En Argonne - La Bataille dans la forêt

En Argonne - La Bataille dans la forêt
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 623-651).
EN ARGONNE

LA BATAILLE DANS LA FORÊT

11-15 janvier. — Depuis une dizaine de jours notre corps d’armée, fatigué par les violens combats qu’il vient de livrer dans les Flandres, sur les bords de l’Yser et dans la région d’Ypres, est au repos entre Montdidier et Amiens.

Au sortir des Flandres boueuses, cette contrée sèche, nette, riante, sur les confins de la Picardie et de l’Ile-de-France, nous fait l’effet d’un vrai paradis.

Voici donc des bourgs et des villages qui ne reçoivent pas leur part quotidienne d’obus, des maisons que le bombardement n’a pas éventrées, de bons lits où l’on dort d’un heureux somme sans presque entendre le canon. Et surtout voici les belles routes de France, larges et bien assises, où deux et trois voitures peuvent passer de front sans risquer de verser. C’est peut-être à ses belles routes que le Français tient le plus.

Nous nous doutons bien que notre repos sera de courte durée.

Mais sur quelle partie du front va-t-on nous « appliquer ? » Dans les environs de. Reims où nous avons été déjà ? Dans la région de Châlons, en Alsace ? Tous les faiseurs de pronostics, ont beau jeu. A quoi bon cependant se creuser la cervelle quand il est si simple d’attendre ? Un de ces jours, une de ces nuits arrivera le petit télégramme qui lèvera tous les doutes….


Le télégramme est arrivé. Il nous envoie à la…e armée, dans l’Argonne. L’embarquement des troupes commence aussitôt. Quelques-uns de nous feront le trajet en automobile. Je pars un des premiers pour préparer le cantonnement.

Compiègne, Villers-Cotterets, Châlons, Sainte-Menehould. On m’y indique notre cantonnement provisoire : un peu au Nord de Revigny.

C’est l’armée du Kronprinz qui a « opéré » dans cette région.

En ce qui concerne l’incendie des villages, le cambriolage et le pillage des maisons, il convient d’accorder une mention toute spéciale à cette armée. Dans la très jolie demeure qu’on m’indique, la plus belle du village, rien, à l’exception des meubles les plus lourds, n’a été laissé. Les Allemands, talonnés par nos soldats, n’eurent pourtant pas le temps d’incendier les maisons elles-mêmes ainsi qu’ils le firent à Sommeilles, à Sermaize, à Clermont, dans presque tous les villages de la contrée. Ce n’est point que l’envie leur en manquât. Au moment de la retraite, ils appréhendent le maire, et le font garder baïonnette au canon dans la mairie : « Demain matin, quand nos soldats seront tous partis, lui disent-ils, vous serez fusillé et le village brûlé. »

Pendant la nuit heureusement, les Français arrivent, ce qui sauve la commune et son premier magistrat.

Notre corps d’armée a la mission de défendre, depuis l’Aisne un peu en amont de Servon, une ligne qui coupe en deux le bois de la Grurie et s’étend jusqu’au de la du Four-de-Paris. Nous allons être en pleine forêt d’Argonne.

Je pars en avant pour reconnaître les gîtes. Il a neigé la nuit précédente, la campagne est toute blanche et les chemins bien mauvais.


Sainte-Menehould. — Dans la ville grouillante de soldats, un court arrêt à l’hôtel de Metz : vieille auberge autrefois très réputée, sur la grande route de Paris à Metz ; vieille cuisine dont les amples dimensions et les cuivres innombrables évoquent postillons, maîtres de poste et les voyages du temps jadis.

Nous descendons la vallée de l’Aisne jusqu’à La-Neuville-au-Pont. Le village est bien médiocre, mais le portail de l’église est si joli : c’est une délicate façade Renaissance, un de ces merveilleux bijoux qu’on est très étonné et si heureux de découvrir dans des coins perdus et reculés de la province française.

Le front que nous occupons part de l’Aisne, au gué de Melzicourt, un peu en amont de Servon, se dirigeant droit vers l’Est. Il coupe la route de Servon à Vienne-le-Château et pénètre à cet endroit dans le bois de la Grurie, avec des saillans et des rentrans, jusqu’à la Fontaine-aux-Charmes, qui se trouve au milieu de ce bois. A partir de là, il s’infléchit vers le Sud, coupe le ruisseau de la Fontaine-aux Charmes, à environ un kilomètre de la Harazée. Ici un nouveau coude. La ligne s’infléchit une fois encore vers le Sud, jusqu’à trois cents mètres seulement du Four-de-Paris. Elle se dirige ensuite vers l’Ouest, dans le bois Bolante.

Avec ses innombrables « saillans » et « rentrans, » cette ligne est toute en dents de scie. C’est là justement ce qui doit la rendre si difficile à défendre !

Les officiers des corps d’armée que nous venons relever nous donnent une foule de renseignemens sur notre nouveau secteur. Ces renseignemens se résument en ceci : « La tâche sera rude. Nous sommes en présence d’un adversaire admirablement outillé pour cette guerre sous bois, enhardi par quelques succès partiels et désireux coûte que coûte de poursuivre sa progression. »

C’est le XVIe corps (Metz), un des meilleurs et, incontestablement, des mieux entraînés de l’armée allemande qui se trouve en face de nous.

Nous avons eu affaire à la Garde, durant la bataille de la Marne au marais de Saint-Gond et, un peu après, devant Reims ; dans la région d’Ypres, au XVe corps (Strasbourg). Ce dernier corps et celui de Metz sont à beaucoup d’égards supérieurs à la Garde.

Le général commandant le XVIe corps est von Mudra, un sapeur très versé dans la guerre de mines. Il a à sa disposition quantité de pionniers.

Tous les dix jours, à peu près, les Allemands, après l’avoir soigneusement préparée par des travaux de sape, font une violente attaque sur l’un de nos secteurs.

Tels sont les renseignemens que nous donnent des hommes qui vivent ici, depuis quatre mois. La besogne dont on nous charge promet donc d’être assez malaisée.

Je profite des deux premières heures que j’ai de libres pour aller voir, non loin d’ici, le général Gouraud, qui a été blesse ces temps derniers.

Rien de plus délicieux que la route de Sainte-Menehould à Clermont par les Islettes. Elle coupe, dans sa largeur, la grande forêt. En haut de la descente, vers la dépression de la Biesme, la vue est ravissante sur les croupes arrondies de l’Argonne et les lointains tout boisés.

Je trouve le général, tout seul, dans la jolie maison qu’il occupe. Chacun de ces villages d’Argonne a sa gentilhommière qui appartient le plus souvent aux descendans des maîtres-verriers.

Le général Gouraud a été atteint d’une balle au cours d’un combat très violent livré par sa division, le mois dernier.

Par un extraordinaire hasard, la balle est passée entre le bras et le corps, effleurant deux artères, sans en toucher aucune. C’est la chance merveilleuse de ceux qu’a marqués de son empreinte la Fortune, parce qu’ils sont promis par elle à de hautes destinées.

Bien qu’il ait un peu de fièvre et qu’on soit obligé, de temps à autre, de le « charcuter, » comme il dit, le général n’a pas voulu quitter son commandement.

Il est lui aussi devant un adversaire qui lui laisse peu de tranquillité.

Les Allemands multiplient leurs attaques. Mais on leur tient tête, jusqu’au jour où on les repoussera.

Quel beau regard plein de limpidité et de mâle énergie ! Quelle belle tête de soldat. Je songe, en le quittant, à ce qu’on disait d’un des grands généraux de Napoléon :

« Les gens devenaient braves rien qu’en le regardant ! »

Un peu de neige est tombée hier. Il a gelé la nuit dernière. Ce matin, le ciel est clair, le soleil brille. Nous partons à cheval de La Neuville vers la Harazée. On passe à Moiremont. On redescend en longeant la forêt dans la vallée de l’Aisne à Vienne-la-Ville. À quinze cents mètres plus loin, on quitte cette vallée pour celle de la Biesme, qui coupe en deux du Nord au Sud, puis de l’Est à l’Ouest, la grande forêt de l’Argonne. Vienne-le-Château, très pittoresque village, d’aspect forestier et montagnard. La jolie petite rivière le traverse en bouillonnant. Juché sur un piton qui domine, le vieux château qui barrait la vallée. C’était ici un des fameux « défilés de l’Argonne. » Un kilomètre plus loin, la Harazée. Nous revenons en coupant droit à travers la forêt. En dehors des sentiers et des layons, elle offre partout des fourrés très épais, presque impénétrables.

