En Arménie - Journal de la femme d’un consul de France

En Arménie - Journal de la femme d’un consul de France
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 406-433).
EN ARMÉNIE

JOURNAL DE LA FEMME D’UN CONSUL DE FRANCE

L’effroyable tragédie qui, à la fin de 1895, inonda l’Arménie de sang chrétien est mal connue dans ses détails. Sans doute quelques missions publièrent alors des lettres de témoins oculaires ; sans doute aussi, un Livre jaune donna, avec des statistiques des massacres, un certain nombre de rapports de nos consuls (MM. Carlier à Sivas, Roqueferrier à Erzeroum, Meyrier à Diarbekir, Cillière à Trébizonde), et les documens de plusieurs enquêtes officielles. Mais tous ces élémens réunis restaient insuffisans pour nous mettre à même de revivre par la pensée cette sinistre époque ; encore moins permettaient-ils d’imaginer ce que dut être, au fond des montagnes arméniennes, l’existence d’un consul qui, au souci de protéger les siens, de couvrir efficacement du pavillon les missions françaises, voyait s’ajouter l’extrême difficulté d’arracher à la mort des milliers d’existences. « Il faut avoir vu sur place ces existences sacrifiées pour comprendre ce qui se dépense d’héroïsme obscur dans telle maisonnette d’exil,... dans la bourgade turque où le vice-consul de France, écrasé sous le poids d’un grand passé dont il conserve les charges, consume une vie isolée, ingrate, loin de tout secours, de tout réconfort d’âme, en lutte perpétuelle avec les autorités locales, toujours sous le coup d’un désaveu s’il est trop ferme... Gardien d’un drapeau qu’il arbore aux jours d’épreuve et qui demeure pour tous les chrétiens de ce pays l’emblème traditionnel de force et de justice, l’agent de France est assailli par les supplications de tous les malheureux. Il faut voir alors, — je l’ai vu, dit M. Melchior de Vogué, — le désespoir au cœur de l’humble vice-consul qui se sent si petit, si faible, avec de si grands devoirs, et qui accumule toutes ses énergies pour faire encore avec rien un fantôme de France. »

Or, en 1899, M. Maurice Carlier, l’un des représentans de la France, qui, d’après le témoignage de ses chefs, eurent la conduite la plus vaillante, prirent les mesures les plus hardies, succombait, tout jeune encore, des suites d’une affection contractée pendant le rude hiver des massacres. Il laissait un jeune fils, né à Sivas, et une veuve qui venait d’être citée avec éloges (article de l’éminent écrivain que nous venons de nommer dans le Figaro du 2 février 1897), puis, mise à l’ordre du jour par M. Paul Cambon, ambassadeur de France à Constantinople. M. Maurice Carlier, vrai type de soldat (il n’avait dû qu’à un cruel accident de cheval de ne point embrasser, comme il l’eût souhaité, la carrière militaire), s’était vu souvent, depuis les massacres, sollicité par ses amis et sa famille de rédiger pour eux un mémorial de sa vie en Arménie. Déjà il leur en avait donné une première partie, son Carnet de route, récit alerte du voyage de Constantinople à Sivas ; mais il ne se pressait pas d’achever cette petite œuvre rétrospective, disant « qu’il avait largement le temps avant que son fils fût en âge de comprendre ce qui s’était passé autour de son berceau. »

Seulement après sa mort, après une très grave maladie de Mme Carlier elle-même, le grand-père de l’enfant voulut que, si, un jour, son petit-fils n’avait plus personne pour lui raconter de vive voix la conduite de son père et de sa mère à Sivas, il subsistât du moins un récit des événemens où ils s’étaient si fièrement montrés. Aussi pressa-t-il sa belle-fille de refondre les quelques pages laissées par son mari, et de les compléter avec ses notes et souvenirs personnels. Si douloureuse que lui fût une pareille tâche, la jeune veuve s’y consacra durant de longs mois. De là son Journal de la femme d’un consul de France en Arménie pendant l’hiver des massacres.

Ce journal circula parmi quelques intimes, notamment à Strasbourg où Mme Carlier a coutume de passer les étés. C’est en Alsace qu’un hasard heureux voulut que nous en entendissions parler et eussions connaissance de fragmens qui nous semblèrent du plus vif intérêt. Rentré à Paris, nous tentâmes alors une démarche auprès de M. Carlier père, afin de persuader le chef de famille que le culte de la mémoire de son fils ne permettait pas de laisser ignorer au public ce que raconte ce Journal. Nous le remercions d’avoir favorablement accueilli cette démarche.

M.-F.

Au camp, août 1895. — Nous avons fui jusque dans ce cirque de rochers les 39° à l’ombre dont le mois d’août gratifie Sivas, Le pays est désert, la roche toute pelée, faisant mal aux yeux ; comme ombrage, une forêt dont les arbustes n’ont pas trois mètres de haut. Aucun voisin, sauf le vali de Sivas, campé à une portée de fusil.

On ne peut guère se promener à moins d’être escorté des cawas armés, car il y a des rôdeurs ; alors, à rester toutes les journées étendus sur une natte, Maurice et moi, le temps nous paraît long...

J’ai bébé, mais si petit ! et puis, je ne le nourris pas, à mon grand regret. C’est une vache noire du pays qui est chargée de ce soin, et notre bonne Lucie, jalouse de Jean à qui elle s’est déjà très attachée, n’aime pas me voir m’occuper de lui ; de sorte qu’il me reste bien des heures vides. A quoi les employer ?

Ecrire à nos amis ? Si je mettais beaucoup de mots turcs dans mes lettres, oui, on les lirait volontiers et l’on me répondrait peut-être de ces lettres bien longues, bien pleines, comme il fait si bon en recevoir quand on est au bout du monde ; mais je ne sais parler que de nous ; et notre vie est si différente de celle de nos amis de France !


Maurice prétend que nous verrons de graves événemens à la saison douce, les Turcs, grands pillards, ne se livrent à ce passe-temps qu’en saison propice, quand il ne fait ni trop chaud, ni trop froid.

Notre camp est établi à 5 kilomètres de Sivas près de la chute du Kizil Irmak qui fait tourner un moulin arménien, mais appartenant à un pacha, d’où son nom de Moulin de Riffat-Pacha. Il n’est guère riant, ce moulin, au flanc d’une pente dénudée ; simplement quelques hangars à toits très bas, avec des meurtrières afin de pouvoir s’y défendre en cas d’alerte.

Nous avons six tentes toutes blanches, doublées d’andrinople, dont deux à nous et quatre louées au bazar à des prix comme on en inflige à un consul. Il y a la tente-salon, la tente-salle à manger, la tente-chambre à coucher, avec une plus petite, toute voisine, pour Jean et Lucie, enfin la tente-cuisine et celle des domestiques. De-ci de-là une chèvre, quelques moutons, des poulets qui constituent notre viande de boucherie, pour les jours, comme aujourd’hui, où la chaleur est tuante et où je n’ose envoyer le bourricot à Sivas.

Grand silence toute la journée. Parfois des oiseaux de proie passent très haut en sifflant. On pourrait se croire en Savoie, sur quelque maigre plateau, n’était que tout le monde a un revolver à la ceinture...

17 août. — Aujourd’hui le cuisinier nous rapporte de méchans bruits. Il paraît que, du côté de Van, où nous n’avons pas de consul, on aurait égorgé beaucoup de chrétiens. Est-ce vrai ? En Orient, on exagère ; cependant il y a quelque chose dans l’air et il faut tout attendre de...[1].

A Sivas, nous avons déjà eu une alerte. Le mois dernier, un jour que j’étais seule là-bas dans ma chambre et bébé parti à la promenade, j’entends une rumeur de foule, je regarde et je vois quantité d’Arméniens qui courent. Je demande ce que c’est, on me répond qu’ils vont demander à l’évêque (grégorien), qui demeure non loin du consulat, de protéger des prisonniers politiques que les zaptiés ont à moitié assommés.

Tout d’un coup s’élèvent des cris aigus. Un groupe de petits Turcs, venant en sens inverse, s’est battu avec de jeunes Arméniens ; ceux-ci se sont dispersés, mais l’un d’eux a reçu un formidable coup de couteau à la tempe. Il est étendu sur le sol, les Turcs passent en riant ; quant aux Arméniens, ils sont revenus à pas comptés, l’air effaré, mais regardent le blessé sans le secourir.

