En Chine : les effets de la crise, intentions de réforme
EN CHINE
LES EFFETS DE LA CRISE, INTENTIONS DE RÉFORME
Les négociations entre la Chine et les puissances ont été closes le 7 septembre par la signature d’un protocole en douze articles, dont quelques-uns sont subdivisés en plusieurs paragraphes. Personne, je pense, ne s’est imaginé que tout est fini et qu’il n’y a plus qu’à appliquer loyalement, en parfaite harmonie, les dispositions convenues ; des articles de traité peuvent bien accorder des compensations pour les dommages passés, établir des règles pour l’avenir ; mais, quand un malentendu est aussi profond, il s’agit de savoir si le principe des unes et des autres est senti, non seulement comme nécessité brutale, mais comme obligation raisonnable, si la leçon des faits est acceptée par l’opinion dirigeante. De cela doutent un grand nombre de ceux qui sont intéressés dans les affaires de Chine, au témoignage et des lettres privées et des principaux journaux d’Extrême-Orient : les Puissances ont été jouées, dit-on, les engagements seront tournés ou violés ; tandis que les troupes d’occupation se retirent, la campagne est tenue par des Boxeurs, et bientôt la révolte relèvera la tête et l’on verra reprendre les massacres. L’Impératrice douairière, éternelle ennemie de la civilisation (on reconnaît le ton du North China Herald, organe semi-officiel des Anglais de Chang-hai), a conservé tout son pouvoir et, avec son « trio de tigres », opprime le malheureux Empereur, prépare la revanche de la barbarie. Le « trio de tigres », c’est Li Lien-ying, l’eunuque favori, dont la mort, survenue le 26 avril 1900, aurait, d’après les mêmes journaux, décidé l’Impératrice à lacher les Boxeurs sur les étrangers, mais qui, ressuscité sans doute, exercerait depuis tantôt six mois une influence prépondérante à Si-ngan ; c’est ensuite Lou Tchhoan-lin, gouverneur et vice-roi à diverses reprises, signalé au Seu-tchhoan par ses idées éclairées, en dernier lieu acolyte du prince de Toan et de Kang-yi ; c’est enfin Yong-lou, propre neveu de l’Impératrice, dont on se rappelle le rôle dans le coup d’État de septembre 1898 et qui semble avoir l’an dernier, par son opposition, modéré les fureurs du parti xénophobe.
En face des pessimistes, on trouve aussi des optimistes, parmi les hommes même dont l’opinion est le plus autorisée. Les troupes chinoises, disent-ils, font respecter l’ordre qu’ont troublé trop souvent les aveugles expéditions de châtiment entreprises par quelques contingents étrangers ; le commerce indigène reprend à Péking où la Cour va bientôt rentrer ; la leçon reçue par les Chinois a une portée morale qu’étendent encore les exemples donnés par les contingents étrangers. — À en croire, en effet, les éloges décernés par les correspondants et les orateurs de chaque nation aux troupes de leur propre nationalité, l’armée étrangère aurait été formée de héros et de saints ; en ne conservant, il est vrai, que les points divergents de toutes ces déclarations, on arrive à une appréciation différente.
Laissons donc de côté toutes ces opinions et tâchons de réunir, d’interpréter les faits qui sont venus à notre connaissance. À la Cour, c’est-à-dire à Si-ngan, la situation n’a guère changé ; le légitime et faible Empereur règne, la non moins légitime Impératrice douairière gouverne. Le parti violent auquel, de gré ou de force, elle avait l’an dernier laissé la direction des affaires, a amené les étrangers à Péking, n’a pas su assurer aux souverains une fuite décente ; cette politique a été jugée à ses fruits. Avec la discrétion et l’indulgence qui étaient de rigueur envers le prince de Toan, père de l’héritier présomptif et cousin germain de l’Empereur, envers Tong Fou-siang général au milieu de ses troupes, ces deux personnages ont été peu à peu écartés des conseils ; sans doute, on leur a présenté leur retraite comme un sacrifice à faire à la cause impériale que leur présence à Si-ngan compromettait ; mais, en même temps, on s’est appuyé sur la cavalerie du Kan-sou commandée par Tshen Tchhoen-hiuen et sur l’armée de Yong-lou, qui avaient déjà servi d’escorte dans la fuite vers l’ouest. L’héritier présomptif choisi en janvier 1900 a quitté Si-ngan ; on a pris prétexte de son insubordination, de son goût des plaisirs peu relevés, pour le renvoyer à son père en Mongolie ; on chercherait même à le remplacer, fait qui n’aurait rien d’anormal aux yeux des Chinois : par là on donne volontairement des gages à l’opinion modérée et aux étrangers, qui ne verraient pas sans crainte sur le trône le fils du prince de Toan.
