En Crimée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 481-521).
EN CRIMEE

Quand on développe une carte de Russie, il semble qu’on voie pendre au bas de l’immense empire un petit médaillon, à peine rattaché par un fil : fragment des monts d’Asie-Mineure, soudé par une fantaisie de la nature à la steppe russe, et qu’il sied bien à celle-ci de porter comme un bijou ; c’en est un, ciselé à ravir, tout doré de soleil, enfermé dans son écrin de mer bleue. Depuis longtemps, je désirais visiter un pays qui m’attirait par un double aimant. La Crimée ! ce mot a deux sons, l’un grave et l’autre doux ; en tombant dans l’imagination, il éveille deux mondes d’idées bien différens. On ne connaît guère en France que le premier, fait de souvenirs héroïques et douloureux ; la Crimée, pour nous, c’est un glorieux ossuaire, la terre rude et froide des hivers du siège, défoncée par les tranchées et arrosée de sang. Les Russes partagent avec nous ces souvenirs ; mais pour eux, ces deux syllabes ont en outre une musique caressante : elles parlent aux enfans du Nord de ce qui leur manque le plus, de ce qu’ils convoitent le plus passionnément, de soleil et de montagnes, de longs printemps et de nuits enchantées. La corniche du Baïdar, c’est leur fenêtre ouverte sur un Orient de féerie, celle par où la poésie de l’Orient est entrée chez eux. Car la poésie n’a pas fait moins que le ciel pour illuminer ce coin de terre ; là Pouchkine s’est réveillé poète, et depuis lui, tous ceux qui savaient les paroles magiques sont venus les essayer au bord de cette mer. L’esprit humain a ajouté ses fleurs à celles dont le sol est prodigue, et sa lente collaboration est nécessaire pour qu’un lieu soit parfaitement séduisant. Il y a peut-être dans les montagnes Rocheuses ou dans les archipels d’Océanie des sites aussi beaux que le lac de Genève et le golfe de Naples ; ils ne retiennent pas le voyageur comme ces derniers, parce qu’avant de les voir en réalité, on ne les a pas entrevus en rêve, transfigurés par les grands enchanteurs. Il leur manque le prestige accumulé de l’histoire, de l’amour et du génie, tout ce que les hommes laissent d’âme éparse sur les choses associées à leur vie. La Crimée a cette consécration. Il y faut porter deux guides qui ne se ressemblent guère, les poèmes de Pouchkine et le Rapport du maréchal Niel sur les opérations du siège de Sébastopol. C’est par surcroît un champ inépuisable pour l’historien et l’archéologue. Mais que le lecteur se rassure ; je n’avais pas de gros livres savans dans mon bagage. J’ai été par ces beaux chemins, regardant les paysages et les hommes, m’amusant aux idées qu’ils font lever. En parcourant les routes, l’enfant chasse aux papillons, l’homme chasse aux idées ; jolies prises, sur l’heure où on les fait ; mais quand on vide sa boîte, le soir, elles ont déjà les ailes pâles et l’insignifiance des choses mortes. N’importe, il faut toujours collectionner ; c’est une passion tranquille, on ne saurait trop l’encourager.


Steppe de Cherson, 5 septembre.

Hier soir, j’ai laissé à Kief l’automne, si hâtif en Petite-Russie. Quelques heures avant d’arriver à Odessa, je sors sur la plate-forme du wagon. Un matin d’été dans le désert. Un grand pays vide, mais vide au-delà de toute imagination, comme un ciel retourné sous les pieds. Pas un buisson, pas un être, pas une forme, durant des verstes et des verstes. Tout regard porte droit à l’horizon, par-dessus ces vallonnemens égaux de terre jaune, uniformément revêtue d’un tapis d’herbe sèche et rase. Cela n’est pas triste, parce que ce vide est baigné de clarté ; c’est déjà la joie du Sud, l’ineffable bienfait de la lumière et de l’air tiède, qui vient alangui de la mer.

Cette Nouvelle-Russie, — on appelle de ce nom les territoires entre le Dnièpre et la Mer-Noire, conquis par Potemkine et réunis par Catherine à la fin du siècle dernier, — n’est qu’un vaste pâturage, parcouru par de grands troupeaux de moutons. De toute antiquité, la steppe au-dessus du littoral a été un royaume da vaine pâture, livré à tous les errans. Les hommes y poussaient leurs troupeaux, les conquérans y poussaient les hommes : Scythes, Huns, Mongols, Tatars… Ces plaines ouvertes sont le grand chemin des migrations et des invasions asiatiques, la soupape par laquelle l’Asie déverse sur nous le trop plein de nos frères aux pommettes saillantes. Rien n’y fut jamais stable, pas même les tentes dressées sur ces chariots où les nomades promènent leurs foyers. Les multitudes humaines ont passé là comme les eaux des neiges fondues dans ces ravins, sans laisser de traces. Quelques légers renflemens du sol, les kourganes disséminés dans la steppe, témoignent seuls des peuples qu’elle a dévorés. Quand les antiquaires sont en fonds, ils éventrent un de ces tertres ; on en retire habituellement le squelette athlétique d’un chef barbare, enterré là dans les formes que rapporte Hérodote, avec tous les objets nécessaires dans cette vie et dont on le prémunissait à tout hasard pour l’autre : un cheval, des flèches, des femmes et une marmite. Les savans disputent alors copieusement sur la race et la famille de leur vieux mort : je crois qu’ils prennent beaucoup de peine. Ces lieux uniformes et immuables façonnent des hommes à leur image ; toutes ces tribus pastorales, sorties de la même source, ne devaient guère différer entre elles. Si l’on pouvait ranimer les premiers bergers qui portèrent ici le touloupe et les sandales d’écorce, je gage qu’on les distinguerait difficilement de ceux qui mènent aujourd’hui les mêmes troupeaux dans les mêmes herbages.

En voici quelques-uns, aux stations où un peu de vie reparaît. Hommes et chevaux ont le type, le costume, les attitudes des hommes et des chevaux scythes représentés sur le précieux vase de Nicopol, orgueil du musée de l’Ermitage ; un orfèvre habile qui cisèlerait aujourd’hui ce vase ne reproduirait pas autrement les modèles placés sous ses yeux. Et le contenu des crânes n’a pas changé plus que leur conformation. Devant le jardinet d’une gare, mangeant leurs pastèques et leurs galettes de blé, les pâtres sont couchés au pied d’un poteau du télégraphe. Beau sujet pour un tableau symbolique. Sur leurs têtes passe la pensée moderne dans ce qu’elle a de plus affiné et de plus puissant ; invisible, incompréhensible pour eux, elle les frôle sans les pénétrer ; le fil porte dans le ciel, bien au-dessus d’eux, les commandemens de leur maître, les découvertes du génie humain, le torrent d’idées qui alimente le monde. Entre cette pensée et la leur, il y a six pieds et vingt siècles de distance. Ceux d’entre eux qui ont quelque notion de ce pouvoir mystérieux doivent le diviniser dans leur esprit comme eussent fait leurs ancêtres ; laissés à leur instinct naturel, ils adoreraient ce poteau, emblème d’un dieu à l’âme triple, d’un Apollon Pyrophore, générateur de lumière, de chaleur et de force. Et si l’on y réfléchit, ce n’est pas seulement pour ces créatures primaires que le tableau est symbolique : il se reproduit peut-être à notre insu au sommet de l’échelle humaine. Si des êtres mieux doués regardaient au-dessus de nous, ils nous verraient sans doute tête que nous voyons ces bergers : aussi misérables d’esprit et aussi incapables de comprendre, sous les courans d’idées éternelles qui nous enveloppent, qui sont d’autant supérieurs à notre pensée qu’elle-même est supérieure à celle de ces pauvres gens.


Odessa, 5-13 septembre.

Une grande, belle ville, si beauté est synonyme de régularité. Des rues, des boulevards en damier, larges, propres, plantés d’acacias. On reconnaît au premier coup d’œil une cité qui a surgi par ordre administratif, tout d’une pièce, sur les dessins des géomètres ; la fantaisie populaire et le travail curieux des siècles n’y ont eu aucune part. N’était la langue des enseignes, rien n’indiquerait qu’on marche encore sur le sol russe. Odessa est la ville la plus confortable et la plus incolore de l’empire. Ses habitans disent avec fierté qu’elle est « tout à fait européenne. » Elle se distingue surtout de ses sœurs de l’intérieur par l’absence des constructions en bois ; jusque dans les jardins des faubourgs, des murs au lieu de clôtures en planches. En Russie, on peut établir un rapport constant entre l’emploi de la pierre et le degré de civilisation ; celle-là est à la fois l’instrument et le signe de celle-ci. Ce peuple traverse trois âges, avant de se fixer définitivement ; l’âge de toile, celui de la tente qu’on roule ; l’âge de bois, celui de la maison qu’on brûle et de la barrière qu’on déplace ; l’âge de pierre : le dernier a seul complètement raison du nomade et du collectiviste qui sont au fond de tout Slave. Odessa déroute encore le regard fait aux villes russes par le petit nombre de ses églises et la modestie de ses clochers. En comparaison des métropoles orthodoxes, Kief, Moscou, annoncées de loin par une pieuse forêt de flèches et de coupoles, Odessa est une infidèle, une païenne, signalée aux navires qui arrivent de la mer par le couronnement grec d’un théâtre monumental ; on achève de le construire au sommet de la falaise qui commande le port ; il ne déparerait pas une grande capitale. Les marchands russes font volontiers d’énormes sacrifices pour une bâtisse ; mais au Nord c’est pour une cathédrale, ici pour un théâtre.

On comprend qu’une demeure révèle le caractère de celui qui l’habite ; mais que l’aspect d’une ville considérable trahisse avec une exactitude rigoureuse la physionomie morale de ses citoyens, comme s’ils s’étaient donné le mot pour façonner leur enveloppe à leur image, c’est moins explicable ; et pourtant rien n’est plus évident. Avec quelle promptitude nous avons vu de grands changemens sociaux se refléter dans les métamorphoses de Paris, de Rome, de Berlin ! Ici tout annonce une ville hybride et cosmopolite, uniquement occupée d’affaires, d’argent, de plaisir. Odessa est le point de fusion du Nord avec le Midi et l’Orient, de la race russe avec les races du Levant. Ces dernières dominent ; sous l’uniformité de l’habit européen, on retrouve dans la foule leurs échantillons variés : profils aquilins de vieux palikares enrichis dans la banque, figures arméniennes, italiennes, maltaises ; des juifs surtout, 50,000, suivant l’estimation la plus modérée, sur une population de 225,000 âmes. D’autres portent ce chiffre beaucoup plus haut ; il est difficile de savoir, avec un élément aussi flottant. On prévoit qu’il va s’augmenter encore ; Rostof, Taganrog, les ports de la mer d’Azof, viennent d’être rattachés au territoire des Cosaques du Don ; cette mesure entraîne l’interdiction de séjour pour les israélites, qui reflueront sur la Nouvelle-Russie.

Dès son origine, Odessa a appartenu aux étrangers ; les Russes ont eu peu de part à son développement. Il y a cent ans, on ne voyait sur ce point de la côte qu’un petit village de pêcheurs turcs, nommé Hadji-Bey. Après la conquête, en 1793, l’amiral Ribas, un Espagnol de Naples, soumit à Catherine le projet d’un port à créer dans ce golfe ; un ingénieur français, M. de Voland, fournit les plans et surveilla les premiers travaux. A partir de ce moment, les destinées d’Odessa furent confiées à nos émigrés, Richelieu d’abord, Langeron ensuite, aidés par beaucoup d’autres moins connus. Quand on parcourt l’histoire de cette ville, on ne rencontre au début que des noms français. Aujourd’hui encore, nous nous retrouvons un peu chez nous dans ces rues ; les deux principales s’appellent rue Richelieu, rue Langeron. Et ce sont aussi des fleurs françaises, les grappes blanches qui égaient ce pays au printemps : l’acacia, la seule végétation de la ville et des campagnes avoisinantes, a été importé et acclimaté dans la steppe aride par les soins de Richelieu. Ce nom vénéré éclipse tous les autres ; le futur ministre de Louis XVIII, chargé par l’empereur Alexandre de faire surgir un grand port sur la Mer-Noire, consacra à cette tâche tout son esprit et tout son cœur. Gouverneur-général pendant onze ans, de 1803 à 1814, il trouva la ville avec 2,000 habitans et la laissa avec 25,000, déjà pourvue de tous les ouvrages maritimes et de toutes les industries qui font sa richesse. Quand le duc abandonna son œuvre pour venir libérer notre territoire, ce fut une explosion de douleur dont témoignent les récits contemporains ; 10,000 personnes lui firent cortège, et lorsqu’il s’arracha à leurs embrassemens, les sanglots éclatèrent dans cette foule. On n’a pas été ingrat ici ; la statue de cet homme de bien, qu’on cherche vainement dans la patrie délivrée par lui des armées étrangères, se dresse sur le boulevard d’Odessa, au sommet de l’escalier monumental qui conduit au port. Je sais bien qu’il y a une mauvaise note dans son dossier ; il a émigré ; avant de s’illustrer par les services rendus à la Russie et à la France, il eût été préférable, pour la régularité des principes, qu’il se fit couper la tête sur la place de la Révolution ; mais les Odessois chez lesquels il vint travailler ne sont pas de cet avis. Par une fâcheuse concession au goût de l’époque, le duc est représenté en proconsul romain, le torse et les jambes nues sous les plis lâches du péplum ; costume un peu froid quand la rade est gelée.