Et l’enfant crie toujours et son cri est affreux ! Je descends, la foule se découvre, s’écarte, et je prends par les deux bras l’enfant et le traîne au consulat.

Il paraît que la foule fut étonnée, — plus encore de voir arriver bientôt le médecin, le docteur Karakine Ekimian. Le médecin du consulat mandé pour un enfant pauvre !

Le docteur a réclamé quelqu’un de bonne volonté pour tenir le blessé, tandis qu’il va lui recoudre le front dont un lambeau pend sur l’œil du pauvre enfant, mais on a ri et l’on ne s’est pas dérangé. Je ne voudrais pas demander à Panayoti[2], si fier, quelque chose qui n’est pas dans son emploi, et d’ailleurs je sais en quel mépris il tient les Arméniens. Alors je m’offre. Je ne risque rien, ma robe est déjà pleine de sang, seulement je n’ose guère regarder. Quant au garçon, il ne crie pas un instant : ces gens-là sont étonnans de dureté.

Deux heures après, en partant, le gamin gambade, tenant à bout de bras une pièce d’argent.

Les parens, qui le croyaient mort, en avaient, paraît-il, déjà fait leur deuil, mais, tout de même, la population prend en estime la « consulesse, » — du moins à ce que prétendent les sœurs, qui ont appris mon « exploit » par la rumeur publique.

Après cela, je ne voulus plus laisser sortir bébé, mais Maurice m’assura avec tant d’énergie que jamais on ne toucherait à un cheveu de notre Jean que je me laissai persuader. Je n’ai pas eu à le regretter. Tout de même, c’est moi qui ai voulu venir ici sur ce plateau...

18 août. — Notre vie continue à être paisible. Jean se porte admirablement. Le docteur vient le voir souvent et sa visite nous distrait, car il est beau parleur, mais il ne nous apporte guère de nouvelles. Il y a si peu de vie à Sivas ! Un seul consul étranger, M. J..., consul des Etats-Unis, un homme aimable, mais qui ne parle guère que musique, ce qui n’est pas de ressource ici... Quant aux familles arméniennes cultivées, même celles-là nous sont, je l’avoue, peu sympathiques. Quelle âpreté à l’argent !

30 août. — Bébé grandit. Il va falloir lui confectionner des vêtemens, car ceux expédiés de France par les tantes et grand’mères n’arrivent pas. Ils auront dû être volés en route, et je ne peux pourtant pas habiller un petit Français en Turc ou en Arménien.

La chaleur est intolérable. Il n’y a plus un brin d’herbe et la vache est malade.

19 septembre. — Nous avons eu une alerte. Vers une heure du matin, la nuit étant très noire, nous avons été réveillés par les grognemens des chiens. Comme ces grognemens augmentaient, Maurice s’est levé, a armé son revolver, et, relevant sans bruit le pan de la tente, s’est glissé au dehors. Il a trouvé bientôt Panayoti, son fusil à la main, qui cherchait à sonder les ténèbres. Le cawas a dit que, depuis un moment, il voyait rôder des ombres. Même il avait poursuivi une de ces ombres, puis s’était arrêté, craignant d’être entraîné dans une embuscade. Lui et Maurice sont alors partis ensemble ; je les ai entendus s’éloigner, et le cœur me battait bien fort... Leur ronde est restée infructueuse, et pourtant les chiens ne cessaient pas de gronder.

Ce matin, par un berger arménien, nous avons appris que c’était Panayoti qu’on voulait tuer. Impossible d’obtenir plus de détails. Il n’ose pas parler, le berger ! Sont-ce des Kurdes, des Circassiens, des Turcs ?

— Sais-tu ce que ça veut dire ? me dit Maurice. Tout simplement que bientôt on va massacrer, et que je gêne, car ils savent bien que je me mettrai en travers ; or, si je perds Panayoti, je ne le remplacerai pas. Vois-tu, assez de villégiature. Rentrons à Sivas !

27 septembre. — Sivas. Nous n’avons pas eu de chance pour notre retour. Un orage nous a surpris, la température est glaciale, et Maurice, qui a pris froid, tousse.

29 septembre. — Le beau temps est revenu, et nous étouffons dans la poussière malsaine de la ville ; mais il vaut mieux être ici, car, certainement, il se prépare quelque chose...

D’abord, les Arméniens semblent très montés. Ils rêvent de se soulever, ce qui exaspère Maurice, qui ne comprend jamais les révoltes, lui, soldat discipliné.

Jean est en pleine crise ; il pleure, ses gencives sont gonflées et très rouges, et il serre ses doigts avec rage, puis il se calme et reprend son air souriant.

1er octobre. — Nous apprenons de Paris qu’au ministère, on trouverait tout naturel que Maurice, étant nouveau marié, demandât une résidence plus confortable à une altitude moins extravagante[3] ; mais il me déclare que, pour rien au monde, il ne voudrait demander un changement au moment où les choses se gâtent. « Au surplus, me répond-il, je ne suis pas, moi, désireux de rester à Sivas, l’ambassadeur est le meilleur des hommes, il avisera... » Mais justement, comme M. Cambon m’a dit qu’il aimait les hommes énergiques, je ne suis que trop certaine qu’on ne nous changera qu’après la bataille ; alors, attendons !

L’effervescence augmente dans le pays. Il y a eu des rixes, le sang a coulé. Ces pauvres Arméniens sont-ils pris de folie ? Ils crient très fort. Leurs comités ont des armes. Mais sur quel secours peuvent-ils bien compter ?

Oui, je sais, ils se rappellent notre expédition de Syrie. (J’avoue qu’avant de venir ici, je n’en avais jamais entendu parler.) Ils sont persuadés aussi que les États-Unis sont bien plus puissans que les Anglais, lesquels, soit dit en passant, après leur avoir fait de grandes promesses, ne s’occupent plus d’eux, n’ont même plus de consul à Sivas.

3 octobre. — Maurice, sorti ce matin, est rentré très soucieux. Je n’ai pas pu lui arracher un mot, puis soudain, en déjeunant : « Ma petite, écoute la consigne : tu pars demain avec Jean. — Ah, bah :... et pourquoi ? — Parce que l’on va se battre et que, si je dois ma peau au gouvernement, je ne lui dois pas celles de ma femme et de mon Jean-Jean. »

Je me suis mise à rire : « Moi, je ne vois pas si noir que toi, et puis je te réponds que rien au monde ne me fera m’éloigner quand tu crois qu’il y a danger. »

Maurice restait le sourcil froncé, mais il n’a pas insisté. Il s’est mis à tourner autour de la table en tordant sa moustache, puis il est venu m’embrasser.

14 octobre. — Ça approche. On s’est tué aux environs, dans les villages. Aussi, je presse Maurice d’organiser sans retard notre défense. Lucie et moi, emplissons de sable des sacs pour boucher les fenêtres. Puis, Panayoti m’a fait une cible dans le jardin et m’apprend à tirer à la carabine et au pistolet. Lui, ça lui va assez de sentir la poudre ! Moi, les premiers coups, je détournais la tête, si bien que j’ai failli lui tirer dans la figure ; maintenant, je ne tire pas trop mal.

5 novembre. — Les détails qui nous arrivent prouvent que ce ne sont pas les Arméniens qui se soulèvent, mais bien les Musulmans qui assassinent et pillent.

Karahissar, Zara, Divreghi sont en flammes. On y a tout massacré, sauf quelques centaines de très jeunes enfans, qu’on a laissés là au milieu des ruines. Ils vont mourir de faim, si les fauves ne les ont pas déjà dévorés. Malheureusement, nous ne pouvons envoyer personne là-bas. Les gens sûrs, nous les comptons, Panayoti et le second cawas, Mehemet ; et encore celui-ci, un colosse peu intelligent, a besoin que l’autre le dirige.

Nous faisons au bazar de grandes provisions, car, s’il y a pillage, comme presque toutes les boutiques sont arméniennes, il ne restera rien. La situation devient inquiétante. Chaque nuit, nous nous attendons à être surpris par la fusillade, aussi nous ne dormons pas. Seule notre bonne Lucie garde son tranquille sourire : « Mais non, madame, c’est pas possible, jamais le bon Dieu ne permettrait ça ! »

7 novembre. — Je suis allée voir les Pères jésuites[4] et les Sœurs, qui demeurent dans un quartier très éloigné, de l’autre côté du Konak du vali, au delà du quartier musulman (les deux missions assez loin l’une de l’autre). Je leur ai dit que Maurice les engageait à faire des provisions et à s’armer,

— Nous armer ? non, madame, m’a déclaré le supérieur. Le Seigneur a dit : « Tu ne tueras pas. » — Mais on vous tuera ! — Nous sommes dans la main de Dieu. » Les Sœurs sont moins calmes, moins résignées, mais elles n’osent pas toucher à des armes.

