer dans sa chambre de proscrit les rites de Versailles, ne semblaient que vanité, arrogance, manie. Mais, dès qu’il eut le pouvoir, ses mérites trouvèrent leur mesure et leur emploi. Son droit, dès qu’il fut reconnu, cessa d’être intraitable, cet esprit en raidi devint souple et apprit à céder, cet aveugle eut peu d’égaux dans la connaissance des hommes et le discernement des choses. Il fut un des très rares hommes à qui la puissance ait apporté la sagesse. Comme le roi, le parti royaliste se trouva transformé, et nombre d’émigrés, rendus à la fois à la France et au bon sens, se signalèrent par leur promptitude à discerner dans la Révolution l’œuvre définitive, par leur fidélité à défendre contre les retours de la monarchie absolue un commencement de libertés publiques, par leur amour de leur temps et de leur pays.

La Ferronnays fut l’un d’eux, et non des moindres. Émigré, il avait été prévoyant, mais inutile ; pair de France, ambassadeur, ministre, il fut le bon serviteur d’une sage politique. On nous doit donc la suite du récit. La Ferronnays, dans cette seconde partie de sa vie, n’a pas cessé d’aimer sa femme, donc de lui écrire. Mme de La Ferronnays n’a pas clos ses souvenirs au moment où ils devenaient le plus honorables pour son mari. Et M. le marquis de Beauregard doit avoir hâte d’entreprendre la partie de son travail où il trouvera, biographe, à achever la louange de La Ferronnays, et, royaliste, à commencer celle de Louis XVIIL


ETIENNE LAMY.

  1. Brunetière, Histoire et littérature, t. II. Une récente histoire de l’émigration.