On peut se demander si les fondateurs d’Odessa furent bien inspirés en attirant le commerce de l’empire sur cette rade, mal abritée, envahie par les glaces durant les hivers rigoureux, et sans défenses militaires. Ce choix ne se justifie guère pour un pays qui possède un peu plus bas l’un des premiers ports du globe, celui de Sébastopol. On prête à Menchikof une boutade, dictée par le sentiment de cette erreur géographique, et qui ferait plus d’honneur à sa perspicacité qu’à sa courtoisie ; en 1854, quand la ville essuya le bombardement des alliés, le généralissime dépêcha de Crimée un de ses aides-de-camp à Odessa ; après avoir chargé cet officier de divers ordres, il ajouta une dernière commission : « Ensuite, vous irez de ma part donner un soufflet à la statue de Richelieu. »

Dans les cercles de la société, si on élimine les militaires et les fonctionnaires, on peut se croire à Alexandrie ou à Péra. On n’y entend que noms grecs, roumains, turcs, italiens, allemands, polonais, petits-russiens. Du croisement inextricable de toutes ces races est sortie une nationalité ambulante, la nationalité levantine. Elle serait curieuse à écrire, en remontant jusqu’aux plus lointaines origines, l’histoire du monde levantin ; tel à peu de chose près il devait être quand les Génois, et bien avant eux les Grecs, régnaient sur les Échelles. De tout temps, le bassin de la Méditerranée et des mers tributaires a été un vaste alambic où les sangs les plus divers se sont mêlés et perdus, comme se mêlent et se perdent dans ce lac les eaux des fleuves d’Asie, d’Afrique, d’Europe. Cette histoire serait en grande partie celle de notre civilisation, de nos idées, de notre religion, élaborées depuis vingt siècles sur les quais et dans les comptoirs de la Mer Intérieure. Le Levantin a été le ferment subtil, pénétrant partout, qui faisait lever les nouveautés dans des masses plus lourdes, repliées sur elles-mêmes ; d’abord dans la dure masse romaine, puis dans les peuples barbares de notre continent, dans les peuples endormis au cœur de l’Asie ; à la fois agent de destruction et de vie, comme tous les fermens. Au fond, l’esprit du monde levantin ressemble beaucoup au vieil esprit grec, j’entends ce qui resta de ce dernier quand la Grèce eût perdu son génie créateur et descendit au rôle d’intermédiaire. Les traits saillans de la physionomie se retrouvent chez l’héritier, pratique, entreprenant, aimable, avisé de toutes choses, faisant du lucre sa grande affaire, mais ouvert à toutes les doctrines avec un égal scepticisme, prêt à tous les services avec une égale aptitude. Ce monde épouse avec une souplesse prodigieuse les intérêts du pays où ses affaires l’ont fixé ; français à Marseille, turc à Galata, égyptien à Alexandrie, il est russe à Odessa. Dans le collège des augures de Moscou, on n’entend pas des opinions plus orthodoxes et plus soumises que celles de certains slavophiles, tombés ici des quatre aires de vent. C’est même trop pur ; on voit vite le fond des eaux trop pures, le fit de sable sur lequel elles glissent.

La conversation a plus d’imprévu avec un vrai Russe « des classes intelligentes, » et l’on en rencontre quelques-uns, amenés par leurs affaires ou par leur service de Pétersbourg, de l’intérieur. A la bonne heure I celui-là maugrée contra tout, il critique son gouvernement, son pays et lui-même ; il se plaint de la centralisation bureaucratique, du peu d’initiative laissée aux individus. Vous croyez avoir affaire à un libéral ; erreur, vous ne l’avez pas bien compris ; il se plaint l’instant d’après du manque d’autorité réglée, de la faiblesse des divers pouvoirs, il gémit de n’être pas gouverné. Si on lui donne toutes les lunes qu’il réclame, il ne sait pas bien ce qu’il fera, mais il tient pour certain qu’il fera quelque chose de peu ordinaire, vu qu’on se mettra quatre-vingts millions à la besogne et qu’on ne regardera jamais derrière soi. Pour lui, le monde est un vaste champ d’expériences soumis au hasard, divinité amie ; tout comme cette table de jeu dont il ne s’éloigne guère, où il risquera sa fortune sans sourciller. Si par malheur et par extraordinaire la table de jeu n’est pas dressée, il n’aura pas de plus grand plaisir que de passer tout le jour à vous expliquer, avec beaucoup d’éloquence et de feu, les théories contradictoires qui bouillonnent dans son esprit ; à moins qu’il ne fume assis en rêvant, cependant que son voisin le Levantin travaille et gagne de l’argent dans un comptoir. Pourquoi donc cette cigale commande-t-elle à cette fourmi ? Ah ! voilà ; c’est que notre mécontent est prêt à se faire tuer de grand cœur pour tout ce qu’il dénigre, et telles ne sont pas toujours les dispositions du Levantin pour tout ce qu’il loue ; c’est aussi que le Levantin peut bien gagner la fortune du Russe sur une carte, il ne démontera pas ce philosophe, qui dira avec un haussement d’épaules : Nitchévo, et restera riche de ses chimères. Or l’on se peut assurer en dernière analyse que le monde est possédé par l’argent, mais conduit par l’imagination et par le cœur. Oui, on en rencontre ici, de ces frères de l’immortel Oblomof et de l’immortel Roudine, doutant de tout dans le raisonnement et ne doutant de rien dans l’action, tournant sur eux-mêmes comme un jeune chien qui fait son lit, comme lui paresseux de nature et infatigables à l’occasion, également organisés pour dormir vingt-quatre heures et pour courir tout un jour. Plus on les pratique, plus on voit apparaître le contraste fondamental entre leur race et les races usées de l’Occident : chez nous, une faiblesse croissante, palliée par de bonnes recettes d’hygiène intellectuelle, maintenue par de vieux cadres très solides ; ici, une force élémentaire qui n’a pas encore trouvé son cadre, qui sommeille ou se dépense à l’aventure, faute de rouages éprouvés et de régulateur.


Au Café-Chantant.

Pour apprendre à connaître, au moins dans ses traits extérieurs, la population d’une ville, il n’est pas de meilleur observatoire qu’une salle de spectacle. Le théâtre chôme en cette saison ; mais il y a le café-chantant. On m’y conduit, un soir ; dans un grand jardin, autour des tables alignées devant la scène, trois à quatre cents personnes sont assises. La physionomie du lieu et du public est éminemment composite ; on retrouve là, fondus à parts égales, les aspects habituels d’un Bier-Garten d’Allemagne, d’un musico de Smyrne, d’un établissement similaire dans une de nos villes de province. Le murmure de la foule est fait de toutes les langues d’Europe, les figures sont modelées avec tous les types des enfans d’Adam. Enlevez quelques casquettes d’officiers et quelques verres de thé, rien ne vous avertira que vous êtes en Russie.

À ce public cosmopolite il faut des divertissemens et des artistes appropriés. Si l’on en croit l’affiche, la plupart des chanteuses en vedette seraient françaises ; le consommateur exige notre marque sur cet article d’exportation, c’est une supercherie obligée pour l’imprésario ; mais elle ne saurait tromper ceux qui ont l’honneur d’être compatriotes de ces « artistes. » Sauf deux ou trois faubouriennes authentiques, exhalant cette inimitable odeur de piment que l’Europe nous envie, les autres pseudo-Parisiennes sont des Allemandes, des Italiennes, des métisses d’on ne sait quelles bohèmes. Les pauvres filles font des efforts méritoires pour « envoyer » la chansonnette comme leurs institutrices françaises, avec le même accent et les mêmes gestes ; elles n’y arrivent pas ; elles ont la canaillerie gauche. Les Allemandes surtout sont intéressantes dans ce rôle ; le gemüth les trahit, le ricanement s’émousse sur un fond de sentimentalité inconsciente ; elles ne parviennent pas à étouffer un reste d’âme, incompatible avec la pleine intelligence des productions de « l’esprit gaulois. » Cela fait sourire de pitié les connaisseurs ; la pitié a parfois d’étranges placemens. Après les Allemandes vient une Russe, une grosse blonde candide ; celle-ci n’essaie même pas de lutter avec les étoiles, elle chante, d’une voix robuste et inexpérimentée, des romances de son pays ; elle y met toute la simplicité de son cœur. C’est de l’art bien malhabile, c’est de l’art pourtant, puisqu’il essaie de traduire une émotion sincère et garde le respect de lui-même.

Ce théâtre de Babel nous réservait un bien autre contraste pour la fin de la représentation. Une dame vient de créer la Sœur de l’emballeur ; tandis que vibre encore le dernier refrain de cette poésie, la toile se relève sur un groupe de paysans, des joueurs de bouquin. Jadis, les grands seigneurs entretenaient chez eux des compagnies pareilles ; elles deviennent fort rares aujourd’hui. Ce sont des gens du pays d’Orel ; on ne les a pas affublés de costumes d’opéra comique, ainsi qu’on le fait d’habitude pour les chœurs russes ; ils portent le vêtement primitif de leur région, le long sayon brun, les sandales de treillis ; humbles figures, avec un grand recul d’âges et de pensée dans le calme impassible des traits ; tristes, indifférentes plus qu’étonnées, elles semblent tombées dans ce bastringue de quelque monde lointain. Les moujiks attaquent sur leurs longues trompes de bois une de ces mélodies, vieilles chansons populaires du Volga, que vous avez entendues à Paris ce printemps. Leur instrument est pauvre de notes, rauque, timbré comme le cri des grands oiseaux sauvages. Tout d’abord, l’oreille est confondue et blessée par les dissonances des ensembles, les chutes imprévues, les prolongations aiguës sur une même note ; cela ne ressemble à rien, c’est la négation de toutes les grammaires musicales. C’est magnifique et puissant. Aux premiers sons qui éclatent hors de ces machines, on est transporté au fond des forêts ; des voix se croisent et se heurtent, venues de lieux cachés ; elles font de furieux efforts pour vaincre l’immensité de l’espace et retombent découragées sur elles-mêmes ; voix de la terre, gémissemens d’arbres, colères d’élémens, amours de bêtes, avec un peu d’humanité mêlée, mais d’une humanité encore mal dégagée de la terre, subordonnée aux forces non pensantes. C’est la symphonie naturaliste des anciens poèmes russes, à demi païens, de cette Chanson d’Igor où un chœur d’êtres obscurs partage, exprime et domine tous les sentimens de l’homme. Les bouquins continuent de sonner leur appel mélancolique, et devant nous passent à perte de vue des plaines noires de sapins, des fleuves, des hommes, des douleurs. Cette musique va chercher au fond de l’âme, ou des nerfs, — je ne sais, ce n’est pas mon affaire en ce moment, — mais elle va chercher et déchaîner dans le plus ignoré de notre être des instincts confus qui sommeillaient.

Je regarde le public ; il est indécis, surpris, puis subjugué. Sans prêter aux habitués du café-chantant plus de philosophie qu’il ne convient, on peut croire que ce public entrevoit le sens supérieur du spectacle qu’on lui offre, l’envahissement de l’étroite scène par le drame de l’histoire ; des contrastes aussi violons provoquent dans chaque esprit des prolongemens de pensée, des comparaisons entre les mièvreries de l’extrême civilisation et ce qui vient de les faire taire, ce balbutiement d’enfans inconnus, plein de grandeur et de menace.

Chacun sort d’ici avec un malaise indéfinissable, en plus de la lourde tristesse qu’on emporte invariablement de ces « lieux de plaisir. » Pour nous, Français, il s’y mêle un grain d’irritation. On peut la ressentir sans empiéter sur les attributions de Cassandre et de M. Prudhomme, sans croire la fin des temps venue, parce que nous allons entendre des inepties auxquelles nos pères se plaisaient tout comme nous. Cela n’est que drôle à Paris, quand en sortant du café-concert on retrouve notre activité intellectuelle sous tant d’autres aspects plus consolans. A l’étranger, il est pénible de voir cette forme de notre supériorité d’autant plus florissante et incontestée que les autres sont plus discutées et languissantes. On se rappelle involontairement que jadis, dans ces mêmes ports du Levant, sur des scènes analogues, les amateurs réclamaient des mimes et des chanteurs grecs pour distraire leur ennui ; la Grèce était en possession d’amuser le monde, après l’avoir instruit, charmé et vaincu. L’Italie, elle aussi, a fourni des bouffons à toute l’Europe en son temps de déclin. C’est toujours le dernier et le moins enviable monopole des grands empires spirituels quand l’humanité échappe à leur direction. — Mais voilà des réflexions bien moroses pour l’endroit ; ces dames de France y ont répondu tout à l’heure, quand elles chantaient avec tant de grâce :


Elle s’en bat l’œil, la sœur
De l’emballeur.


Sur le port.

Odessa n’offre au voyageur ni monumens ni curiosités d’aucune sorte. Tout l’intérêt est sur le port, qui se développe en demi-cercle au fond de l’amphithéâtre dont la ville couronne les hauteurs. Y a-t-il rien de plus amusant et de plus instructif qu’un port ? C’est un lieu aussi gai qu’une gare est triste. En flânant au travers de cette ruche humaine, parmi les essaims qui partent et reviennent ayant pris quelque chose à tout l’univers, on se sent léger et tiré hors de soi, en communication avec le vaste monde ; l’imagination appareille et pousse au large sur chaque vaisseau. Quelle diversité de gens et d’objets ! Nous avons laissé là-haut l’élite du monde levantin ; en voici la plèbe sur ces jetées, portefaix, débardeurs, bateliers ; tous les types humains réunis sous le même fez, le peuple vague des îles et des côtes, que la mer charrie et abandonne, comme ses coquillages, sur toutes les grèves de son littoral. Dans les bassins, on retrouve les préséances invariables des pavillons ; la plupart des bâtimens appartiennent aux deux puissances maîtresses de l’eau, l’aristocratie anglaise et la démocratie grecque. Les Anglais sont d’énormes chargeurs de grains au coure de fer, mouillés au large avec l’aisance tranquille de leur souveraineté ; peu d’hommes à bord, juste ce qu’il en faut pour manœuvrer la vapeur ; ces lourdes machines s’ébranlent avec des bruits de peine humaine, de longs appels enroués, des grincemens, des râles aigus, les voix épouvantées de l’esclave qu’on lance dans l’inconnu. Les Grecs se contentent des petites places et des menus profits ; ils glanent sur la mer ce que leurs grands rivaux dédaignent. Leurs modestes voiliers, ameutés contre les quais, affairés, montés chacun par une famille qui compose l’équipage, arrivent et partent sans bruit. Ils apportent surtout les fruits de Constantinople et de Crimée, les pastèques, les pommes, les raisins, qui s’entassent dans les échoppes du port en pyramides colorées pour la joie des yeux. Job se souvenait peut-être d’avoir vu des barques semblables sur les rades de Tyr ou de Jaffa, quand il disait : « Mes jours ont fui comme ces navires chargés de fruits… » Bon nombre des petits caboteurs viennent de la mer d’Azof, de Taganrog, de Rostof, de Marioupol. Sont-ce des Russes ou des Grecs ? Il est souvent difficile de distinguer ; les noms des bateaux et de leurs patrons, les lettres dorées gauchement moulées sur la poupe, les vierges qui les surmontent, tout cela réunit des emprunts faits indifféremment à l’alphabet, à l’idiome, aux dévotions de l’un et de l’autre peuple. Cette confusion des deux nationalités, chez les marins de la côte, rend matériellement sensible la soudure ancienne des deux civilisations, avant que la russe se fût détachée du tronc byzantin.