Maurice signale à Constantinople que ça va mal. Heureusement que nous avons le télégraphe ! Par un des employés, on a su que le consul de Diarbekir[5], fait passer de très mauvaises nouvelles, mais mon mari garde sa bonne humeur. Pour lui, il estime qu’à moins d’un ordre formel, ordonnant les massacres, il n’y aura rien de bien terrible...

Me dit-il bien tout ce qu’il pense ? J’en doute, car il s’est mis à m’apprendre à chiffrer des dépêches.

10 novembre. — J’apprends par hasard que les massacres sont commencés à Erzeroum. Maurice ne voulait pas me le dire.

11 novembre. — On vient nous rapporter qu’un consul, sur le point d’être mis à mort par les Turcs, aurait télégraphié sa grande détresse à l’ambassade, sur quoi M. Cambon aurait lancé lui-même au vali cette menace : « Votre tête tombera, si mon consul périt ! » Cette rumeur m’épouvante, mais Maurice me jure qu’il n’y a pas d’exemple qu’un consul enfermé dans son consulat ait été frappé, ait même vu son consulat forcé, sa maison regorgeât-elle de réfugiés. Ces rumeurs ne sont donc pas sérieuses.

Alors je veux lui faire promettre qu’il ne fera qu’ouvrir sa porte aux Arméniens, mais que ni lui ni les cawas, quoi qu’il arrive, ne sortiront.

Maurice hésite, puis me répond évasivement.

On ne peut pas s’imaginer l’énervement d’une pareille attente...

12 novembre. — A midi précis, nous chiffrions une dépêche, Maurice et moi, Jean jouait dans le bureau au rez-de-chaussée sur la cour, quand retentit le pas rapide de Panayoti, qui, ouvrant la porte, saute sur son fusil : « Cette fois, ça y est ! »

— Quoi ? fait Maurice se levant en sursaut, tandis que, moi, je saisis bébé.

— Le clairon sonne au konak du vali ! Le bataillon Hamidié charge au bout de la rue, ils marchent au bazar. Tenez, les entendez-vous ?

Et, aussitôt, quantité de coups de fusil.

Maurice, d’un bond, est dans sa chambre, endosse son uniforme, saisit sa carabine et se met à la fenêtre. Il distribue ses ordres : « Toi, Panayoti, dans la rue ! Toi, Mehemet, à l’église ! »

Je confie bébé à Lucie, qui, vite, dresse son lit à elle debout devant la fenêtre pour en faire un abri contre les balles. Elle n’a pas dit un mot, elle a bien sa tête, ma brave payse[6]!

Maurice monte sur la terrasse. De là, nous entendons une fusillade terrible. Par instans, des bruits plus sourds. Je crois que c’est le canon. Maurice dit que ce sont des feux de peloton.

De tous côtés on entend des cris désespérés, des râles, des hurlemens. Cela dure vingt minutes. Puis tout se tait.

Maintenant, un silence de mort. Mon mari redescend lentement. Il est exaspéré contre ces bandits. Je le supplie de rester calme.

Sur son ordre, je prends les munitions et les descends en bas dans le bureau, où sont les armes.

Panayoti, qui garde la rue tandis que Mehemet fait la navette du consulat à la ruelle allant à l’église où il y a 2 000 chrétiens bien enfermés, nous jette de brèves nouvelles. On a tout tué dans le bazar. Pas un Arménien n’a survécu. Quelques-uns s’étaient réfugiés dans un entrepôt, mais la troupe a fait une sape par en dessous. Elle les tue, en ce moment, à coups de baïonnette : c’est pour cela qu’on n’entend plus de bruit. Les soldats repassent au bout de la rue chargés de butin, les mains en sang. Deux officiers sont suivis chacun par un hamal (porteur)

Mon mari me dit : « Je ne peux pourtant pas rester sans savoir ce que deviennent mes nationaux ! » Tout d’un coup, il pense qu’on va peut-être, de là-bas, lui faire des signaux. Il monte vite sur la terrasse. Je le suis. Quelques balles sifflent au loin. Nous ne voyons aucun signal.

Soudain Maurice me dit : « Ah çà ! qu’est-ce qu’il fiche, celui-là, en face ? » Je regarde, il me montre à trente mètres, à la lucarne d’un grenier, une tête d’Arménien, et, tout contre, un fusil. Brusquement il me repousse, une balle passe, tandis qu’un peu de fumée sort de la lucarne.

— Oh ! oh ! c’était pour moi, fait Maurice. Bizarre :... Bah ! nous éclaircirons ça plus tard. Armons les domestiques, — les soldats turcs ont fini, ils sont gorgés ; maintenant, c’est la populace qui va donner.

Les domestiques refusent en tremblant les armes que nous leur offrons.

À ce moment arrive comme un fou, les vêtemens en lambeaux, le docteur Karakine, qui a échappé à une bande de forcenés ; on saccage sa maison. Aussitôt qu’on l’a vu entrer chez nous, voilà que de partout nous accourent des Arméniens, les mains pleines d’objets précieux. Ils se bousculent, crient, tombent.

Il en arrive encore par-dessus les murs. Il y en a des centaines, plein le jardin, plein la cour, plein les appartemens. Mon mari fait mettre les couleurs en berne, grand péril !

— Allons, fait-il, sauvons d’abord la famille de S...

M. S..., le drogman, est Syrien ; il ne court donc qu’un faible danger à circuler, mais il a perdu la tête. C’est Mehemet, le 2e cawas, le Circassien géant, qui part tout seul, — Panayoti gardera à la fois la rue et l’église, — à la recherche de sa famille.

À ce moment, tout près de nous, un grand cri : un Arménien qui se sauvait est massacré.

Une troupe hurlante arrive sur nous, criant : « A l’église, à l’église ! » Maurice me dit : « Tire, mais en l’air, il ne faut pas en tuer. »

Au bruit, tous nos Arméniens hurlent épouvantés et se jettent à plat ventre ou se tassent dans les coins.

— Ce n’est pas tout cela, dit Maurice au bout d’une demi-heure, Mehemet ne revient pas. Il est peut-être tué. Il ne nous reste que Panayoti ; n’importe, la sûreté des nationaux avant la nôtre ! Je vais l’envoyer dire au vali que je lui ordonne de protéger les missions françaises.

— Panayoti ! crie mon mari par la fenêtre.

Le brave garçon accourt. Maurice lui indique ce qu’il doit dire.

— Bien, fait l’autre sans broncher, j’y vais.

— Tâche d’en revenir !

Le cawas s’éloigne.

— Allons, me dit Maurice dont le danger excite la verve, madame Carlier, je vous nomme premier cawas. Vous allez garder la porte du Consulat. Moi, je continue à surveiller d’en haut la ruelle qui mène à l’église. » Puis, regardant tout ce monde qui nous écoute : « Et dire que pas un des cinq cents... qui nous encombrent n’est capable de prendre un fusil ! »

Le fait est qu’ils sont tous là, gémissant, et pleurant...

À ce moment j’entends encore Maurice qui tire. Je sors devant la porte, la rue est vide, sauf au fond, près de la ruelle. Je tire au hasard tant que mon mari tire. Mais bientôt un groupe de furieux s’avance et lance vers nous des haches à toute volée. J’ai très peur, je recule. Les haches rebondissent avec des étincelles sur les cailloux. J’ai bien cru que c’était fini... Et puis ils sont partis.


Le gros du danger semble passé, car voici Panayoti qui reparaît. Il est entré crânement chez le vali en écartant les baïonnettes menaçantes. Alors, le regardant bien dans les yeux, il lui a ordonné, de la part du consul de France, — et il faut voir comme il prononce ça ! — d’envoyer immédiatement des détachemens aux missions et d’arrêter les tueries. Il a réussi. Le général et le vali se sont regardés stupéfaits. Des zaptiés sont partis en courant. Dans dix minutes nous aurons, nous aussi, une garde, et même des patrouilles vont être faites.

— Très bien, fait Maurice, parfait ! Voilà de la bonne besogne ; seulement alors, puisque c’est fini aujourd’hui, Panayoti, renvoie-moi ces gens... Comment ne comprennent-ils pas qu’on va bien plutôt piller et brûler les maisons vides ?