Les fonctionnaires qui ont été choisis ou maintenus en place, ne sont sans doute pas tous partisans des réformes, mais ne sont pas non plus des réactionnaires. Tchang Tchi-tong, Lieou Khoen-yi, Yuen Chi-khai, ce dernier grand favori des correspondants du North China Herald, malgré la position prise par lui en 1898, sont toujours à la tête de leurs gouvernements. Tshen Tchhoen-hiuen, nommé gouverneur du Chàn-si, puis du Chan-si, est un homme honnête, résolu, dépourvu de préjugés anti-étrangers. Les autres vice-rois et gouverneurs n’ont pas fait parler d’eux en mauvaise part. Au ministère des affaires extérieures (oai oou pou), on trouve le prince de Khing, qui a si longtemps présidé le Tsong-li yamen, supprimé aujourd’hui, et qui a, peu énergiquement il est vrai, défendu les étrangers à l’époque du siège ; avec lui Oang Oen-chao, intelligent, affable, jadis membre du Tsong-li yamen, puis vice-roi ; au-dessous d’eux, Siu Cheou-pheng précédemment ministre en Corée, Lien-fang homme intègre, longtemps fonctionnaire à Thien-tsin auprès de Li Hong-tchang, connaissant bien la France et parlant admirablement le français. Je ne parle pas des fonctionnaires moins en vue, parce qu’ils ont moins de rapports avec les Européens, ni de ceux de rang inférieur, mais d’importance non moindre pour le maintien de l’ordre, intendants, préfets, sous-préfets : le North China Herald même signale plusieurs de ces mandarins qui accueillent les missionnaires. anglais de retour dans leurs chrétientés, les invitent à dîner, s’efforcent de régler leurs affaires et d’assurer leur protection.
Ainsi l’esprit de la Cour et de l’administration semble plein du désir de rétablir ou de continuer des relations pacifiques. Un point important pour l’avenir de ces relations, c’est le retour du gouvernement à Péking. Il ne servirait de rien, en effet, d’avoir réglé d’une façon nouvelle et facilité, il faut l’espérer, les rapports entre les représentants étrangers et l’Empereur (art. 12 du protocole), si celui-ci devait rester dans une province éloignée : mais il faut aussi comprendre les sentiments qui peuvent le retenir loin de sa Capitale. Une partie de ces palais et de ces temples consacrés par le culte et le respect des anciens souverains et de leurs ministres, toujours interdits à l’oisiveté, à la curiosité du vulgaire, a été pillée, brûlée, souillée par la présence des étrangers ; les officiers de l’un des corps d’occupation ont jugé bon de donner une fête toute profane dans le Temple du Ciel, certains diplomates se sont installés dans une salle consacrée à quelques rites spéciaux de la dynastie mantchoue. Mais il y a autre chose que cette sorte d’exécration de la ville impériale. L’article 7 du protocole détermine les limites du quartier qui sera désormais réservé aux légations, où ne pourra résider aucun Chinois, toutes les propriétés de l’État étant confisquées et tous les terrains et maisons des particuliers étant expropriés moyennant indemnité. C’est là que vivront les ministres avec leur personnel, avec leurs 2 000 hommes de garde : c’est là qu’ils ont commencé d’amasser des armes et d’élever des fortifications. Or cette petite citadelle, de Tshien-men à Ha-ta-men, entre la muraille sud de la ville tartare et celle de la ville proprement impériale, est contiguë au Palais, dont les hôtes augustes pourront sentir leur indépendance et leur prestige atteints par ce voisinage insolite. Les forts de Ta-kou rasés (art. 8), les points intermédiaires désignés par l’art. 9 entre Péking, Ta-kou et Chan-hai-koan, étant occupés par des troupes étrangères, il n’en résultera pour le Fils du ciel aucune impression de sécurité. S’il est juste, nécessaire de protéger les représentants étrangers, d’assurer leurs libres communications avec la mer, on ne pourra s’étonner que le gouvernement nourrisse quelque méfiance à l’égard d’une capitale si bien gardée. Peut-être l’Empereur y rentrera-t-il cependant : les traditions de la dynastie, les habitudes des dynasties précédentes depuis le