Je cherche vainement un pavillon français ; ici, comme dans toutes les eaux du Levant, l’apparition de nos couleurs devient un phénomène de plus en plus rare, et j’entends les doléances accoutumées de nos nationaux à ce sujet. Nous n’avons plus l’audace qui fait aimer la mer assez pour lui confier son argent. A côté des étrangers, la marine russe de commerce fait assez bonne figure ; d’ici partent les lignes de ses Messageries, qui rayonnent fort loin. Voilà d’immenses bateaux-magasins pour le pétrole ; ils vont charger les huiles minérales au Caucase et reviennent les déverser à quai dans des wagons spéciaux qui les distribuent à toute la Russie. Ces citernes flottantes ont un aspect bizarre, avec leur pont tout hérissé de manches à vent, pour éliminer les gaz de cette dangereuse cargaison. Un bâtiment de la « flotte volontaire, » acheté par souscription nationale lors de la guerre turque et maintenant affecté au transport des condamnés, est en partance pour l’île de Saghalin, le Nouméa des Russes ; on a entassé dans la cale quelques centaines de pauvres diables, drainés dans les prisons de l’intérieur ; triste graine humaine, qu’on va promener autour de l’Asie et semer dans la mer d’Ochotzk. Rien n’étonnera ces moujiks ; ils sont endurcis à toutes les souffrances, animaux migrateurs de leur nature, et retomberont partout sur leurs pieds comme des chats.

C’est le moment où la Russie envoie son blé en Europe ; chacun vient s’approvisionner de pain aux terres noires et leur porte en échange du charbon. C’est la saison la plus active ; et pourtant le mouvement du port paraît assez faible. On me dit qu’en effet, depuis quelques années, la prospérité d’Odessa est stationnaire, sinon en déclin. Elle souffre de la concurrence de plusieurs rivales : Sébastopol, revenue à la vie et tête de ligne d’un chemin de fer, Batoum, dont le port franc, maintenant fermé, a commencé d’attirer le trafic de la Mer-Noire. D’autre part, le blé s’écoule sur l’Allemagne par les voies de terre, par les ports de la Baltique. Enfin, ici comme à Marseille, on accuse le canal de Suez, le bouc émissaire de toutes les déceptions maritimes. Je n’arrive pas bien à comprendre comment l’ouverture d’une route en face de chez vous fait qu’il passe moins de monde à votre porte. Ce déclin est-il temporaire ou irrémédiable ? C’est difficile à prédire. L’outillage nouveau des pays qui se couvrent de voies ferrées, les révolutions économiques, l’expansion de l’Europe vers l’extrême Orient, tout cela a bouleversé les fortunes des ports ; comme au XVIe siècle, après la découverte des Amériques, les situations acquises sont remises en loterie ; nul ne sait où le commerce élira ses entrepôts.


En Mer-Noire, 13-14 septembre.

Le vestibule de la Crimée m’a retenu. Il est temps de partir. Le Général-Kotzebue, un paquebot de la ligne circulaire de la Mer-Noire, m’emporte à son bord. Adieu, petite maison hospitalière, terrasse battue par les lames où les journées passaient tièdes et légères, à l’ombre du vieil olivier qui penche sa tête grise sur la mer ! Elle décroît, descend sous l’horizon, disparait derrière les voiles et les mâts, choses fuyantes qui plongent à leur tour dans le commun naufrage. La grande ligne d’eau monte et submerge lentement les lieux quittés, image visible de cette autre ligne du temps qui monte de même derrière nous, noyant le jour d’hier.

Voilà dix ans que je ne m’étais trouvé en pleine mer, sur le pont d’un bateau. C’est comme une maison d’autrefois où je rentre après ce long temps. Les vagues qui la portent arrivent tout droit du Bosphore, chargées de visions familières. Je reconnais mon vieil Orient, sa mer et son ciel accablés de chaleur, saturés de clarté. Il semble que dans ce grand creuset on ait broyé de l’or et des turquoises pour éblouir les yeux. Le soleil se couche dans une gloire indicible, si calme, si fort, sûr d’avoir bien accompli sa tâche et sûr de son lendemain. L’eau fait dans le sillage un petit bruit doux, le frissonnement de soie d’une bien-aimée qui entre. A la nuit, la voix du large enforce et devient plus solennelle ; la pleine lune déroule devant le bateau son chemin de lumière, qui tremble sur le disque sombre de la mer. Cette heure agit toujours sur les natures les plus lourdes ; tous ces gens qui arpentaient le pont en causant bruyamment se rassemblent, regardent et se taisent. Il y a là des négocians partis pour chercher fortune, des malades pour chercher la santé, des oisifs pour chercher le plaisir ; la recherche vaine qui les a occupés tout le jour, ces pauvres hommes l’oublient un instant ; quelque chose d’autre leur remonte à fleur d’âme ; ils se laissent envelopper de paix et de silence, comme un passant affairé qui traverse un lieu où l’on prie. Dans la soirée, un jeune officier se met au piano ; quelques passagers qui ne se connaissaient pas le matin, des marchands de Moscou, je crois, se groupent autour de lui et chantent en chœur, sur une cadence grave et triste, des airs russes apparentés à la voix de la mer. Les deux voix se confondent : l’une faite de toutes les vagues du large, l’autre de tous les sentimens humains ; ce qu’elles expriment est identique, toutes deux sont d’accord sur la double mesure qui rythme la vie universelle : un infini cri d’amour, parce que cette vie veut se perpétuer, un infini cri de détresse, parce que la mort sous toutes ses formes l’en empêche, parce que cet effort d’amour est sans cesse déçu par la fuite de son objet.

A l’aube, nous mouillons à Eupatoria ; une mauvaise rade, une ligne de maisons sur une bande de sable, quelques minarets de mosquées. À ce même jour et à cette même heure, il y a trente-deux ans, le 14 septembre 1854, les premiers bataillons des alliés débarquaient sur cette plage. Nous ne touchons qu’un instant à Sébastopol ; je reviendrai ici plus à loisir. Depuis Eupatoria, on suit de près la côte, plate et basse jusqu’au phare de Chersonèse, qui s’élève à la pointe occidentale de la Grimée ; après avoir rangé le phare, on tourne à angle droit et on fait route vers l’est, au pied de la muraille méridionale. La falaise se redresse rapidement ; la roche apparaît à vif, avec des veines rouges ou dorées qui se détachent dans la lumière crue sur le bleu intense de la mer. Ce sont les aspects des côtes de Grèce. L’illusion est complète quand on passe sous le monastère de Saint-George ; il rappelle de tous points ceux de l’Athos, avec ses églises qui se profilent là-haut sur l’arête, à pic au-dessus de l’abîme. Ce monastère est bâti sur le cap Parthénion, où fut un temple de Diane. En Orient, les lieux de prière ne changent jamais, alors que la prière se transforme. Là où l’adoration des hommes s’est une fois posée, les sanctuaires renaissent de leurs ruines pour enfermer des symboles nouveaux ; comme ces chênes abattus qui repoussent du pied, continuant dans un individu rajeuni la vie impérissable d’un même gland.

Après le cap Parthénion, une étroite fissure s’ouvre entre deux mamelons ; c’est le goulet qui donne accès dans la baie de Balaklava, une mer intérieure en miniature et l’abri le plus sûr du littoral ; on sait quels services il rendit aux Anglais. Au-delà de Balaklava commence la haute chaîne des moûts de Crimée ; mais cette expression ne donne pas une idée exacte de l’architecture de la presqu’île. Le Yaïla, — c’est le nom turc conservé à cette chaîne et qui signale « plateau de pâturages, » — est, en réalité, une falaise géante, coupée à pic, dont la crête court à 1,500 ou 1,6000 mètres au-dessus de la mer, sur une longueur de 180 kilomètres, depuis Balaklava jusqu’à Kertch. Le versant nord n’est que la continuation de la steppe russe, interrompue un moment par les lagunes putrides de l’isthme de Pérécnp, et qui reprend au-delà avec sa physionomie habituelle, plane, dénudée, soumise à des hivers rigoureux ; elle se relève insensiblement jusqu’au sommet des plateaux du Yaïla. Tout autre est le versant sud ; une paroi perpendiculaire, abrupte ; entre le pied de cette muraille et la mer, sur les pentes formées d’anciens éboulis, une bande de terre, large de 3 à 6 kilomètres, un peu plus dans les vallées profondément creusées ; ce liseré de terrain est un espalier merveilleux, exposé en plein midi, abrité par la haute barrière contre les vents et les neiges ; là sont rassemblés tous les arbres, toutes les fleurs, tous les fruits qu’on peut trouver sur 30 degrés du méridien, depuis Arkhangel jusqu’à Beyrouth.

Notre braiment longe cette côte, d’abord déserte et sauvage dans la partie la plus resserrée, bientôt couverte de forêts, de vignobles, de maisons de plaisance et de palais. On distingue tous les méandres de la route de poste ; elle sort là-haut de la porte du Baïdar comme un serpent de son trou ; c’est la route de « la Corniche, » dont les Russes sont si justement fiers et qu’ils opposent à la Corniche italienne. Il est très recommandé aux touristes d’arriver sur la côte méridionale par la voie de terre, par la porte du Baïdar ; ce sera l’article premier des guides, quand on en fera pour la Crimée. Les familles trouvent là une auberge, au point précis où il faut s’extasier. J’ai préféré la voie de mer : du bateau qui contourne les rivages de Crimée, on aperçoit d’ensemble la presqu’île, ou saisit mieux la diversité d’aspect des deux versans et le caractère général de ce pays. Sa configuration géographique explique bien le rôle capital qu’il a joué dans l’histoire du monde. Tous les peuples en mouvement se sont posés un instant sur ce rocher, comme les oiseaux émigrans sur l’écueil marin d’où ils choisissent leur route. La Crimée fut pour les navigateurs de l’ancien Orient ce qu’étaient les Antilles pour les explorateurs des Indes occidentales ; le perron d’un monde inconnu. Ils s’établissaient sur cette côte charmante, remontaient peu à peu dans les vallées de l’intérieur, sur les plateaux du sommet, et découvraient de là l’obscure Russie. Durant de longs siècles, tandis que la région fabuleuse des Scythes reste enveloppée dans une brume impénétrable, la Tauride est le seul point lumineux qui émerge au clair soleil et témoigne de la réalité du continent qu’elle annonce. C’est là qu’Hérodote et ses contemporains bornent leurs connaissances positives, qu’ils viennent recueillir des notions douteuses sur l’au-delà du septentrion. Plus tard, Marco Polo aura un comptoir à Soldaïa, d’où il communiquera avec toute l’Asie ; Rubruquis abordera en Crimée pour s’y renseigner sur la Tartarie ; il trouvera dans la montagne des tribus de Goths qui comprendront encore son tangage flamand. On aurait peine à citer une race qui n’ait pas traversé ce caravansérail en y laissant quelques vestiges. Le sol porte des couches d’histoire superposées comme les stratifications de cette muraille de rocher. De la Grèce, qui posséda longtemps ce rivage, il reste des joyaux enfouis et des syllabes harmonieuses dans l’air ; les noms de ces bourgades qui défilent devant nous, Panhénit, Siméïs, Orianda, Choréis… Ce doux écho, demeuré d’une lyre détruite, me remet en mémoire les beaux vers d’Apouchtine sur un poète mort :


La corde s’est brisée et le son vibre encore…


Après les Grecs, les Génois, maîtres de la Crimée au moyen âge ; sur presque tous les caps et aux débouchés des vallées, voici les forteresses en ruines de ces marchands militaires. A côté d’eux subsistaient des tribus barbares, épaves oubliées sur ce grand chemin : des Goths, des Alains, des Celtes, et ces juifs de la secte karaïte, établis là peut-être depuis la dispersion d’Israël. A partir du XIIIe siècle, le flot de l’invasion mongole noie et amalgame tous ces débris ; les Tatars Nogaïs, détachés de la Horde-d’Or, maintiennent longtemps en Tauride le dernier fragment de l’empire de Gengis-Khan. Tour à tour vassaux de la Porte et de la Russie, c’est chez eux que s’engage d’abord ce grand duel qui est toute l’histoire de l’Orient depuis deux siècles. Tant que la Crimée fut disputée, les chances demeurèrent égales entre les deux adversaires ; le jour où Catherine la réunit à son empire, comme un gage en avancement d’hoirie, la Turquie dut s’avouer que son démembrement commençait. Car, malgré les attaches géographiques, c’est bien une province turque, une tête de pont du Bosphore, cette terre musulmane ; le maître russe y semble un étranger parmi les hommes, les arbres, les mosquées de l’Asie.

La Russie négligea d’abord le trésor qu’elle venait d’acquérir ; à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, elle en laissa la jouissance paisible aux Tatars soumis à ses lois. Voronzof, gouverneur d’Odessa sous le règne de Nicolas, fut l’inventeur de la Grimée ; il se prit de passion pour le pays qui lui était confié, et toutes les améliorations datent de cet habile administrateur. Il y importa la vigne, qui devait faire la richesse de la côte méridionale, il traça la route de poste de la Corniche ; après avoir bâti son merveilleux palais d’Aloupka, il choisit les plus beaux sites pour y élever des maisons de campagne et y dessiner des jardins. Quelques grands seigneurs suivirent son exemple et vinrent coloniser à côté de lui. Ce fut l’âge romantique de la Crimée ; embellie par de luxueuses folies, encore ignorée de la foule, elle était alors un paradis mystérieux réservé aux demi-dieux, aux poètes, aux amours légendaires de ce temps déjà si loin. Cette période prit fin avec la guerre de 1854, qui ruina et dépeupla le pays. Une grande partie de la population tatare émigra en Turquie, sans que les Russes vinssent la remplacer. Durant les quinze dernières années, la vie et la prospérité sont revenues, grâce au chemin de fer mené jusqu’à Sébastopol, grâce à l’impulsion donnée par Alexandre II. Le défunt empereur préférait sa résidence de Livadia à tout autre séjour ; il attira dans la ville voisine de Yalta ses courtisans et ses fonctionnaires. Dans la Russie monarchique, comme dans la France de Louis XIV, la société polie se règle sur les moindres goûts du souverain ; elle adopta cette bienheureuse plage, où le soleil de la cour ajoutait son attraction au soleil du ciel.