L’humidité de cette forêt est proverbiale. Les sources jaillissent tout en haut des pentes ; la terre argileuse et gluante retient toutes les eaux. Les chemins deviennent rapidement impraticables. Les soldats y pataugent effroyablement, s’enfonçant jusqu’à la cheville. Il est indispensable, si l’on veut passer, d’aménager partout des pistes faites de rondins, disposés à la suite les uns des autres. Les tranchées à peine creusées sont inondées aux trois quarts. Les soldats sont obligés de les vider sans relâche, avec des seaux, des pelles, voire des plats et des gamelles, comme dans un canot qui ferait eau.

C’est là que, depuis plusieurs mois, jour et nuit, on, se bat avec un acharnement incroyable.

Les obus et les balles finissent, à la longue, par déchiqueter les arbres, par hacher, une par une, les branches. Les troncs prennent, par endroits, l’aspect de moignons.

L’étroite vallée de la Biesme marque une dépression profonde, comme une faille dans l’Argon ne. Mais cette dépression n’est pas la seule, tant s’en faut. De tous les côtés, en tous sens, s’ouvrent des ravins très étroits, aux flancs abrupts. Les gens du pays les appellent des barribans. Ils offrent un obstacle insurmontable à quiconque veut, en dehors des sentiers, cheminer dans les bois.


19 janvier. — Voilà six jours que nous sommes ici. Les Allemands ont tenté aujourd’hui trois attaques sur nos positions. Dans le secteur Ouest, un gros minenwerfer explose dans nos tranchées et les bouleverse. Aussitôt une colonne ennemie se précipite sur notre première ligne et parvient à prendre pied dans le secteur d’une compagnie. Notre compagnie de réserve se porte immédiatement à la rescousse et reprend tout le terrain perdu, sauf en deux endroits. Après déjeuner, notre attaque recommence et l’on reconquiert la totalité de la tranchée. Les Allemands y avaient déjà apporté quantité de sacs de ciment pour organiser sans retard l’a position qu’ils nous avaient enlevée.

Dans le secteur de droite, les Allemands font exploser deux fourneaux de mines devant le parapet d’une de nos tranchées, en un point nommé le saillant de Marie-Thérèse. Mais notre infanterie remplit aussitôt les rebords des entonnoirs et nos sapeurs rétablissent prestement la position.

A dix-huit heures, nouvelle attaque sur le front de la Fontaine-aux-Charmes. Le feu de notre infanterie, le barrage de notre artillerie, réussissent à arrêter net les Allemands une première fois. Ils reviennent à la charge : leurs soldats lançant des grenades et des pétards arrivent jusque dans nos tranchées. Un corps à corps s’engage. Ils sont entièrement repoussés…

Cet après-midi, près de Moiremont, le général passe en revue un bataillon qui revient de la première ligne. Les effectifs sont au complet, l’aspect des hommes des plus satisfaisans. Un grand nombre de soldats interrogés font tous d’excellentes réponses. La nourriture, disent-ils, continue à être très bonne. On touche tous les jours du vin.

— Les hommes, me dit un capitaine, ne se demandent plus, comme il y a deux mois, quand finira cette guerre. Ils sentent, ils savent qu’elle sera longue et ils en ont pris leur parti.


20 janvier. — Deux avions allemands, faute d’essence, sont venus atterrir dans nos lignes. L’un d’eux était monté par un capitaine très intelligent, sortant de l’Académie de guerre. Il y avait un autre officier et deux sous-officiers. Chose curieuse, mais qui, à la réflexion, s’explique à merveille, le moral était chez eux en proportion inverse du grade et de l’intelligence. Les sous-officiers croyaient, sans aucune réserve, à toutes ces histoires dont le gouvernement et la presse germanique nourrissent la crédulité de leur peuple : écrasement prochain et total des Russes ; puis retour d’Hindenburg avec ses armées pour écraser la France à son tour. L’autre officier marquait un peu moins de confiance. Mais le moins confiant de tous, était le capitaine breveté. Au cours de l’interrogatoire officiel, il ne répondit pas grand’chose, mais il se montra beaucoup moins réservé dans une conversation familière, à bâtons rompus. Comme on lui disait que l’état-major allemand allait sans doute entreprendre contre nous quelque grande offensive, il répondit sans hésiter : « Bah ! à quoi cela nous mènerait-il ? »

On lui disait encore : « Le XVIe corps de Metz, qui est en face de nous, doit apparemment être très fatigué. Est-ce qu’on ne va pas le remplacer ?

« — Le remplacer ? — répliqua-t-il, — mais avec quoi ? »

On lui parla ensuite de la bataille de la Marne. Rien de plus intéressant que son opinion là-dessus. Les Allemands, en présence de notre rapide retraite, nous croyaient entièrement défaits, battus, perdus. Notre arrêt subit, notre brusque offensive, quand s’engagea la grande bataille, furent pour eux comme un coup de massue. C’est chose des plus logiques et des plus naturelles, d’après lui, que la marche vers le Sud-Est de von Klück, négligeant pour quelques jours Paris, afin de se porter contre notre armée. Il s’agissait d’en finir avec nos troupes, de frapper contre elles quelque grand coup. Après quoi, l’on aurait Paris comme on voudrait. Mais il se trouva que cette armée, que l’on croyait en pleine déroute, se redressa à la minute voulue et battit les Allemands. Ces derniers, lorsqu’ils sont sincères, ne reviennent pas encore de leur stupeur, de leur effarement. Au fond, ils n’ont jamais rien compris et ne comprendront jamais rien à la psychologie, au tempérament des autres peuples, et surtout du peuple français…


Un lieutenant du génie a été tué aujourd’hui. Au cours de leur dernière attaque, les Allemands, parvenant un instant à prendre pied dans notre tranchée, avaient tout de suite creusé un boyau pour la réunir à leurs ouvrages. Ce matin de bonne heure, le lieutenant était parti pour placer ses travailleurs. Tout d’un coup, au débouché d’un boyau, il se trouve nez à nez avec un soldat allemand qui l’abat d’un coup de fusil.

Il y a en cet endroit, comme en bien des points de notre ligne, un labyrinthe inextricable de tranchées. Les plus expérimentés s’y perdent. Il arrive qu’à tout instant, Allemands et Français, séparés par quelques mètres seulement les uns des autres, se trouvent subitement face à face.


22 janvier. — Une très grosse attaque, qui nous prouve à quel point la terrible réputation de l’Argonne est justifiée.

C’est le type même de l’attaque, telle que la font ici les Allemands, avec leurs procédés habituels, leurs armes particulières, leur technique perfectionnée et leur savante organisation.

Au Nord de la fontaine de la Mitte, notre ligne offre un saillant très prononcé, qu’on appelle le saillant de Marie-Thérèse. Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? Je n’ai pas pu arriver, malgré mes investigations, à le savoir au juste. L’explication qu’on m’a donnée le plus souvent est qu’on se trouvait tout près d’un pavillon habité par un garde-chasse dont la fille portait ce nom-là. Je donne l’explication pour ce qu’elle vaut. Les premiers occupans dès le milieu de septembre, après la bataille de la Marne, ont baptisé, d’après leur fantaisie, la plupart de ces endroits où ils avaient à se battre. Et ces noms sont restés.

Tant il y a que le saillant de Marie-Thérèse est terriblement convoité par les Allemands. Ils peuvent l’attaquer de trois côtés à la fois, ce qui en rend la défense assez malaisée.