xiiie siècle, la position centrale de Péking au nœud des routes fluviale et terrestres, le voisinage de la Mantchourie, terre d’origine de la famille impériale et de la race dominante, le nombre des Mantchous qui sont propriétaires dans la province du Tchi-li et qui fournissent des recrues toujours prêtes pour les Bannières, tout cela doit ramener le souverain à Péking. Le départ de Si-ngan, fixé au 1er septembre, puis au 6 octobre, a été effectué, la Cour est dans les environs de Khai-foug ; mais on parle d’un séjour plus ou moins long dans cette ville provinciale : et l’on peut croire que si le Fils du ciel revient dans sa Capitale, ce sera avec l’idée de s’évader à la première alerte.
Malgré l’attitude satisfaisante du gouvernement actuel, il s’en faut que la rupture soit complète avec le parti xénophobe qui était précédemment au pouvoir ; avec beaucoup d’adresse et de dignité, la Cour et ses négociateurs, en abandonnant les personnages les plus compromis, ou ceux qui ne pouvaient être sauvés, ont défendu les principaux chefs qui tenaient de plus près à la personne de l’Empereur. Au premier jour, certaines Puissances avaient déclaré qu’avant toute négociation, les chefs du mouvement devraient être livrés pour être châtiés ; mais s’il était difficile de s’emparer d’eux après la fuite de la Cour et des divers corps d’armée, il l’était au moins autant de leur persuader de livrer bénévolement leur tête, alors qu’avec leurs soldats ils entouraient l’Empereur et l’Impératrice douairière. Les onze Puissances alliées, revenant à une plus grande modération, ouvrirent donc les négociations qui se déroulèrent avec toute la lenteur que l’on pouvait attendre du nombre des négociateurs, de l’astuce des Chinois, de l’éloignement de la Cour, tandis qu’à Sin-gan l’Impératrice usait de non moins de dextérité que ses représentants à Péking, pour rejeter la tutelle du prince de Toan et de Tong Fou-siang, pour redevenir maîtresse de ses actes. C’est ainsi que, les 13 et 21 février, furent enfin rendus des décrets infligeant des châtiments pour les crimes de l’été précédent. Quelques-uns des condamnés ont été exécutés sous les yeux mêmes des représentants de l’Europe : espérons qu’il n’y a pas eu substitution de personnes. Quant à ceux qui ont reçu l’ordre de se suicider ou dont la mort naturelle est survenue à l’époque de la condamnation, on peut se demander s’ils ne reparaîtront pas quelque jour. Il était d’ailleurs difficile de lancer à travers la Chine une expédition pour saisir une demi-douzaine d’hommes, dont l’identité aurait ensuite été presque impossible à établir. Une satisfaction a donc été obtenue, peut-être plus apparente que réelle ; mais elle acquiert plus de valeur par la dégradation posthume de Kang-yi, Siu Thong et Li Ping-heng, ainsi que par la réhabilitation de quelques fonctionnaires mis à mort pour leurs protestations en faveur des étrangers. Tong Fou-siang, trop puissant, le prince de Toan, son frère Tsai-lan, parents trop proches de l’Empereur, ont été privés de leurs charges, dégradés, et les deux derniers exilés à Ouroumtsi. Pour l’Empereur, il pouvait être à la fois politique, juste et digne de ne livrer ni son propre sang, ni un soldat peut-être fidèle, dont le principal tort est d’avoir trop bien obéi aux ordres malencontreux de certains familiers du Palais. En réalité, le général Tong s’est retiré au Kan-sou, dans sa famille, au milieu de ses partisans ; le prince de Toan serait non dans sa prison perpétuelle, mais au milieu de tribus mongoles dont le prince lui est allié par le sang : l’un et l’autre constituent donc un danger pour le gouvernement. Toutefois ils ne semblent pas en mesure d’agir, puisque, depuis plus de six mois, ils n’ont rien tenté pour remettre la main sur la Cour qui était dans leur voisinage à Si-ngan. Ils ont laissé les souverains partir sans avoir agi, c’est un aveu d’impuissance. Il semble que la crainte de ces deux disgraciés ne doit pas être étrangère au projet de fixer la capitale à Khai-fong.