Tandis que j’évêque ces souvenirs, en causant avec les Criméens de passage à bord du Kotzebue, la nuit tombe, une ligne de feux s’allume au fond d’une rade, le bateau stoppe : c’est Yalta. Je descends à terre. Du balcon d’où je la regarde, la ville inconnue parait charmante cette nuit ; une cité d’Orient, avec ses maisons blanches parmi les peupliers et les cyprès ; derrière, le cirque des hautes montagnes ; devant, la mer immobile, où la lune promène un grand triangle d’or.


Yalta, 15 septembre.

L’enchantement ne tient pas au grand jour. Que de lieux et de gens il ne faudrait voir que de nuit ! Le cirque de montagnes, aux pentes assombries sous les forêts de sapins, reste la seule chose vraiment belle. Dans le bas de la vallée, la végétation est indigente ; de petits platanes poussifs, de maigres peupliers, tous ces arbres rongés de poussière blanche comme s’ils croissaient à l’orifice d’un four à chaux. La ville est un amas de maisonnettes prétentieuses, de style mauresque, néo-russe, ou tout simplement de ce style qu’on pourrait appeler « de banlieue ; » une fusion éclectique de Tsarskoé-Sélo, d’Alexandrie et d’Asnières, surtout d’Asnières. On bâtit partout ; la spéculation escompte la vogue de Yalta, les terrains se paient au poids de l’urgent. L’air est empoisonné par le plâtre et la poussière des constructions autant que par les émanations nauséabondes du vieux quartier tatar. Sur le quai, un hôtel-caserne, des maisons de location, les inévitables magasins de coquillages, de bibelots, de curiosités caucasiennes. Des tchinovniks souffreteux arpentent ce quai en grignotant mélancoliquement leurs grappes de « chachelas ; » on vient surtout ici à cette époque pour faire des cures de raisin. D’autres, attirés par les bains de mer, grouillent entre les planches d’un baraquement fort primitif. Bref, Yalta manque de caractère ; elle n’a plus la couleur locale d’un village du Bosphore ou d’une bourgade de la rivière de Gênes, elle n’a pas encore le confort et l’élégance d’une station maritime d’Occident. C’est une Nice barbare et embryonnaire ; le fit pierreux d’un torrent aussi altéré que le Paillon est le seul point d’absolue ressemblance. Comme beaucoup d’autres lieux et d’autres choses en Russie, Yalta traverse cette première phase de vulgarisation démocratique, âge de disgrâce des peuples et des villes ; on approprie timidement à l’usage de tout le monde ce qui était réservé à l’usage de quelques-uns ; mais les choses faites pour tout le monde n’ont de grandeur et d’agrément qu’alors qu’elles s’adressent à d’immenses collectivités, déjà devenues exigeantes. Ici la concurrence, qui est le ressort des entreprises démocratiques, comme la vanité est celui des fantaisies aristocratiques, la concurrence n’est pas suffisamment développée.

Les gens de Yalta ont tout juste le pittoresque de leurs maisons ; ou, si le pittoresque se rencontre, c’est ce fâcheux apprêt d’opéra comique, médité par les aubergistes de villes d’eaux pour stupéfier l’éi ranger. Je vois fort peu de Tatars, à l’exception des guides, soutachés d’or, qui offrent des chevaux de louage devant les hôtels ; mais ceux-là font métier de leur type oriental, ils sont trop sûrs de leur beauté et savent combien elle est cotée chez le photographe. Le fond de la population est russe, petits marchands ou journaliers venus de l’intérieur pour chercher fortune. Ce n’est pas ici qu’on peut voir la vraie Russie, dans sa force triste et superbe ; on ne verra qu’une Russie grimée en orientale qui fait songer aux modèles italiens de Montmartre. Le soir, un théâtre installé dans le jardin public envoie aux montagnes les refrains de la Vie parisienne et de Madame Angot, adaptées dans la langue de Pouchkine. Les arts de la civilisation ajoutent aux attraits de la nature dans Yalta bains de mer.


Yoursouf, 16 septembre.

Il faudrait monter au-dessus de tout cela. Pour prendre une meilleure idée de la Grimée, il n’y a qu’à s’élever sur la route de la Corniche et à visiter les principaux sites de la côte, à droite ou à gauche de la vallée centrale de Yalta. Ce pays apparaît alors incomparable de variété et de beauté.

Aujourd’hui on me conduit à Yoursouf, la première station dans la direction de l’est, sur la route de Théodosie. La distance est de 15 kilomètres. Les petits chevaux de selle tatars enlèvent ce parcours sans ralentir un instant leur train ; ils ne connaissent qu’une allure, l’amble, et ils maintiennent pendant des heures ce trot insensible, aussi rapide que le galop le plus allongé. La chaussée déroule ses zig-zags entre les chênes, les pins, les vignobles de Massandra, qui descendent jusqu’au bord des flots. Au printemps, cette végétation touffue doit avoir bien de la grâce ; dans l’arrière-saison, après deux mois de sécheresse durant lesquels pas un nuage n’a traversé ce ciel, la verdure est attristée par une poudre crayeuse qui blanchit uniformément les abords des routes. Les sources encore actives sont fort rares sur les pentes presque verticales de la muraille de Crimée ; dès les premières chaleurs, les neiges des sommets se précipitent en quelques jours à la mer. Pourtant un filet d’eau murmure çà et là au creux d’une ravine ; dans ces oasis, la forêt est lavée et pimpante, tout verdoie et sourit comme en avril.

Yoursouf est blotti au fond d’une petite baie circulaire, abritée par un grand rocher où les indigènes veulent retrouver la figure d’un ours : de là le nom turc de cette localité. Un large tapis de vignes tombe des collines environnantes. Le vin d’Yoursouf est un des plus estimés de la côte ; il ne le cède qu’à celui des Voronzof. Quand, il y a un demi-siècle, le comte Voronzof, le Noé de la Russie, procéda aux premières plantations, il fit venir des plants de vigne de toutes les parties du monde : de Turquie, de Hongrie, de France, de Sicile, d’Espagne. Ces espèces se sont conservées avec leurs qualités et leurs noms d’origine, ces derniers un peu déformés seulement dans la bouche des Tatars ; et voilà comment on entend ces braves gens offrir aux baigneurs, dans les boutiques de fruits de Yalta, du malaga, de l’isabelle, du « chachelas, » des grappes appétissantes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les vignerons criméens énumèrent avec orgueil les trois cents variétés de ceps qu’ils cultivent. Il en résulte une infinie diversité de vins ; nulle part au monde on ne pourrait faire pareille étude d’œnologie comparée. Les rouges sont inférieurs aux nôtres ; au contraire, les blancs sont excellens, ils peuvent lutter sans désavantage avec les crus similaires du Bordelais et de Hongrie ; et ils reviennent en Russie à moitié prix des vins étrangers, frappés d’un droit d’entrée exorbitant. Oui, mais il faut compter avec une manie dont l’industrie russe souffrira longtemps encore. On imagine peut-être que ces vins sont vendus sous une étiquette propre, sous les noms respectifs des localités qui les produisent ; pas du tout. Ils partent dans le commerce sous les noms consacrés de « Bourgogne, » de « Château-Lafitte, » de « Sauterne ; » quelquefois, pour se couvrir contre les poursuites possibles, on ajoute en caractères plus petits cette mention : (de Crimée). Ces vins, très naturels, sont englobés du coup dans la défaveur qui s’attache aux horribles falsifications débitées à l’étranger sous les rubriques susdites. Faute de confiance en eux-mêmes, faute d’oser avouer leur nom véritable, ils sont encore inconnus ou n’ont pas pris la place qu’ils méritent sur le marché européen. J’ai insisté sur ce trait, parce qu’il caractérise une des faiblesses de l’esprit national. Qu’il s’agisse d’industrie ou de littérature, le démon de l’imitation est le grand ennemi des Russes ; ils professent pour l’Occident un dédain théorique, corrigé par une docilité pratique ; l’Europe et tout ce qui vient d’Europe leur en impose. Écoliers émancipés d’hier, alors même qu’ils simulent la révolte, les Russes hésitent encore à être eux-mêmes, à consommer leurs produits et à penser à leur façon ; ils se disent supérieurs à leurs anciens maîtres, ils ne s’en persuadent pas, et cependant c’est vrai en plus d’un cas.

Un peu avant le bas de la côte, le vignoble cesse et fait place à un grand parc. Il faut s’y arrêter, on ne trouvera pas le pareil dans tout ce vaste verger qui est la Crimée, ni dans aucun jardin botanique de l’Europe. Yoursouf passe pour la plus ancienne propriété d’agrément dont on ait souvenir dans la presqu’île. Elle appartint d’abord au duc de Richelieu. Son possesseur actuel est un marchand de Moscou, servi dans ses goûts par une de ces fortunes colossales comme on en gagne à Moscou. Il est « général civil, » mais il conserve les habitudes et le costume classique de sa corporation, le kaftan moscovite. Cet heureux nabab vit dans une luxueuse forêt de platanes, de cyprès, de cèdres, de lauriers-roses, de magnolias, d’arbres de toute essence et de toutes fleurs, qui vont jusque sur la grève mêler leurs parfums aux senteurs de mer. On trouve là pêle-mêle les plantes du pôle et celles du tropique, le bouleau d’Olonetz à côté de lauriers-roses géans, tels que je n’en ai jamais vu en Grèce ou en Syrie. Dans la belle saison, on démonte les serrés immenses qui abritent les plantes plus délicates ; le promeneur a l’illusion de rencontrer en pleine terre l’arbre à thé, l’oranger, le camélia. Les eaux vives sont abondantes, la fraîcheur est délicieuse, tout croit avec une énergie folle : les gazons, les fleurs et les feuillages ont encore leur éclat de printemps. La nature montre peut-être des fantaisies plus curieuses près de l’équateur, dans ces lointaines îles du rêve où le Pacifique dort sous des feuilles et des fleurs monstrueuses ; mais ici la main de l’homme l’a savamment aidée, je doute qu’elle ait ailleurs plus de variété et plus de grâce. L’Éden devait être fait de la sorte, et l’on cherche involontairement dans ces massifs l’arbre de la science du bien et du mal. On y trouve du moins l’arbre de la poésie, un cyprès planté de la main de Pouchkine. En 1820, comme le poète se rendait dans son exil de Bessarabie, il passa quelques semaines à Yoursouf. Une famille amie l’y retenait, et une personne de cette famille fit sur lui une profonde impression. Ses lettres de cette époque montrent son imagination enivrée des splendeurs qui l’entouraient ; dans les poésies de sa jeunesse, les vers mélancoliques reviennent toujours errer autour du lieu charmant


Où dorment le doux myrte et le sombre cyprès.


Après avoir payé mon juste tribut d’admiration à Yoursouf, oserai-je dire au jardinier de ce domaine combien j’ai été affligé par les nymphes de zinc, aussi répréhensibles de galbe que de métal, qui pleurent dans ces bassins sur leur laideur vulgaire ?

Au sortir de la forêt enchantée, on passe brusquement dans la misère pittoresque du village tatar. Les masures basses, aux toits en terrasses, sont perchées dans les roches, de l’autre côté de la baie. Le soir tombe, les femmes et les filles se réunissent autour de la fontaine. Puiser de l’eau est la grande affaire de la vie musulmane ; les gens d’Orient procèdent à cette opération avec une gravité respectueuse, comme à la réception d’un sacrement ; il y a au fond de leur conscience un souvenir confus des souffrances du désert qui leur fait attacher un prix démesuré et une idée religieuse au bienfait de cet élément. Les Tatares de la classe pauvre sont rarement voilées ; les filles portent le fez sur les cheveux, divisés en nattes pendantes. Le type est assez beau chez les jeunes, d’une dureté tragique chez les vieilles, tandis que les femmes babillent à la fontaine et que les enfans demi-nus se roulent sur les toits, les hommes fument en silence, accroupis sur les seuils des portes. Leur regard vague, indiffèrent, suit la spirale blanche qui monte lentement dans l’air tranquille, les premières constellations que la nuit ramène, au bas du ciel, au ras de la mer.


Orianda, Aloupka, Siméïs, 17-19 septembre.

Ces jours derniers, j’ai visité la plus riche, la plus belle partie de la côte, celle où s’élèvent les plus magnifiques résidences, entre Yalta et Siméïs. Je ne veux pas multiplier les descriptions ; elles seraient monotones, elles ne peuvent rendre la diversité de ces tableaux faits des mêmes élémens, placés dans le même cadre, et toujours changeans, toujours surpassés par le dernier qu’on voit. Je dois pourtant dire quelques mots de deux endroits célèbres, Orianda et Aloupka. On ne peut vivre en Russie sans entendre parler sans cesse, avec toutes les formules de l’enthousiasme, de ces joyaux de la Crimée. Cette préparation irrite la curiosité et la rend terriblement exigeante ; elle n’est pas déçue par la réalité.

Orianda, propriété du grand-duc Constantin, est située à une petite distance, sur la droite de Yalta. On s’y rend en traversant le domaine impérial de Livadia, qui serait fort admiré partout ailleurs, et qui pâlit ici devant ses opulens voisins. A Yoursouf, l’art et la fantaisie de l’homme ont décoré un nid gracieux ; à Orianda, la nature a tout fait, et elle a fait très grand. Plus de vignobles, plus de cultures, très peu de jardins ; une puissante forêt de chênes, accrochée aux crêtes du Yaïla, déroulée sans interruption, avec des plis de draperie d’une beauté sculpturale, jusqu’aux premières vagues de la mer ; déchirée çà et là par d’énormes saillies de roches, par des pans de montagne écroulés qui profilent sur les eaux leurs attitudes d’une hardiesse menaçante. Tout est contraste entre des impressions que l’œil n’a pas coutume d’associer. Dans le ciel et sur l’horizon marin, une lumière d’Afrique ; sous les voûtes d’arbres et de rochers, de fraîches ténèbres, les accidens et la végétation d’une vallée des Alpes. Sur le rivage, un sol convulsé de colère, les membres de ces grands squelettes culbutés pêle-mêle ; à leurs pieds, sans même un cordon de plage qui fasse transition, la nappe d’azur endormie, cette mer d’une sérénité immuable, comme le fond de certaines âmes et le bleu de certains yeux. Dans le creux des ravins étranglés entre les quartiers de montagne, des cascades bruissent et se précipitent. Trois voix se marient et forment un concert perpétuel : le chuchotement de ces sources, le souille du vent dans les cimes des arbres, les répons égaux de la vague sur les galets ; les deux dernières dominent tour à tour, suivant que gronde plus fort la houle du large ou le vent de la forêt. Telles les voix alternées qui célèbrent la gloire de la terre dans les hymnes du Psalmiste. Parfois, un carillon de bronze jette sa note dans ce concert ; il sort des branches d’un vieux chêne ; c’est le clocher original où l’on a imaginé de suspendre les cloches de l’église.