En maugréant, les Arméniens sortent. Quelques-uns, plus intelligens, disent que le consul a raison. Restent seulement dans le salon Karakine, deux ou trois notables, quelques femmes, et deux évêques, catholique et grégorien, lesquels se prévalent de leur dignité.


Tout notre monde a très faim. Je vais à la cuisine avec Lucie allumer du feu, et nous en revenons, au bout d’un quart d’heure, avec un soi-disant beefsteak qui sent la fumée. Maurice ouvre une boîte de sardines. Nous nous motions à table, mais presque aussitôt la fusillade éclate assez près de nous. Toujours des bandes qui veulent aller à l’église et que disperse Panayoti. Par trois fois mon mari va faire le coup de feu dans la rue.

Puis il s’assoit au piano et attaque une ardente Marseillaise, pour donner de l’appétit à ses hôtes, qui « ont des têtes à porter le diable en terre. »

Enfin arrive un lieutenant de zaptiés avec vingt-cinq hommes.

Mais ils ne nous inspirent guère, ces gendarmes ! Mon mari ne veut pas d’eux dans la maison, à cause de nos réfugiés. Il exige qu’ils restent au milieu de la rue, tournant même le dos à la maison. Ça ne fait pas du tout leur affaire, mais, quand Maurice ordonne, il faut qu’on obéisse.

Tout de même, que devient notre brave Mehemet ? C’est inquiétant. Maurice exige de l’officier qu’il envoie trois hommes à sa recherche et qu’ils le dégagent, s’il est bloqué quelque part.

Enfin le voilà, avec la sœur et les neveux de M. S... Ils se mettent à table aussi. Ils finissent le beefsteak raté et les sardines.

— C’est bien, Mehemet, fait Maurice ; maintenant, retourne à l’église et reconduis chez eux les Arméniens disposés à partir. Va, serre ton ceinturon, mon garçon, je ne déjeune pas non plus !

Le grand Circassien part. Quelques musulmans, le voyant passer, sortent d’une maison et lui offrent de venir piller avec eux ; piller, et le reste ; il refuse.

Toujours des coups de feu de plus en plus loin. Je vois passer des musulmans chargés de butin, des soieries superbes, des étoffes brochées d’or.

Maurice ordonne d’arrêter tous les pillards qui se permettront de passer devant le consulat français. — Il arrivera ce qui .arrivera, mais on ne nous manquera pas de respect !

Dans la soirée, Panayoti apprend que les Sœurs et les Pères sont absolument sains et saufs. La populace continue à piller surtout les maisons désertes. Cette populace a commis des atrocités. Comme elle n’avait pas d’armes, elle assommait ses victimes à coups de matraque, de barre de fer, ou leur écrasait la tête entre des pierres, ou encore allait les noyer dans la rivière devant leurs femmes muettes de terreur. On a vu ainsi passer des Arméniens qui n’essayaient pas de se défendre. On les déshabillait et on les mutilait horriblement avant de les tuer[7].

Moi, je peux m’occuper maintenant un peu de bébé. Il paraît qu’il n’a pas eu peur. A un moment de terreur, nos réfugiés ont voulu forcer sa porte, et Lucie et Jean allaient être piétines, sans Porthos et Minka.

Pendant que Lucie est descendue traire la vache, je tâte les gencives de bébé et je m’aperçois qu’il a percé sa première dent. Quelle joie ! Je cours chercher Maurice, qui vient embrasser son fils.

À ce moment, Minka se mettant à gémir dans son coin, je vais voir et j’aperçois sous elle cinq petits nouveau-nés.

J’apprends qu’à six heures, les muezzins, du haut des minarets, ont félicité le peuple d’avoir bien massacré.

13 novembre. — La journée s’annonce plus calme, bien que quelques coups de feu éclatent encore par instans. En somme, il doit y avoir eu environ 1 200 tués, mais plus de cinq mille sont saufs, tout le quartier autour de nous est resté intact. Panayoti, qui voit que les évêques et toute leur suite nous encombrent, les engage à retourner chez eux ; ils partent...

Puis mon mari m’annonce qu’il va avec ses deux cawas visiter les Sœurs et les Pères. On lui a dit qu’ils sont sauvés, mais il veut le constater de ses yeux. Il engage M. S..., son drogman, à s’armer, mais M. S..., affolé, le supplie de rester. Mon mari hausse les épaules :

— Rassurez-vous, monsieur, ma femme vous défendra !

Le docteur Karakine n’a guère plus de sang-froid ; mais lui, du moins, sait que sa tête est mise à prix. Ce qui me paraît inouï, c’est l’horreur de tous ces gens-là pour les armes à feu.

Pendant toute l’absence de Maurice, je reste à la fenêtre d’en haut, surveillant les soldats qui traînent devant la maison leurs bottes crevées et leurs pantalons à jour. Passe le vali, très escorté, qui, en souriant, me salue de la main, ses officiers du sabre : « Comment, madame, vous avez consenti à ce que le consul s’éloigne ? Vous reconnaissez donc que mes Turcs ne sont pas dangereux ? — Non, dis-je, en montrant le revolver, quand on a cela, pas dangereux ! »

Le vali ne sourit plus. Il s’éloigne, en m’assurant qu’il va mettre l’ordre en ville.

Mon mari rentre. Il paraît qu’on tue encore, mais seulement dans les fermes éloignées. Quant aux Missions, elles n’ont pas été forcées, mais les portes ont été criblées de balles et de coups de hache. Les Sœurs ont recueilli beaucoup d’enfans et les Pères un grand nombre d’hommes[8].

À ce moment, mon mari voit passer un pillard attardé qui nous nargue, sa cigarette à la bouche. « Arrêtez ce coquin ! » crie-t-il à un soldat. Le soldat ne bouge pas. Maurice ne fait qu’un bond, lui celle le canon de son revolver sur le front. Alors le soldat, en maugréant, saisit le pillard, qu’il conduit au vali. Maurice dit aux autres qu’ils devront profiter de la leçon, mais un grand gaillard lui répond : « C’est dégoûtant ! tous nos camarades sont riches, nous, nous n’avons rien pu gagner. Vous nous faites tort ! » Un autre soldat, qui a une tête féroce, dit entre ses dents : « Le fagot qui va brûler votre Karakine est tout prêt ! »

Que dire ?


Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti au courant de la tentative d’assassinat de l’Arménien d’en face, la veille.

— Bien, fait Panayoti tranquillement, en tâtant sa ceinture, je vais le tuer, n’est-ce pas ?

— Je te le défends, mais tâche de savoir pourquoi il m’en veut.

Pendant ce temps, comme tous les boulangers ont été égorgés, on n’a pas de pain. Il faut en faire. Alors le cuisinier, moi, Lucie, retroussons nos manches et nous nous mettons à pétrir. C’est brisant.

Panayoti revient, l’air farouche, et s’en va causer avec mon mari. Il paraît que l’Arménien a tout avoué. Oui, il s’est dit que, si le consul était tué, on croirait que c’est par les Turcs, et alors la France enverrait son armée le venger, — et sauver la nation arménienne. Panayoti a d’abord fait mine de l’étrangler. L’Arménien alors s’est traîné à ses genoux en suppliant.

— Voilà ! et alors qu’est-ce que décide monsieur le consul ?

— Je décide, mon ami, qu’il ne faut rien dire. Si on le savait, on le brûlerait vif...

— Il l’a mérité.

— ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me venger, tous les autres Arméniens. Non, l’air y est mauvais, je ne remonterai plus sur la terrasse, voilà tout !

Le soir. — Discussions aigres de mon mari avec les prêtres grégoriens, qui ne veulent pas assister à l’ensevelissement de leurs morts pour lesquels on a creusé d’immenses tranchées. Etant mariés, ils ne se soucient pas d’exposer leurs enfans à devenir orphelins. Et puis, ils voudraient être payés...

14 novembre. — A neuf heures du matin, la fusillade recommence. Heureusement, c’est encore très loin ; soudain, tandis que la porte est ouverte et que nos gardes sont dans la cour, leurs fusils restés devant la maison, une bande hurlante arrive. Je tenais bébé, je n’ai que le temps de le jeter sur le lit, de saisir une carabine et de tirer au hasard, en appelant. Aussitôt nos soldats sortent et peuvent reprendre leurs fusils qu’on allait enlever, tandis que Maurice et le cawas font un feu roulant. Cette fois, plusieurs hommes tombent, leurs camarades les emportent tout sanglans. Ils s’éloignent, affolés, en criant : « N’allez pas au consulat, il y pleut du feu ! »

La matinée se passe sur le qui-vive. Meurtres et pillages partout. Ce n’était pas la troupe, mais des montagnards du dehors. Il parait que les bords de la rivière sont couverts de cadavres.