En 1858-1860, les ministres de Hien-fong ont violé les lois internationales, entassé fautes sur crimes, emmené l’Empereur à Je-ho, puis disparu dans les ruines, laissant la place à des hommes d’État plus avisés, à Oen-siang, au prince de Kong, à l’Impératrice de l’ouest, aujourd’hui unique Impératrice douairière ; les défaites des armes impériales, la fuite du Fils du ciel, l’ouverture de la Capitale aux troupes franco-anglaises ont inauguré une ère, sinon d’entente avec l’Europe, du moins de résignation à la nécessité et de progrès vers les idées occidentales ; c’est alors qu’on a vu les représentants étrangers résider pour la première fois à Péking, les missions d’étude, les légations installées en Europe et en Amérique, la multiplication des ports ouverts, l’essai de l’armement moderne pour les troupes de terre et de mer, l’extension du télégraphe à travers toutes les provinces. La secousse de 1900 a, pour la Cour et pour les mandarins, été plus rude : la leçon sera-t-elle plus étendue et plus durable ? la Chine saura-t-elle qu’il est de son intérêt de comprendre les étrangers, de ne pas déchirer à la fois tous les traités ?
Il n’est pas croyable que les souverains oublient leur fuite précipitée dans les deux voitures du prince de Toan, par la chaleur torride, sans escorte, sans véhicules convenables, sans gîtes préparés, sans serviteurs, sans vêtements de rechange. Sans doute ils ne perdront pas le souvenir de la guerre des rues, des Boxeurs et de la populace répandus partout, des portes de Péking franchies en écrasant les fuyards sous les roues des chars, des soldats débandés pillant, attaquant même les voitures impériales, du peuple affamé, en guenilles vu pour la première fois face à face. Si l’on peut dire, d’autre part, que dans les provinces du centre et du sud, le peuple a cru aux défaites des barbares et à la bienveillance impériale se refusant à les massacrer tous, cependant la commotion a été assez vive pour que tous les mandarins supérieurs et la plupart des autres aient été mêlés aux événements, soit directement, soit par leurs proches ; et grâce aux relations qu’ils entretiennent toujours avec leurs provinces d’origine, il n’est sans doute pas un coin de la Chine où n’ait pénétré quelque parcelle de la vérité. N’a-t-on pas vu la population du Seu-tchhoan exprimer tout haut ses craintes, quand il a été question pour la Cour de chercher un refuge jusque dans cet extrême occident ?
