EN BAS-LANGUEDOC


I

Que de fois, le bâton du voyageur à la main, j’ai parcouru les mornes causses des Cévennes ! L’étranger, — surtout l’Anglais, l’Américain et l’Allemand, — vient plus nombreux chaque année en admirer la beauté sévère. Pour trouver une région « analogue, il faut sortir de l’Europe, aller presque dans l’Ouest de l’Amérique, dans la région des hauts plateaux de l’Arizona et de l’Utah[1]. »

Sur cette étendue de 140 kilomètres carrés, qui s’élève à une altitude de 8 à 900 mètres, le vent se promène à l’aise, roule parfois sourdement comme un tonnerre. Pendant le jour, j’y ai subi, lorsque le soleil frappe cette roche calcaire, une chaleur d’enfer. Dès la nuit, sévit un froid vif, sous le ciel aux innombrables étoiles qui luisent, pareilles à des yeux de loup.

Le plus grand des causses, le Larzac, est traversé par une route, de Millau à Lodève : on ne la distingue pas, même à une faible distance, tant elle se confond, caillouteuse, ourlée d’herbes, avec le sol parsemé de maigres pâturages. J’étais toujours seul dans mes vagabondages, enveloppé d’une lumière éblouissante, dont pas un arbre n’interrompait le cours. Mon pas n’éveillait aucun écho ; mes yeux cherchaient en vain, pendant des heures, une fumée révélant un foyer. Sur ce plateau délaissé, le gouvernement a eu maintes fois le projet d’établir pour les armées de tout le Midi un camp de séjour et de manœuvres.

La première fois que j’ai abordé le Larzac, je venais de Lodève. Il faisait encore nuit. J’entendais les eaux de la Lergue gambader parmi les pierres et les roseaux. Bientôt l’ombre se dissipa, et sous de lourds nuages mauves, au fond de la large vallée, la figure énorme du Larzac m’apparut. Au pied de sa muraille escarpée, où ne s’accroche aucune plante dans les criques arrondies qu’elle forme, des sources bouillonnent au creux d’un tapis de mousse. Les ruisseaux arrosent des fermes, font mouvoir, à Soubès, Saint-Étienne-de-Gourgas, des moulins et des scieries. Le paysan éprouve un sentiment presque religieux pour son Larzac, monstre familier et redoutable, qui provoque la tempête, mais qui également préserve de la sécheresse les cultures.

Plus tard, lorsque pérégrinant à travers l’admirable Jura, je suis descendu du col de la Faucille dans une vieille guimbarde a quatre roues, par le chemin si étroit taillé à même la paroi friable du précipice, je me suis rappelé l’ascension du Caylar, ce Pas de l’Escalette qui grimpe majestueusement, pendant 7 kilomètres, sur les flancs du calcaire, jusqu’à la brèche pratiquée dans la lèvre du plateau. Noble décor, si peu connu ! Le petit chemin de fer de Montpellier-Paulhan s’arrête net à Lodève. Quel voyageur s’aventure vers le Larzac, vaste désert de pierres, où ne passent qu’une ou deux carrioles par jour ? De temps à autre, une troupe de chasseurs y monte poursuivre le gibier abondant, surtout le lièvre. Mais il ne faut pas craindre la fatigue, ni le manque absolu de confort.

Le caussenard ne possède point de charrue. Il se sert, pour ses constructions, de pierres brutes ou sommairement équarries. Les chambranles des portes et des fenêtres contiennent peu de bois ; à peine si les volets et l’encadrement des vitres sont menuisés. Masures basses, à demi enfouies dans le sol, pour mieux résister au souffle impétueux des rafales : on ne les aperçoit que lorsqu’on a, pour ainsi dire, le nez dessus. Pourtant, de loin en loin, un bouquet d’arbres m’appelle, des pins à la ramure élégante et drue, toujours verte. Je sais qu’à leur ombre, je trouverai de l’eau, et au moins une maison. Car, tout de même, le causse recueille les pluies dans des citernes ou des mares, autour desquelles prospèrent des haies, des jardins potagers, des champs de pommes de terre. Après un orage, le vent, qui passe et repasse sans interruption, sèche rapidement le plateau. Mais par d’innombrables et invisibles fissures l’eau pénètre dans le sol, s’y rassemble au fond d’énormes cuvettes, de sorte que l’on peut dire que le causse est une carapace de chaux recouvrant des réservoirs inépuisables ; quelques-uns sont aujourd’hui explorés sans péril, à la lueur des torches. Les eaux de ces réservoirs cherchent une issue dans le mur du plateau, et elles s’échappent de tous côtés, par les plis des vallées, pour former bientôt des rivières : la Dourbie et le Tarn, au Nord ; le Cernon, le Soulson, la Sorgues, à l’Ouest ; l’Orb, la Lergue et les affluens de l’Hérault, au Sud et au Sud-Est. Sur une terre molle, vaseuse parfois, elles vont sans bruit parmi des herbages gras.

Pays du silence, de la solitude. Les habitans mêmes, et sans affectation, paraissent aussi muets que leurs pierres. À peine s’ils regardent l’étranger. Ainsi, un soir, j’entre dans une masure isolée, assez spacieuse, tapie dans un sillon de rocailles comme un nid d’alouettes dans un blé. À droite, il y a des moutons couchés ; à gauche, des lits suspendus, semblables à des étagères, et au-dessous de ces lits, par terre, un grabat, un sac rempli de paille. Dans une anfractuosité du mur, j’aperçois des poteries grossières fleurant le lait aigri. Sur la pierre du foyer, brûle un feu odorant de branches de pins, dont la fumée s’évade malaisément par le petit trou de la cheminée massive, que je toucherais de la main, si je me hissais sur les pieds.

Auprès du feu, la femme est accroupie, jeune encore, très brune, le visage marqué d’un fin réseau de rides, joli tout de même avec ses dents blanches, son nez bien droit, ses yeux clairs sous le front qu’abrite à demi un foulard rouge. Elle surveille une soupe de châtaignes, pendant que ses deux petits, tout barbouillés de poussière, mangent de bon appétit une tranche de pain jaunâtre beurré de graisse de porc. Mon apparition n’avait produit aucun étonnement, et ils ne m’avaient jamais vu, pourtant. La femme, sans se déranger de son travail, me demanda simplement, sur un ton de politesse charitable, ce que je désirais… D’ailleurs, dans ce désert, les caussenards, qui semblent résignés à toutes les privations, n’attendent rien des joies, des vanités du monde d’en bas. Néanmoins, pour satisfaire le besoin, partout indispensable à l’homme, d’espérer une vie meilleure, ils recueillent en eux-mêmes, dans leur âme attentive, les élémens du rêve et du désir. C’est pourquoi vous les voyez rêveurs pendant des heures entières, la femme tricotant des bas devant sa porte, l’homme seul sur le causse ne faisant qu’un pas ou deux toutes les cinq minutes, à la tête de son troupeau, et s’appuyant sur un bâton plus grand que sa personne, pour regarder au loin l’horizon, dans la région des astres. Tous les visionnaires sortent de la montagne, des solitudes profondes de la forêt ou de la pierre…

Ce soir-là, j’avais soif, à cause du vent continu qui finit par brûler les mains et le visage. Je refusai le lait de brebis, que m’avait offert généreusement la jeune femme. Tandis qu’elle me donnait de l’eau dans un bol ébréché, les petits, tout en dévorant leurs dures tartines, m’observaient avec une raillerie malicieuse. Dehors, je trouvai l’homme debout, immobile, enveloppé de sa longue limousine, armé de son bâton. Un homme d’une trentaine d’années, et qui paraissait plus âgé, le teint basané, des anneaux d’argent aux oreilles. Pour l’amadouer, car je connais la susceptibilité du caussenard, je lui parlai de sa maison, de ses troupeaux ; puis, je l’interrogeai :

— Est-ce que vous descendez souvent du causse ?

— Le dimanche, pour aller à Sainte-Énimie entendre la messe, ou les jours de foire, pour vendre mes moutons.

— Est-ce que vous avez été soldat ?

— Certes !… À Mende.

— Vous ne regrettez jamais la ville ?

— Non. Ici, on vit moins cher. D’ailleurs, croyez-vous que le causse soit un pays sauvage, inhabité ? Il y a des groupes de maisons par-ci par-là.

— Je le sais.

— Nos femmes ne voudraient pas se marier dans la vallée. Ici, on n’est ennuyé par rien ni personne.

Il ne parlait que patois, un patois non grossier, presque délicat de forme et d’intention. J’allais, après un moment de silence, lui demander s’il avait été souvent à l’école. Mais, serrant autour de son corps sa lourde limousine, il partit lentement, suivi de son chien, vers son troupeau qui, là-bas, dans la grisaille du crépuscule, ressemblait à une agglomération de mouvantes pierres noires. La nuit montait sournoisement, sans hâte, comme à regret. Il se faisait tard. Je m’acheminai vers Sainte-Énimie par un chemin tapissé d’aiguilles de pins, ou gluant de la pâte du calcaire, et qui côtoya bientôt l’abîme, au fond duquel le Tarn, aussi fin qu’un poisson aux écailles d’azur, pétille parmi des cailloux multicolores.