Dans certains endroits, les assassins jouent aux boules avec des têtes qu’ils se lancent.

A onze heures, plus rien.

Notre quartier est toujours intact. Rassurés, un certain nombre d’Arméniens sont restés dans leurs maisons.

Et dire qu’au milieu de tout cela, il m’a fallu faire la soupe aux petits chiens, car Minka n’a pas de lait ! La bonne bête me lèche les doigts.

15 novembre. — Il paraît que c’est vraiment fini. Les derniers Arméniens quittent l’église et Mehemet, leur gardien, rentre chez nous.

Toute la ville sent une odeur de charnier ; on est obligé de fermer les fenêtres.

J’apprends que les Sœurs voudraient me voir. Je pars, suivie des deux cawas.

Aucun cadavre sur la route, mais du sang partout, poissant aux pieds, des débris de cervelle, des cheveux. Partout des maisons saccagées.

Panayoti me montre l’endroit où, le 12, quand il est passé, une voix, la voix d’un Turc, lui a crié tout à coup : Jette-toi à droite ! Il a obéi et une balle lui a rasé l’oreille. Il a vainement cherché à savoir qui tirait. Sur la route, il a vu tuer sept ou huit Arméniens, comme des moutons, sans qu’ils tentent de se défendre, muets. Et pourtant ce sont de solides gaillards.

J’arrive chez les Sœurs, qui ne peuvent s’empêcher de m’embrasser en pleurant. Je leur demande des détails, mais elles ne savent rien. Elles s’étaient enfermées dans leur maison, qui est au milieu d’une cour, et sont restées en prières avec les enfans qu’elles avaient recueillis. Elles me disent que, selon Panayoti, c’est moi qui ai proposé qu’il aille chez le vali bien que le Consulat n’eût plus de défenseurs. Je les assure que c’est Maurice seul, — ce qui est la vérité.

Au consulat, nos hôtes sont toujours bien terrifiés. Nous avons trente-sept personnes à nourrir.

Dimanche 17. — C’est navrant, que le sang ne cesse pas de couler ! Hier, 44 Arméniens ont été tués sans bruit.

Des cheiks musulmans sont vus s’informant auprès de nos voisins arméniens s’ils ont des provisions suffisantes. J’étais touchée de cette sollicitude, quand Maurice dit : — Mais c’est pour nous qu’ils font cette démonstration ! Les Turcs ont peur des représailles de l’Europe.

Et en effet plusieurs musulmans notables se présentent au consulat et sollicitent une audience. Avant de les recevoir, Maurice exige qu’ils donnent leurs noms et les fait attendre longtemps dans la rue jusqu’à ce qu’il se soit assuré qu’ils n’ont pas trempé dans les tueries. Alors seulement il les reçoit, mais ne serre la main qu’à un seul, un ingénieur des routes, notre voisin, qu’on a vu sauver des Arméniens. — Ce dévouement-là, dit Maurice, la populace le lui fera payer... Gare !

Un Turc parlant français lui raconte quelque chose de bien vilain. Il paraît que les missionnaires, après avoir recueilli environ 150 hommes, n’avaient plus aucune provision dans leurs caves, les Arméniens qui y étaient cachés, dévorant tout à même. Alors plusieurs de ces réfugiés, qui justement habitaient à côté, firent savoir qu’ils avaient chez eux de l’huile, du vin, de la farine, des chèvres et des moutons. — Allez donc les chercher, dirent les Pères. — Non, on pourrait nous tuer. — Alors nous y allons.

Et voici, profitant de l’obscurité, que les Pères escaladent les murs de clôture et, après de nombreux voyages, reviennent avec toutes sortes de provisions. On se met à manger. Le repas fini, les Arméniens présentent leur note. Ils avaient doublé le prix des denrées. Les pauvres religieux n’avaient pas assez d’argent. Un des Arméniens présens s’offrit à leur en prêter, à gros intérêts, bien entendu. Notez que ces marchandises et cet argent n’avaient été sauvés que par leur proximité de la Mission. Le lendemain, rentrant chez eux, les Arméniens remportèrent effrontément tout ce qui restait de marchandises payées, et les Pères se trouvèrent dans le plus absolu dénuement.

Alors quelques Turcs, que cette rapacité avait révoltés, apportèrent des provisions à la Mission ; Hadji Loufti, un fanatique pourtant, leur donna tout un chargement de pain.

Maurice fait vérifier le fait : il est exact, mais on ne nous avait pas tout dit : les Pères ont tout de même reconduit chaque Arménien chez lui !

19 novembre. — Le froid arrive, les meurtres diminuent. Hier on n’a tué que seize Arméniens.

Un des rédifs de garde a raconté à notre boy, Sais, qu’à Gurun, qui a été assailli, soi-disant par les Kurdes, ceux-ci n’étaient que des soldats déguisés. — J’en sais quelque chose, j’en étais !

Les musulmans ont très peur ici des représailles. De temps en temps le bruit court que les régimens russes du Caucase ont franchi la frontière. — Madame, dans ce cas-là, me dit le lieutenant, nous serons impuissans à vous défendre. Tous les chrétiens, même vous, même votre joli bébé, y passeront. »

Je tâche d’écouter ça d’un air impassible. Du reste Maurice dit que les Russes ne bougeront pas.

23 novembre. — Un boulanger grec a commencé à cuire du pain. Cela nous soulage, car le pétrissage devenait éreintant et notre pain ne valait rien. Jamais je n’ai trouvé d’aussi bon pain que celui que je remange. A vrai dire, je croyais que je n’en mangerais plus... Et puis, de longtemps, la viande nous fera horreur.

24 novembre. — Le docteur ne peut plus douter que le vali ait mis sa tête à prix. Cependant, comme partout on le réclame pour soigner des blessés, il nous demande, — c’est le seul Arménien à peu près brave que j’aie vu[9], — de le laisser sortir. « Oui, fait Maurice, mais avec Panayoti. » Karakine saisit la main de Maurice et l’embrasse.

Dans les villages, on massacre toujours.

A Sivas, nous comptons 1 500 tués, 300 magasins et 400 échoppes entièrement détruits. La misère des survivans est poignante.

On voit des chiens passer ayant à la gueule des débris humains : ils ont été déterrer des cadavres dans les champs. Presque toutes les victimes sont des hommes, mais on a enlevé et vendu plusieurs jeunes filles.

Je m’intéresse beaucoup aux blessés de Karakine, à qui j’ai donné peu à peu toute notre petite pharmacie. Le docteur ne désespère pas de les sauver, bien que la plupart soient dans un état affreux ; mais, dit-il, il n’y a pas pareils à ses compatriotes pour avoir l’âme chevillée au corps[10].

25 novembre. — On a encore assassiné cette nuit. L’inspecteur de la dette publique ottomane a été pillé par des bandits. On a tiré sur lui pendant qu’il déménageait en hâte une caisse de timbres-poste.

Nous tenons à sortir, à nous promener, pour montrer que nous n’avons plus d’inquiétude. Maurice le veut. Il prétend que nous sommes tenus de donner l’exemple. J’obéis. Quand je suis seule, cela va encore, mais quand j’ai bébé... Ce matin, des Arméniens m’ont arrêtée dans la rue, pour me dire insolemment qu’ils ont appris l’arrivée prochaine de troupes anglaises sur la côte. Pour eux, c’est la seule nation d’Europe qui soit brave et forte. Parler ainsi, des gens qui se sont réfugiés chez nous !

Le cadi a déclaré que les musulmans ont violé la loi du Prophète en massacrant et en pillant. Il traite les coupables de kafirs. On lui rend l’épithète.

26 novembre. — Cela va recommencer. Certains mettent de grands écriteaux : cette maison appartient à un musulman. Très significatif !

— Elle ferait bien de se presser, l’armée anglaise ! dit Maurice ; en attendant, je vais aller dire deux mots au vali, deux mots qui vaudront bien comme effet les jaquettes rouges...

