En Amérique - Avec M. Viviani et le maréchal Joffre

En Amérique - Avec M. Viviani et le maréchal Joffre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 632-665).
EN AMÉRIQUE

AVEC
M. VIVIANI ET LE MARÉCHAL JOFFRE


Hampton Roads, 24 avril.

Très tard, vers onze heures, les contre-torpilleurs américains envoyés au-devant de la mission française ont, à cent milles en mer, rencontré l’Amiral-Aube et la Lorraine. De part et d’autre, échange de signaux. Puis Américains et Français marchent ensemble, tous feux éteints, par une nuit noire ; seul un trait de lumière s’allume où l’hélice bat dans la phosphorescence du sillage. Au point du jour, apparaît, au rendez-vous fixé, le croiseur d’escorte. À bord de la Lorraine, la vie s’éveille. Le fin paquebot a gardé sa vitesse, supérieure à celle du vaisseau d’ancien type qui le protège en le retardant ; mais il a perdu son ancien vernis de coquette élégance.

Après huit jours d’une traversée qui, pour n’être pas sans périls, resta du moins sans incidens, par une route presque déserte, les membres de la mission, le maréchal Joffre, M. Viviani, l’amiral Chocheprat, le marquis de Chambrun, impatiens de contempler la terre, montent peu à peu sur le pont. Il est cinq heures du matin quand, à l’entrée de la baie de Chesapeake, Hampton Roads ouvre sa rade. Sur la paisible nappe des eaux, que plissent à peine des rides légères, le disque du soleil s’élève dans l’air bleu. Se tournant vers l’officier américain, pilote du navire : « Que c’est beau ! s’écrie le maréchal. J’aime ce soleil. Il me fait penser à celui de mon pays, le midi de la France. »

Dans le port où les contre-torpilleurs américains prennent leur mouillage, tandis que tous les navires hissent à leur grand mât les trois couleurs françaises, la musique d’un vaisseau de guerre attaque les premières notes de la Bannière semée d’Étoiles. Identiques, le bleu, le blanc, le rouge reparaissent en motifs divers, aux drapeaux des deux républiques. Avec le maréchal et l’amiral, officiers et marins portent la main à la hauteur du front comme s’ils saluaient, pendant que les graves mesures de l’hymne américain s’élèvent, le commun idéal de l’Amérique et de la France. Les civils se découvrent, jusqu’à ce que la dernière note ait couru sonore sur l’immensité des eaux, vers le lointain horizon. Un silence. Et la Marseillaise commence. La mission n’est pas encore à terre, et déjà l’Amérique et la France ont pleinement communié dans cette rencontre de deux nations qui, toutes deux sous les armes, ne laissent tonner, quelle que soit la joie de la rencontre, ni les salves de l’Amiral-Aube, ni celles du fort Monroe, sous lequel la Lorraine jette l’ancre. La poudre qui, en ce temps, a d’autres usages, attendra ; pour parler de meilleures occasions.


Washington, 25 avril.

A la courtoisie personnelle du chef de l’Etat, qui lui envoya son yacht, le Mayflower, la mission a dû de continuer sa route par la baie et le fleuve, jusqu’à la capitale fédérale. Reçue au chantier de l’Amirauté (Navy Yard) par le secrétaire d’Etat Lansing, elle passe près du Capitole, dont le svelte dôme s’enlève dans la verdure au-dessus des colonnes puissantes, et, par l’avenue de Pensylvanie, large voie bordée de grands immeubles, s’engage dans la ville. Devant la Maison Blanche, dont les jardins font presque toute la parure, sur la place où le général Andrew Jackson caracole en bronze sur un petit cheval qu’entourent de petits canons, deux grands monumens, l’un à Rochambeau, l’autre à La Fayette, s’élèvent, au pied desquels une délicate attention a placé des fleurs. La mission suit les voies ombreuses, bordées d’élégantes et confortables résidences, coupées de place en place de squares où quelque statue de général, d’homme politique ou de littérateur, évoque les grands souvenirs de l’histoire. Elle s’arrête au seuil de la belle demeure, — américaine d’architecture, avec sa brique rouge et ses colonnades blanches, mais française par le goût de l’ameublement, — d’un grand ami de la France, l’ancien ambassadeur à Paris, M. White. Partout, du Capitole à la Maison Blanche, du Congrès à la Présidence, elle rencontre le souvenir du grand événement historique auquel elle doit d’être ici.