Aujourd’hui donc, vers dix heures, les Allemands, qui avaient poussé des têtes de sape le plus près possible de nos tranchées, émergent brusquement, chacun des assaillans, sans armes, tenant en mains deux grosses bombes qu’il lance sur nos soldats. Profitant du moment de désarroi qui s’ensuit, un bataillon attaque l’ouvrage de Marie-Thérèse sur trois côtés à la fois. Une de nos compagnies est commandée par un lieutenant qui, dans l’acharnement de la mêlée, devient subitement fou. Le cas s’est produit quelquefois au cours de cette guerre. Tous nos mitrailleurs sont tués. Nos soldats sont refoulés dans la tranchée voisine tenue par une compagnie d’un autre régiment. Ils y jettent, comme on pense, une certaine confusion. Le mouvement de repli se propage. Les Allemands parviennent en quelques points jusqu’à la deuxième ligne. On les contre-attaque immédiatement avec des troupes de relève qui se trouvaient tout près de là.

La nouvelle de cet incident nous arrive vers le milieu de la journée. Le général commandant le corps d’armée donne l’ordre d’engager s’il le faut toutes les réserves, mais de rétablir la situation à tout prix.

Une contre-attaque s’exécute à deux heures avec un bataillon de chasseurs qu’on pousse à gauche du saillant. Il arrive à nos tranchées de première ligne et les réoccupe en partie. Mais il est refoulé violemment par une nouvelle attaque allemande faite avec des troupes fraîches.

Une troisième contre-attaque a lieu le soir sous les ordres du commandant M… ; une autre dès le lendemain matin. Nous n’arrivons à reprendre après une lutte terrible qu’une partie de nos positions. Les unités, très enchevêtrées, se cramponnent au sol. On organise rapidement cette nouvelle ligne. Les Allemands, malgré leurs efforts, ne feront plus un pas en avant.

On s’est battu toute la journée, toute la nuit, à coups de bombes, de pétards, de grenades, à la baïonnette, au couteau, à la pelle, à la pioche, avec un acharnement et une furie qu’on ne soupçonne pas.

Un radiogramme des Allemands annonce qu’ils nous auraient pris quatre mitrailleuses et deux cent cinquante prisonniers.

Il y a en réalité trois mitrailleuses complètement abîmées et hors d’usage ; une centaine de prisonniers qui sont tous des blessés, à l’exception de quelques sapeurs surpris dans leurs trous de mines.

L’attaque est soigneusement préparée à l’avance, avec une minutie extrême et dans tous ses détails. Les colonnes qui doivent riposter à nos contre-attaques se tiennent toutes prêtes. Les hommes savent tous ce qu’ils ont à faire : il y a les lanceurs de bombes et de grenades, les pionniers chargés de sacs de ciment, de fascines, pour organiser immédiatement la tranchée conquise. Dix minutes après l’assaut, cette tranchée est déjà mise en état de défense.


25 janvier. — Dans cette guerre de tranchées, qui devient de plus en plus une guerre de siège, trois choses surtout assurent l’inviolabilité du front, rendent une attaque bien difficile, presque impossible à mener à bonne fin. Ce sont : 1° le barrage d’artillerie ; 2° les défenses accessoires, réseaux de fils de fer et autres obstacles variés ; 3° le flanquement des feux, mitrailleuses et fusils.

Etant donnée la forme du terrain où nous opérons et surtout l’extraordinaire proximité des lignes adverses, ces trois choses sont beaucoup plus difficiles à réaliser ici qu’ailleurs.

En beaucoup d’endroits, les tranchées allemandes et françaises ne sont qu’à dix ou vingt mètres les unes des autres. Sur certains points, elles se touchent presque. C’est une fusillade perpétuelle de jour et de nuit. On se lance des grenades et des bombes. Comment, dans ces conditions, pourrait-on installer des réseaux de fils de fer ? La nuit, les fusées éclairantes dont les Allemands font une très grande consommation exposeraient nos soldats à recevoir des coups de feu exactement comme en plein jour.

Dans l’impossibilité où l’on est de faire mieux, on se borne à jeter en avant des tranchées ce qu’on appelle des réseaux Brun, qui ne constituent pas, loin de là, un obstacle infranchissable.

Il est très malaisé, pour ces mêmes raisons, d’obtenir le flanquement des feux. Quant au barrage d’artillerie, la forêt très touffue, les fourrés, la nature accidentée du sol et aussi la proximité des lignes ennemies en diminuent considérablement l’efficacité.

Et cependant, presque toujours, ces admirables virtuoses que sont nos artilleurs viennent à bout de ces difficultés.

Le barrage d’artillerie finit tout de même par s’établir. On n’imagine pas l’ingéniosité des moyens auxquels on a recours pour cela. Quelquefois ce sont des canons placés à quelques kilomètres les uns des autres qui battent des secteurs séparés à peine par quelques mètres. Les observateurs d’artillerie restent en permanence dans les tranchées de première ligne. Au moindre mouvement, à la moindre agitation remarqués dans les lignes ennemies, un coup de téléphone ; quelques secondes après, une pluie d’obus s’abat sur ces lignes. Les Allemands, qui commençaient à montrer leurs casques à pointe, s’empressent de rentrer dans leurs trous. Que d’attaques ont été de la sorte arrêtées, coupées net dès la première minute ! Notre 75 fait l’office du chien de garde, qui aboie, qui mord dès qu’il entend le premier bruit suspect.

L’admirable artilleur qu’est le colonel B…, dont la riche imagination est toujours prête à fleurir en trucs de métier, en ruses de guerre, en stratagèmes, a même inventé toute une série de barrages et de tirs. Il y a ce qu’il appelle le barrage à pattes, employé contre les cheminemens supposés de l’adversaire, sur les sentiers où il a coutume de passer. Il y a le tir de punition, le tir d’amorce, etc., etc.

L’artillerie allemande tire considérablement moins que la nôtre. Elle fait en ce moment de grosses économies. Agit-elle ainsi par nécessité, ou bien réserve-t-elle ses obus et ses canons pour de meilleures occasions ?

Il se peut que les Allemands passent, eux aussi, par une crise de munitions. Ne nous laissons pourtant pas aller à des espérances qui nous vaudraient des déceptions. N’oublions pas qu’ils sont le premier peuple industriel du monde !


26 janvier. — Cette guerre dans l’Argonne est une guerre toute spéciale et qui ne ressemble à aucune autre. Elle a ses méthodes particulières, ses engins originaux.

On se sert peu du fusil. On fait, en revanche, une terrible consommation de grenades et de bombes. Des grenades, il y en a de toutes les variétés : celles qui s’allument par le frottement, celles auxquelles on met le feu par une mèche, celles qui détonent par le choc comme les engins des anarchistes.

Même variété en ce qui concerne les lance-bombes. Les Allemands en sont pourvus abondamment- Chacune de leurs compagnies, dans l’Argonne, en possède quatre petits et un gros. Nous en avons aussi, et de tous les calibres, des Célerier qui sont faits avec des douilles d’obus, d’autres beaucoup plus gros. L’un de ceux-ci lance un terrible projectile que nos soldats ont baptisé le « poupon. » C’est plaisir de le voir cheminer dans les airs vers les tranchées allemandes, où il explose avec un épouvantable fracas, projetant à dix mètres de hauteur des morceaux de terre, d’énormes blocs de pierre et parfois aussi quelques bras, jambes ou troncs des Allemands qui se trouvaient par-là. Les Boches poussent alors d’affreux cris, car, au rebours des nôtres, ils n’ont pas la douleur silencieuse.

La profusion, la variété de ces armes sont cause que les soldats, dans les tranchées, n’ont pas une minute de repos. Le seul moyen d’ailleurs d’empêcher les attaques de l’ennemi, c’est de ne lui laisser aucune tranquillité. Le général commandant le corps d’armée donne constamment ses ordres dans ce sens. Il importe de le harceler sans répit, de gêner, de bouleverser ses travaux, de déranger tous ses plans. A-t-il commencé quelque tête de sape ? Pendant la nuit, quelques-uns de nos soldats, d’audacieux gaillards qui sont souvent des volontaires, bondissent dans ces sapes et les font sauter à la mélinite avec ceux qui les creusent.