Et, de fait, cette alerte n’a aucune suite. Toutes les nuits, il y a des patrouilles de la troupe. Maurice a renvoyé sa garde. Il n’a conservé qu’un soldat, un bon garçon, que bébé a pris en amitié, qui scie le bois, et que, lorsqu’elle est occupée ailleurs, Lucie charge de préparer... la panade

29 novembre. — Sur la place du Konak, à deux pas du général de division, en plein jour, trois Arméniens ont été assassinés. Il n’y a pas eu d’arrestations.

30 novembre — Enfin, des journaux français nous arrivent, racontant les massacres. Voici ce qu’ils disent de Sivas : « Les révoltés arméniens ont attaqué traîtreusement les Hamidiés. Ils ont été défaits. » C’est tout !

2 décembre. — A Césarée, dit-on, massacre épouvantable.

3 décembre. — Des crieurs officiels viennent dans les carrefours publier que désormais quiconque tuera ou pillera sera pendu.

4 décembre. — On dit que l’escadre européenne, la flotte anglaise en tête, va s’emparer de Constantinople. Les Turcs, exaspérés, nous regardent d’une drôle de façon. Je n’ose pas sortir ; je suis tout à fait malade. Maurice est à bout.

5 décembre. — Les Arméniens, appelés à faire connaître leurs pertes en marchandises, accusent 26 millions. Maurice trouve le chiffre fantastique.

L’école américaine et les deux écoles françaises rouvrent. Elles n’ont eu aucun enfant aujourd’hui. Maurice fait rendre beaucoup d’objets pillés.

Tout le monde dit, même des Européens, qu’à Gurun les assassins étaient guidés par un prêtre arménien apostat.

8 décembre. — Hier, un Turc qui avait beaucoup pillé et parlait trop haut, a été jeté en prison, chaînes aux pieds. Il a continué, citant des noms de chefs. Ce matin, on l’a trouvé mort dans sa cellule.

19 décembre. — Revirement complet. Les Arméniens font l’éloge de la France et de nos missions, qui jamais, reconnaissent-ils, ne les ont poussés à se soulever, tandis qu’ils portent de graves accusations contre d’autres.

Nous avons 67 centimètres de neige et — 14° de froid.

Le vali craint — ou espère des incendies.

25 décembre. — Quel triste jour de Noël !

On vient de tenter, je crois, de nous empoisonner. Ça doit être un de nos domestiques arméniens, payé sans doute par les Turcs. Alors on pourrait reprendre les massacres, car il n’y a que nous qui gênons…

Certainement il y avait un poison dans notre café, car nous en avons donné à Porthos, qui, lui aussi, a eu des vomissemens et a été pris de tremblemens ; mais comment faire analyser ? tous les pharmaciens sont tués.

Quel est le coupable ? Impossible de le savoir. Nous mettons à la porte nos deux domestiques, que nous remplaçons par des Turcs. Le Turc a ses défauts, mais il ne trahit pas.

15 janvier. — Maintenant on est à peu près certain que les massacres sont finis, seulement c’est la famine. La moindre denrée monte à des prix fous. Nous allons être ruinés, si cela continue. Et nous avons toujours chez nous trois Arméniens, dont Karakine. Le pauvre homme se sent perdu et pleure toute la journée. Heureusement sa femme et son enfant sont à Samsoun.


De partout arrivent à Maurice des félicitations. Il sait que les Européens de Sivas ont écrit à Constantinople et disent qu’ils doivent la vie à son énergie. C’est bien, mais j’aimerais mieux qu’on nous changeât au plus tôt, puisque, paraît-il, M. Cambon a décidé que les deux consuls qui avaient été le plus à la peine seraient bientôt changés (M. Meyrier à Diarbekir, où il s’est passé des choses horribles, et Maurice).

28 janvier. — Un grave incident. Le 24, à dix heures du soir, nous venions de nous coucher, quand dans la rue retentissent des clameurs. Est-ce que cela va recommencer ? Nous sautons du lit en hâte, courons à la fenêtre, et apercevons au tournant de la rue à droite une lueur rouge. Il y a un incendie, et c’est sans doute chez un Turc.

Maurice étant très enrhumé, je lui demande de ne pas sortir. Il n’a rien à faire là, puisque ça paraît être une maison musulmane. — C’est très suspect, le feu chez un musulman ! — Et il s’habille en hâte.

Mais déjà Panayoti est revenu disant que c’est une baraque qui se trouve entre la maison d’un ingénieur turc et celle du docteur Karakine. Évidemment on a voulu incendier ainsi deux maisons détestées, celle du Turc, parce qu’il est presque le seul musulman qui ait blâmé les massacres[11], et celle de Karakine, parce qu’on est furieux de n’avoir pu se saisir de lui.

Maurice part avec ses cawas. Il trouve la foule qui regarde joyeuse et refuse d’éteindre le feu ou d’aider l’ingénieur à déménager (ici, il n’y a pas de compagnies d’assurances, et encore moins de pompiers). Quant à la demeure de Karakine, il n’y a plus rien dedans, depuis le pillage et les massacres.

Mais on vient dire que la populace injurie la famille de l’ingénieur et la menace. Je m’habille à mon tour, vais à la maison et, prenant par la main les femmes, je les emmène chez moi, où je leur donne des matelas dans la salle à manger. Quantité d’autres musulmans et d’Arméniens nous envahissent, j’ignore pourquoi. J’ai allumé du feu, fait du thé, et je suis là au milieu de cette cohue, quand la porte s’ouvre et Lucie, scandalisée, apparaît : Mais, madame, me fait-elle sévèrement, si ça continue, on va réveiller monsieur Jean ! » Maurice, qui rentre pour voir comme je me tire d’affaire, lui répond : « Ah ! par exemple, le sommeil de monsieur Jean, ce que je m’en moque ! »

Il vient mettre un paletot, car, dehors, il gèle ferme, — 15°. Il paraît qu’on manque d’eau, la rivière est gelée, et pas un Arménien ne veut sacrifier sa provision. Alors mon mari fait défoncer notre fontaine, et, pour que les cawas puissent, sans déchoir, porter de l’eau, il se charge lui-même d’un seau. Il revient encore. Je le supplie de rester, car il tousse affreusement, mais un gamin entre et dit que, dès que M. le consul a été parti, la foule a excité le feu. Maurice repart. Panayoti et Mehemet ne le quittent pas, car, paraît-il, il y a des Turcs furieux (d’avoir manqué leur coup par sa faute) qui veulent le tuer.

Maurice revient trois fois pour se dégeler, et chaque fois le feu reprend de plus belle là-bas.

Voilà maintenant que le vent porte en grand les étincelles de notre côté. Maurice m’ordonne de tout préparer pour la fuite. Je cours en haut faire des paquets. Lui, retourne au feu.

Enfin, à six heures et demie, au petit jour, l’incendie est enrayé, mais la maison de l’ingénieur est complètement brûlée. Mon mari a constaté que, la veille, on en avait enlevé tous les meubles de la baraque turque. Donc, c’était un coup monté.

Le vali est venu remercier mon mari et nous féliciter...

L’ennuyeux, ce sont les femmes de l’ingénieur. Vainement Karakine leur offre sa maison comme asile, elles répondent nonchalamment : « Nous sommes mieux ici. »

Tout de même, le lendemain, il les met à la porte. Maintenant il va falloir aérer, et longtemps, car c’est tenace, cette odeur de gens brouillés avec l’eau.

30 janvier. — Maurice est atteint d’une grave congestion. Il n’y a pas un sinapisme dans toute la ville.

8 février. — Les heures critiques semblent passées. L’Angleterre envoie un consul, le capitaine Bullmann. Il affirme être sûr que les massacres vont recommencer. Lui, il est garçon, il a fait, dit-il, le sacrifice de sa vie ; mais nous, nous devrions partir. Mon mari essaie de lui démontrer qu’il se trompe.

…………………

Son collègue des Etats-Unis va demander un long congé.

10 mars. — Notre ravitaillement devient d’une difficulté incroyable. Les cawas et moi, faisons vingt courses pour découvrir une paire de poulets, un chevreau, des fèves. Et puis, quand je rentre, c’est pour apprendre du cuisinier que Monsieur a fait débrocher le poulet pour le donner à une troupe de malheureuses, — il y a tant de maisons où il n’y a plus un seul homme, et les Arméniens riches sont si peu charitables ! Je gronde Maurice, lui déclare que c’est de la folie, que je n’ai plus d’argent, et il recommence.

Maurice a reçu du ministre une médaille d’or de sauvetage. Il en est très fier.