Déjà les rapports au Trône, les proclamations des mandarins, les décrets impériaux tirent les conclusions des faits de l’an dernier et déclarent la nécessité des réformes. On sent qu’il faut une administration honnête et, pour l’acquérir, on préconise l’augmentation des traitements, la suppression des gains illicites ; quelques-uns donnent l’exemple, comme ce tao-thai qui a effectué un transport de riz de Oou-tchhang à Si-ngan à raison de 3 taëls par picul et qui s’est attiré les éloges de l’Impératrice douairière et les reproches de ses collègues. Un décret du 26 août prescrit des mesures tendant à l’unification financière : création d’une piastre-étalon et de pièces divisionnaires d’argent et de cuivre qui seront frappées par les monnaies de Canton, de Nanking et de Oou-tchhang, toutes les autres monnaies provinciales devant être fermées ; déjà (3 juin) avaient été supprimés les tributs en nature dont l’envoi grevait de frais élevés le trésor et les populations, alors que les mêmes denrées se trouvent à meilleur compte dans le commerce ; l’ancien système n’est maintenu que pour quelques produits spéciaux, thés et médicaments par exemple, ainsi que pour les grains qui forment une part importante des impôts fonciers : l’abolition du transport officiel des grains entraînerait des modifications trop complexes dans la perception et dans les habitudes économiques, elle ne peut donc être prononcée sans une étude approfondie. Des réductions dans le personnel administratif ont été opérées par décrets du 28 mai pour Péking, du 3 juin pour les provinces ; la vente des offices a été interdite (11 septembre) : il sera sans doute moins facile d’empêcher les candidats aux charges et les petits mandarins de faire à leurs supérieurs les présents habituels qui chargent leur budget. Pour en finir d’un coup avec tous les abus existant dans les bureaux de la Capitale, un décret (28 mai) a annulé les règlements et recueils de précédents mis au jour depuis l’origine de la dynastie, désormais toutes les affaires seront traitées selon la raison et en appréciant les circonstances : ces nouveaux principes seront d’autant plus faciles à appliquer que la plus grande partie des archives a péri dans les troubles de l’an dernier. Le prince de Khing a exprimé récemment les idées qui se font jour, lorsque, prenant possession du sceau d’une charge, il a refusé les prosternements de ses nouveaux subordonnés, déchiré la liste des cérémonies à accomplir, en disant : Nous périssons par l’abus des formes vides ; ce dont nous avons besoin à l’heure présente, c’est de nous réformer.
Avec l’administration et les finances, avec l’armée, sur laquelle une enquête est prescrite, ce que l’on veut modifier, c’est la formation et le recrutement des fonctionnaires. Le gouvernement central et les gouvernements provinciaux demandent des hommes, mandarins ou autres, qui aient été élevés à l’étranger ou qui aient voyagé. On propose de fonder à Péking une école industrielle ; une école d’agriculture est établie au Chan-si par le gouverneur ; un collège occidental est ouvert à Tsi-nan, capitale du Chan-tong, par le gouverneur Yuen, qui est secondé par le tao-thai Thang, élevé aux États-Unis et précédemment consul à Seoul. Le Hou-nan, longtemps xénophobe, a ses associations de lettrés et de commerçants pour le progrès de l’instruction. Dans les écoles, dans les associations pour examens, on propose des sujets relatifs aux questions étrangères. Un bureau pour la traduction d’ouvrages occidentaux sera annexé au ministère des affaires extérieures ; un bureau semblable est fondé à Oou-tchhang. Le 29 août un décret raye du nombre des épreuves d’examen le oen-tchang et ses développements réguliers et vides, et le remplace par des dissertations sur les lois occidentales, sur l’économie politique ; le même jour, les examens militaires sont supprimés avec les titres de bachelier, licencié, docteur ; ceux qui ont obtenu ces titres, devront prendre du service dans les corps d’armée provinciaux ou se présenter aux examens d’entrée des écoles militaires, afin d’apprendre leur métier. Désormais (décret du 14 septembre), tous les collèges provinciaux doivent enseigner les sciences occidentales : chaque sous-préfecture aura une école de 3e degré, chaque préfecture une école de 2e degré, chaque province une université. Les Han-lin mêmes, représentants attitrés de la haute culture chinoise, reçoivent les ordres impériaux : il leur est prescrit de laisser les poésies, les essais en prose longuement élaborés et dénués d’intérêt pratique, ils devront consacrer leurs efforts à l’étude du Hoei-tien (statuts fondamentaux), des règlements constitutifs des ministères, des traités de gouvernement, de la géographie de l’Empire, enfin des mathématiques, de la chimie et des sciences techniques : par là ils se prépareront à jouer un rôle dans l’administration moderne. La réforme financière et celle de l’instruction, telles sont bien en effet les fondations sur lesquelles pourra s’édifier une Chine transformée. On en revient aux idées de l’été de 1898 : souhaitons que plus de prudence et de modération assure à la nouvelle tentative un autre succès.