Sainte-Énimie, bourgade antique et cossue, est enfouie douillettement au bas d’un entonnoir. Je n’y arrivai qu’après trois heures de marche. Le silence régnait dans les rues mal pavées, qui sur les flancs de la montagne étagent sans ordre leurs maisons bossues, écrasées par des toits de tuiles creuses couvertes de mousse. Partout, c’était l’illumination des becs électriques, jusque dans le lit du Tarn où fonctionne jour et nuit une usine de lavandes. Dans l’air calme vibrait parfois, avec la régularité d’une cloche argentine, le chant doux d’une chouette. À l’orient, au-dessus d’une brèche du Sauveterre, resplendissait le masque d’or de la lune. L’auberge, fidèle aux traditions de cuisine saine, exhalait jusque sur la place l’odeur de son grand feu de chênes, de la soupe aux légumes et des volailles lardées goutte à goutte sur le tournebroche : elle retentissait des discussions gaillardes et des rires de ses hôtes familiers, charretiers en blouse, riches marchands de bestiaux, tous braves compagnons de travail qui gardent, en ce pays simple encore, sous la rudesse des apparences, le sentiment de la hiérarchie sociale, le respect des anciens usages, déférence envers les femmes, prévenance amène envers l’étranger.

II

La plus belle, la plus pénible descente du Larzac, je la fis un frais matin d’août, car sur le causse, c’était le printemps : je la fis par le petit chemin malaisé de Madières, où ne passent que les carrioles de quelques rares bûcherons. Nous touchons ici, pas loin des sources de l’Hérault, à un des nœuds de la Cévenne. Le chemin tire-bouchonne dans la paroi blanche du roc, enfin s’enferme dans une étroite vallée sans eau, où l’on ne voit que des masures réfugiées dans des broussailles. Comme dans les gorges du Tarn, des vautours par bandes s’envolent vers les plaines de Ganges ou de Saint-Hippolyte du Fort, et lorsqu’ils en reviennent, c’est pour bavarder en famille au seuil de leurs nids, sur le relief des pierres.

Au delà de Madières, le chemin me conduit sur la route de Ganges, et d’abord je rencontre la Vis qui sort de son obscur défilé, grondant du fracas des eaux. C’est la montagne abandonnée des hommes, hostile à leurs entreprises, et qui tire sa beauté de son isolement farouche et des capricieuses sinuosités de son couloir où ne pénètre qu’un sentier. La route cependant s’écarte du causse. Voici des châtaigniers, des mûriers, une prairie ; j’aperçois, non sans une émotion de délivrance, la cité de Ganges en son cirque charmant de la musique de ses ruches de soie et tout enguirlandé de ruisseaux. La veille, il avait plu, les verdures paraissaient neuves. Les mûriers, à demi dépouillés de leurs feuilles dont on nourrit les vers à soie, se pressent par bataillons, sur des pentes semées de cailloux : aussi robustes que nos oliviers noueux de la plaine, ils ont dans leurs feuillages, sous les souffles brusques du Larzac, des miroitemens de robes de moire et, malgré leur âge vénérable, des frémissemens de jeunesse. Sur la Séranne, tout en haut du pays, des rocs grisâtres, pareils à des vigies, observent les lointains du Tarn, du Gard, de l’Hérault et de l’Aveyron. Dans les bois qui jusqu’au creux des ravins s’écroulent par masses abondantes, les charbonniers ont allumé leurs feux.

Les Cévennes constituent la crête dorsale de la France, qui va se souder à celle de l’Europe. Mais l’usage est de consacrer ce nom de Cévennes à la chaîne comprise entre l’Aigoual et le mont Lozère. Celui-ci (1 702 mètres) en est le roi, un des plus riches témoins des révolutions du globe. L’Aigoual est le principal sommet d’un massif auquel sont attachés le Saint-Guiral et l’Espérou. Sur le Saint-Guiral, voisin du pic Saint-Loup et du pic Saint-Alban, à l’abbaye de Nant, on a détruit de nos jours une chapelle où le saint des bergers était depuis le XIe siècle honoré par le peuple. Une bulle d’Innocent II signale une légende qui chante ces montagnes. La voici : trois frères, Loup, Guiral et Alban, étaient épris de la même orpheline, Irène, qui promit sa main au plus brave. Tous les trois partirent dans la première croisade pour la Terre Sainte, où ils se distinguèrent par leur héroïsme. Quand ils revinrent en Languedoc, Irène, hélas ! était morte. Renonçant alors au monde, chacun d’eux fonda un ermitage sur l’un des trois sommets, qui perpétuèrent leurs noms. L’Espérou, ainsi que son nom l’indique, se projette en forme d’éperon sur la plaine qui descend jusqu’à la mer. On reboise son versant, dénudé depuis des siècles, et qui redeviendra l’apanage des botanistes de Montpellier, comme il le fut à l’époque de la Renaissance. Ne sait-on pas que les Cévennes sont de toutes les montagnes celles qui présentent la flore la plus nombreuse, et des spécimens de toutes les plantes ?

Parmi le silence des choses, l’Hérault, si faible encore, puisqu’il est né depuis seulement quelques heures, dans le granit de l’Aigoual, fredonne à peine. Bientôt il rencontre la Vis aux eaux limpides, et les deux rivières s’en vont ensemble à Ganges animer les filatures dont la longue façade, percée de fenêtres à barreaux, évoque une cité de couvens bourdonnans. Toute la région vit de l’industrie séricicole. Isolés au milieu de paysans sobres, qui subsistent maigrement de la vente de leurs charbons et de celle de leurs troupeaux, les Gangeois, dans leur vallée paisible, se plaisent, par un étrange goût du contraste, à rêver de voyages et d’aventures. Quelques-uns quittent leur Séranne pour toujours, et ces calmes Cévenols, calmes du moins en apparence, deviennent les plus valeureux des soldats ou des marins. La fameuse 32e demi-brigade fut composée dans le département de l’Hérault, avec des volontaires ; la plupart de ces volontaires descendaient des Cévennes.

Certains de ces infidèles au pays lui reviennent pourtant, lorsqu’ils sont vieux, que la fortune les ait ou non favorisés. Ils se retrouvent avec joie sur la place, qu’ombrage tantôt le clocher de l’église, tantôt la terrasse du temple. Là, pendant des heures, ils hument l’odeur du marché ; ils observent là-haut, dans une anfractuosité de la Séranne, la « Poupotte, » informe silhouette humaine qui, par les nuances changeantes de sa couleur, indique les variations de la température. Dans les rues fraîches, parallèles au cours de l’Hérault, ils s’en vont taquiner de leurs badinages les vieillards tricotant sur le pas de leurs portes des maillots de laine ou les jeunes filles brodant des bas de soie.

Au Sud de Ganges, jusqu’à Montpellier, par un vaste royaume de pierres et de chênes, les villages se montrent si rares qu’ils empruntent à cette rareté quelque importance. Ainsi, Claret, qui s’enorgueillit de sa grotte de salpêtre ; Saint-Martin-de-Londres, qui, dans sa cuvette d’ancien lac desséché, garde intactes ses fortifications et son église romane du XIIe siècle. Dans cette plaine, se dresse subitement le pic Saint-Loup, « superbe observatoire d’où l’on peut contempler tout le littoral de la Méditerranée, des Bouches-du-Rhône aux promontoires pyrénéens. » Dès que les nuages en couronnent la tête, le paysan cherche un abri contre la pluie. Dans son donjon à triple enceinte du XIIe siècle, l’évêque Fenoillet soutint, en 1622, un siège de trois jours contre le duc de Rohan, chef des Protestans. Après la révolte de Gaston d’Orléans et du connétable de Montmorency, Louis XIII en ordonna le démantèlement. Mais l’ordre royal ne fut pas exécuté, puisque, pendant la guerre des Camisards, ce donjon redevint une défense de premier ordre. Les paysans le tenaient pour sacré. Car l’évêque Colbert de Croissy en ayant proposé la démolition, qu’approuva l’intendant de Basville, aucun enchérisseur ne s’offrit à en acquérir les matériaux. Un autre donjon, celui de la Roquette, défiait, sur le pic Saint-Loup, toute agression. Aucun sentier ne conduisait à ses murailles hautes et sans la moindre saillie. Les châtelains et leurs hommes arrivaient à cette forteresse aérienne par des échelles mobiles ou des escaliers en bois, qu’on détruisait dès la première alerte. Quant aux vivres et aux approvisionnemens, il fallait sans doute, comme au fort de Maguelone, les monter par des cordes.

C’était autrefois toute une affaire que de se rendre de Ganges à Montpellier. Le voyageur avait à redouter les brigands et les bêtes. On me raconte une histoire pathétique, qui n’est guère pour étonner, si l’on se souvient qu’alors la plaine, ainsi d’ailleurs que les causses, était couverte de forêts, et qu’un seul mauvais chemin, où ne passait aucune diligence, la traversait… Donc, pendant l’hiver de 1832, un Gangeois dut un soir porter une nouvelle urgente à Montpellier, chez son maître. En franchissant l’Hérault sur le pont de Laroque, il vit des nuages envelopper la tour féodale de sa ferme et s’assombrir le rocher que les travailleurs appellent encore « lou Mounestié » (le meunier), coiffé de sa bonnette et vêtu de sa blouse. Prévoyant de l’orage, il hâta son allure. Après qu’il fut sorti des défilés où l’Alzon coule, au delà de Saint-Bauzille-du-Putois, il vit rayonner sous le ciel l’immense domaine des chênes et des ougères, et au loin se détacher l’âpre pic de Saint-Loup. La neige se mit à tomber. Tandis que la rumeur des arbres s’apaisait, il entendit dans l’ombre la rumeur croissante d’un ruisseau qui, le long du chemin, s’insinuait vers lui. Il aperçut des yeux de feu, les yeux patiens des loups qui infestaient quelquefois la plaine, surtout en hiver. Il eut un mouvement d’épouvante. Mais où se fût-il réfugié ? Dans les bois, il n’y avait point de bergerie, point de cabane. Par son courage, il imposait aux loups, qui sont des marcheurs infatigables et véloces, mais lâches. Et il marchait toujours avec la même assurance, sur le chemin à peine visible. Enfin, la lueur de l’aube le délivra…

Aujourd’hui, dans cette plaine, on ne découvre que des ruines, des châteaux en lambeaux, sauf celui de Cazilhac, célèbre par les amours romanesques de son seigneur, qu’une servante jalouse, la Déguedine, égorgea d’un coup de rasoir, après une nuit de fête, dans un fourré ; et aussi le château de Brissac, colosse de murailles rugueuses, juché sur une des assises de la Séranne, au-dessus d’un lac qui, par bonds et cabrioles, s’écoule vers l’Hérault.