Il y a quelques années, le palais d’Orianda a été détruit par un incendie. Le grand-duc a voulu que les matériaux de sa demeure fussent employés à la construction d’une église. Il s’est proposé de restituer avec la plus scrupuleuse exactitude l’architecture des anciennes chapelles byzantines de la Géorgie. Le prince me montre avec sa bonne grâce habituelle la décoration de mosaïque, confiée à Salviati, et tous les détails d’aménagement qui feront de cet édifice un bijou artistique. Tandis qu’il m’explique ses plans, je l’entends qui donne un ordre en turc au gardien et je lui marque ma surprise. Il me raconte la bizarre odyssée de son sacristain. C’est un ancien officier de l’armée ottomane : pris par les Russes au Caucase en 1854, il s’initia au christianisme durant sa captivité ; libéré à la paix, renvoyé à Constantinople, le Turc retourna bientôt en terre chrétienne pour se convertir et résolut d’entrer en religion. Les vœux étaient méritoires pour un homme à qui Mahomet faisait la vie facile. Cependant aucun monastère ne s’ouvrit devant lui. Il alla frapper à toutes les portes saintes, à Kief, au Caucase, au mont Athos ; nulle part les moines ne voulurent admettre ce circoncis. Rebuté partout, il revint de guerre lasse chez son protecteur, qui l’installa dans ce pieux emploi. Cet officier turc, sacristain d’une église orthodoxe, symbolise bien les deux mondes qui se touchent en Crimée, l’adhérence naturelle des Russes et des populations musulmanes, sous les faux dehors d’une lutte irréconciliable.

On ne se lasse pas d’errer dans ce bois. C’est à chaque pas une surprise nouvelle, un rideau qui s’entr’ouvre sur une vue lointaine, éclatante. En regagnant la route, j’atteins la pointe de rocher la plus élevée, couronnée par une rotonde à colonnade grecque. D’ici le regard embrasse la rade de Yalta et tout ce vide illuminé qui appelle. Des voiles partent au large, les pensées fuient parmi elles, voiles et pensées vont se perdre là où on ne sait pas. D’autres voiles se rapprochent, il semble que ces barques poussées vers des lieux si beaux doivent être chargées de quelque bonheur inconnu. Le veut leur manque pour arriver.

La route de poste quitte Orianda, s’élève, franchit le col qui sépare la vallée de Yalta de celle d’Aloupka et redescend sur l’autre versant. Elle traverse les villages tatars échelonnés à mi-côte, Gaspra, Myshore, Choréïs. Partout la gracieuse fontaine turque, chargée de versets du Koran, nichée dans un bouquet de platanes, centre de la vie publique ; des groupes de femmes respirent la fraîcheur alentour. Un chemin s’embranche sur la chaussée au-dessous de Myshore ; à travers les champs d’oliviers, abrités dans les tièdes replis de ce vallon, il vient aboutir dans la cour d’honneur d’Aloupka. C’est la résidence que Voronzof avait choisie pour en faire la capitale de son petit état de Crimée ; là son génie fastueux s’efforça de rivaliser avec les Mille et une Nuits.

Qu’on se représente la scène légèrement inclinée d’un théâtre, dont la cuvette de mer serait le parterre et la muraille du Yaïla la toile de fond. Cette muraille atteint ici sa plus grande hauteur sur un plan rigoureusement vertical ; elle sert de piédestal à la dent de l’Aï-Pétri, le point culminant de la chaîne ; ce bloc brillant découpe ses déchirures sur le ciel, égal et sombre de ton comme une table de lapis. La paroi de roche polie réverbère la clarté que lui envoie le miroir des eaux. Sur ce fond de tableau surgit un palais arabe, bâti en marbre gris bleu de Gaspra. Au centre de la façade qui regarde la mer, la grande porte de l’Alhambra de Grenade, reproduite avec les dimensions et toute l’ornementation de l’original ; colonnettes et caissons de stuc blanc, inscriptions kouliques en faïence verte. De ce porche monumental, où s’encadre l’horizon de la Mer-Noire, un escalier descend vers la grève ; des lions en marbre de Carrare gardent les extrémités des degrés ; l’autre jour, en passant au large, nous distinguions de fort loin ces grands animaux blancs, qui semblaient une avenue de sphinx d’Egypte. Devant les ailes du palais règnent des terrasses disposées en jardins d’hiver ou couvertes de berceaux de vignes ; les énormes sarmens sortent d’un massif de fleurs odorantes ; par-dessus les parapets de ces terrasses, on entrevoit le scintillement des vagues à travers un épais rideau de caroubiers, de figuiers, de myrtes et de tamaris. Autour des bâtimens d’habitation, depuis les plus hautes pentes jusqu’à la plage, le parc déploie ses trésors de végétation, essences rares, bois de magnolias hauts et touffus comme des futaies de chênes, allées de cèdres et de cyprès, noyers, sycomores, plus parasols isolés sur de vertes pelouses, dont le gazon va défier la morsure des flots.

Ce château est vraiment seigneurial et peut loger tout le rêve des plus exigeans. Les palais du sultan, à Constantinople et sur la côte d’Asie, sont plus considérables ; mais ils ne sauraient lutter avec Aloupka pour la magnificence de certains détails, pour la beauté du site et des jardins. Un Russe de la première moitié de ce siècle pouvait seul concevoir et exécuter cette féerie orientale. Rencontrée en Russie, elle donne la même impression de gageure que ces bals du Palais d’hiver, connus sous le nom de Bals des palmiers, quand, par vingt degrés de froid, on arrive sur un chemin de neige dans une salle transformée en serre tropicale, où les femmes décolletées sortent de leurs fourrures sous une voûte de palmiers, d’orangers et de camélias en fleurs. La Russie n’aime que l’impossible, et elle en a vite la lassitude. Les hautes salles mauresques d’Aloupka sont désertes, avec un air abandonné. Dans le labyrinthe des allées du parc, je ne rencontre qu’un vieux musulman. Il regagne là-haut son village ; je le suis, je vais m’asseoir devant une petite auberge, accolée à l’élégante mosquée bâtie par Voronzof pour ses Tatars. Soudain une cantilène bien connue retentit au-dessus de ma tête ; c’est le muezzin, qui de la galerie du minaret appelle les croyans à la prière de midi, Rismillah il Allah, Mohammed raçoul Allah ! Que de fois je l’ai entendue, cette incantation de mes années vagabondes, en Asie, en Syrie, en Roumélie ou en Égypte ! Mais ici la voix rauque du muezzin est plus faible ; découragée et soumise comme sa race et sa religion, elle parle bas sous le palais du maître moscovite. Elle n’a plus confiance en elle-même. La prière de l’imam tatar s’en va suppliante par-dessus la mer, vers Stamboul et La Mecque, vers Allah qui l’a abandonné au pouvoir de l’infidèle.

Au-delà d’Aloupka, la Corniche se resserre, les terrains cultivés et boisés sont rabattus vers la plage. La petite anse de Siméïs abrite un dernier groupe d’habitations sous les rochers qui ferment la côte à l’ouest. Je pousse jusque-là pour saluer d’anciens amis. Le hasard a réuni dans cette retraite, à dix minutes de distance, les deux hommes qui ont exercé peut-être l’action la plus marquée sur les destinées de la Russie depuis un quart de siècle : le général Milutine et le général Ignatief. Le premier a dit adieu au monde, il plante ses vignes avec le détachement de Cincinuatus ; la mer sa voisine lui murmure depuis longtemps que tout est naufrage et vanité. Le second n’est ici qu’un passant : toujours prêt pour l’action, avec sa verve intarissable, son entrain juvénile, son affabilité proverbiale. Au bord de cette baie ensoleillée, dans ce paysage d’Asie, entouré de serviteurs turcs, Nicolas Pavlovitch peut se croire encore à Buyukdéré ; ce qu’il écoute dans les flots de la Mer-Noire, c’est le bruit vivant qu’ils apportent de Constantinople, ou cet autre tapage qu’ils recueillent depuis quelques jours sur leur rive bulgare. Les heures passent rapides à causer des souvenirs communs du Bosphore, à évoquer des figures mortes, de l’histoire contemporaine déjà refroidie. Nos rêves inégaux d’il y a quinze ans sont aujourd’hui bons à mettre ensemble ; calculs de puissance pour le faiseur d’empires, chimères plus légères pour le voyageur ; quand elles fuient sous le vent au crépuscule, toutes les fumées ont la même couleur.

Rentré ce soir à Yalta, je retrouve dans la salle à manger de l’hôtel de Russie le public de baigneurs. Quand on a vu dans la journée tant de beaux arbres, il ne faudrait pas voir des hommes ; les hommes semblent moins beaux. Oui, mais qu’ils sont curieux ! Surtout à cette heure, dans cette fonction, chacun retranché derrière sa petite table, mangeant et pensant isolément. Il y a là du monde de toute sorte, des négocians, des oisifs, des officiers, des fonctionnaires et même deux prêtres catholiques, des Polonais sans doute ; aucune particularité de leur costume ne les trahit, mais on reconnaît sur leurs fronts le caractère indélébile, le pâle reflet de la lampe de l’autel. Sur la galerie extérieure, une fanfare joue la sérénade de Schubert. Tandis que la nourriture et le vin font remonter de la chaleur dans tous ces cerveaux, les ondes musicales viennent les frapper avec des effets divers. On devine ces effets aux expressions fugitives qui passent sur les visages entre deux bouchées : béatitude, sentimentalité vague, mélancolie, effort de mémoire. Pour la plupart, la musique n’est qu’un excitant qui redouble l’activité de leur pensée du moment ; pensée de lucre, projet d’ambition, inquiétude de santé, idée gaillarde, réflexion abstraite. Chacun se compose un masque et serait désolé qu’on pût voir dans l’intérieur de sa petite boîte, sans se douter que les petites boîtes, mues par des rouages identiques, sont faciles à pénétrer. Ils suivent leur préoccupation de l’instant avec de faibles à-coup de volonté qu’un verre de vin suscite, qu’un second verre éteint. Heureuses gens ! ils arrangent le monde au gré de la pensée qui les amuse ; pas un ne s’épouvante et ne se décourage à l’idée que son crâne est un petit clapet, employé pour faire nombre dans une immense machine ; à l’idée que la vie universelle poursuit son travail, qui seul a un sens, avec leurs mille petites affaires privées, qui n’en ont point. Pas un ne se dit que cette vie impitoyable va bientôt utiliser ces crânes sous une autre forme ; quand, disséminés sous terre en vingt endroits, la vie reprendra leurs élémens pour recomposer des combinaisons nouvelles du grand jeu. Que restera-t-il alors des millions de pensées qui viennent d’être produites par ces cerveaux, depuis une heure seulement, dans la salle à manger de l’hôtel de Russie ? Où va et à quoi sert toute cette poussière d’idées ? Elle existe pourtant, une fois produite ; elle ajoute aux effroyables quantités idéales qui s’accumulent dans le monde. Les petites boîtes n’en ont pas souci, elles continuent de fonctionner avec plus de rapidité, activées par l’effluve vital de l’estomac, par le sang nouveau qu’elles s’incorporent. C’est risible ; et pourtant, si l’on touchait certains ressorts connus, dans cette minute où elles sont bien préparées, on leur ferait accomplir des actes sublimes ; avec telle parole, tel spectacle, telle note de musique d’un effet sûr, on inciterait presque tous ces hommes aux héroïsmes qui tirent des larmes ; le marchand sacrifierait ses plus chers intérêts, la femme dévouerait sa vie, le soldat irait se faire tuer, le prêtre se faire martyriser. Rien que pour se procurer cette mangeaille, des cerveaux pareils créent depuis des milliers d’années des inventions absolument belles ; belles de la beauté mathématique, sur laquelle aucun doute ne peut mordre. Demain, d’ailleurs, à la première minute du réveil, une petite lampe claire, inextinguible, la même pour tous, illuminera un instant leur pensée ; indépendante de l’estomac, et, comme je le crois, extérieure au mécanisme cérébral qui sert pour les communs usages, cette conscience du matin rectifiera sur un plan invariable leurs idées contradictoires ou mauvaises de ce soir. Il faut bien croire que ces boites sont réglées suivant un dessein préconçu, avec infiniment d’intelligence et de bonté. Il faut les respecter après en avoir ri. Oui, les arbres étaient plus majestueux d’apparence ; mais que c’est drôle et mystérieux, des hommes ! quelle sotte chose ! quelle sainte chose !


Aï-Petri, 20 septembre.

Apres le Tchatyr-Dagh, — le mont de la Tente, — nœud central du massif de Crimée, la dent de l’Aï-Pétri est la cime la plus élevée du Yaïla. Lille domine la vallée de Yalta, celle d’Aloupka, et tout le développement des côtes, depuis Foros jusqu’au-delà d’Yoursouf. Il faut y monter, non pas pour le plaisir de grimper, mais parce qu’aucune promenade ne montre mieux avec quelle rapidité et quelle richesse toutes les zones de végétation se succèdent sur la pente de ces montagnes ; et aussi parce qu’aucune route, ni dans le Liban, ni dans l’Apennin, n’offre des points de vue composés avec autant de variété, autant de magnificence. Le chemin de voitures, fort bien tracé, développe ses lacets durant 25 kilomètres, depuis Yalta jusqu’au sommet du plateau ; de là on atteint la dent après trois quarts d’heure de marche.