Ces aspirations et ces décisions sont encore troubles, il est impossible de savoir ce qu’elles laisseront en se clarifiant : du moins elles sont assez générales en même temps qu’assez concordantes pour qu’on en puisse attendre quelque chose. Aussi bien, ce qu’il faut désirer, ce n’est pas un bouleversement total : à la chute de toutes les formes sociales actuelles, notre commerce n’a qu’à perdre ; cette ruine immense ébranlerait l’univers, et d’abord les voisins de la Chine, la France asiatique au premier rang. Nous devons au contraire, dans la mesure du possible, travailler à faire une Chine plus ordonnée, plus ouverte à la coopération des forces matérielles et morales de l’Occident et de l’Extrême-Orient. Or, si la classe commerçante est notre auxiliaire-née, malgré sa valeur que j’ai autre part cherché à établir, elle n’est prête, ni par son passé ni par son éducation, à diriger les affaires publiques. Les paysans en sont encore moins capables. Chacun peut se plaindre du mandarin de son district : mais chacun vénère les mandarins et en eux se contemple lui-même avec orgueil, puisque son propre fils peut entrer dans cette aristocratie. Il faut utiliser, perfectionner, non détruire cette force sociale ; l’éducation présente des mandarins forme souvent des hommes d’intelligence fine et élevée, mais étroite ; il en est d’intègres, tels Tchang Tchi-tong, Lieou Khoen-yi, Tshen Tchhoen-hiuen ; il faut seulement aux études morales ajouter des études scientifiques et précises, mettre les esprits imbus d’une psychologie formaliste en contact avec les réalités de la nature et de l’humanité. Tel est le but où tend le mouvement actuel : nous, étrangers, avons à favoriser cette marche, et aussi à persuader aux mandarins que nous ne sommes par les ennemis de leur juste influence, mais de leur ignorance et de leurs préjugés.
Quant aux particuliers, grands et petits, ils ont beaucoup souffert dans les provinces où a sévi la crise ; ceux qui possédaient quelque chose, partisans du calme et n’ayant au cœur aucune haine contre l’étranger, ont été pillés par les Boxeurs, par les troupes impériales, par les armées alliées : ruinés, ils sont devenus, par esprit de vengeance et sous l’aiguillon de la faim, des fauteurs de désordre : ils constituent ces bandes appelées Lien-tchoang-hoei, qui, au Tchi-li et en Mantchourie, attaquent les villages, coupent les communications ; ils font retomber surtout leur haine sur les étrangers, sur les chrétiens qu’ils accusent de tous leurs maux. La situation est donc précaire dans le nord-est, moins toutefois qu’en 1861, après la guerre étrangère et avec les révoltes intérieures après cette date, et malgré des troubles locaux parfois graves, la paix générale a régné près de quarante ans : pourquoi augurer plus mal aujourd’hui ? Dans le reste de l’Empire, les troubles du nord n’ont guère eu de répercussion, chaque province a continué sa vie, l’ordre a été maintenu : que l’on songe à ce qui se serait passé dans un État plus centralisé, en Europe par exemple, si de pareils événements s’étaient déroulés à la capitale.
Tels sont les éléments de la situation présente. Si l’on voulait étudier tout le protocole de septembre, il y aurait à mentionner plusieurs conventions dont les unes semblent illusoires, tandis que les autres peuvent avoir des effets sérieux. Parmi les premières, il faut sans doute ranger l’interdiction d’importer des armes (art. 5), la peine capitale prononcée contre tout homme qui fera partie d’une société anti-étrangère (art. 10). Au contraire la suspension des examens est bien dans les habitudes chinoises et touche les lettrés qui dirigent la population. L’indemnité payable en trente-neuf ans, période bien longue avec l’activité présente des relations politiques. et économiques, va alourdir le budget chinois à l’heure où l’on devrait tenter la réforme des finances ; mais on ne voit guère quelle peine plus douce eût pu être infligée à l’État coupable ; le corollaire de l’indemnité, la révision des tarifs de douane, préoccupe déjà l’Angleterre, qui se prépare à faire payer de la suppression des li-kin les complaisances qu’elle pourra avoir. Il nous faut méditer cet exemple et nous souvenir de quel intérêt sont pour le Tonkin le commerce du sel et le transit de l’opium ; mais la question est trop complexe, trop importante pour être effleurée en quelques lignes.