Ganges dans sa vallée chante, ainsi qu’une demoiselle, en filant au soleil des vêtemens de soie jolis de grâce et de clarté. L’Hérault semble dans la veine bleue de ses roches courir à l’appel des filatures, pour s’en aller ensuite, souillé par le charbon et les déchets de la ruche laborieuse, vers la région des grottes dont les merveilles et les mystères entretiennent dans l’esprit du peuple le goût du rêve. Ce peuple, dans la retraite de ses montagnes, garde la ferveur des grandes époques de foi religieuse. Les premiers Aryens de nos contrées latines s’y révélèrent. Le protestantisme y trouva des adeptes spontanés et braves. Les invasions, poursuivant les voies faciles de la plaine, voisine de la mer, n’ont pas atteint cette race de la Cévenne demeurée parfaitement celte, avec sa taille haute et maigre, son teint roussâtre, ses traits accusés, ses yeux vifs. Dans ses massifs, ainsi que dans le terrain crétacé de Claret et dans le terrain lacustre de Montoulieu, ont été recueillis les plus purs spécimens de l’âge de pierre, et en si grand nombre qu’ils ont permis de reconstituer une image des temps sans histoire. Des débris d’animaux, rhinocéros, ursus, antilopes, etc., s’y rencontrent fréquemment, mêlés à des ossemens humains ou à des vestiges d’industrie humaine. Grâce à ces reliques, Cuvier parvint à déterminer les formes des mammifères qu’il classa dans la série animale, en suivant leurs transformations successives jusqu’à l’ère moderne. C’est ici, parmi ces menhirs et ces dolmens, qu’on se rappelle avec une sorte d’orgueil, lorsqu’on a l’âme d’un Languedocien, les nobles discussions de Cuvier et de Geoffroy-Saint-Hilaire, la parole éloquente de Quatrefages, qui fut maintes fois l’écho de la patrie souterraine révélant à notre âge les richesses et les secrets d’un passé infini.

Des grottes qu’interrogea le savant Quatrefages, la plus célèbre, une des plus belles du monde, se trouve en haut du Roc de Taurach, près de Saint-Bauzille-du-Putois : la Baume des Demoiselles. Un bosquet de chênes protège le gouffre, où l’on ne peut pénétrer, à la lueur des torches, qu’au moyen de cordes. Après un couloir étroit, où nous rampons comme des larves, d’immenses salles s’ouvrent dans les entrailles du Roc, et par larges gradins décroissans, sur les parois, aux voûtes du granit, les stalactites affectent des formes d’architecture, d’ameublement, quelquefois la figure de l’homme, celle d’une bête. Ici, le vaisseau d’une cathédrale, là un trône gigantesque enveloppé de rideaux, la porte à mâchicoulis d’un château-fort, quelques piliers à candélabres, des autels revêtus de diamans et de cristaux. Un chaos de rochers s’écroule dans une plaine : par la plaie béante de l’un de ces rochers, nous échappons au chaos, et un défilé nous conduit dans une autre vallée, dont les flambeaux de résine troublent à peine l’obscurité opaque. Et voici des clochers et des obélisques d’albâtre, des cascades d’eau congelée, des draperies et des dentelles se déroulant de colonne en colonne, et tout en haut, contre les voûtes sonores, des nuages couleur d’argent. Au milieu d’une sorte de chapelle nue, apparaît sur une pyramide une femme colossale portant un enfant entre ses bras.

L’abîme descend toujours dans le roc, vers le cœur lointain de la terre, dont il semble qu’on perçoive quelquefois le grondement sourd. Tandis qu’autour de nous l’eau glacée des stalactites tombe goutte à goutte, la pensée de la mort nous saisit, et le frisson de la peur. Comment, dans les ténèbres de ces cavernes remplies de mystères redoutables, le peuple de la Cévenne n’eût-il pas cru aux divinités qui ne se manifestent que par des miracles ? La foi simple, passionnée, se maintient chez ce peuple, ainsi que le feu dans la terre. Le protestantisme fut défendu par lui avec une ténacité dont n’eut pas raison Louis XIV, même avec son armée du maréchal de Villars. Montagnards rusés et rudes, ils s’étaient dispersés sur le causse et dans les gorges. Villars, après une campagne de cruauté et de perfidie, put saisir dans des cavernes du Larzac des familles pauvres, et parce qu’il les massacra toutes sans exception, il crut avoir anéanti tous les révoltés. Mais, une nuit, les survivans dévalèrent en troupe vers la cité de Ganges, en jetant des clameurs de représailles : Villars dut avec ses dragons les pourchasser jusque sur la montagne. Et la montagne les reprit, les garda jalousement dans une de ses grottes, la plus profonde, qui avait une issue du côté opposé à celui de Ganges, vers des ravins inexplorés.

Les Gangeois s’intéressent encore à une histoire de leur passé, qui les couvrit pour jamais d’une sorte de gloire. C’est l’histoire de la marquise de Ganges, un drame mêlé de terreur et d’amour… La jeune marquise, à la cour de Versailles, avait innocemment séduit, par le charme de sa personne blonde et par les grâces de son esprit, Louis XIV, qui lui déclara, un jour, la préférer à la marquise de Montespan. La marquise de Ganges craignait Dieu. Elle repoussa les tentations du Roi, et dédaigna ses menaces. Le Roi, autant pour la punir que pour n’être pas humilié par son impuissance, la chassa de Versailles. Elle s’en retourna donc dans son château de la Cévenne. Son époux guerroyait au loin, dans les Flandres. Ses deux beaux-frères, le chevalier et l’abbé de Ganges, habitaient également le château, afin de lui tenir compagnie et de la protéger, en cas de péril. Elle ne tarda point à surprendre dans leurs yeux la lueur trouble du désir. Chacun, à l’insu de l’autre, lui fit bientôt sa confession d’amour. Elle eut peur. Mais où pouvait-elle aller implorer un secours ? Elle vivait à l’écart du monde, prisonnière de l’orgueil de son nom.

Le chevalier et l’abbé, afin de la contraindre à la satisfaction de leurs caprices, oublièrent leur rivalité. Tous les deux, un matin, pénétrèrent brusquement dans sa chambre. Tandis qu’elle blêmissait d’angoisse, achevant à peine de se vêtir, ils lui présentèrent une coupe remplie de poison. Elle prit la coupe d’une main tremblante. Mais aussitôt, ayant horreur de mourir, elle la jeta sur le carreau et, Cévenole courageuse, elle essaya d’échapper aux deux hommes. D’un élan, ils la saisirent entre leurs bras ; ils la dépouillèrent de ses vêtemens. Sans honte, elle s’évada, toute nue, en pleurant. Ils la poursuivirent avec fureur jusque dans l’escalier, en la frappant de leurs poignards. Le corps sanglant, percé de coups, elle voulut descendre vers la ville. Mais elle tomba morte, sous la hautaine muraille de son château, au coin d’une ruelle où les Gangeois montrent encore la borne, sur laquelle pour la dernière fois la jeune marquise posa doucement sa tête adorable (1667).

Alexandre Dumas a composé autour de ce drame un récit de noires aventures, trop puériles. Pardonnons-lui. Il avait déjà écrit les Trois Mousquetaires.

III

}}

Quand même je n’aurais pas voulu sortir de Ganges par la porte du Sud, la souriante fraîcheur du paysage m’eût attiré, vallons blonds et verts plantés de vignes çà et là, ombragés de platanes, de mûriers le plus souvent. Mais la montagne ne tarde pas à reparaître menaçante, triste, orgueilleuse en sa pauvreté, laissant tout juste le passage de la route, tandis que l’Hérault bat énergiquement dans la veine tourmentée du roc. C’est un défilé de hautes falaises blanches, vêtues de chênes verts, parées de quelques oliviers. Bientôt, les oliviers cessent. Les chênes se font moins nombreux que les touffes de thym qui rampent, poussiéreuses et mal peignées. Quand j’arrive à Saint-Guilhem-le-Désert, avant midi, la chaleur commence à peser lourdement. Par la mélancolie pénétrante du paysage, par la crudité de ses couleurs, par l’ardeur de son ciel, on sent l’Afrique dans cette montagne, de même que je la sentirai sur le littoral, à Maguelone et à Mauguio.

Dans ce nœud de hautes Cévenues presque nues, couvertes de plaies rouges, Saint-Guilhem, qu’on appelait Gellone au moyen âge, était certes à l’abri des invasions. Il semble tout d’abord que personne n’habite ce village, qui sur la route affecte l’aspect d’une ruine noire, oubliée dans sa solitude, parmi de gros feuillages. J’aperçois une chèvre cherchant pâture sur un mamelon de pierres, parsemé de farigoules et d’azeroliers. Néanmoins, malgré son âpreté, le paysage offre des coins de repos qui invitent à la rêverie. Car de ces pierres jaillissent des sources, qui dès leurs débuts se cachent, puis qui par des rigoles s’en vont vers la rivière, en arrosant des rosiers sauvages et en appelant des oiseaux. Sur la route, le village présente un rempart noir, des lambeaux de murailles disjointes, tapissées d’herbes, fleuries de coquelicots, sous le parasol immobile d’un énorme pin. Dans le couloir qui s’enfonce pendant un kilomètre jusqu’au pied du froid Larzac, le village éparpille autour d’un moulin, sur des escaliers de pierres branlantes, que le torrent du Verdus fréquemment ravage, ses masures obscures, silencieuses, touchantes d’humilité. Au delà du village, dans la gorge, il n’y a qu’un sentier. On se cogne partout au roc gigantesque et invincible.