On laisse dans le bas de la vallée la vigne et les plantes méridionales. Sur les premiers contreforts, le sol pierreux et brûlé ne porte que des arbustes : aubépines, genévriers, églantiers, clématites sauvages. Un peu au-dessus, les plus d’Italie commencent : on a établi dans cet endroit une station sanitaire à l’instar d’Arcachon. À mi-hauteur, le chêne, l’érable, le tremble, se mêlent aux conifères. Encore quelques centaines de mètres, et aucune feuille ne vient plus égayer l’uniformité de la forêt noire. Pins et sapins sont d’une venue superbe ; leur masse obscurcit tout le vaste entonnoir dont on gravit les spirales. Cette mer sombre se déroule sous nos pieds ; l’autre mer, qui lui succède sans transition pour le regard, en paraît plus claire et plus dorée. Au tournant de chaque lacet, la vue change et s’étend, tantôt sur la rade de Yalta, tantôt sur Choréïs, Myshore, les tableaux de l’autre versant. Comme on approche du faite, le hêtre succède aux pins, vigoureux d’abord, puis rabougri et pelotonné sur les roches. Un dernier échelon et nous débouchons sur le plateau. La température tombe brusquement de 15 degrés ; plus d’arbres ni d’arbustes ; la steppe, une herbe rare que paissent des troupeaux, autour de lacs saumâtres. Nous rentrons en Russie. Avant d’atteindre l’Aï Pétri, on rencontre encore, dans un pli de terrain, quelques hêtres-nains, quelques airelles enracinées sous les pierres roulantes. Après, toute végétation disparaît. Je me trompe, je ramasse sur le rocher une anémone des Alpes. O la jolie petite fleur d’entre ciel et mer ! Elle a le cœur tout bleu, tout plein du reflet des deux seules belles choses qu’elle ait jamais vues. Premier chaînon de la vie, au sommet de cette pyramide du règne végétal dont nous venons de compter les assises, elle précède bravement le grand peuple forestier ; toute la sève de la terre aboutit à son calice, elle a pour soi toute seule les premiers rayons du soleil levant ; et comme elle ignore les lourdes puissances d’en-bas, elle croit sans doute que le monde est t’ait pour les anémones. Non, petite fleur, il est fait pour l’homme, qui le prend et t’emporte dans son pays lointain.

Nous arrivons au bord de la crête. On se couche en avançant la tête, car on aurait le vertige à moins. A 1,600 mètres en ligne droite au-dessous de nous, la côte, qui parait d’ici un mince cordon, développe sa ligne accidentée de caps et de golfes, ses palais et ses villages menus comme des joujoux. Au-delà, l’immensité de la mer, mouchetée de points noirs qui sont des paquebots. A quelques toises au-dessous du rebord, un grand pin s’est cramponné dans une anfractuosité du roc. En voyant ses frères, les mâts des navires, courir sur les vagues, éprouve-t-il le sentiment d’envie et d’aventure qui s’empare de l’homme en pareil cas ? Virgile le croyait : Casus abics visura marinos.

En face de nous, tout l’horizon du sud, tiède, baigné de clarté. La mer est soudée au ciel par un voile de brumes laiteuses, qui enveloppe les terres d’Asie. Un air chaud monte du précipice sur lequel nous sommes penchés. Cependant nous frissonnons aux morsures d’un vent glacial. Il arrive par derrière. C’est le souffle de la Russie. En se retournant vers le nord désolé, on croit la voir tout entière ; on croit sentir sa poussée formidable, accumulée durant des milliers de verstes, qui vient peser sur la muraille de Crimée. A partir de ce plateau et sans guère changer d’aspect ni de climat, la Russie court, nivelée, affranchie de toute barrière, jusqu’à la Mer-Blanche. Dans quelques jours, elle déroulera sa robe de neige jusqu’à la place où nous sommes. Le soleil ne lui dispute que cette bande de terre sous la montagne, mince frange d’or et de fleurs brodée au bas de la longue, triste robe blanche. Elle est arrêtée comme nous au bord de l’abîme, la Russie ; elle regarde la mer charmante ; de ce plateau, le Tentateur lui montre les royaumes de l’Orient ; à gauche, l’Arménie sous le Caucase, en face l’Asie-Mineure, à droite le Bosphore et un mirage étincelant, la coupole de Sainte-Sophie. Comme nous, la Russie a le vertige en regardant l’horizon du Yaïla.

A la descente, la nuit nous prend dans les forêts de pins. Des Tatars, qui charrient dans la vallée les bois coupés sur la montagne, bivouaquent autours de grands feux ; les troncs s’empourprent aux réverbérations des flammes. Entre les aiguilles des hauts parasols, les étoiles brillent comme des lucioles.


Route du Baidar, 21 septembre

De Yalta, on peut regagner Sébastopol en un jour par la route Voronzof. C’est un peu moins de 100 kilomètres. Ils passent vite ! la promenade est si belle, tant qu’on s’attarde sur le versant méridional ; le contraste est si frappant dès qu’on arrive sur l’autre. Je l’ai refaite aujourd’hui une dernière fois, cette route de la Corniche ; j’ai vu encore s’égrener sur la côte ces châteaux, ces villages qui enchantent l’œil de leur aspect et l’oreille de leurs noms : Orianda, Myshore, Choréis, Aloupka, Siméis… Au-delà de ce dernier, et jusqu’à l’extrémité du cirque qui se referme sur la mer au cap de Laspi, le pied du Yaïla devient rude et désert ; ses parois mal attachées, toujours à pic ou en surplomb au-dessus de la route, sont trop menaçantes, trop instables pour permettre des établissemens sur les pentes, sur la plage. Tous les dix ou quinze ans, un nouveau pan de la muraille s’écroule dans le bas pays. Les Tatars rebâtissent alors leurs hameaux sur ces coulées de roches : ainsi Limaine, Kikinéis, Foros. Les derniers zig-zags de la route, avant la porte du Baïdar, traversent un chaos comme on en voit dans les Pyrénées ; rien n’est plus pittoresque et plus hardi que les prodiges d’équilibre des parties de montagne restées debout. De grands vautours chauves sortent des failles et planent le long des crêtes.

Un pylône en granit, formant un petit tunnel, engloutit la route sur l’arête du col par où l’on sort de la Crimée méridionale. C’est ce qu’on appelle la porte du Baïdar, du nom de la longue vallée où l’on s’engage sur l’autre versant, et qui relie les plateaux du Yaïla à ceux de Chersonèse. Le Baïdar est un vaste entonnoir de forêts, avec des clairières où s’élèvent des villages musulmans. Cette partie du trajet est agréable, autant que quelque chose peut l’être quand les yeux viennent de perdre la mer rayonnante et la lumière immédiate du sud, ces joies auxquelles rien dans la nature n’est comparable.

On ressort du Baïdar par une gorge étroite, fort sauvage ; au fond serpente un affluent de la Tchornaïa. A l’orée de cette gorge, du point où se trouve le relai de poste, on ne voit plus devant soi qu’une suite de monticules indécis, un paysage morne et vide ; un seul objet arrête les regards, sur l’arrière-plan, cela semble un mur de clôture avec une tour. Je demande à une petite fille, l’unique être vivant qu’on aperçoive devant la maison de poste, ce qui surgit là-bas à l’horizon. Elle me répond : « C’est le cimetière des Français. » Voilà donc le repère qui m’annonce le voisinage de Sébastopol ! C’est bien. Dans cette gorge sinistre où on la reçoit tout d’abord, l’impression est très forte, très belle. Mais que nous sommes loin des merveilleux décors traversés ce matin ! Des landes nues, sablonneuses, puis les plateaux arides de Chersonèse ; des ossuaires, des pyramides qui rappellent des combats. La route coupe le champ de bataille de Balaklava, en avant de Kadi-Koï, là où tombèrent les dragons d’Enniskillen et les Écossais gris de lord Cardigan, soutenus par les chasseurs d’Afrique du général d’Allonville. Et tout le long de cette route, des souvenirs semblables, sur des friches toujours plus dénudées, enveloppées de poussière noire, jusqu’aux faubourgs écroulés de Sébastopol, dont voici les lumières et les feux de mer.


Sébastopol, 21-23 septembre.

Jusqu’à ces dernières années, Sébastopol était restée exactement dans l’état où les vainqueurs la trouvèrent, le 9 septembre 1855 : un cadavre de ville, enseveli sous un amas de pierres émiettées par les bombes, les explosions, l’incendie. On ne pouvait pas dire que ce fût un champ de ruines ; dans cette seconde Troie, comme l’appelait le maréchal Vaillant, les ruines mêmes avaient péri. La population, qui s’élevait avec la garnison au chiffre de 45,000 âmes avant le siège, était tombée à 5 ou 6,000. Les eaux de la baie n’étaient hantées que par des fantômes de navires, les carcasses de la flotte abîmée dans cette rade depuis trente ans.

Aujourd’hui, la malheureuse cité renaît, grâce aux circonstances politiques qui ont rendu à la Russie sa liberté d’action dans la Mer-Noire. Une ligne ferrée descend de Pétersbourg et de Moscou à travers tout l’empire, elle vient aboutir au fond du ravin du Sud. On rebâtit ; des maisons blanches et coquettes percent çà et là les décombres. Mais la résurrection ne fait que de commencer : il est facile de se représenter ce qu’était naguère tout cet amphithéâtre, en parcourant certains quartiers ; l’herbe y pousse sur les fondemens bouleversés, poutres et moellons gisent encore à la place où les écrasa le boulet. Malgré toutes les descriptions qu’on a lues, on éprouve d’abord quelque peine à reconnaître les emplacemens historiques dans cet enchevêtrement de collines, de ravins et de baies où Sébastopol est disséminée par petits paquets.

Pour le voyageur qui arrive de la mer, ce panorama un peu confus se ramasse en quelques grandes lignes : à droite, le mamelon de la ville, avec ses maisons neuves et ses ruines étagées sur les croupes ; à gauche, la falaise et les petites anses de la rive septentrionale, dominée par la montagne des « Tombeaux fraternels. » En face, le faubourg de Karabelnaïa arrondit son éperon dans le fond du golfe, avec ses arsenaux, ses chantiers, ses docks de radoub. Quel admirable port ! Si l’on excepte la Corne d’or, je n’en connais pas de plus vaste et de plus sûr dans les eaux du Levant. La nature a tout fait, il n’est pas besoin d’une seule jetée pour y rompre la mer ; par les plus gros temps, le lac intérieur de la baie du Sud, coudé sur le golfe principal, offre un abri tranquille et profond à toute une flotte. Au-dessus des chantiers de Karabelnaïa, sur un vaste terre-plein, une masse imposante arrête tout d’abord le regard ; le soir, aux clartés de la lune, elle fait songer au Colisée de Rome. C’était un corps de casernes, bombé en hémicycle sur le port ; il couvrait d’un seul tenant tout le plateau et pouvait loger une armée. De ces bâtimens il n’est demeuré qu’une muraille circulaire, trouée de milliers d’ouvertures, qui fait écran sur le ciel. Adossée à cette gigantesque ruine, au sommet d’un socle fort élevé, la statue de bronze de l’amiral Lazaref commande toutes les eaux des rades ; c’est d’un grand effet. Par-delà ces premiers plans, des assises de roches calcaires, coupées par des ravines, se redressent et vont rejoindre à l’horizon les plateaux d’Inkermann, les crêtes du mont Sapoun ; paysage vide de végétation et d’accidens, stérile et poudreux comme les abords d’un polygone. On n’y distingue qu’un point blanc sur la première ligne des hauteurs ; c’est Malakof.

Toute l’activité de Sébastopol est concentrée sur le port militaire et dans les docks d’armement. On y travaille jour et nuit, la nuit, à la lumière électrique. Mais il ne faut pas s’attendre à trouver ici une forêt de mâts. Comme la Russie a fait grand bruit de ses efforts et de ses espérances, on s’imagine que la nouvelle flotte de la Mer-Noire est déjà une réalité. Voici à quoi elle se réduit : un cuirassé à flot, non armé encore, le Tchcsmé, inauguré récemment par l’empereur ; un second cuirassé, le Sinope, en construction sur les chantiers. Pour le surplus, quelques avisos, et des monstres aux formes étranges, lamentablement emprisonnés dans les bassins ; ce sont les popofki, les fameux nateaux circulaires pour lesquels l’expérience a été si cruelle. Parmi eux la Livadia, le yacht impérial du même type, semblable à un château flottant, — qui ne flotterait pas. Il est aujourd’hui désarmé. Entre les gros navires serpentent les longues flèches d’acier des torpilleurs. Par les soirées les plus claires, quand ces engins invisibles courent sur la rade, on n’aperçoit que leurs fanaux, errans sans corps comme des feux-follets. Les marins que je rencontre ont bonne tournure, des hommes alertes, dégagés, bien tenus. À terre, il y a peu de chose à voir dans la pauvre ville. Elle n’offre quelque animation que sur le boulevard en fer à cheval qui l’enserre dans toute sa longueur. Dans le musée du siège, un vieux défenseur de Sébastopol me montre des souvenirs historiques. On achève d’élever la cathédrale qui doit remplacer l’ancien temple grec, copié sur celui de Thésée à Athènes, et dont il ne reste qu’une colonnade ébréchée. Sur les quatre faces de la nouvelle basilique, des plaques de marbre noir portent les noms des quatre amiraux légendaires, Lazaref, Istomine, Kornilof, Nakhimof. Ces deux derniers noms reviennent sans cesse sur les lèvres des Russes avec un accent de piété particulier ; il n’en est pas de plus vénérés dans toute leur histoire, et à plus juste titre. Kornilof et Nakhimof ont égalé en simplicité, en grandeur, tous les hommes de Plutarque ; ils ont laissé la plus pure image de cette beauté morale qui illumine certaines morts, comme la beauté physique transfigure parfois le visage des trépassés.


Les lignes du siège.

Il faut sortir de la ville pour trouver les monumens qui passionnent l’intérêt ; ces monumens, ce sont des amas de terre, quelques fossés comblés, quelques excavations ; vestiges informes, mais qui ressuscitent devant les yeux une des plus terribles épopées de l’âge moderne. Les lignes du siège sont encore visibles sur tout le pourtour de Sébastopol, respectées par le temps et par les hommes ; les armées pourraient venir reprendre leurs postes de combat et continuer la sape au point où elle fut abandonnée. Si l’on veut bien étudier le théâtre du drame, il est utile d’y porter le Rapport du maréchal Niel, excellent dans ses indications techniques ; mais, pour rendre à ces lieux une âme vivante, il y faut surtout relire l’Histoire de la guerre de Crimée de M. Rousset. Quand on a relu et contrôlé cet ouvrage sur la scène qu’il décrit, il est impossible de ne pas le placer au premier rang des chefs-d’œuvre de l’histoire militaire, et mieux, de l’histoire tout court. C’est la clarté et le soufflé des meilleurs récits de M. Thiers, avec plus d’émotion intime, sans les inexactitudes et les boursouflures de rhétorique. Si ce livre nous était venu du fond des temps, écrit en grec ou en latin, on l’apprendrait dans toutes les écoles. Lorsque les Russes veulent nous faire admirer leur malheur, ils invoquent tout d’abord ce témoin sincère ; à leurs yeux, un tel livre est la dernière des victoires françaises en Crimée. Et, maintenant, qu’on taxe d’exagérée cette opinion, sans prendre la peine de la vérifier d’ailleurs : je n’ai pu résister à l’entraînement de justice et de reconnaissance qui emporte mon esprit, encore tout plein du grave plaisir qu’il a trouvé dans cette lecture.