La guerre de mines, comme on pense, ne chôme pas. Leurs sapeurs et les nôtres sont sans cesse occupés à creuser des galeries, à pousser en avant leurs travaux. Quelle joie quand on peut arriver, sans que l’éveil ait été donné, jusque sous les positions ennemies ! Le fourneau de mine est préparé. Un beau jour, tout saute en l’air, la tranchée et ses occupans.

Mais il arrive assez souvent que la mine est éventée. Les sapeurs de la partie adverse lui donnent alors le camouflet.

Dans ces combats corps à corps, le fusil, la baïonnette, à cause de l’étroitesse des tranchées et des boyaux, ne peuvent être d’un bien grand secours. Il faudrait des armes plus courtes, la hache, le sabre d’abordage ou le briquet de nos aïeux. Les soldats allemands sont presque tous armés de coutelas. Les nôtres demandent des revolvers. On leur en donne dans la mesure du possible. On leur donne aussi des grenades, des pétards qu’ils portent accrochés à la ceinture.

Nous voici revenus à la guerre telle qu’on la faisait il y a des siècles. J’ai lu, le printemps dernier, l’ouvrage si intéressant de M. Gustave Schlumberger sur le siège de Constantinople. Les combats que se livrent Français et Allemands dans l’Argonne ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui mettaient aux prises, sous les Longues Murailles, Grecs et Turcs !


29 janvier. — Juste une semaine après la violente attaque sur notre division de droite, une attaque plus violente encore se produit sur la division de gauche.

Ce matin, vers cinq heures, je suis réveillé par une très forte canonnade, une des plus fortes que j’aie entendues depuis notre arrivée.

Il fait très froid. Le thermomètre est descendu pendant la nuit jusqu’au-dessous de neuf degrés. Mais le soleil est étincelant et le ciel radieux. Nous partons à cheval vers Vienne-le-Château, par le chemin de gauche qui évite Moiremont. Entre Vienne-la-Ville et Vienne-le-Château, quelques obus de 77 éclatent tout près de nous, dans les prés.

Comme nous arrivons au village, le colonel commandant l’artillerie de la division nous dit : « Je donne l’ordre de faire tirer sur nos tranchées de première ligne que nous avons été obligés d’évacuer. » C’est assez grave. Que s’est-il donc passé ?

Comme une des brigades opérait sa relève, vers six heures trente, l’ennemi a dirigé sur la première ligne un bombardement très vif à coups de lance-bombes, tandis qu’il exécutait un violent barrage d’artillerie sur la zone arrière. Il faisait en même temps sauter à la mine tout un saillant de nos lignes. C’est toujours de cette manière, on le voit, qu’il prélude à ses attaques. Il lance tout de suite après, sur le front de trois bataillons, une attaque massive en lignes de sections par quatre, avec accompagnement de fifres et de tambours. Notre bataillon de droite est refoulé et son chef blessé. Le bataillon du centre paraît avoir été submergé, enveloppé et presque entièrement détruit. La gauche de la brigade voisine perd, par suite de ce brusque recul, une partie de ses tranchées de première ligne.

Le général commandant la division prend immédiatement les dispositions nécessaires. Le général commandant le corps d’armée lui donne toutes les forces disponibles. Trois contre-attaques sont organisées aussitôt. Les deux premières ne dépassent pas le ravin appelé le ravin des mitrailleuses. La troisième enlève une tranchée ébauchée par l’ennemi ; mais elle est arrêtée par des fils de fer apportés déjà par les Allemands.

Une nouvelle contre-attaque est déclenchée vers la fin de la journée. Elle est, elle aussi, arrêtée devant un fourré impénétrable. Le commandant du corps d’armée ordonne qu’on profite de la nuit pour s’organiser solidement sur la deuxième ligne de défense. Cette ligne présente sur la première de gros avantages : elle est beaucoup plus solidement construite et elle possède des flanquemens. La forêt étant éclaircie en cet endroit, notre artillerie pourra beaucoup plus facilement exécuter ses tirs de barrage.

Deux renseignemens très sûrs, qui nous parviennent le lendemain, nous donnent une idée de l’acharnement de ce combat. Les soldats allemands avaient été au préalable consciencieusement enivrés. « Ils puaient l’alcool à plein nez, » m’ont répété nombre de nos soldats. La chose ne fait aucun doute et elle a été remarquée bien des fois ici. Parfois même l’alcool est remplacé par l’éther.

Le bataillon, enveloppé dès le début, s’est défendu toute la journée dans ses boyaux, ainsi qu’une partie de la nuit. Les hommes se sont fait tuer jusqu’à leur dernière cartouche. Le nombre des prisonniers valides a été extrêmement faible. Le commandant du bataillon, blessé tout au commencement, aurait dit à son agent de liaison : « Allez immédiatement rendre compte au colonel. Nous autres, nous crèverons ici ! »

On voit, par ces attaques endiablées des Allemands, toute l’ardeur d’offensive, tout le mordant dont ils font preuve dans l’Argonne. Ils se dépensent on efforts tenaces, méthodiques, extrêmement violens.

A quoi tendent ces efforts ? Car enfin, jusqu’à présent, leurs plus heureux coups de main ne leur font guère gagner plus de quelques centaines de mètres.

Leur état-major porte visiblement le plus vif intérêt à ces opérations dans la forêt. Il a paru récemment, dans la Gazette de Francfort, un long article publié plus tard en brochure : der Krieg in Argonwald.

Tous les succès allemands y étaient relatés, avec quel grossissement et quelle exagération je n’ai pas besoin de le dire ! Le vieux feld-maréchal comte Hæseler vit dans un petit village non loin d’ici, d’où il suit, avec une extrême attention, et sans doute aussi conseille les opérations. Le Kronprinz, qui commande l’armée qui nous fait face, a son quartier général à Stenay. Ne faut-il pas, pour des raisons dynastiques, lui procurer quelque succès à tout prix ?

Il y a, me semble-t-il, des raisons locales et générales qui expliquent ces grands efforts. Après leur poussée dans la Woëvre (fin septembre) qui les rendit maîtres de Saint-Mihiel, les Allemands purent se flatter, un instant, de l’espoir d’investir Verdun. Ils tentèrent donc, à l’Ouest de cette place, le même coup qu’ils venaient de réussir à l’Est. Une série d’attaques dans la forêt d’Argonne ou sur ses lisières leur permettraient, croyaient-ils, de prendre pied sur la voie ferrée qui relie Sainte-Menehould à Verdun. À ce moment-là, l’investissement de cette citadelle serait chose très avancée.

Ils s’obstinèrent d’autant plus dans ces projets que les premiers combats dans l’Argon ne paraissaient tourner à leur avantage. Leur supériorité d’outillage et d’organisation leur procurèrent tout d’abord des succès. Ils avaient des pionniers en très grande abondance. La place de Metz, toute voisine, leur fournissait tout le matériel nécessaire.

Mais, en dépit de ces efforts, leur avance, depuis quatre mois, a été insignifiante. Sainte-Menehould sera pour eux un objectif aussi impossible à atteindre que Calais ou Paris.


1er février. — Cet après-midi les Allemands font exploser de gros fourneaux de mines sur le saillant de Bagatelle, à la limite de nos deux secteurs. Tandis que les deux ailes de notre ouvrage s’effondrent dans les entonnoirs, une troupe ennemie fait irruption dans le centre. Il n’y avait là aucune défense accessoire. Les réseaux de fils de fer étaient impossibles à tendre, cet endroit-là étant sans cesse battu par les feux.

La contre-attaque aurait dû se faire immédiatement. Un certain retard se produit, le bataillon de réserve mettant un peu trop de temps à se rassembler.

Plus nous allons et plus nous nous rendons compte de l’indispensable nécessité qu’il y a à avoir les réserves à une toute petite distance et toujours prêtes.