Saint-Guilhem a connu des jours de prospérité, de réelle puissance. Pourtant, elle ne fit pas plus d’efforts pour attirer la renommée qu’elle n’en fait maintenant pour la garder. Mais la renommée l’a frappée d’une si éclatante lumière que son nom seul évoque, loin même de mon Languedoc, à l’esprit des moins initiés, quelque chose d’un âge pittoresque, un peu étrange, plein de noblesse.

L’abbaye de Gellone, à la limite des deux diocèses de Lodève et de Maguelone, fut fondée en 804 par l’émule de Roland comme guerrier, de saint Benoît comme religieux, par Guillaume, duc d’Aquitaine, marquis de Septimanie, cousin et ami intime de Charlemagne, si populaire dans nos chansons de gestes sous les noms de Guillaume d’Orange, Guillaume Fiérabras, Guillaume au Court-nez. Après avoir guerroyé sur toutes les terres, pour la défense de la foi contre l’Islamisme ainsi que contre l’Empire, Guillaume vint en cette Thébaïde cévenole reposer son âme, s’adonner à la prière et à l’étude. Son abbaye attira les chefs les plus illustres du royaume de France : Hardinge, frère de Charles le Simple ; Juliofred, neveu de Charlemagne ; le comte Gérard, Gasfred, Raymond et Hugues III de Fozières, Guillem de Montpellier, etc., et les premiers barons de la noblesse féodale, jusqu’à Pons de Lazare, l’un des routiers les plus cupides et les plus féroces, qui sur le tombeau du saint demanda le pardon de ses péchés et de ses crimes.

Avant de mourir, saint Guillem put assister à la fondation d’un couvent de femmes, que ses sœurs organisèrent auprès du sien. L’abbaye conserva son prestige jusqu’en 1790. À cette époque, les envoyés du district partagèrent entre les gens du peuple les ossemens du saint. À côté de l’abbaye, s’élève une église, bâtie au commencement du XIe siècle, et où l’on peut admirer encore des statues, des bas-reliefs, des pierres tombales. C’est justement cette église que le conseil municipal se proposait, il y a deux ans, de cacher par la construction d’une école ; et c’est sur la protestation de quelques bien avisés partisans des beautés et des vertus du passé, soutenus par l’intervention de Maurice Barrès, que fut empêché le sacrilège, d’ailleurs si inutile.

Le nom de Guillem domine la littérature du Midi, comme le nom de Charlemagne domine celle du Nord. Il y a plus de quarante ans, Léon Gautier, l’auteur des Épopées Françaises, écrivait : « Nous espérons que le théâtre s’emparera de Guillaume comme il s’est emparé de Roland, et qu’un dramaturge puissant introduira sur la scène l’illustre vaincu d’Aliscans. » Frédéric Fabrège ajoute qu’Henri de Bornier lui avait communiqué le projet, auquel il songeait sans cesse, de composer ce drame dont saint Guillem eût été le héros et dont la vallée de Gellone eût fourni le décor principal. « Ce Guillaume est un géant qui a sauvé la France, et notre oubli ressemble à de l’ingratitude. » (Léon Gautier.)

Toutefois, Guillaume ne fut pas le premier à découvrir cette Thébaïde du Verdus. Avant lui, s’y était installé un autre guerrier, homme de meurtre et de débauche, qui dans l’imagination populaire a gardé le nom du Géant et aussi de Don Juan. Cet homme avait bâti sur le sommet d’un pic un château imprenable, dont l’unique chemin serpentait parmi les pierres, sur les bords du précipice. Là, il vivait bien heureux, sans peur et sans scrupule, pressurant les campagnes, s’en allant, lorsqu’il avait dépouillé de leurs biens les gens du voisinage, porter avec sa bande de brigands jusqu’à Ganges, en amont, ou en aval, jusqu’à Aniane, ses déprédations et ses cruautés. Guillaume résolut de délivrer d’une aussi basse tyrannie cette région des Cévennes. Une sorte de poème, une complainte rapporte qu’il n’eut point de peine à convaincre une des servantes de ce malfaiteur de l’assister dans son entreprise charitable. Elle consentit à hisser Guillaume, un soir, au moyen d’une corde et d’un panier d’osier, jusqu’au château : dans la nuit, il tua pendant son sommeil le géant redouté. Une autre légende rapporte simplement que Guillaume eut le courage, un jour que le Géant était descendu sur la place du hameau, de le provoquer en duel. Au milieu des paysans étonnés, les deux guerriers se battirent. Naturellement, Guillaume fut le vainqueur. On voit encore sur son pic, au-dessus du village, les ruines grimaçantes du château.

Je m’aventure par les ruelles courtes, qui parfois recouvrent le ruisseau de leurs voûtes. Mais elles s’encombrent tellement de fange et de litière, que je rétrograde vers mon sentier qui me conduit, le long de la montagne, au « bout du monde, » sous le Larzac. Là-bas, une déception m’attend. L’air est empesté par l’odeur épaisse de la fumée des lavandes, dont on extrait la sève dans une usine construite solidement avec des branches de mûriers et d’oliviers. Les paysans de Saint-Guilhem vivent de la vente de ce parfum, de la vente de leurs fromages de chèvre, et surtout de celle des fagots de bois qu’ils s’en vont amasser, de l’autre côté de l’Hérault, en franchissant l’abime au moyen d’une corde, le long de laquelle ils glissent, un par un, suspendus, à califourchon sur un morceau de bois.

Je reprends la route, dans une solitude parfaite. L’Hérault roule avec furie, dans la fissure du roc. Enfin, voici la plaine, vaste comme un ciel, et les vignobles qui s’épandent jusqu’à la mer. La plaine de l’Alsace, verte et rose, et qui déploie son riche domaine des Vosges au Rhin, m’a rappelé bien des fois cette grasse terre de l’Hérault, parsemée de villages cossus. Celle-ci, en été, vibre pendant le jour du chant ininterrompu des cigales ; pendant les nuits, qui sont fraîches et limpides, les étoiles brillent d’un tel éclat qu’elles semblent d’énormes fruits d’or que, du haut des collines, on cueillerait facilement avec la main. Le train d’Aniane pour Montpellier traverse les garrigues, collines caillouteuses et chaudes, parfumées de thym et de lavande, et où ne pousse, en fait d’arbres, que le chêne qui leur donne son nom roman[2].

Une commune de 300 habitans, Villeneuvette, l’unique peut-être en France par sa forme et quelques-unes de ses coutumes, mérite d’être signalée à l’entrée de ces garrigues, presque sur le bord de la plaine. En 1677, Colbert y établit une manufacture de draps, qui prospère toujours. Bâti sur plan régulier, ce village est entouré de murailles très hautes, infranchissables. La porte de l’enceinte est fermée à 8 heures du soir, en hiver ; à 10 heures, en été. Dans cette citadelle laborieuse et gaie, il y a une école et un bureau de poste. On y entend tout le jour la rumeur rythmée des machines, le gazouillis des ruisseaux, le frémissement de grands platanes sur les verdures des jardins potagers, des treilles et des rosiers en fleurs. Tout le monde y vit heureux, dans l’ordre et la discipline. Étrange oasis, qui surprend agréablement le voyageur en ce pays de terribles luttes électorales.

IV

Au milieu de la plaine qui s’étend de la Mosson au Lez et du Saint-Loup à la mer, Montpellier, dont Maguelone provoqua la naissance, développe sur les deux versans de son coteau ses rues commerçantes et, vers les lagunes, ses faubourgs égayés de jardins : Montpellier, « aussi riche des dons du ciel que des biens de la terre, » (bulle d’Honorius III) ; « le trésor de l’église romaine, » au XIIIe siècle (bulle de Grégoire XI) ; Montpellier, dont Philippe le Hardi « faisait plus de cas que de tout le royaume d’Aragon, » et où furent fondées les premières écoles, en France, de Droit et de Médecine. Sa banlieue, si frémissante de verdures, si animée de fermes, de mas et de hameaux, et qu’elle regarde de tous côtés par les larges baies de ses places et de ses promenades, sa banlieue lui parle éloquemment de ses origines.

Au Nord, sur une colline qui surplombe le Lez, et dans la plaine envahie maintenant par la vigne, s’élevait Substantion, l’un des 24 bourgs des Volces Arécomiques, Serratio, prise pour une station romaine sur la voie domitienne, Sextatio, qui fut, après la ruine momentanée de Maguelone, de 737 à 1155, siège des évêques et titre de comté. Le long de la voie, via moneta (lou camin de la moneda), on a mis à jour des débris de poterie, des figurines de bronze et des monnaies. « Une immense mosaïque d’un éclat incomparable, recouverte d’une couche végétale, une citerne qui accuse, après deux mille ans, la perfection de l’œuvre et l’importance de certaines résidences, quelques pans de murs bien assises et sans ciment, voilà tout ce qui reste d’une ville[3]. » Il reste encore une légende, Lou Trésor di Substantion, que l’abbé Favre, curé de Castelnau, où naquit Pierre de Castelnau, a popularisée dans un poème d’une forte verve gauloise.