Au sommet de la montagne de la ville, sur le front escarpé qui regarde les ravins, une plantation d’arbustes malingres porte le nom de boulevard historique ; c’est l’emplacement du quatrième bastion, — le bastion du Mât des alliés ; — on sait que ce point était la clé de la défense ; il est resté pour l’imagination des Russes le lieu héroïque et sacré entre tous, celui auquel se rattachent les plus terribles souvenirs d’efforts et de souffrances. Pendant longtemps, dans leurs armées, les officiers du quatrième bastion bénéficièrent d’un prestige d’estime et de curiosité ; ce n’étaient plus des hommes comme les autres. Tolstoï, qui fut un de ces officiers, a raconté comment on vivait et l’on mourait au quatrième bastion. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié ces pages saisissantes, ils se rappellent peut-être le petit chemin où les bombes éclatent dans les convois de blessés, où les soldats et leurs chefs, ceux qui vont au feu et ceux qui en reviennent, se croisent avec des sentimens mêlés de crainte, de résignation, d’orgueil et d’horreur. Ce chemin, c’est le boulevard historique d’aujourd’hui. Il aboutit au fossé ; voici, dans l’épaisseur de l’épaulement, les chambres casematées où l’on devisait en jouant aux cartes, en attendant son tour de monter sur ce parapet d’où l’on ne revenait guère. Au-delà du parapet, le sol est bouleversé, comme labouré par une charrue furieuse qui l’aurait défoncé en tous sens. Sur tout le parcours du front d’attaque, long de 7 à 8 kilomètres, la terre a le même aspect ; elle est saturée de 1er comme aux alentours d’une mine, elle a gardé l’ensemencement stérile des quinze cents bouches à feu qui la travaillèrent durant douze mois, sans un jour de relâche.

De l’autre côté des ravins, on entre dans les lignes de l’assiégeant. Sur la droite, le plateau de Chersonèse déroule jusque vers Kamiesch l’emplacement des camps français. Une maison cachée dans un bouquet d’arbres est le seul point vivant ; c’est la même qui servit de quartier-général à Pélissier. En tirant vers le nord, on dépasse le Grand-Redan, les attaques anglaises, le Mamelon-Vert, tous ces lieux qui ont rempli le monde du bruit de leur nom, aujourd’hui si vides et si tranquilles. Ce n’est que cela, ces petits champs de pierraille, dont la possession fut payée au poids de la chair humaine ! Un chemin aux pentes très raides conduit à la tour Malakof. Le mot tour est ambitieux pour cette espèce de corps de garde, élevé seulement de quelques mètres. On sait comment une poignée de défenseurs s’y maintint, fusillant par ses embrasures nos soldats maîtres de l’ouvrage. A Malakof, comme au quatrième bastion, les Russes ont planté un maigre jardin sur le rempart effondré ; ils ont réuni sous une pyramide les ossemens, les leurs, les nôtres, ramassés pêle-mêle dans le fossé. Ici encore, la terre est restée hachée par la charrue infernale ; voilà sur tout le pourtour les trous de loup où s’embusquaient les tirailleurs de l’assiégé ; et, à 45 mètres, la tête de la tranchée d’où s’élancèrent les soldats de Mac-Mahon. En remuant du pied les mottes du jardin, on met à découvert des balles, des amorces. De cette position dominante, il suffit d’un coup d’œil pour comprendre que la ville était perdue en perdant Malakof. Avant d’y entrer, les vainqueurs ne soupçonnaient pas eux-mêmes toute l’importance de cette conquête, ils n’étaient pas certains qu’elle mettrait fin à la lutte ; ce fut seulement après avoir gravi ces talus qu’ils virent au-dessous d’eux Sébastopol à leur merci.

Quand on examine le pays de cet observatoire, un problème demeure insoluble ; comment, après la victoire de l’Alma, les alliés renoncèrent-ils à foudroyer la place du haut des collines du Nord ? Sauf un vieux fort et les batteries marines, qu’ils eussent pris à revers, il n’y avait de ce côté aucun ouvrage de défense. Un profane est mal venu à trancher en quelques mots une question sur laquelle les gens du métier ont longtemps discuté ; pourtant l’opinion des Russes, qui croyaient Sébastopol condamnée après l’Alma, n’a jamais varié sur ce qu’ils considèrent comme une faute incompréhensible, explicable seulement par le manque d’informations de nos états-majors. S’il y a eu fausse manœuvre, peut-être ne faut-il pas la regretter ; elle a permis aux nôtres de montrer ces trésors d’énergie et de constance, bien plus honorables pour eux qu’un succès de surprise. Mais on ne peut s’empêcher de plaindre l’erreur de Saint-Arnaud, qui aurait vu avant de mourir son drapeau flotter sur la ville, son nom attaché à ce grand événement. Il méritait bien cette suprême récompense. Quel admirable soldat, à l’âme ardente et mobile ! Quelle belle mort, quelle belle tenue du cœur quand le corps s’en allait ! Ah ! pourquoi faut-il qu’on discute cette gloire, compromise dans des besognes inférieures, pourquoi est-ce lui qui amena la garde dans la maison de M. Dupin ? Les gens qu’il amis au poste me disent qu’il fut avant tout un grand criminel ; c’est, je crois, le jugement qui a prévalu dans tout ce qu’on a écrit sur lui, en prose, en vers ; je ne suis pas bien éclairé sur ces histoires un peu troubles ; mais, après tout, quel admirable soldat !

Quand la pensée revient sur cette guerre de Crimée, — et que peut-elle faire autre chose ici ? — elle est assaillie par des problèmes militaires et diplomatiques plus obscurs les uns que les autres. On prendrait son parti des premiers en s’avouant son ignorance ; mais les seconds ? J’ai en jadis sous les yeux toute la correspondance d’Orient avant l’année 1854 ; on en peut parler après ce long temps. La seule impression nette qui se dégage de l’interminable débat sur les lieux-saints, c’est que nous eussions dû en bonne justice faire la guerre aux Turcs ; forts de leur faiblesse, ils jouèrent jusqu’à la dernière minute un double jeu ; ils lassaient la patience de nos agens en leur marchandant les satisfactions promises, ils nous trompaient tout autant qu’ils trompaient les Russes. On objectera que ce débat était un prétexte sous lequel s’agitait la grosse question de la prépondérance en Orient. Nous l’avons reconquise pour une heure ; mais, à moins de recommencer la guerre de Crimée tous les dix ans, pouvions-nous espérer que notre main, étendue si loin, arrêterait un torrent qui roule fatalement sur sa pente ? Nous sommes allés faire une digue, puis nous sommes rentrés chez nous ; le torrent, lui, ne cesse pas de couler, il agit chaque jour, il tourne l’obstacle quand il ne le brise pas ; des voisins immédiats pourraient seuls le contenir. Cette prépondérance, d’ailleurs, au profit de qui l’avons-nous relevée sur les mers du Levant ? Pour nous ou pour nos alliés de 1854 ? L’histoire s’est chargée de répondre. Insensiblement, l’histoire nous a éliminés sans pitié de l’Orient, — j’entends celui qui confine à la Mer-Noire, — elle a rejeté notre activité, nos ambitions, nos vues d’avenir sur d’autres points du globe. Pour qui ne se paie pas de phrases et de formules d’étiquette, nous ne sommes plus que des spectateurs désintéressés dans les conflits orientaux. Après une courte période, tous les résultats de la guerre de Crimée sont anéantis ; au point de vue de ses conséquences pour nos intérêts actuels, cette guerre est un épisode aussi éloigné de nous que la première croisade. Il est douloureux de constater cette stérilité sur le terrain même qui fut arrosé de notre sang et consacré par tant de sacrifices.

Du moins, si la guerre de 1854 n’a pas produit d’effets utiles, elle n’en a pas produit de mauvais. Ce rude choc nous a mêlés à la nation ennemie plus que n’avaient fait des siècles de rapports pacifiques. On l’a remarqué bien souvent ; jamais lutte aussi acharnée ne laissa entre les combattans moins de levains de haine. J’ai surpris quelquefois, dans les couches profondes du peuple russe, la trace d’anciens ressentimens contre nous ; j’ai en un jour l’agrément d’entendre mon cocher activer son cheval avec ces mots : « Hue donc, Français ! » Mais les ressentimens et leur expression naïve datent de 1812. L’affaire de Crimée n’y entre pour rien. C’est qu’en Crimée la fierté nationale ne reçut aucune blessure, tant l’honneur et le courage furent également partagés entre les vainqueurs et les vaincus ; à mieux dire, il n’y eut pas de vaincus ; la défense d’une ville presque ouverte, prolongée durant une année, a été pour les Russes une victoire morale tout aussi glorieuse que les nôtres[1]. Dans le petit jardin de Malakof, les ossemens réunis sous un cippe commun peuvent dormir fraternellement leur sommeil de paix.

Et le soir m’a pris dans ce fossé, d’où se lèvent tant de souvenirs et d’images qui font oublier les heures. Le calme se fait plus profond sur les collines solitaires. Là-bas, dans la mer, le soleil descend, rouge, superbe, indifférent à toutes les visions d’horreur ou de joie qu’il éclaire. Quelle paix des choses quand l’homme n’est plus là ! Pourtant, par intervalles, un bruit le trahit ; un bruit de coups de marteaux qui monte de l’arsenal, ou l’homme forge de nouveaux engins de colère et d’héroïsme.


Les Cimetières.

En dehors de Sébastopol, et par-delà les lignes du siège, une troisième ligne d’ouvrages, ceux de la Mort, couronne les hauteurs. La ville des vivans est bien petite, en comparaison de cette vaste superficie des nécropoles où reposent, dans leurs quartiers respectifs, » deux cent cinquante mille hommes venus se coucher ici de toutes les patries. C’est le chiffre généralement admis comme le minimum des pertes subies pendant le siège par les armées engagées. Ce peuple évanoui est distribué un peu partout, par grandes masses et par petits pelotons, dans les enceintes de terre bénite et dans les terres vagues, sous les pyramides qui indiquent les champs de bataille, à Balaklava, à Inkermann, à l’Alma. Ma première visite est pour le cimetière français, un enclos planté de quelques arbres sur le plateau de Chersonèse, à l’endroit où s’éleva notre camp. On dirait un quartier de ce camp oublié lors du départ. Ces caveaux blancs, alignés le long des allées, ont l’aspect de grandes tentes, mais de tentes immobiles pour l’éternité. Sur les revêtemens de marbre, de longues listes de noms déroulent leur pieux annuaire. Beaucoup de ces noms rappellent des épisodes célèbres, on relève la tête en les lisant ; d’autres s’effacent déjà, chaque hiver les neiges russes emportent quelques-unes de ces glorieuses syllabes. J’ai en l’occasion de dire ailleurs combien la tenue de notre cimetière laissait à désirer ; ceux qui ont le devoir d’y veiller ont fait honneur à leur charge en prenant sans retard les mesures nécessaires. Malgré tout, ces morts de Crimée ne sont pas à plaindre : ils sont tous venus ici un soir de victoire. Pourvu seulement qu’on n’apprenne jamais rien dans la terre, que rien n’y descende jamais des mauvais bruits d’en haut ! Pourvu que plus tard, aux heures changeantes, ces heureux soldats n’aient jamais rien su du deuil de leurs camarades vaincus !

Plus loin, l’enclos de nos braves alliés d’Angleterre ; puis, çà et là, les îlots funèbres dont j’ai parlé, et qui vont rejoindre, par-delà les falaises de la baie du Nord, la montagne du grand cimetière russe, les « Tombeaux fraternels. » C’est le nom populaire et consacré dont on se sert toujours pour désigner ce lieu ; on le voit de partout, la croix au faîte de l’église est le premier objet que le navigateur aperçoive en venant de la haute mer à Sébastopol. Sur les pentes verdoyantes, les tombeaux se mêlent de façon bien touchante ; entre les monumens qui rappellent des chefs illustres, des princes issus du sang de Rurik, on rencontre à chaque pas des stèles portant pour toute inscription ces deux mots : Tombeau fraternel. Ce sont les os obscurs, anonymes, ceux des légions de serfs accourus, du fond des forêts de l’immense Russie, pour défendre ce morceau de rocher dont ils ignoraient l’existence ; pauvres cœurs de paysans qui allaient se faire percer sans savoir pourquoi, et qui étaient alors les plus nobles. Sur un caveau bas, couvert de fleurs, un nom fraîchement gravé : Todleben. On l’a ramené naguère au milieu des siens. La montagne porte à son sommet une église byzantine, en forme de pyramide trapue, d’un beau style bien approprié à la destination. Le jour de Pâques, un prêtre vient ici bénir du même geste et de la même parole tous les chrétiens réconciliés qui reposent sur ce vaste horizon.

De la terrasse de l’église j’entends en bas, dans la plaine, des commandemens militaires, des roulemens de canons et de caissons ; la lande entre la montagne et le golfe sert de polygone, des batteries d’artillerie manœuvrent aux portes du cimetière. Dans ce rapprochement insouciant, qui est presque une bravade, y a-t-il plus de folie ou de grandeur ? Creusez tant que vous voudrez l’idée de guerre, vous aboutirez toujours à ces deux termes de l’idée, vous ne pourrez pas plus les accorder que les nier. De Maistre a seul dit le mot, elle est un mystère. Elle permet à l’homme de faire sa fonction d’héroïsme ; grâce à celle-là, il se pardonne et on lui pardonne toutes les autres fonctions basses ou douteuses de sa vie. Je cherchais hier, avec mon pauvre sens humain, les résultats pratiques de la guerre de Crimée ; le voilà, le seul résultat persistant de cette guerre et de toutes les guerres : sur un champ de destructions et de souffrances comme ce Sébastopol, l’homme pense mieux de lui-même, il se sent plus haut que dans les villes fameuses où il a accumulé les merveilles des arts et de la civilisation. Dans aucun ordre d’idées, la raison n’est mieux convaincue de sottise par l’évidence de la conscience. La guerre est un mystère, comme la contradiction des sentimens qu’elle suscite ; il est fou de vouloir l’expliquer, il est également coupable de ne pas la détester et de ne pas l’admirer. Les canons peuvent rouler, les clairons peuvent sonner sous ces tombes ; ils troublent notre entendement, ils ne troubleront pas ces morts, car sans doute ceux-là savent le secret.


Baktchi-Saraï, 21-25 septembre.