2 février. — Comme je rentrais de la Croix-Gentin, ce soir, vers cinq heures, le lieutenant M… m’apprend une bien triste nouvelle. Un de nos meilleurs camarades, le capitaine Boiteux, vient d’être tué net par une balle dans la tête, tandis qu’il faisait une tournée d’inspection dans une tranchée de première ligne. C’est au brusque passage d’un créneau qu’il a été atteint. Les Allemands ont des tireurs d’élite uniquement occupés à tirer sur nos embrasures dès qu’ils observent le moindre mouvement. Quel admirable officier nous perdons là : svelte et sec, une fine et jolie tête brune, passionné pour le service, alerte et plein d’entrain, toujours en mouvement, toujours prêt aux missions les plus difficiles. Il avait trente-quatre ans et il sortait de l’Ecole de guerre. Il était marié, père de trois fillettes. Que de fois le soir, après qu’il rentrait de ses tournées, tout couvert de boue, nous nous attardions en longues causeries. Puis tout d’un coup : « Maintenant, mon cher, je vous quitte. Avant de me coucher, il faut que j’écrive à ma femme ! »

On vient de ramener son corps. Tout à l’heure, on l’a étendu sur un lit, dans une pauvre et triste chambre décorée en toute hâte avec quelques couronnes de feuillage et deux ou trois drapeaux. Il est étendu tout habillé, le crâne enveloppé de linges, le visage découvert, son képi, troué par les balles, posé sur sa poitrine.

Quelques bougies éclairent timidement ce lieu. Deux soldats, baïonnette au canon, immobiles, montent la garde. Agenouillé au pied du lit, un prêtre brancardier lit les prières dans son missel. Un officier, à tour de rôle, veille son camarade, qui, dans cette demi-obscurité, parait simplement endormi !


3 février. — Le moral des Allemands.

Rien ne serait plus dangereux que de nous faire des illusions sur notre ennemi. Mieux vaut, à tous égards, voir la réalité telle qu’elle est. Le moral des Allemands continue à être très haut. Leurs soldats se battent admirablement. Lorsqu’ils sont cernés, très souvent ils aiment mieux se faire tuer que de se rendre.

Cependant, les lettres qu’ils reçoivent de chez eux trahissent chez ceux qui les ont écrites une confiance beaucoup moins grande que dans les premiers mois. Les signes de découragement, et de lassitude se multiplient. Les femmes surtout se plaignent amèrement de la longueur de la guerre, de la cherté des vivres, etc.


10 février. — Nous allons ce matin à Vienne-le-Château, puis à la Harazée. Comme nous y étions vers neuf heures et demie, une attaque très violente se produit sur le saillant de Marie-Thérèse. L’ennemi fait sauter à la mine une partie de nos tranchées et précipite aussitôt dans la brèche des forces considérables. Les premiers rangs sont formés comme toujours d’hommes armés de grenades et de bombes. Derrière eux s’avancent de grosses masses. Les Allemands parviennent à occuper une partie de notre ligne. Notre bataillon de réserve, qui intervient immédiatement, les contre-attaque et arrête net leur avance. D’autres contre-attaques sont exécutées dans la journée et reprennent une partie du terrain perdu.

La mêlée, cette fois encore, a été terrible. Les Allemands, qui pour la plupart avaient été enivrés, ont massacré les prisonniers. De ce fait les témoignages abondent, des témoignages irréfutables. Un officier, un adjudant et deux soldats ont affirmé sous serment la chose suivante : ils ont vu deux des nôtres entourés d’un groupe d’Allemands qui les ont d’abord désarmés. Un moment après, ces hommes ont été abattus à coups de revolver.


11 février. — Après la prise d’une mitrailleuse allemande, l’autre jour, le général commandant la division offrit aux Chasseurs du xe bataillon la somme de deux cents francs, la prime habituelle accordée par le Grand Quartier Général. Or, l’un des chasseurs qui avait pris la mitrailleuse lui répondit ; « Merci, mon général ! nous voulons bien nous faire casser la g… pour le pays, mais pas pour de l’argent ! »

Et il refusa la somme.

C’était un petit paysan de Lorraine pour qui deux cents francs représentaient une fortune.


12 février. — Il y a dans cette forêt d’Argonne des coins tout à fait délicieux : des vallées pleines de fraîcheur au fond desquelles les ruisselets gazouillent, des sous-bois où se joue la lumière, des collines aux formes harmonieuses, de petits étangs où les grands arbres viennent mirer leurs branches.

Et tous ces jolis endroits, ces ruisseaux, ces fontaines, portent les noms les plus jolis du monde : le Bois de la Viergelte ; le Ruisseau des Emerlots ; la Fontaine la Houyelle (est-il rien de plus délicieux que ce vieux mot français ?), la Fontaine-aux-Charmes, la Fontaine-Madame.

Quant à la longue crête qui constitue comme l’épine dorsale de cette forêt, son nom est évocateur des chasses d’antan, des meutes, des piqueurs, des cerfs forcés après des randonnées furieuses : elle s’appelle la Haute Chevauchée.


12 février. — Un régiment de Territoriaux, arrivé dernièrement, comprend, un certain nombre de bucherons du Morvan. Comme ils bivouaquent en pleine forêt, les Morvandiaux, trouvant à portée de main du bois en abondance, sont en train de se confectionner de merveilleuses cabanes. Ce travail parait les intéresser très vivement.

Près d’une ferme, les coloniaux, eux, ont édifié un véritable village nègre : toute une suite de huttes aux toits pointus comme on en trouve au Soudan, et dans les pays tropicaux. Ils ont construit au centre une jolie petite chapelle, une chapelle en miniature qui fait l’effet d’un joujou d’enfans. Au-dessus de la porte, une inscription latine :


REGINÆ VICTORIÆ, PILOSI MILITES xe INF. COLON. ÆDIFICARUNT HANC ECCLESIAM.


11 février. — Vers midi, les Allemands, en colonnes par quatre sur un front de 3 ou 400 mètres, prononcent une attaque en masse contre notre bataillon, au Nord de l’ancien saillant de Marie-Thérèse.

Arrêtés en tête par un feu d’infanterie, battus en queue par l’artillerie, les quatre colonnes sont rejetées, laissant de nombreux cadavres sur le terrain.

A treize heures, notre artillerie commence la préparation d’une attaque qui se déclenche à quatorze heures.

Deux compagnies du xe bataillon de chasseurs s’élancent sur les positions ennemies. Accueillis par une vive fusillade et un feu violent de mitrailleuses qui, cachées derrière les arbres, échappaient aux coups de notre artillerie, l’attaque ne peut pas progresser longtemps. Un détachement cependant parvient jusqu’à un boyau avancé d’une cinquantaine de mètres, tout au contact de l’ennemi et s’y cramponne obstinément.


12 février. — Devant le bataillon de droite de notre division de gauche à l’Est de Bagatelle, nous faisons sauter à la mine une sape allemande. Les Allemands attaquent des deux côtés de la route de Bagatelle ; ils repoussent nos guetteurs et progressent dans les tranchées de gauche. Trois compagnies viennent aussitôt renforcer notre ligne de défense de ce côté-là ; à vingt et une heures, après avoir détruit des barrages faits de sacs à terre derrière lesquels les Allemands se sont murés, nos troupes réoccupent toute notre ligne et replacent où ils se trouvaient nos postes de surveillance.

Sur les fronts de la division de droite, des bombes allemandes font sauter un dépôt d’explosifs, dans les tranchées dites de Blanleuil (crête entre le ravin Sec et le ravin de la Fontaine-Madame). Un barrage d’artillerie arrête aussitôt toute tentative d’attaque. Toute la nuit, l’activité reste très grande de part et d’autre, surtout du côté du Four-de-Paris. Dans le secteur central, nous progressons d’environ cent cinquante mètres.


14 février. — Partout, mais surtout vers Marie-Thérèse, l’ennemi manifeste une grande activité. Nous gênons son travail par ses bombes et ses pétards, cherchant partout, conformément aux instructions du général commandant le corps d’armée, à reprendre la supériorité morale sur l’adversaire et, dès qu’il sera possible, l’initiative des attaques.


16 février. — Notre artillerie appuie la division de gauche du corps voisin qui est aux prises dans la région, de Bolante avec une forte attaque ennemie.

Différens coups de main heureux sont exécutés dans la nuit contre des sapes allemandes. Il semble que l’ennemi devienne moins agressif.