Il a reçu aussi du Saint-Père un cordon de Saint-Grégoire et un autre pour Panayoti. Il paraît que le vali demande pour moi à Yildiz Kiosk un chefakat. Je croyais que c’était... un objet d’art, il paraît que c’est une décoration pour les femmes.

Jusqu’à bébé, qui décore sa mâchoire avec quatre autres jolies quenottes et cherche à se mettre gentiment sur ses pattes !

11 mars. — Maurice, chaque semaine, réclame au vali une escorte pour conduire Karakine à Samsoun. Le vali refusait toujours : cette fois l’ambassade s’en mêle, et voici une troupe de cavaliers devant notre porte, qui attend.

Karakine n’est guère rassuré. Une escorte ! Si le consul qu’elle accompagne ou sa femme étaient tués, elle serait fusillée, c’est connu ; mais un Arménien ! Cela compte si peu ! Les zaptiés raconteront une histoire d’accident quelconque, et cela fera le compte.

Aussi Maurice s’en va-t-il chez le vali, et il lui déclare que M. Cambon a obtenu un firman disant que, si Karakine n’arrive pas vivant à Samsoun, le vali sera exilé au Yemen. L’exil au Yemen équivalant à la mort au fond d’une oubliette, le vali, qui prend peur, s’empresse de donner des ordres à la troupe. Karakine arrivera vivant à Samsoun… Comme dit Maurice : « Avec les Turcs, le tout est d’oser ! »

12 mars. — À peine le docteur est-il parti que, le dégel étant survenu, le typhus éclate. En même temps, ce sont partout des odeurs épouvantables. Bébé, bien pâlot, a besoin d’air, mais je n’ose pas ouvrir les fenêtres.

Le typhus atteint nos Sœurs. Ces pauvres filles, qui, l’an dernier, ont si cruellement payé le tribut au choléra, vont-elles encore le payer au typhus ? C’est bien à craindre, car elles vont dans chaque hutte misérable, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens.

Et nous n’avons plus un seul médecin, pas un seul pharmacien !

Maurice a été leur défendre de continuer. Il dit qu’elles ont assez fait. En effet, sur cinq, elles sont trois dans leur lit.

13 mars. — De l’ambassade nous arrive une indemnité pour les secours que nous avons distribués depuis quatre mois. Agréable surprise, car Maurice n’avait voulu rien demander.

14 mars. — À cause de bébé, à qui je rapporterais peut-être l’épidémie, je n’ose guère entrer chez les Sœurs ; je vais seulement jusqu’à la porte prendre des nouvelles, — et cependant elles sont seules, les femmes du pays les ont abandonnées.

De grand matin, on m’apprend que la sœur Marie, prise brusquement, est au plus mal. C’était celle, de toutes les Sœurs, que je connaissais le moins, mais elle m’avait paru fine, distinguée.

Je pars dès que la voiture est prête, car il y a tant de boue que je ne pourrais passer, et c’est loin. J’arrive, j’entre dans la chambre, je vois des cierges allumés : la sœur Marie vient d’expirer.

On l’a enterrée l’après-midi. Le vali désirait que cela se fît la nuit, par crainte d’un soulèvement des musulmans, car le corps va être présenté à l’église arménienne, donc on va traverser toute la ville. (Ce sera la réouverture ; jusqu’ici, les Arméniens morts depuis les massacres n’ont pas passé par les églises.) Mais Maurice n’admet pas qu’une Française puisse être enterrée en cachette. On fera la cérémonie au grand jour et le pavillon français sera étendu sur le cercueil.

... J’avais été très émue et j’ai dû prendre le lit en arrivant. C’est surtout après coup qu’on a peur...

16 mars. — On a cru que j’avais gagné le typhus. Ce n’était presque rien.

3 avril. — Il ne va pas bien, Maurice. Sa bronchite s’est aggravée, et il a bien changé. C’est ce maudit incendie qui en est cause, et puis toutes ces émotions. Il a moins de ressort. Il veut encore avoir l’air gai, mais je le sens très tourmenté : « Si, au moins, tu partais à la côte avec bébé, me dit-il, je serais moins nerveux. »

Et il me supplie de partir. Je refuse absolument.

Seulement, je fais savoir à Constantinople que la santé de mon mari me donne des inquiétudes.

Mai. — Nous apprenons que les postes de Janina et Andrinople, postes assez doux, vont être donnés l’un à M. Meyrier, l’autre à Maurice. C’est Janina qui nous tente le plus, à cause des complications gréco-turques, qui menacent de tourner à une guerre. Maurice pense que les Grecs, qui convoitent l’Epire, se jetteront sur Janina. En ce cas, il s’y passerait des choses intéressantes. Il demande Janina.

Ici, tout est calme. Maurice en impose trop au vali pour qu’aucun Arménien soit désormais molesté, du moins à Sivas même. Du dehors, nous apprenons encore parfois de tristes choses[12]. Il nous est venu quelques étrangers aimables, un Belge[13], un Autrichien fort brave homme qui est devenu un grand ami de bébé.

Un jour il lui demande : « Qu’as-tu dit, Jean, lorsque tu as entendu les soldats faire pan, pan ? » Et voilà petit chéri, comme s’il comprenait, qui répond, avec un grand sérieux : « Boum ! boum ! » Cela nous a donné un coup :... Maintenant Maurice, chez qui les émotions tristes ne durent guère, ne l’appelle plus que Monsieur Boum-boum.

J’étais invitée à une petite fête scolaire chez les Pères, mais nos chevaux sont malades ; alors, pour que je puisse venir à pied sans risquer de disparaître dans les flaques de boue, les Pères ont dû travailler à installer cinq cents mètres de chemin en planches.

1er juin. — Décidément, c’est Janina. Préparons les paquets. Maurice tousse encore. Aussi M, Cambon, toujours gracieux, nous fait-il télégraphier que nous sommes autorisés à partir sans attendre l’arrivée de notre successeur,

10 juillet. — J’ai été bien émue en disant adieu aux Sœurs et aux Pères, Eux, ne reverront jamais leur pays, ils le savent Ils sont résignés. Et puis, tout de même, au moment des adieux, je les vois bien angoissés…

17 juillet. — En route. Nous voici sur le chemin du retour. Nous sommes dévorés par toutes sortes d’insectes, surtout des punaises. Aux haltes, il faut mettre les quatre pieds des lits dans des jarres d’eau. Malgré cette précaution, ce pauvre bébé, qui leur offre une proie plus tendre, est en sang.

Quel changement, et comme, malgré la belle saison, les pays que nous traversons semblent misérables ! Les boutiques éventrées restent fermées, le commerce est tué pour longtemps, car, par ici, on n’a pas massacré seulement des Arméniens, mais aussi des Grecs, des Syriens et des Juifs, — en somme tous les riches.

Notre marche est retardée par une masse de chariots d’Arméniens qui nous précèdent. D’autres nous suivent. Tous ceux de Sivas ou des environs qui songeaient à émigrer en Europe, mais n’osaient à cause des brigands, ont profité de notre escorte. Nos zaptiés ont commencé par les bousculer, mais un mot brutal de Maurice à leur chef a tout remis en ordre. Même, au défilé qui m’avait effrayée, en venant[14], Maurice a voulu qu’une partie de l’escorte restât en arrière pour être certain que quelques bandits ne nous sépareraient pas des Arméniens pour les rançonner. Et puis, Panayoti veille, toujours à cheval ; alors, partout où nous campons, campent les émigrans. Ce cortège est plutôt désagréable, car ils font lever devant nous un nuage de poussière suffocant.

Ah ! que cela m’a fait donc plaisir d’apercevoir la mer !

Nous arrivons aux premières maisons de Samsoun faits comme des voleurs. Trouvé là, venu au-devant de nous, M, de Cortange[15], toujours spirituel, et feignant de prendre l’immense caravane d’Arméniens pour notre personnel consulaire.

Une dépêche nous attend chez lui. Maurice l’ouvre ; il est fait chevalier de la Légion d’honneur, en même temps que ses collègues Meyrier et Roqueferrier. Nous connaissions déjà la conduite énergique du second. Consul à Erzeroum, échappé à la tuerie des rues de Trébizonde et ayant eu grand’peine à gagner son poste, M. Roqueferrier n’a pas craint de se risquer hors du consulat et d’encourir la colère des autorités en les sommant d’arrêter le massacre. Ensuite, tandis qu’on enterrait en secret les victimes et qu’il y avait défense aux chrétiens d’approcher, il est arrivé, son appareil photographique à la main, et a pris des clichés effroyables.