François Coppée, venant de visiter le littoral languedocien, me disait un jour : « Votre Montpellier est une ville louisquatorzième. » Le bon et fin poète avait vu juste. C’est pendant le grand siècle que Montpellier traça ses longues rues ombreuses, couleur de bure ou de rouille, sa place de la Comédie qui est le forum ébloui de lumière d’où rayonnent les avenues conduisant aux faubourgs, sa place de la Citadelle qui a l’aspect d’une caserne et d’un couvent, enfin son Peyrou. Le Peyrou, une merveille, là-haut, sur la proue du plateau. Tous les voyageurs s’accordent à proclamer qu’il n’y a pas en France de promenade plus belle. Ce fut jusqu’en 1689 un terrain vague, servant aux marchés. Nicolas Lamoignon de Basville, le terrible persécuteur des Protestans, songea le premier à le transformer en rendez-vous de repos et d’élégance. Il le fit consolider par des murs de soutènement, et il y fit planter des marronniers et des platanes. En 1718, sous le Régent, les consuls placèrent au milieu de l’allée centrale une statue équestre de Louis XIV, que l’on renversa de son socle, en 1792, pour en fondre des canons. En 1838, une nouvelle statue de bronze fut érigée : aujourd’hui encore, Louis XIV, étrangement vêtu d’un costume romain, désigne de son sceptre la mer voisine, que désolaient les Barbaresques. Des terrasses du Peyrou, on peut contempler sans peine les sables argentés de Cette et d’Agde, les étangs bleus ou dorés du littoral presque désert, l’église autrefois pontificale de Maguelone, toujours debout dans les clartés de la mer immense qui étincelle. Lorsque de fins nuages tamisent la trop ardente lumière, on aperçoit dans le Sud les Pyrénées, la tête arrondie et roussâtre du Canigou, et, à l’Ouest, jusqu’aux Cévennes, la plaine du Saint-Loup tantôt riante, tantôt sévère, comparable à la campagne que des hauteurs de San Miniato on admire aux environs de Florence. Du cœur de cette plaine se déploie jusqu’au Peyrou la haute écharpe de pierres ajourées, l’aqueduc au double rang d’arceaux apportant à la ville les eaux de Saint-Clément et du Lez.

Montpellier appartient aux étudians, pendant l’hiver surtout. Ils n’affectent pas les belles manières en usage à Toulouse. On retrouve en eux, simples et bons enfans, les escholiers bruyans, un peu querelleurs, du moyen âge. Dans leur cercle, on peut entendre toutes les langues de l’Europe : les étrangers, sous le doux climat du Languedoc, dans la charmante familiarité de ses mœurs, fraternisent si bien avec les habitans de la ville qu’ils la chérissent bientôt comme une patrie nouvelle, où quelques-uns demeurent. Au printemps, ces escholiers joyeux, poussés par le besoin d’aller au grand air, dans le soleil et la poussière, descendent vers le Lez, que célébra Sainte-Beuve, le Lez, Bougival en miniature, avec ses bosquets et ses guinguettes, ensuite vers Palavas, le petit Trouville de la province. Au lieu d’emprunter pour Palavas le petit train de banlieue, combien je préfère longer le sentier des prés, des champs de vignes, flottans autour des étangs de Pérols et d’Arnel sur les eaux d’autrefois, les eaux de la mer où prospérait, au XIIe siècle, l’escale populeuse de Lattes ! Ici, de même qu’à Maguelone, s’abritaient les bateaux et les gabarres des Arabes et des Juifs, et la flotte des Guillems que les Génois vinrent, jusque dans le port, détruire.

C’est un délice de partir de Palavas, le long de la mer, au frais de la brise et de l’ombre, pour se rendre à Maguelone. À gauche, les vagues battent rythmiquement la plage molle ; à droite, les étangs clapotent. Point de phare, pas la moindre cabane. Aucun bateau n’aborde plus à ce rivage, qui fut si animé par l’ambition des hommes : c’est la terre du silence et de l’agonie. Pendant plus d’une lieue, je marche seul, menu, sans que mon pas éveille un écho. Il me semble que je n’arriverai jamais à l’église du fief pontifical, qui depuis des siècles meurt. Dans la nuit plus noire, j’aperçois pourtant une lanterne qui se balance à l’avant d’une barque, et je hèle le pêcheur qui, tous les soirs, vient en ces parages tristes de l’étang disposer ses filets. Il consent à me conduire à Maguelone. Il bavarde avec confiance, d’une voix qui résonne sans effort dans la paix oppressante du paysage. Je n’ai pas à le prier deux fois pour qu’il me raconte l’histoire, ou, ce qui est peut-être la même chose, la légende de son pays. Après la mort du Christ, Madeleine la pécheresse, fuyant la persécution avec Simon le Lépreux, Marthe et Lazare d’Arimathie, s’embarqua sur un esquif sans voile ni rame. Le souffle de Dieu les poussa d’abord vers l’embouchure du Rhône, puis vers l’île qui dès lors prit le nom de Magdalena (Madeleine), et dont Simon fut le premier évêque.

On ne retrouve plus aujourd’hui dans la ruine de Maguelone que des traces de mort, des pierres tombales, des caveaux, où les hauts barons de la province demandaient que de très loin on les enterrât. Pour découvrir dans ces poussières la noblesse du passé, et pour l’aimer encore, il faut avoir l’âme pieusement éprise des beautés de ce moyen âge si hardi et si généreux, d’où nous sortons nous-mêmes… Sous la tente du pêcheur, au bord de la mer, de braves gens m’accueillent. J’y dors comme un roi, bercé par le mouvement des vagues, au milieu du silence attentif de l’espace. Dès l’aurore, on se réveille. C’est un éblouissement de couleurs pures, étincelantes, la mer, les étangs, les sables, le soleil qui se dégage là-bas de nuées légères. On dirait que la plage parfois remue, comme une épave, au milieu des lagunes. Pays de France inconnu, ou presque, baigné d’une si tendre lumière, d’eaux si doucement vivantes, et qui font à Maguelone une mort lente, heureuse. L’horizon de la mer s’éclaire d’une frange d’or, tandis qu’au loin les Cévennes élèvent leurs murailles de bronze. Les sables, du côté de Palavas, ainsi que du côté de Cette frissonnent de petits ruisseaux blancs qui courent parmi des marais, des îlots de joncs et de salicornes. On songe aux pays bas de la Hollande. Les barques de pêche, tendant leurs voiles pointues, marquent de bizarres taches noires l’étang de Thau.

Au delà de Mireval, dans le château duquel Marie de Montpellier se réconcilia un soir avec le roi Pierre II d’Aragon, son volage époux, je vais, par le cirque de Miège, qui s’entr’ouvrit dans la roche calcaire, lors de l’effondrement de notre planète ; je vais, par les gradins tapissés de chênes-verts, enguirlandés de lierre et de vigne sauvage, à Balaruc. C’est l’ancienne bourgade thermale où fut enseveli, sur la presqu’île qui s’avance dans l’étang de Thau, Joseph Montgolfier, en 1810. Le ciel flambe, à l’approche de midi, et presque aussi doré qu’une moisson mûre. Il n’y a d’ailleurs presque partout, sur les eaux, sur les sables, que des lueurs blondes. Est-ce à cause de cela que l’étang de Mauguio a été appelé également l’étang de l’Or ? Ou bien, est-ce parce que des particules d’or ont été en proportion assez considérable entrainées par les courans diluviens qui, à plusieurs reprises, ont balayé notre sol ? La plupart des rivières du Bas-Languedoc sont aurifères. Ce nom de l’Hérault signifie, en idiome languedocien, charrieur d’or. Quelques tentatives de lavage de ses eaux ont donné, près de Saint-Bauzille-du-Putois, des résultats probans, mais insuffisamment avantageux.

Au rustique embarcadère de Balaruc, je prends le petit vapeur poussif qui vient de Mèze, et je pars pour Cette, dont de sordides baraques indiquent au premier plan, en deçà du port, l’étrange quartier de Cayenne, réservé aux repris de justice, interdits de séjour. L’étang est bleu, sans un frisson. Le vapeur avance lentement. À ma gauche, l’île de Saint-Sauveur, célèbre par ses débris d’antiquité romaine ; et aussi la source de l’Abysse qui jaillit avec impétuosité d’une faille de 3 000 mètres de profondeur, et si chaude que sa température est de 32° supérieure à la moyenne de celle de la localité. À ma droite, recueil redoutable de Roquerols, tout noir, à fleur d’eau, et qui porte sa légende héroïque d’un palais de roi, rempli de trésors.

Devant moi se précise le mont Saint-Clair, aux flancs duquel s’accroche la ville de Cette. Entre la mer et l’étang, le Saint-Clair, la montagne des Pins, le mons Pinifer d’Aviénus, est isolé comme le Vésuve dans le golfe de Naples. Jusqu’à son sommet, s’étagent, parmi des vergers et des vignobles, des baraquettes éparses et blanches. Le vapeur me débarque sur le quai du canal, qui fait communiquer l’étang avec la mer. Je grimpe, à travers des quartiers neufs, puis par des chemins zigzagans et poussiéreux, jusqu’aux plus hautes terrasses. Le point de vue est unique. La mer immense, l’étang plus bleu, embrassent la ville, dans la joie du soleil. C’est en descendant les pentes rocailleuses de Saint-Clair que Taine a noté, en 1866, sur l’un de ses Carnets de voyage : « … Comme on sent ici la noblesse de la beauté !… Les hommes ainsi entourés ne peuvent avoir la même âme que des gens du Nord. » Là-bas, très loin, un brouillard fauve estompe les rampes vertes des Cévennes, les murs bleuâtres des causses, le roc inaccessible, la cuirasse dorée du Caroux, qu’a si souvent chanté Ferdinand Fabre. Mais, non loin de Saint-Clair, à l’extrémité de l’étang, la baie qui s’enfonce dans les vignes du pauvre village de Bouzigues évoque, sinon les richesses, du moins le ton et la mélancolie de Venise, avec ses maisons penchées sur l’eau, ses sables roses mourant parmi des coquillages et ses grands rochers éblouis par les clartés des soirs de pourpre et d’or.