Les rôles changent peu à peu. Les Allemands, grâce surtout à leur supériorité d’outillage, à leur grand nombre de pionniers, étaient arrivés à prendre un certain ascendant. Or, ils sont en train de le perdre. Nos lignes de défense sont plus solidement organisées et les barrages d’artillerie bien établis partout. La surveillance de nos officiers, de nos hommes ne se dément pas un instant.

Il en résulte que la plupart de leurs attaques (et Dieu sait s’ils en font) échouent.

Tantôt les Allemands, après un jet de bombes et de grenades sortent, en formations serrées, de leurs tranchées. En quelques secondes, une pluie d’obus, de balles, s’abat sur eux. Les voilà obligés de regagner bien vite leurs trous, non sans laisser un grand nombre des leurs devant les parapets.

D’autres fois, ils s’avancent à la sape afin de diminuer pour leurs troupes le chemin à parcourir. Mais ces sapes sont de véritables tombeaux pour ceux qui les creusent. Nos soldats, en effet, ne cessent pas d’y jeter des bombes qui tuent tous les occupans.

Il s’établit ainsi sur tout notre front une activité incessante, une infatigable vigilance qui, de plus en plus, détruisent dans leur germe tous les projets d’offensive des Allemands.

On comprend toute la tension d’esprit, toutes les fatigues qui sont par-là même imposées à nos troupes et à leurs chefs, Dans les tranchées de première ligne, les soldats sont jour et nuit sur le qui-vive. Ils restent dans la boue, dans l’eau, soumis à une fusillade, à un jet de projectiles continu. Imaginez ce qu’est cette existence.

Le sifflement des obus et des balles fait, dans la forêt, une musique étrange, fantastique. Dans ces étroits ravins, les moindres bruits se répercutent avec une amplitude et une sonorité inaccoutumée. Les troupes de réserve devant être aussi près que possible de la première ligne, les soldats ne peuvent guère se reposer davantage. Quant aux cantonnemens de repos, ils sont presque tous soumis, cela va sans dire, à un assez violent bombardement.

Mais qu’importent toutes ces fatigues et ces dangers ? Le moral de nos hommes n’en demeure pas moins admirable. C’est quelque chose de miraculeux, de sublime, devant quoi il faudrait se mettre à genoux ! Songez que, même les jours où il n’y a pas de combat important, les pertes en tués et blessés se chiffrent assez souvent par centaines. J’assistais l’autre jour à la revue d’un régiment qui revenait des tranchées. Par une pluie froide, les hommes, crottés jusqu’au menton, avaient une attitude étonnante. Ils étaient jeunes presque tous, extraordinairement jeunes. Des visages imberbes, mais une attitude si martiale et les regards si résolus !

Je me souviens notamment d’un de ces Marie-Louise de l’Argonne, un petit caporal tout jeunet qui attirait l’attention par sa fière contenance. Le général s’arrêta devant lui pour l’interroger. « C’est le meilleur bombardier du bataillon, dit le commandant. Il n’a pas son pareil pour lancer les grenades. Il est ici depuis trois mois ; à la première occasion, nous le faisons sergent. » Vraiment, on pourrait dire d’eux ce que l’Autre disait de ses conscrits : « L’honneur et le courage leur sortaient par tous les pores. »

Beaucoup des officiers, qui les commandent sont d’ailleurs aussi jeunes qu’eux. Il nous est arrivé dernièrement tout un lot de sous-lieutenans constitués par les admissibles à Saint-Cyr. Ils arrivaient pleins d’entrain et d’élan, prêts à se donner de tout leur cœur, de toute leur âme, à leur mission.

Il n’est pas rare de voir, de-ci de-là, briller la croix d’honneur sur une de ces poitrines de vingt ans. Certains de ces officiers ont déjà reçu deux ou trois blessures. Ce sont des vétérans, riches d’expérience et pleins de leçons. Les soldats ont pour eux un respect mêlé d’admiration.

Quel début dans l’existence, quelle magnifique entrée dans la vie ! Les plus doux rayons du soleil levant ne sont rien à côté de ces premiers rayons de la gloire pour un cœur de vingt ans. C’est un soldat, Vauvenargues, qui l’a dit !


17 février. — C’est aujourd’hui le jour fixé pour l’offensive, sur notre gauche, dans la région des Hurlus. Notre corps d’armée a pour mission d’entretenir, sur tout son front, une activité très grande, afin que les Allemands ne puissent distraire d’ici aucune troupe. Une très violente canonnade se fait entendre toute la journée vers l’Ouest. Notre division de droite exécute toute une série d’opérations. Elle essaie de faire sauter un blockhaus allemand situé sur la rive droite du ruisseau de la Fontaine-aux-Charmes. Tout ce qui n’est pas détruit par l’explosion est canonné à bout portant par une pièce de 65 qui tire à quatre cents mètres.

Vers dix heures, nous faisons exploser une mine sous une tranchée allemande dans la région du Four-de-Paris. Une section d’un bataillon de chasseurs saute dans l’entonnoir et pousse jusqu’à la ligne suivante.

Une forte contre-attaque allemande débouche aussitôt en colonnes par quatre ; elle refoule légèrement nos élémens et parvient jusqu’à la tranchée qu’a bouleversée l’explosion. Mais, prise sous les feux de l’infanterie et de l’artillerie, elle recule bien vite, laissant beaucoup de morts sur le terrain.

Mais c’est sur la croupe Blanleuil que nous avons préparé notre principale attaque. Tous les détails en ont été soigneusement réglés. Trois fourneaux de mines sont chargés depuis quatre jours sous les positions de l’ennemi. Les bataillons qui donneront l’assaut se sont reposés. Les hommes ont été exercés au lancement des bombes.

Ces troupes sont réparties en trois échelons :

1° Une compagnie qui a pour mission de sauter sur l’ouvrage aussitôt après l’explosion, de le dépasser et de pousser en avant le plus loin possible.

2° Une compagnie chargée de soutenir la première et d’organiser la position acquise.

3° Un bataillon pour nourrir l’attaque et exploiter le succès.

Chaque colonne d’assaut est précédée de lanceurs de bombes ; puis des chasseurs baïonnette au canon ; des sapeurs du génie porteurs d’outils et de sacs à terre ; enfin, une mitrailleuse.

A huit heures, le feu est mis et les fourneaux de mines explosent sous les tranchées allemandes ; l’un d’eux fait éclater en même temps une mine qui avait été préparée par les Allemands. Au même moment, l’artillerie exécute un tir de barrage à l’arrière des positions de l’adversaire et bat violemment les points d’où l’ennemi pourrait flanquer les positions attaquées.

Deux minutes après, débouchent des boyaux, dans lesquelles elles sont formées, les trois colonnes d’assaut enlevées par les chefs de section, marchant en tête et encouragés par le commandant qui mène l’attaque. Celui-ci, un soldat magnifique, debout sur le parapet, la canne à la main, indique à chacun du geste le point où il doit se porter. Les colonnes bondissent sur l’ouvrage ennemi, y pénètrent par trois points et tuent tous les Allemands qui s’y trouvent : en tout une centaine d’hommes dont les cadavres restent dans la tranchée. On fait quatre prisonniers et on s’empare d’une mitrailleuse qui est ramenée et conservée.

A huit heures trente, la tranchée ennemie est occupée sur une longueur de 350 mètres au moins.

Les quatre chefs de section sont hors de combat, mais l’élan est donné et une partie des troupes dépasse la tranchée de première ligne, se jette dans les boyaux et arrive jusqu’aux tranchées de deuxième ligne.

Elles sont remplies d’Allemands et elles contiennent en abondance des dépôts de bombes et de munitions.

Nous y pénétrons un instant, mais, violemment contre-attaques par plusieurs colonnes débouchant des boyaux en arrière, nous ne pouvons nous y maintenir ; nous rentrons dans la tranchée de première ligne allemande que nous venons d’enlever.

Cette tranchée est profonde, étroite au sommet, évasée au fond, précédée d’un parapet très bas face à nos lignes, mais surélevé d’autre part vers l’arrière, ce qui empêche les nôtres de tirer sur les lignes allemandes, et qui permet à l’ennemi de s’abriter sur le bord même de la tranchée, au cours des contre-attaques.