Qu’on a vite fait de changer de monde ! Me voici tombé ce soir dans une petite ville d’Anatolie, assis au bord de la fontaine, sous un berceau de vigne, dans la cour à ciel ouvert d’un caravansérail turc. Je me crois revenu à Nicée ou à Brousse ; c’est la nudité du khan classique, le pauvre et pittoresque attirail de la vie musulmane ; une galerie carrée, avec son alignement de cellules meublées d’un divan, donnant de plain-pied dans la cour intérieure ; au centre, la boutique du cafetier-barbier, toute reluisante d’instrumens de cuivre jaune ; un jeune Tatar se démène au milieu de ses petites tasses, il apporte le café et les narghilés à ses cliens, de graves personnages, très déguenillés, très nobles, parlant peu et bas, accroupis en contemplation devant l’eau fascinatrice, assoupis par le glou-glou des bouteilles, d’où monte la vapeur du tabac de Perse. Un portail ouvre sur la rue ; là passent, une lanterne à la main, traînant leurs babouches, des vieillards aux turbans verts ; ils s’arrêtent à causer devant les établis où les artisans, assis sur leurs talons, travaillent sous les yeux des promeneurs. Ces échoppes d’une rue turque semblent une enfilade de scènes en plein vent, comme celles de nos fêtes foraines, où le commerce oriental donnerait la représentation perpétuelle de ses arts et métiers : bourreliers, maroquiniers, tourneurs, fabricans de pipes, étalages de fruits et de sucreries ; industries toujours les mêmes, enfantines, répondant à des besoins très simples, mais réjouissantes pour l’œil et formant autant de petits tableaux composés à souhait.

Baktchi-Saraï est l’ancienne capitale des Tatars de Crimée, confirmée dans ses privilèges par Catherine II et demeurée jusqu’à ce jour exclusivement musulmane. Bien qu’elle compte près de 20,000 habitans, cette ville n’est guère qu’une longue rue, déroulée au bord du Djurouk-Sou dans un pli de montagne, entre Simphéropol et Sébastopol, à deux heures de cette dernière. Les Tatars y vivent et se gouvernent à leur mode autour de leurs mosquées, de leurs écoles, du palais désert de leurs anciens maîtres. Ici a régné durant trois siècles la dynastie des khans Guiréï ; ces héritiers de Gengis-Khan eurent leurs heures de puissance, ils firent compter avec eux Constantinople et Moscou. Leur palais est fameux, moins par ses souvenirs historiques ou sa beauté que par le célèbre poème de Pouchkine, la Fontaine de Baktchi-Saraï, qui a daté de cet endroit la naissance de la poésie romantique. C’est un but de pèlerinage littéraire pour les Russes, pour ceux du moins qui sont encore sensibles au tour d’imagination byronien. Devant la fontaine de Selsébil, ils viennent relire les stances où Pouchkine a raconté l’histoire romanesque de Marie Potocka. Cette belle captive, ramenée d’une razzia en Pologne, gagna le cœur de l’un des Guiréï ; il fit disposer pour elle les appartemens somptueux qu’on voit encore ; quand elle périt victime de la jalousie de ses rivales, l’inconsolable sultan éleva à cette place une fontaine de marbre, l’élégante Selsébil, décorée d’inscriptions dans ce goût :

« La face de Baktchi-Saraï est réjouie par la sollicitude bienfaisante du lumineux Krim-Guiréï-Khan ; c’est lui qui de sa main généreuse étancha la soif de son pays. Par son doux penchant, il découvrit une excellente source d’eau… Les villes de Damas et de Bagdad ont vu bien des choses ; mais elles n’ont pas vu une aussi belle fontaine. S’il en existe une semblable, qu’elle se présente… »

Selsébil abuse un peu de l’hyperbole orientale. Pour qui a vu les cités musulmanes d’Asie, la ville et le « Palais des jardins, » — c’est la signification du nom de Baktchi-Saraï, — ne sont qu’une jolie turquerie de second ordre. Je fais grâce au lecteur des pavillons de bois peinturlurés et dorés, des parterres fleuris du harem, grillagés comme des volières, de la tour des faucons du Khan. Néanmoins, ce fouillis de constructions capricieuses a un certain charme, surtout le charme des lieux où l’on a beaucoup vécu et d’où la vie s’est retirée. Dans cette grande cour solitaire, où l’eau des vasques bruit sous des peupliers pensifs, les hordes tartares s’assemblaient à l’appel du sultan de Crimée. Aujourd’hui, un vieux colonel russe habite seul le palais de Guiréï ; on entend les chansons de ses filles, qui fourragent des roses dans les massifs, derrière les grilles du harem.

Aux portes de Baktchi-Saraï, il faut visiter le bourg ruiné de Tchoufout-Kalé, le « Château des juifs. » C’est le coin le plus curieux de la Crimée, et cette courte excursion permet de passer en revue toutes les races de l’Orient. On sort de la ville tatare par le faubourg des Bohémiens. Une tribu de tsiganes habite là de misérables huttes, faites de quelques pierres accolées au flanc de la montagne et fermées par un lambeau d’étoffe. C’est le minimum de ce qui peut suffire à une existence humaine. Les pauvres parias ne vivent que d’harmonie ; ils n’ont d’autre gagne-pain que la musique, les aubades qu’ils vont donner aux riches Tatars, quand ceux-ci les appellent pour un mariage on pour une fête.

Le chemin s’élève dans une gorge étroite, escarpée ; les parois de roche tendre qui la dominent sont trouées de petites excavations naturelles, aménagées en grottes profondes par la main de l’homme. Ce phénomène se reproduit dans toute cette partie déserte des monts de Crimée. Au moyen âge, ces grottes servaient de refuge aux populations persécutées qui se succédaient ici ; chaque fois que le pays changeait de maîtres, les débris des vaincus disparaissaient dans les terriers de la montagne et y menaient une existence de troglodytes. A l’entrée de la gorge, là où ce système de catacombes aériennes a son plus grand développement, des moines russes ont pratiqué dans le roc de petits ermitages. Les cellules et les chapelles, reliées par des escaliers, par des galeries de bois en surplomb, ont fini par devenir une communauté, le monastère vénéré de l’Assomption. Le dessin pourrait seul rendre l’étrangeté pittoresque de ce couvent, tantôt englouti dans la muraille, tantôt suspendu à ses aspérités, et qui rappelle à l’œil la thébaïde de Mar-Saba en Judée. Un verger de noyers couvre les terrasses inférieures ; en ce moment les novices sont occupés à gauler les noix sous la surveillance, de l’igoumène ; cette scène naïve donne au paysage une ressemblance de plus avec les tableaux des primitifs italiens. Dans un des oratoires intérieurs, révélé seulement par sa fenêtre taillée en pleine roche, quelques pèlerins sont prosternés derrière le religieux qui psalmodie l’office. De ce trou de pierre, le murmure de l’interminable litanie tombe dans le ravin, lent, égal, monotone, comme un filet d’eau. Un roucoulement l’accompagne, sorti là-haut d’autres fentes du roc, où une bande de pigeons niche au-dessus des cénobites. De ces moines à ces oiseaux, la décroissance de la vie pensante est presque insensible ; tant est sommaire la pensée des premiers, engourdie dans sa pieuse tranquillité. Ils ont atteint cet anéantissement de l’esprit, — il faudrait dire ici cette pétrification dans la roche, — qui a toujours été pour l’Orient l’idéal des saintes béatitudes. Ces hommes procèdent directement du bouddhisme hindou. Sous des expressions théologiques différentes, c’est la même accalmie du cerveau, la même communion inconsciente avec la nature, la même fraternité avec les oiseaux et les arbres, dans un couvent de Ceylan et dans le monastère de l’Assomption en Crimée.

Un sentier pierreux monte à gauche, bientôt remplacé par un escalier dans le grès ; les chevaux gravissent d’un pied assuré les dernières marches, ils franchissent la poterne d’une enceinte de murailles, rattachée à une forteresse génoise. On débouche sur la vaste table qui forme le sommet de cette montagne, isolée de tous côtés par des précipices, et l’on se trouve dans les rues d’une ville ruinée, aussi morte et silencieuse que Pompéi. C’est Tchoufout-Kalé, la métropole des Karaïtes. Pendant de longs siècles, auxquels il est impossible d’assigner un commencement, la tribu juive a vécu sur cette aire de roc vif, sans eau, sans terres arables, mais à l’abri des spoliations et des avanies. Il y a cinquante ans, la plupart de ces maisons étaient encore habitées, on fermait le soir les portes de la forteresse, et ces pauvres gens faisaient une heure de route pour aller chercher dans la vallée l’eau du Djurouk-Sou. Les temps devinrent plus doux, les Karaïtes descendirent dans les villes de la plaine, surtout à Simphéropol et à Eupatoria, où ils exercent maintenant le commerce. Il ne reste sur le plateau de Tchoufout-Kalé que deux familles et un rabbin qui dessert la synagogue ; les adhérens de la secte y reviennent prier à la fête des Tabernacles.

Les Karaïtes ne fraient pas avec les autres juifs ; ils repoussent le Talmud, s’en tiennent à la Bible et diffèrent par maintes pratiques de la liturgie. Propres, avenans, ils n’ont aucun des défauts qu’on reproche à leurs coreligionnaires en Russie ; au contraire, ils jouissent de l’estime générale, on s’accorde à louer leur probité, leurs qualités morales. L’origine de ce rameau d’Israël a lassé les conjectures de la science. Si l’on en croit leur propre témoignage, leur tribu aurait quitté Jérusalem avant la première dispersion, suivant les uns, avant la destruction du Temple, suivant les autres. Quelques historiens veulent voir en eux des judaïsans, recrutés aux premiers siècles de notre ère parmi les populations locales et sans lien de parenté avec le peuple d’Abraham. Le type de ceux que j’ai vus proteste contre l’assertion, il est purement hébraïque. Le rabbin me mène à la synagogue, ou il garde ses livres sacrés, puis au tombeau de la fille du khan ; sous ce turbé repose une fille de Krim-Guiréï, qui monta jadis à Tchoufout-Kalé pour implorer les soins d’un célèbre médecin karaïte ; elle s’éprit de ce savant homme, mourut à la fleur de l’âge et demanda qu’on l’ensevelit près de celui qui n’avait pu la sauver. Mon rabbin parle couramment la langue russe ; j’essaie de lui faire préciser les divergences entre sa Bible et celle des juifs, je voudrais surtout qu’il pût me dire si elle se rapproche de celle des Samaritains et s’il existe des affinités entre les deux sectes. Mais il ne sait pas ces choses. Il sait seulement qu’il est fort pauvre ; en m’invitant dans sa maison, tenue avec une propreté hollandaise, il me fait comprendre qu’un rouble serait bien placé en échange du verre de lait qu’il m’apporte. Nous descendons ensuite dans le Vallon de Josaphat ; sous un groupe de beaux chênes, les dalles tumulaires s’entassent là depuis plus de mille ans, quelques-unes vénérables et curieuses, couvertes de caractères hébreux d’une forme archaïque. De ce bois plein d’ombre et de paix, la vue est ravissante : devant nous, la crête brûlée de soleil de Tchoufout-Kalé, la forteresse et les ruines suspendues au bord du précipice ; derrière nous, le désordre des monts de Crimée, la plupart taillés en tables isolées comme celui d’où nous venons, séparés par les vallées forestières où coule le Salghir. Ces éminences vont se perdre dans la steppe, du côté de Simphéropol, qui blanchit à l’horizon.

Mais le pittoresque sauvage des sites n’est pas ce qui retient ici ; l’intérêt est absorbé par ces échantillons si tranchés des plus vieilles, des plus mystérieuses espèces humaines. Voici, dans un rayon de deux kilomètres, quatre races juxtaposées ; les Tatars de Baktchi-Saraï, dernier débris de l’empire des Mongols ; les Tsiganes, tels qu’ils sortirent de la plaine du Gange ; les Karaïtes, branche détachée du tronc de Juda ; enfin les Russes du monastère de l’Assomption : des Touraniens, des Aryas, des fils de Sem et de Japhet. Quatre races, quatre langues, quatre types physiques reconnaissables au premier coup d’œil, et trois religions ; car il serait arbitraire de vouloir déterminer celle des Bohémiens. Depuis un temps immémorial, ces élémens vivent côte à côte, aujourd’hui en parfaite intelligence, mais sans qu’une goutte de sang passe jamais de l’un dans l’autre, sans plus se mêler que des eaux réfractaires qui couleraient dans le même lit. L’Orient menteur nous en impose parfois sur la beauté de ses paysages et de ses monumens ; nous avons mieux chez nous ; mais voilà ce qu’il peut seul montrer, les couches visibles de l’ancienne histoire, le tableau synoptique des races, irréductibles à toute fusion. Rien de pareil n’est concevable dans notre Europe broyée par la civilisation. Ceux qui n’ont pas vu ici ce tableau comprendront difficilement l’attrait qu’il exerce, les pensées qu’il fait naître, les clartés qu’il jette sur tous les problèmes humains.

Il le faut pourtant quitter, cet Orient retrouvé sur ma route au bout de la Russie. Je lui dis encore une fois adieu dans le khân de Baktchi-Saraï, assis près de ces hommes silencieux, rêvant avec eux au parfum des narghilés, sous le treillage de vigne où tremblent les étoiles, par cette nuit très douce. Dans quelques heures, le train m’aura porté aux premières brumes d’automne qui déroberont le ciel du sud ; dans quelques jours, aux premières neiges d’hiver, à Pétersbourg. Le train roule, et sur le fond radieux de la mer s’évanouissent les belles visions, côtes de Crimée, palais, forêts d’Asie, montagnes lumineuses, et aussi Sébastopol, avec ses braves morts qui dorment là dans leur gloire. Visions d’un instant que l’oubli pâlira vite. Il fallait se hâter d’en fixer quelque chose, tandis qu’elles sont encore vivantes devant les yeux.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Cette vérité évidente inspirait ces jours derniers à l’un des grands journaux russes un curieux parallèle entre la guerre malheureuse de 1854 et la guerre heureuse de 1877 : « A Sébastopol, — disait ce journal, — nous avons perdu trois fois plus de monde qu’en Bulgarie ; au nom de Sébastopol se rattache la légende de notre défaite. En Bulgarie, nous avons célébré nos victoires. Et pourtant, grand Dieu ! quel abime entre notre défaite sous Sébastopol et nos victoires en Bulgarie ! Là, nous avons acquis une gloire universelle, impérissable ; ici, notre triomphe s’est changé en confusion, notre gloire s’est obscurcie, dissipée… »