Sur le mont, qui s’offre de loin à la vue des navigateurs, les Romains avaient établi la colonie Setia. Au IXe siècle, il appartenait à l’abbaye d’Aniane; au XIIe, aux évêques d’Agde, qui le possédaient encore en 1791. Henri IV eut l’idée de créer là une relâche. Louis XIV exécuta ce difficile projet, malgré l’avis de Richelieu qui eût préféré réaliser le port au cap d’Agde, dans un bras de mer abrité des alluvions du Rhône et des sables de la côte par un robuste cordon de roches volcaniques. Donc, au pied de Saint-Clair, au bord de cette Méditerranée, « qui fait là un ventre dans la terre, » naquit une bourgade, baraques de bois, hangars et magasins. La première industrie fut la sécherie des morues arrivant de Terre-Neuve. Cette, qui vivota longtemps modeste, ses pêcheurs chaque jour tendant la voile vers le large, ne s’est développée qu’au cours du XIXe siècle. Puisque la terre, pendant la période du phylloxera, ne fournissait plus de vins, ses négocians en fabriquèrent avec des raisins secs, venus de l’étranger. Il n’y a point de grands hommes à Cette, mais des hommes affairés, pétulans, laborieux à l’occasion, humant avec plaisir l’heure qui passe. Belle race, un peu brûlée par le soleil, ayant la main prompte et le parler sonore. Les femmes se plaisent à parer de toilettes claires leur taille souple, qui a parfois de l’opulence : elles savent le charme de leur souriant visage au teint mat, l’éclat de leur chevelure brune, de leurs yeux noirs dans le velours ferme de la peau. C’est elles surtout qui par leur entrain contribuent à l’allégresse des fêtes communales. Lors de la Saint-Clair, chaque jour pendant une semaine devient un dimanche. On monte aux baraquettes, vers l’ombre grêle des pins et des figuiers, chanter et danser. Dès l’automne, chaque quartier organise sa fête, dont la plus bruyante est offerte par les pêcheurs de la Bordigue, sur les bords de l’étang, et la plus riche par les Métairies, non loin des salins de Villeroy, de l’autre côté de la montagne.

Depuis les salins, un bourrelet de sable, qui sert d’assise à la voie de Toulouse à Cette, se prolonge pendant 14 kilomètres, entre la mer et l’étang, jusqu’aux basaltes de la montagne d’Agde. Des ruisseaux menus, étincelans des lueurs du sel, sous les rails de la voie, vont et viennent sans bruit, selon les pulsations du flux et du reflux. Sur cette plage, « vague et majestueuse comme les déserts d’Égypte et de Syrie, couverte de la même végétation que les sables du Nil ou du Sahara[4], » des familles de pêcheurs vivent depuis des temps sans nombre, sous des tentes resplendissantes de blancheur, dans la simplicité la plus pure.

Mais voici un chaos de pierres grises, calcinées, dépourvues de végétation : la montagne d’Agde, autrefois volcan insulaire, dont les coulées de lave, qui se produisaient encore à l’époque des Volces Arécomiques, se sont épanchées dans toutes les directions ; l’une d’elles forme le cap et, se continuant sous les flots, reparaît par le récif de Brescou, qu’occupe la ruine intacte d’un fort. Vers Brescou, s’avance un môle noir, que les gens du pays appellent « le bras de Richelieu. » Par la lande sablonneuse, qu’éclaire timidement l’étang morne de Luno, le chemin conduit à des vignes, grimpe sur des roches incultes, dégringole enfin vers l’Hérault qui, au moment de baigner Agde, s’étale en une nappe de grand fleuve indolent. « Agde, ville noire habitée par des brigands. » Ville noire, parce qu’elle fut bâtie avec la lave de son volcan. Des brigands, pourquoi ? Les Phocéens établirent là, comme à Marseille, un comptoir. Mais la mer s’est retirée à plus de 4 kilomètres. La ville connut la puissance au moyen âge, sous l’autorité d’un évêque dont l’église-forteresse très haut, et menaçant au-dessus du fleuve, domine, de son admirable carrure de briques rouges, les lagunes, la mer, les coteaux, les plaines, où se perd le regard. Ici, la race est encore plus belle qu’à Cette, et à cause de ses costumes pieusement conservés depuis l’origine de la ville, plus pittoresque que dans Arles même. Par les rues sinueuses, vous rencontrerez à chaque instant la Phocéenne au visage ovale, aux fortes lèvres, au large front qu’illuminent des yeux noirs. Elle porte la jupe ample et courte, le gracieux châle de couleur qui abrite ses épaules rondes. Elle arrange sa chevelure en bandeaux plats qui sur les tempes se fixent en « escargots, » tout contre les oreilles ornées de boucles d’or très apparentes. Un peu au-dessus de la nuque, une touffe abondante de cheveux est retenue par un foulard de la même couleur coquette que le châle, et que piquent des épingles d’or.

Dans les villages voisins, à Florensac, Pomérols, Marseilhan, on retrouve le même original costume, modifié à peine : un petit bonnet à dentelles qui protège la moitié de la chevelure, un fichu léger qui enveloppe le buste et permet au corsage de s’entr’ouvrir assez pour que sur la peau brune un collier d’or ou de corail enroule sa parure. Nous sommes dans la patrie des vignobles que l’Hérault, qui déborde fréquemment, nourrit de ses limons. Ces pays de Bessan, de Nézignan-l’Évêque, de Castelnau-de-Guers, servirent longtemps de repaires aux routiers du moyen âge. Nos paysans savent-ils que le général Montbrun, qui fut tué à la redoute de la Moskowa, et dont le nom figure sur l’arc de l’Étoile, est né à Florensac ? J’en doute. Tout proche, de l’autre côté de l’Hérault, Saint-Thibéry connait-elle son histoire ? Au milieu de la plaine surgit un volcan à triple sommet, dont les laves rougissent le sol des cultures. À l’abri de ses énormes rocs éteints, les Phocéens avaient bâti une cité, où se reposèrent toutes les peuplades marchant le long de la mer. Les Romains n’eurent point de difficulté à poser ici leurs milliaires : la voie était, au pied des collines, tracée par la nature ; elle subsiste toujours, appelée chemin roumieu par les gens du pays. Sur l’Hérault, le pont romain se dresse encore en trois arches hardies, enguirlandées d’herbes et de lichens. Je me demande pourquoi l’on n’ajoute pas l’arche dernière qui permettrait à la voie de gagner, au milieu des bois et des vignes, l’étang de Thau. Mais, puisqu’il est monument historique, on le respecte ; il ne veut pas mourir.

V

En amont, après un balancement harmonieux de collines piquées de grangettes, je découvre enfin Pézénas. Ce nom-là fait rire certains Parisiens. Pourquoi ? Ils ne le savent pas. La rivière, qui entoure à demi la ville, lui a donné son nom. C’est la Peyne, piscis, rivière poissonneuse. Ainsi, appelle-t-on Piscénois les habitans de Pézénas. Sur les flancs et au pied de la butte très haute, qui s’élève au cœur de la plaine, et au sommet de laquelle ne restent plus aujourd’hui que les fondations du château de Montmorency, la ville a répandu ses quartiers si différens d’aspect et de coutumes. Sous le château, le long des remparts qu’effleure la route royale venant des Cévennes, la Juiverie obscure conserve encore sa large porte à barreaux de fer. Des municipalités ignorantes ont commis à Pézénas d’irréparables ravages, en détruisant les superbes portes des remparts qui ne gênaient personne, le Quai[5] si gracieux au milieu de la ville, notre vieux collège des Oratoriens si gai dans ses verdures, et cette bizarre halle toujours bourdonnante qui, avec sa lourde toiture de tuiles multicolores appuyée sur de trapus piliers de granit, ressemblait à une sorte de funambulesque arche de Noé renversée.

« Pézénas est illustre, écrivait naguère Jules Claretie. Je ne le connais pas encore ; mais je compte bien quelque jour faire un pèlerinage à la Grange des Prés, » où séjourna Molière. Pézénas, mon pays, ne l’appelle-t-on pas « le jardin de l’Hérault, » et le Mercure Galant, en 1702, ne l’appelait-il pas « la plus belle campagne du monde ? » Il a tant de douceur sous l’azur de son ciel calme, avec le rayonnement de ses coteaux rouges ou bruns, drapés de vignes, parés d’olivettes, occupés par des châteaux antiques qui regardent dans la plaine l’Hérault sinueux et la Peÿne se chercher longtemps sous des ombrages, avant de marier leurs ondes ! Une ceinture de jardins et de vergers presse amoureusement la ville, et lui offre tous les légumes, tous les fruits du terroir languedocien.