Trajet maritime sans incident.

25 juillet. — Constantinople. On jase beaucoup ici, surtout dans les salons qui confinent au monde diplomatique.

………………….

On nous dit aussi qu’au quai d’Orsay, on ne désirait donner qu’une seule croix pour les événemens d’Arménie, et qu’elle n’était pas pour Maurice. Sur ce, M. Cambon aurait été voir le Président de la République, qui aurait donné le complément sur son contingent.

Et cette histoire, qui n’est peut-être pas vraie, mais que tout le monde chuchote, est pour nous un prétexte à complimens fleuris, comme on en sert si facilement en Orient.

C’est la gracieuse Mme de la Boulinière[16] qui réclame, comme un honneur, le droit d’épingler elle-même le ruban rouge de celui qu’elle appelle un héros français.

26 juillet. — On croit ici que les massacres sont terminés pour l’Asie Mineure. C’est ailleurs qu’est le danger, c’est d’un autre côté qu’il faut ouvrir les yeux...

27 juillet. — Réception en notre honneur à Thérapia, le palais d’été de l’Ambassade. Après le dîner, il y avait quelques invités, M. Cambon, de sa voix lente, nette, qui met chaque mot bien en valeur : « Mon cher Carlier, je tiens encore une fois à vous féliciter. » Il s’est arrêté, puis, pesant encore plus, semblait-il, ses paroles : «……………..

...Nul n’a fait plus que vous. Résidant dans le vilayet qui comptait la population arménienne la plus nombreuse, vous avez réussi, par votre activité, votre dévouement, à ce que ce fût celui qui comptât le moins de victimes. Ce beau résultat est votre œuvre personnelle. »

Pendant que parlait l’ambassadeur, Maurice, qui s’était levé, se tenait raide ; puis il a salué militairement, sans pouvoir dire un mot.

28 juillet. — Le temps est superbe, j’ai pu enfin faire connaissance avec un Stamboul doré par le soleil sous un ciel bleu, au lieu de l’affreuse pluie de l’an dernier qui gâtait tout.

Maurice va mieux.

M. Jean de Sivas, comme dit son papa, vient d’avoir sa onzième dent.

Ma décoration du Chefakat, qu’ont ici quantité de femmes, nous a coûté 160 francs de bakchichs divers, mais ces dames de l’ambassade m’ont assuré que ça fait très bien (rouge, vert, blanc) sur une robe de bal.

Oui, mais à quand le bal ? Pas à Janina, je suppose. Janina ! on dit pourtant que c’est une ville agréable. Cette fois j’emporte un kodak, car, de Sivas, je ne rapporte que quelques mauvaises photographies faites par les Pères.


EMILIE CARLIER.

  1. Souvent les points indiqueront des coupures que nous avons cru devoir faire, les événemens dont il est question étant relativement récens. M.-F.
  2. Un Épirote dont M. Carlier, dans son Carnet de route, fait le plus vif éloge. Il l’avait eu déjà pour cawas à Saïda près Beyrouth. M.-F.
  3. Sivas, l’ancienne Sébaste, l’antique capitale de l’Arménie Ier (16 000 habitans), est située à 1 300 mètres d’altitude. L’hiver y est très rigoureux.
  4. Leur mission dépend de la maison générale de Lyon. Les sœurs (ordre de Saint-Joseph) sont également de Lyon. M. -F.
  5. Sivas, Diarbekir et Erzeroum sont situés respectivement aux trois pointes d’un V immense. Nombre d’Arméniens dans chacun des vilayets : Sivas 171 000, Erzeroum 133 000, Diarbekir 79 000 (Voyez au Livre Jaune, ethnographie arménienne de l’Asie Mineure). — M. -F.
  6. Une Bourguignonne, originaire de la région de Langres comme Mme Carlier.
  7. Le conseil de réintégrer leurs demeures, donné par M. Carlier aux Arméniens pourrait paraître bien hâtif. Mme Carlier en explique ainsi les motifs tels que son mari les lui donna à elle-même : « Combien sont-ils chez moi ? Quelques centaines sur six mille, généralement les plus riches. Dans un moment de panique, ils ont abandonné leurs maisons, où il reste des infirmes, des malades, parfois des enfans au berceau, et aussi des marchandises, des meubles. Depuis midi je suis en lutte contre la populace, une lutte qui eût mal tourné pour moi, n’était mon ascendant moral. C’est lui qui sauvera maintenant les survivans. Et puis je ne peux pas protéger les maisons vides ! On les dévalise en ce moment. Demain on en arrachera jusqu’aux portes, jusqu’aux fenêtres, après-demain on les incendiera. Et, dans un pays où le froid est si terrible, vois-tu ces malheureux sans toit ? Eh bien ! qu’ils reprennent un peu de cœur, qu’ils tirent leurs grands coutelas et tiennent les Turcs en respect ! Après tout, il n’y a jamais eu de sécurité dans ce pays, et les chrétiens ont toujours dû y user de la force pour se défendre. »
    Il est certain que M. Carlier était bien inspiré. Il n’y eut pas d’incendies. D’ailleurs, en feuilletant le Livre jaune et aussi le Blue book, on voit que presque partout les consuls tinrent le même langage aux Arméniens, lesquels se trouvèrent bien du conseil. — M. -F.
  8. « Nous avons été protégés, les Sœurs et nous, d’une manière admirable. » (Lettre d’un missionnaire de Sivas, Bulletin de l’œuvre des écoles d’Orient, 1896.)
  9. Dans le Zeïtoun et dans le pays de Van, les Arméniens (ceux-là sont d’origine caucasienne) se défendirent intrépidement M. -F.
  10. Au sujet de l’exceptionnelle vitalité de l’Arménien, un fonctionnaire de l’ambassade de France nous racontait le fait suivant, qui se place à l’époque des grands égorgemens de Constantinople (août 1896) :
    Pendant trois jours on avait tué. Maintenant la police faisait transporter les corps aux cimetières dans des tombereaux. Au seul cimetière de Schichli, plus de soixante tombereaux venaient d’entrer, on allait refermer les portes, quand cinq sœurs des écoles françaises de Saint-Vincent-de-Paul, se présentèrent, et, à force d’insistance, réussirent à entrer. Alors, elles se trouvèrent devant trois mille cadavres horriblement souillés, nus pour la plupart. Elles eurent le courage de les prendre un à un, de leur tâter le cœur, de se pencher contre leur bouche afin de voir si par hasard il ne s’en trouverait pas chez qui l’on pût surprendre un souffle de vie.
    Vers la fin de la journée, après sept heures de recherches, elles avaient retiré, de dessous l’amas des cadavres, deux corps d’hommes qui donnaient encore signe de vie. Elles les prirent dans leurs bras, et aussi un jeune garçon dont le petit corps n’était plus qu’une bouillie sanglante, mais encore tiède, et les emportèrent.
    Eh bien ! ces trois malheureux survécurent. Or, le moins blessé avait le crâne ouvert et sept coups de baïonnette dans la poitrine... M.-F,
  11. « J’ai vécu longtemps parmi ce peuple, je ne puis oublier ses nobles qualités. Au cours même de cette période douloureuse, des prêtres musulmans, quelques fonctionnaires ont protégé les victimes contre leurs assassins. » (M. E.-M. de Vogué, loc. cit.) Voyez aussi, dans V. Bérard, la Politique du Sultan, plusieurs actes de généreux dévouement accomplis par des prêtres turcs. Enfin il est bon de rappeler qu’un mutessarif (général, Kaïry Bey, fut nommé officier de la Légion d’honneur pour avoir sauvé la Trappe française d’Akbès. (Supplément au Livre Jaune.) M,-F.
  12. Voir, pour les détails, le Martyrologe arménien, par le P. Charmetant.
  13. Dans son Carnet de route, M. Carlier parle fréquemment de négocians ou d’ingénieurs belges. « Quant à des Français, dit-il, pas un, en dehors des Missions. » — M.-F
  14. Il en est parlé dans le Carnet de route. Il y eut là une alerte, en venant de » Samsoun (port de la Mer-Noire) à Sivas, qui est à sept journées de marche dans la montagne, et l’escorte dut charger ses armes, — mesure de précaution que M. Carlier tenta vainement de dissimuler à sa jeune femme, à qui une émotion vive pouvait être fatale, étant donné son état. M.-F.
  15. L’agent des Messageries. Il est cité dans le Carnet de route.
  16. La femme du premier secrétaire d’ambassade.