Cependant, les détachemens du génie commencent à mettre en défense les entonnoirs ; ils constituent avec des sacs à terre des barrages aux extrémités de la tranchée occupée, aux débouchés de boyaux.

Le deuxième échelon est venu renforcer la première compagnie dans l’ouvrage conquis. Deux de nos mitrailleuses sont déjà en position ; l’une d’elles prend sous son feu une troupe d’Allemands qui s’avancent à découvert et la fauche en un instant. L’ennemi les contrebat avec violence ; une partie des servans sont tués ou blessés sur leurs pièces.

Les Allemands reprennent leurs contre-attaques en accentuant les efforts sur notre droite ; leurs jets de bombes incessans rendent notre position intenable.

Le commandant de l’attaque a déjà fait renforcer le front par deux compagnies du troisième échelon ; une troisième compagnie est rapprochée immédiatement en réserve. Les tranchées et boyaux sont occupés autant qu’ils peuvent l’être. D’ailleurs, le terrain entre notre première ligne et la tranchée prise ne permet pas un plus grand déploiement de forces. Il est inextricable, couvert d’abatis et de chevaux de frise.

Notre dernière compagnie apporte du matériel, sacs à terre, bombes et grenades qu’elle fait passer aux combattans.

L’ennemi renouvelle sans cesse ses attaques en utilisant des boyaux ; il parvient à se glisser au milieu de notre ligne. Il est chaque fois repoussé. A partir de midi, il bat très violemment la ligne occupée, nos première et deuxième lignes avec du 77, du 105 percutant et des Minenwerfer. Le terrain est bousculé, nos tranchées très endommagées. Le bataillon qui garde en arrière notre première ligne de défense subit des pertes, sans sortir de ses tranchées (cinquante-trois blessés, une vingtaine de tués).

Entre treize heures trente et quatorze heures, sur notre droite, les Allemands lancent une contre-attaque en masse et à la baïonnette : elle est brisée par notre fusillade. Mais, peu après, ils reviennent à la charge et poussent par tous les boyaux convergens, jetant les explosifs par paquets. Le jet de bombes devient de plus en plus violent, particulièrement sur la droite, où tous les chasseurs sont l’un après l’autre mis hors de combat.

Vers seize heures trente, cette partie de tranchée est perdue, ses défenseurs tués. Le commandant, depuis le matin, se dépense sans compter ; debout sur le parapet, il crie : « Hardi, les chasseurs ! Tenez ferme ! » Il tombe frappé d’une balle au front.

Le général commandant la division donne l’ordre d’amener un autre bataillon en réserve et de lancer ce qui reste du bataillon en contre-attaque. Mais ce nouvel effort ne peut s’effectuer, tant en raison de l’encombrement du terrain que par suite du manque de bombes.

L’ennemi prend alors de flanc l’autre partie de la tranchée ; il y attaque nos troupes, homme par homme, par un jet de bombes ininterrompu. Nos soldats mettent deux heures à faire deux cents mètres en perdant environ 40 pour 100 de leur effectif. Peu à peu, la tranchée occupée se vide et nous nous replions sur nos positions. Le général commandant la division donne l’ordre de se consolider sur notre front et d’y tenir solidement.

Notre artillerie n’a cessé d’appuyer l’infanterie. Toutefois, à certains momens, elle n’a pu produire tout son effet, en raison du rapprochement des deux lignes adverses.

Le génie a fourni à chaque colonne d’attaque les élémens chargés de mettre la tranchée ennemie en état de défense ; toute la journée, il a exécuté ses travaux sous un feu violent qui les démolissait sans cesse.

La lutte a été magnifique : chaque pouce de terrain n’a été perdu, peut-on dire, que par la mort de son défenseur. Il n’y avait plus de bombes, il n’y avait presque plus de munitions, et le ravitaillement ne pouvait se faire par les ailes, qui étaient débordées et battues de flanc, ni par le centre où le boyau était encombré. Une compagnie de chasseurs s’est battue, pendant deux heures, avec les fusils et les munitions des Allemands, avec leurs bombes non éclatées qu’on leur relançait.

Une fois de plus s’est ainsi affirmée la nécessité de doter nos troupes de grenades pratiques et sûres en quantité suffisante pour qu’elles puissent les dépenser sans compter.

Toutes les unités engagées tant pour l’attaque et la conservation du terrain conquis que pour le maintien de nos positions a Blanleuil et sur les autres points du front, se sont montrées, toute la journée, admirables de courage, d’audace, de ténacité. Les officiers ont fait noblement tout leur devoir.

Les Allemands ont certainement subi des pertes très considérables, que tous affirment supérieures aux nôtres.


18 février. — Cette nuit, vers trois heures, les Allemands ont tiré leurs premiers obus sur le village où nous nous trouvons.

Le sifflement bien connu m’a réveillé. Personne au demeurant ne s’est levé. Il faisait noir, il faisait froid : deux excellentes raisons pour ne pas bouger. Il n’y a eu aucun mal, sauf quelques chaises et des assiettes cassées dans une popote des officiers.


20 février. — A Châlons, où je reste deux heures, j’assiste au défilé de quatre ou cinq cents prisonniers allemands, faits la veille dans la région de Perthes. Ils passent dans la grande rue, solidement encadrés de territoriaux baïonnette au canon. Le populaire est très excité. La plupart de ces soldats m’ont paru d’une qualité physique nettement inférieure à tout ce que j’avais vu jusqu’ici : jambes cagneuses, épaules voûtées, corps malingres, bref toutes les variétés du déchet humain.

Où sont les magnifiques prisonniers de la Garde que nous faisions dans la région de Reims ? De solides gaillards, vigoureux, bien plantés, donnant la pleine impression de la jeunesse et de la force !


27 février. — La bataille des Hurlus continue sur notre gauche. Ce matin, pendant que nous galopons sur les hauteurs du Mont-Yvron, nous entendons le fracas de la canonnade toute proche. Par Maffrécourt, on atteint ces hauteurs qui se déploient en arc de cercle. Le sol y est sec. Au lieu de l’Argonne fangeuse et boueuse, c’est déjà le terrain crayeux de Champagne. On domine, du côté Nord, le village et le château de Hans, où Attila et Brunswick s’arrêtèrent, ainsi que le rappelle une inscription. Au Sud, c’est le village et la colline de Valmy, sur laquelle se dresse la colonne commémorative de la bataille. Elle a grand air, cette colonne, très visible de tous les points de l’horizon. Le cœur de Kellermann s’y trouve, et l’on a gravé sur la pierre la phrase célèbre de Goethe : « De ce lieu, de ce jour date une ère nouvelle de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. »

Nous sommes sur le terrain même où se livra cette bataille, qui marque un grand événement historique, beaucoup plus qu’un grand événement militaire.

L’armée de Brunswick ayant forcé les défilés de l’Argonne (ces Thermopyles de la France, comme le disait sans trop d’exactitude Dumouriez), faisait face à l’Allemagne et tournait le dos à Paris. C’était tout le contraire pour l’armée de Kellermann. Tout se borna en somme à une violente canonnade. Décontenancé par l’aspect martial et la fière attitude des troupes révolutionnaires qu’il s’attendait à mettre en fuite dès les premiers boulets, Brunswick n’osa pas poursuivre la lutte. Dans cette auberge de la Lune (grande route de Sainte-Menehould à Châlons), où ils passèrent la nuit qui suivit la bataille, Gœthe a raconté le découragement qui s’empara des chefs de cette armée. Il pleuvait depuis huit jours. Les bagages s’étaient perdus dans les boues. Un gîte détestable et un souper absent. La tâche de forcer la France révolutionnaire leur apparut comme une entreprise de plus en plus hasardeuse…

Les descendans actuels de Brunswick y mettent plus d’obstination. Nous n’en aurons que plus de mérite à les faire déguerpir.


2 mars. — Notre supériorité, notre ascendant sur l’ennemi s’accentuent ; nous prenons de plus en plus l’initiative des attaques. Si les Allemands s’avisent d’attaquer à leur tour, leurs efforts se dépensent presque tous en pure perte.