Du côté de Béziers, vers le village de Tourbes, s’étale une vaste portion de campagne qu’on dénomme l’Étang. La mer venait donc autrefois jusqu’à nous, jusqu’au pic Saint-Siméon où tous les lundis de Pentecôte, les gens du peuple montent, en commémoration de quelque fête religieuse, manger la coque. Mais puis-je croire pourtant à cette gravure du Tassin qui montre, au XVIIe siècle, des bateaux à voile évoluant dans le voisinage de mes collines couvertes de bosquets ?… Au XVIIe siècle, Pézénas connut vraiment la souveraineté. La capitale du Bas-Languedoc n’était plus Montpellier, mais Pézénas. Le Mercure Galant la vantait comme « une des plus belles villes qu’on pût voir en Europe, bien bâtie, toute de pierres de taille, agréable d’esplanades fort spacieuses, de promenades aux fraîches verdures, surtout le Pré Saint-Jean, qui, à la sortie de la Porte Royale, s’allongeait à perte de vue. » Son château fut démoli par ordre de Richelieu, après la sédition de Gaston d’Orléans qui amena la mort tragique du duc de Montmorency. Armand de Bourbon, prince de Conti, n’habita guère que la Grange des Prés, à une lieue du château, au milieu d’une cour de gentilshommes, d’artistes, d’écrivains. C’est alors que Pézénas devint ville d’États. Chaque année, on vit arriver des points les plus éloignés de la province, du Gévaudan, du Vivarais, de l’Auvergne, les délégués aux États du Languedoc. « Les uns descendaient de leurs montagnes en traîneaux ou dans des litières à mules, figuettes et vinaigrettes aux panneaux historiés ; d’autres entraient en ville au bruit de leurs carrosses attelés de quatre chevaux, précédés de piqueurs élégans, ou plus modestement dans les grosses diligences qui avaient à Pézénas, centre des routes principales du royaume, un de leurs plus importans relais[6]. » « Nous ne nous rendons pas compte de la signification de ce mot : ville d’États, au temps de Louis XIII et durant la minorité de Louis XIV. Qu’on imagine toute l’élite d’une province, et, comme présidens, commissaires du Roi, les plus hauts dignitaires de la Couronne venant se fixer pour une session dans une cité, envahissant ses logis, emplissant les rues de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, de mules empanachées ; les boutiques pleines ; à tout propos, des visites avec grand appareil, officiers, clergé, barons, consuls, huissiers, massiers, défilant d’après l’étiquette sous les baudriers, les cuirasses niellées, l’hermine, les dentelles, la soie, le velours, les robes rouges et les habits couverts de hauts galons ; chaque matin, messe en musique, violons par trois douzaines ; le soir, bals, tragédie et comédie[7]… »

C’est à la Grange des Prés, chez le prince de Conti, que Molière séjourna pendant trois années, 1653, 1654, 1655. C’est devant les Messieurs des États du Languedoc qu’il joua des farces, des petites comédies, dont on a conservé seulement les titres, le Docteur amoureux, le Maître d’École, les Trois Docteurs rivaux, et qui certainement lui servirent plus tard à composer le Médecin malgré lui, George Dandin, le Mariage forcé. C’est à l’hôtel d’Alfonce, baron de Clairac et d’Entraigues, grand prévost de Guyenne, dans la rue qui porte aujourd’hui le nom de Conti, qu’il donna pour la première fois le Médecin volant, puis la Farce des Précieuses, qui est le canevas des Précieuses Ridicules, et Joguenet ou les Vieillards dupés, qui est probablement celui des Fourberies de Scapin. À ces soirées de grand gala, dans l’hôtel d’Alfonce ou dans la Grange des Prés, on remarquait, aux côtés du prince de Conti et de sa femme, la comtesse Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin, les principaux dignitaires du Languedoc, des lieutenans du Roi, des trésoriers de France, les archevêques de Narbonne et de Toulouse, le duc d’Uzès, le marquis de Mirepois-Lévis, maréchal de la Foy, le marquis de Chalençon-Polignac, le futur maréchal de France, Gigault de Bellefort, le marquis de Villars, père du maréchal, le comte de Guilleragues, que citera Boileau dans sa Ve Épitre : « Guilleragues, qui sait et parler et se taire, » Fouques de Celleneuve, Simon de Tuffes-Taraux, dont le nom offre cette particularité d’être l’anagramme de Tartufe, M. de Vitrac, etc. Parmi ces nobles spectateurs se tenaient discrètement deux écrivains biterrois, membres de l’Académie Française : Pellisson, célèbre par sa récente publication, l’Histoire de l’Académie Française, et le poète Jacques Esprit, attaché à la maison du prince de Conti, lequel plus tard le nomma précepteur de ses enfans.

Molière jouait également pour le peuple, les jours de fête, sous la Place Couverte, comme les forains. La protection de Conti, d’ailleurs, ne lui assurait pas toutes les ressources indispensables à l’entretien de sa troupe. Il était donc obligé, de même que continuent de le faire aujourd’hui nos petites troupes de province, de promener son répertoire autour de la ville d’États, à Marseilhan, Mèze, Lunel, Montpellier, Clermont-l’Hérault, Agde, Béziers. Ce n’est pas sur le char, ni même sur la carriole de Thespis, qu’il voyageait, mais sur la selle d’un cheval, parfois sur le large bât d’une mule. Pendant ses pérégrinations, où il a connu des aventures d’amour ou d’argent que la tradition nous a transmises, il s’imprégnait de l’atmosphère morale de notre race malicieuse et vive qui, loin de prendre les choses au tragique, les tourne souvent en dérision, afin d’en souffrir moins. Je n’ai pas la naïveté de prétendre que Molière doive quoi que ce soit de son génie personnel à mon Bas-Languedoc ; mais ses œuvres m’autorisent à affirmer que Pézénas, par le tour de son esprit caustique, par la particularité de ses coutumes, par l’accent de son langage, l’a souvent inspiré. Il se plaisait, par les rues bavardes de la petite ville, à se mêler aux gens du peuple. Dans la boutique du barbier Gély, les jours de marché, il s’asseyait sur ce fauteuil fameux, dont la Comédie-Française envie depuis longtemps la possession ; pendant des heures, il écoutait les discussions et les commérages de la clientèle, qui le connaissait familièrement, et il participait de bonne humeur à ses rires. Le Médecin volant surtout, et Monsieur de Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas, le Médecin malgré lui, le Malade imaginaire, trahissent l’influence de notre province. Dans Monsieur de Pourceaugnac, c’est notre patois que parle Lucette. Dans presque toutes ses pièces, nous rencontrons des expressions spéciales à notre terroir : carogne, la fine pratique, la masque, grand cheval de carrosse, branler le menton, aga !… À un habitant de Pézénas, du nom de Vital Bedène, bourgeois d’après les uns (nous avons trouvé des Vital Bedène qualifiés de bourgeois dans le Registre des délibérations consulaires de la seconde moitié du XVIIe siècle), cordonnier d’après les autres, Molière, ainsi que l’avait pressenti déjà Paul Lacroix, le Bibliophile Jacob, a emprunté l’idée de la scène charmante : Don Juan éconduisant monsieur Dimanche.

En 1610, en effet, ce Bedène avait publié une petite pièce ne portant ni nom de ville ni nom d’imprimeur. Elle était intitulée : Le Secret de ne jamais rien payer, tiré du Trésorier de l’Épargne par le Chevalier d’industrie. Pézénas enfin a été pour Molière une étape heureuse : il lui doit peut-être ses heures les meilleures, pleines de jeunesse et de gaieté, ses premiers jours de gloire ou du moins d’espérance. Là-bas, on se souvient de lui toujours, sans qu’on sache très bien, parmi les gens du peuple, quel personnage réellement il fut, ni ce qu’il a créé d’immortel. On songe peut-être qu’il eut tort de s’en aller, voici longtemps, pour augmenter sa fortune, mourir à Paris, si loin du bon soleil languedocien. On est fier de posséder, au seuil de la Promenade du Pré aux somptueux platanes, un monument de marbre élevé en son honneur, et dû au ciseau d’un enfant du pays, glorieux Biterrois, Antonin Injalbert…

Pézénas, pourtant, connut d’autres hommes dont la renommée n’est certes pas méprisable. Ainsi, Massillon, Barrême, l’abbé Raynal, qui enseignèrent dans son riche et grand collège des Oratoriens, où la noblesse de tout le Languedoc envoyait ses enfans : le cardinal de Fleury, ministre de Louis XV, le maréchal de Belle-Isle, petit-fils de Fouquet et ministre de la Guerre, le cardinal de Rochechouart, bon nombre de magistrats et de professeurs des cours et des universités de Toulouse et de Montpellier ont fait leur éducation dans cette maison vénérable, qu’éclairaient des cours spacieuses plantées d’ormeaux et de mûriers, et que développaient sur la souriante campagne des jardins et des bosquets. Ah ! ce vieux collège, où nous nous sentions heureusement chez nous, comme les oiseaux dans leur nid ! On l’a détruit, on a tué presque tous ses arbres, on l’a remplacé par une usine à bâtisses régulières, froides, sans âme. On n’y entend même plus de cigales, en été. C’est une école, pareille à toutes les autres. C’est une prison. Autrefois, la prospérité de la vigne permettait aux villageois de la plaine et des collines de confier leurs enfans au collège. À présent, la vie florissante s’en va, gagne la capitale, Montpellier. Les foires de Pézénas, qui étaient aussi fréquentées par le Bas-Languedoc que celles de Beaucaire par toute la Provence, n’existent plus, ou si peu !…

VI

Mais il y a une vertu que les misères de l’argent n’ont pas pu dissiper, à Pézénas, c’est la joie. Le carnaval y dure chaque année bien au delà du mardi-gras. Ce soir-là, on le tue ; il ressuscite le lendemain, et tant que ses forces ne sont pas épuisées, il agite ses grelots. Tous les samedis soir, l’une des corporations des jardiniers, des travailleurs de terre, des tonneliers, des boutiquiers, organise à tour de rôle un bal au théâtre, où les jeunes gens, travestis et masqués, se rendent joyeusement en farandole, à la rouge lueur des flambeaux de résine, au son de nombreux tambours, fifres et grosses caisses. Lorsque, pendant le jour, les farandoles, pour le simple plaisir de sauter et de danser au milieu de la foule qui rit, déploient par les rues de la ville et sur les promenades leurs groupes colorés et alertes, le Poulain d’habitude les accompagne.

Car, dans les cités du Languedoc, se conservent les usages traditionnels du carnaval. Chacune d’elles, ou presque, tient à sa bête légendaire qui évoque un fait important de son histoire. À Montpellier, le Chevalet rappelle la réconciliation, tant désirée par l’Église et par le peuple, de Marie de Maguelone et de son époux, le roi Pierre II d’Aragon. À Béziers, évolue le Chameau, parce que ce fut sur un chameau que saint Aphrodise vint des déserts de l’Afrique prêcher le christianisme aux Biterrois. À Bessan, il y a l’âne ; le bœuf à Mèze ; le cochon à Poussan ; le crabe à Bouzigues ; le chat à Aix ; le crocodile à Nîmes ; la Tarasque à Tarascon. À Agde, pendant le moyen âge, une procession des Fous de l’âne se rendait, sous la direction du clergé, à la cathédrale ; la bête symbolique était admise aux offices célébrés en vue d’honorer l’humble animal, sur le dos duquel Jésus avait fait son entrée dans Jérusalem.

Le Poulain rappelle le passage de Louis VIII à Pézénas, en 1226, pendant la guerre des Albigeois. La jument royale mit bas, dans une des écuries du château, un superbe poulain que les habitans présentèrent au Roi et à la Reine avec toutes les marques d’une vive allégresse. « Surpris et content, Louis VIII voulut, pour perpétuer la mémoire de cet événement, que la ville fit construire un poulain en bois et qu’elle l’admit, en souvenir de sa royale personne, dans toutes les fêtes publiques. » Le Poulain, effectivement, est de toutes les fêtes ; même, jadis, il précédait les graves magistrats consulaires dans les cérémonies officielles. Il a, sans dommage pour son prestige, traversé les périodes les plus diverses de l’histoire. Le peuple l’aime avec une ferveur quasi religieuse, parce qu’il voit instinctivement en lui l’image amplifiée et agitée de sa personne versatile, naïve et gaie. C’est une sorte de cheval de Troie, en bois et cerceaux de châtaignier, dont la charpente est recouverte d’une robe bleue, que parsèment des étoiles. Ces étoiles républicaines ont remplacé les fleurs de lys d’or du temps des Rois, ainsi que les abeilles de l’Empire. La tête, emmanchée d’un cou très long et très mobile, est celle d’un loup velu, ornée de rubans, de grelots et de cocardes. Sur son échine, deux mannequins avantageux, dont nul ne connaît la signification, et qui représentaient peut-être le Roi et la Reine, Estiennou et Estiennette, vêtus d’habits de noce, fleuris de bouquets de roses et de fleurs d’oranger, tressaillent aux moindres secousses de la bête : car celle-ci, actionnée par cinq hommes robustes, dissimulés sous sa robe, avance lourdement, parfois recule, saute en cadence, ou, brusque, vire sur elle-même, causant des paniques dans la foule. Un berger, costumé de blanc et tout enrubanné, fait le simulacre de lui offrir, en dansant, de l’avoine dans un tambour de basque. En 1851, Louis-Napoléon, qui n’était encore que Président de la République, eut peur, pendant l’après-midi qu’il passa à Pézénas, de ce Poulain gigantesque, où il croyait sans doute que se cachait une machine infernale.

Il y a encore bien d’autres jeux qui, de temps immémorial, satisfont chez cette race ardente du Languedoc son besoin de plaisir et de bruit. Les Poussées d’abord. D’où vient cette saturnale formidable, presque barbare ? Il m’a été impossible de le découvrir. Sur la promenade du Quai, au milieu de la ville, le peuple tout entier se rassemble pour communier dans la joie. Les haines politiques ou religieuses n’existent plus. Deux partis, les Camisards, les Empaillés, dont les titres expliquent assez les façons et le vêtement, se ruent à plusieurs reprises l’un contre l’autre, au son des tambours et des clairons qui battent et sonnent la charge. Et l’on se pousse, l’on se presse, jusqu’à ce qu’enfin, de guerre lasse, on s’étreigne fraternellement, avec des rires, des tapes, qui sont des caresses pour nos rudes travailleurs de terre. Ensuite, la danse des Quécos, en l’honneur du Poulain : une sorte de gavotte où les jeunes gens sautent tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, en tournant autour de la bête symbolique et folle qui agite sa tête aux bruissans grelots ; — la Danse du Soufflet, pétulante et railleuse ; — le Feu aux Fesses, un peu diabolique, et qu’on ne danse que le soir.

La grande fête populaire, celle que les Piscénois préparent avec le plus de fièvre et de prédilection, tous les dix ans, c’est la Fête de Caritach. « Certains auteurs en font remonter l’institution en 738, à l’époque où Charles-Martel chassa les Sarrasins de la Septimanie. Une touchante coutume l’inspire. Au moyen âge, une fois par an, le jour de l’Ascension, les consuls des villes du Languedoc distribuaient aux pauvres les revenus des biens administrés par les établissemens de charité. On se rendait en procession solennelle à l’église, où le pain et le blé étaient bénits. Peu à peu, l’usage transforma cette procession en un cortège imposant, auquel prenaient part tous les corps de métiers[8]. » Pendant les jours heureux de Caritach, Pézénas se retrouve encore ville d’États. De tout le Languedoc, des provinces voisines, accourt une vraie foule d’invités et de curieux. Dès le premier matin, les hôtels et les auberges se remplissent ; il faut caser dans les écuries, sur de la paille, les visiteurs retardataires et indulgens. Tous les accens du Midi, et tous les costumes, se confondent dans les rues où se déroulent les farandoles : sur le Pré, où est exposé un véritable trésor du foyer Languedocien, meubles anciens, bijoux, tableaux, parures de toute sorte ; sur le Plan, où les joueurs de tambourin, agiles et adroits ainsi que des athlètes de la Grèce ou de Rome, sa livrent à leur sport familier, si favorable à la santé du corps et de l’âme. Le Poulain, du matin au soir, promène partout ses danses et ses cabrioles. Le dernier jour, une cavalcade réunit en son cortège tous les arts de la ville et des champs. Le cap de jouben (caput juventutis) coiffé d’un chapeau à la Henri IV, vêtu d’un habit à la française, l’épée au côté, la canne à la main, ouvre la marche. Des jeunes gens, chacun ayant un sac de satin rose en bandoulière, jettent des fleurs, des dragées, parmi la foule, sur les balcons garnis de spectateurs. Cinquante mules caparaçonnées, conduites par les laboureurs des plus riches domaines, traînent une charrette où, sous des branches feuillues d’olivier, des musiciens jouent les airs nationaux. Les travailleurs de terre traînent un pavillon entouré de pampres et chargé de raisins. Les jardiniers s’avancent sur un char, orné de plantes potagères. Les maçons, les plâtriers, portent sur leurs épaules un temple élégant de pierre blanche. Des petits mitrons, au service de plusieurs fours de boulangers, distribuent des galettes chaudes. Puis, les tonneliers, les forgerons, les tanneurs, etc., travaillent sur leurs chars le fer, les peaux ou le bois. Derrière le char de saint Éloi, paraît une bergère entre deux pastoureaux. Les bergers de nos coteaux et de la montagne dansent sur deux rangs, au son des fifres et des tambours : ils s’arrêtent parfois, pour faire la bataille avec leurs longs bâtons noueux. Lorsque la lutte devient trop vive, la bergère s’interpose, et les bergers aussitôt, en abaissant leur arme, saluent la Reine qui sourit à tous.

Enfin, au milieu de la foule qui frissonne d’admiration en murmurans remous, voici le ballet charmant qui n’appartient qu’à mon pays : les Treilles. C’est la vigne, la richesse et la parure de la plaine vivante et radieuse, apportant à la cité de ses travailleurs l’hommage de sa gratitude et de son amour. Les Treilles apparaissent à Pézénas pour la première fois en 1554, aux fêtes données en l’honneur de Charles IX. De jeunes garçons en veste andalouse de satin bleu et en cotte ajustée, et des filles au court jupon blanc, au corset rose, dansent d’un rythme alerte et doucement harmonieux, par couples que relie un cerceau enguirlandé de pampres et de rubans. Au son du hautbois et du fifre, les couples légers sautillent, courent à pas menus, décrivent des rondes, des arabesques, puis se retrouvent en vis-à-vis malicieux. Et les instrumens jouent sans cesse l’ancienne mélopée, qui est arrivée jusqu’à nous :

Et Ortola, passo, sé bos passa,
Et passo jhoust las treillos ;
Et Ortola, passo, sé bos passa,
E passo dé delà…

(Et Ortola, — le chef des jeunes gens, qui se tient seul entre les couples, — passe, si tu veux passer, et passe sous les treilles ; et Ortola, passe, si tu veux passer, et passe de l’autre côté…)

Et Ortola pirouette, s’incline devant chaque couple en souriant : de son thyrse orné de rubans et de fleurs, il dirige en réalité les Treilles, la vigne aux grappes humaines, qui sont plus séduisantes encore que les raisins bruns et dorés dans la clarté jolie de l’aurore. Si les danses d’un pays racontent son histoire, « si, comme on l’a dit, Athènes revit tout entière aux frises du Parthénon dans le cortège rythmé des Panathénées, » les Treilles sont bien le symbole de Pézénas ou plutôt du Languedoc, pays du vin, du soleil et de la joie.

Georges Beaume.

  1. Docteur J.-Léon Soubeiran.
  2. Garrigue, Garrigo, lande couverte de chênes à kermès, qui en roman se nommaient garrig, et qui se nomment aujourd’hui garrus ou avans. (Frédéric Mistral, Calandau, note du Chant II).
  3. Fréd. Fabrège, Histoire de Maguelone.
  4. Frédéric Fabrège.
  5. Au XVIIe siècle, on appelait quai une promenade relevée.
  6. A.-P. Alliès, Pézénas, ville d’États.
  7. Charles Ponsonailhe, Nouvelle Revue, 1897.
  8. A.-P. Alliès, Pézénas, Ville d’États.