Notre succès, ici comme ailleurs, est une affaire de patience, de ténacité et d’énergie.

Le violent combat qui vient de se livrer aujourd’hui à Blanleuil en fournit une nouvelle preuve. Devant cette position, l’ennemi se montre depuis quelques jours très actif. La possession de cette croupe doit lui permettre d’agir d’enfilade et très efficacement sur notre saillant de Bagatelle. Il cherche sans cesse à progresser et réussit à pousser ses travaux d’approche jusqu’à une vingtaine de mètres de nos tranchées.

Il bat constamment et violemment notre première ligne avec ses canons de 77 et de 105 rapprochés à courte portée. Il y lance de nombreux explosifs et les bouleverse en beaucoup d’endroits, nous obligeant à un travail incessant pour les maintenir en état.

Le 1er mars, au point du jour, ce bombardement redouble. De plus, l’ennemi canonne les arrières de la position avec du 105. Tout fait présager une attaque.

À ce moment, notre première ligne est occupée par un bataillon, en arrière duquel se trouve, en réserve de secteur, un autre bataillon.

A la demande de l’infanterie, notre artillerie exécute un tir de barrage en avant de nos tranchées.

D’autre part, le général commandant la division donné l’ordre à deux autres bataillons de se porter sur la Harazée. Enfin, la région du Four-de-Paris étant, elle aussi, très violemment canonnée, une brigade occupe sans délai la ligne de la Biesme.

Vers sept heures quinze, trois mines explosent sous nos tranchées, creusant un profond entonnoir au centre de notre ligne, et deux plus petits à droite et à gauche. Les parapets sont bouleversés, beaucoup des nôtres ensevelis ; la fumée n’est pas encore dissipée que l’ennemi a déjà pénétré dans les entonnoirs en lançant des bombes ; il les occupe et cherche à gagner de proche en proche les tranchées attenantes.

Des deux compagnies qui se trouvent en première ligne, les quatre officiers et beaucoup de sous-officiers sont, dès le début, mis hors de combat.

Nos élémens de deuxième ligne, qui n’ont pas eu le temps de déboucher de leurs boyaux, ne peuvent qu’arrêter de leur feu les assaillans ; ceux-ci s’infiltrent de toutes parts, pendant qu’un combat corps à corps continue dans les portions de tranchées non bouleversées.

De nombreuses troupes de renfort arrivent derrière les Allemands ; mais découvertes, en partie, elles sont battues aussitôt par notre artillerie, nos mitrailleuses et arrêtées, à plusieurs reprises, dans leur progression.

Une partie du premier bataillon est submergée par la vague allemande.

L’ennemi, à peine a-t-il pris pied dans nos tranchées, qu’il les retourne aussitôt contre nous avec une rapidité surprenante, poussant derrière ses troupes d’attaque de nombreux travailleurs porteurs de sacs à terre, de rondins et de boucliers, dont ils revêtent la position conquise.

A force d’énergie, nous parvenons cependant à les arrêter. Notre compagnie de droite se maintient dans sa position, coûte que coûte.

Immédiatement lancé en contre-attaque, un de nos bataillons contient les Allemands, puis les refoule légèrement.

Un autre est à proximité, prêt à s’engager ; mais le terrain est violemment battu par les feux de l’ennemi, mitrailleuses, fusils, canons (77 et 105) venant de face et d’écharpe. Les communications, les travaux de défense sont presque impossibles.

Le général commandant la division renouvelle l’ordre du tenir les positions à tout prix. Il prescrit en même temps de préparer une nouvelle contre-attaque qui se fera au début de la nuit. Une compagnie du génie lui prêtera son concours.

Les Allemands, sur leur gauche, canonnés sans arrêt par notre artillerie, ne peuvent recevoir, de ce côté, aucun des renforts sur lesquels ils comptaient.

Mais, à leur droite, ils réussissent à en amener quelques-uns par le ravin de Fontaine-Madame, malgré le feu de nos mitrailleuses.

Cependant l’artillerie de la division procède à la préparation minutieuse de notre contre-attaque ; elle reçoit l’appui très efficace de plusieurs batteries de la division voisine.

Le bataillon désigné pour cet assaut nocturne fait procéder à toutes les reconnaissances nécessaires ; il reçoit un copieux approvisionnement en bombes et grenades. A la nuit tombante, les compagnies sont placées face à leurs objectifs.

A dix-huit heures cinquante, l’artillerie commence un bombardement très vif des positions ennemies, suivi à dix-neuf heures de tirs d’efficacité pour démolir les flanquemens.

À ce moment, éclate un violent orage accompagné d’une tempête de neige. Notre attaque n’en est pas moins lancée. Au coup de sifflet, nos soldats se lèvent d’un bond et se ruent à la baïonnette sur l’ennemi, malgré des feux violens, aux cris de : « Hourra ! — En avant ! »

Du premier élan, une compagnie réussit à pénétrer sur plusieurs points jusqu’à la deuxième ligne ; gagnant de proche en proche, elle s’étend peu à peu dans la tranchée en la déblayant à la baïonnette. Le combat se poursuit pendant plus de quatre heures dans la tranchée de première ligne et dans le boyau où se sont barricadés les ennemis ; il faut gagner du terrain pied à pied, démolissant les barrages élevés par l’ennemi, débarrasser la tranchée de nombreux cadavres qui l’encombrent et l’organiser au fur et à mesure de la progression.

Nous parvenons à reprendre presque la totalité de nos positions. Ce que conserve l’ennemi est tout à fait insignifiant. Nous trouvons, dans nos tranchées reconquises, un nombreux matériel allemand : outils, sacs à terre, boucliers que nous utilisons aussitôt, sans oublier quantité de fusils et de cartouches.

Nos troupes se sont admirablement comportées. Les jeunes soldats sont allés à l’assaut avec un héroïque courage. Le commandant du corps d’armée les en félicite dans un ordre général. La lutte a été acharnée. Il n’y a eu de part et d’autre presque aucun prisonnier. Nous en avons fait quatre en tout, deux grièvement blessés, deux autres légèrement. D’après ce qu’ils racontent, il n’y aurait eu que deux Français prisonniers, tous deux gravement blessés.

Les pertes des Allemands ont été certainement très fortes. On a retrouvé plus d’une centaine de cadavres sur le terrain. Leurs troupes en arrière sont restées un certain temps en formation dense sous le feu de notre artillerie et de nos mitrailleuses. D’autre part, d’après l’interrogatoire des prisonniers, le tir sur les tranchées allemandes a été extrêmement efficace.

J’ai rencontré ce matin un commandant qui venait de passer six jours dans les tranchées de première ligne, en un endroit où la lutte est particulièrement acharnée. Il avait l’air hébété, comme un homme qui a reçu sur le crâne un choc violent dont il n’est pas encore remis. Il parlait d’une voix éteinte, en brouillant quelque peu les paroles. « Je vous demande pardon, me disait-il. C’est curieux : je ne trouve plus mes mots. »

Pendant le combat du 1er mars, au moment où les Allemands se sont emparés de notre tranchée, cinq de nos soldats sont demeurés terrés dans le fond obscur d’un boyau. Lorsque les nôtres reviennent, ils se montrent. Mais, dans l’obscurité, on les prend pour des Boches, et on leur tire dessus. Le sergent est tué. Alors les quatre survivans se terrent de nouveau. Pardessus le parapet ils jettent plusieurs bouts de papier enroulés autour de cailloux : « Nous sommes Français, ne tirez donc pas sur nous. » Et ils signent de leurs noms en indiquant leur section, leur compagnie.

On les accueille à bras ouverts. On les sustente. Ils étaient aux trois quarts morts de faim.

Toutes nos batailles dans l’Argonne marquent le triomphe de l’effort et de la volonté. C’est à force d’énergie et de ténacité que nous obtenons nos succès. Il en a été ainsi durant toute cette guerre. Mais la chose est plus vraie ici qu’ailleurs.

Les Allemands nous avaient pris hier une tranchée. Nous la leur reprenons aujourd’hui, et nous leur prenons en outre une portion de la tranchée voisine avec une mitrailleuse. Il n’y a qu’un seul prisonnier.


APREMONT.