Quand le maréchal Joffre eut expliqué au président Wilson et au secrétaire de la guerre, Newton D. Baker, les raisons de tout ordre qui rendaient hautement désirable l’envoi de troupes américaines sur le front de France, la mission aborda la partie de sa tâche la plus délicate et la plus haute, celle qui consistait à développer dans l’Amérique, pour qui la guerre était encore lointaine, le sentiment qu’elle était proche. Au Sénat, à la Chambre où, premier orateur étranger, il eut l’exceptionnel privilège de prendre à la tribune de marbre la parole au nom de la France, M. Viviani dégagea le sens de l’entrée des Etats-Unis dans la guerre. Quelques jours plus tôt, cherchant, à Mount-Vernon, dans la simple maison de Washington, la clé de la Bastille, pieuse relique de notre Révolution, et, à deux cents mètres de là, devant son modeste tombeau, le souvenir de nos soldats, « des soldats qui, depuis bientôt trois ans, luttent, sous les étendards alliés pour le même idéal, héros obscurs qui savaient que, sauf pour leurs proches, leur nom tomberait avec leur corps, » il avait salué la grande ombre du général libérateur. Et, tandis qu’il parlait à la Chambre, le souvenir de sa visite au tombeau de Mount-Vernon prit à nouveau possession de sa pensée : « Si Washington pouvait se lever, du haut de sa montagne sacrée, apercevoir le monde tel qu’il est, devenu plus petit par le rapprochement des distances matérielles et morales et par l’enchevêtrement des relations économiques, il sentirait que son œuvre n’est pas finie, et que, de même qu’un homme puissant et supérieur se doit aux autres, de même un peuple puissant et supérieur se doit aux autres peuples. C’est la logique mystérieuse de l’histoire qu’a si merveilleusement comprise M. le président Wilson. » Et, dans l’émotion grave et recueillie des représentans d’une nation qui n’a jamais plus confiance dans son avenir que lorsqu’elle y voit le prolongement de son passé, d’une nation religieuse, où le serment est le lien suprême, il concluait avec une irrésistible énergie, comme si, en dehors de tous les traités, mais au-dessus d’eux, il scellait ainsi, plus profond encore que l’accord des politiques, le pacte des cœurs : « C’est juré sur le tombeau de Washington, c’est juré sur le tombeau des soldats alliés, tombés pour la cause sainte ! C’est juré sur nos blessés ! C’est juré sur la tête de nos orphelins ! C’est juré sur les berceaux et les tombeaux ! C’est juré ! »

Dans un gouvernement d’opinion comme le gouvernement américain, et dans une crise d’une ampleur telle que celle-ci, quand le vote de la conscription ouvre à la nation américaine la redoutable perspective des grands efforts d’une rude guerre, ce n’est pas assez de parler au Congrès assemblé ; c’est le peuple lui-même qu’il faut émouvoir. C’est à lui qu’après avoir été chercher, sur les routes de l’Illinois, les grands souvenirs de Lincoln, la mission doit, pour compléter son œuvre, demander de répéter le même serment. A peine a-t-elle, de surprenante manière, soulevé l’enthousiasme de la capitale, que, de toutes parts, les grands centres commerciaux, industriels, intellectuels, où s’élaborent spontanément les forces vives de la puissance américaine, l’invitent à venir. Les gouvernemens demandent un arrêt dans les Capitoles, les cités dans les hôtels de ville ; les clubs proposent des banquets, les Universités offrent des doctorats honoris causa ; les plus élégantes des résidences, les plus somptueux des petits palais se disputent l’honneur de recevoir, à la descente du train spécial, les ambassadeurs extraordinaires de la France.


Chicago, 4 mai.

Débarquée à midi, dans le froid d’un ciel sombre, et non moins froidement saluée par le maire, — qui, pour l’inviter au nom de sa ville, hésita un peu, c’est-à-dire trop longtemps, — la mission défile sur les quais de la gare centrale, entre deux haies de policiers robustes, les épaules carrées, la face pleine et sanguine, le bâton levé à la hauteur des yeux en un salut rigide. Dehors, le premier régiment de cavalerie de l’Illinois, hommes de forte taille, fièrement campés sur de grands chevaux, en uniforme haki, sans galons ni dorures, sonne une fanfare guerrière. Dans un brusque dégorgement de foule, la mission gagne les vastes automobiles qui l’attendent, et, trop promptement pour être acclamée, défile, vitres relevées, par des voies étroites, aux façades noires, sales de fumées et de brouillard. Peu de vivats. Sur le passage se presse, silencieuse, dans le dédale des petites rues et des grandes artères, une foule aussi grise que le ciel : foule de travailleurs en vêtemens froissés, coiffés de casquettes et de chapeaux mous fripés, qu’on croirait d’abord rassemblés là par le hasard d’une sortie de travail, mais qui, sa formation épaisse le prouve, attend depuis des heures en rangs serrés. Beaucoup de jeunes gens, beaucoup de femmes. Jusqu’au Chicago Club, pendant près d’une demi-heure, malgré l’arrêt de la circulation, le cortège défile avec peine. Par intervalles, des acclamations, des sifflets : siffler, aux Etats-Unis, c’est plus qu’applaudir. Mais, quand, de sa voiture fermée, le maréchal, sortant enfin, monte lentement les marches du grand bâtiment où se loge l’aristocratique club, face à la nappe jaune du grand lac houleux, s’élève une acclamation formidable.

Une longue table en fer à cheval disparaît sous les fleurs. Aux côtés du maire Thompson, s’asseyent les deux chefs, civil et militaire, de la mission. Du mur, entre deux grands drapeaux américains, descend un drapeau français, gracieusement incliné sur la tête du maréchal. Ni formalisme, ni réserve ; aucune raideur, aucune gêne. Seul, le maire, qui manifestement est embarrassé, car une involontaire rougeur empourpre son visage, après s’être un instant efforcé de lier conversation avec ses hôtes, penche la tête en arrière, et, dans une sorte de rêverie mélancolique, suit, les yeux fixés au plafond, la lente fumée de son cigare. Plus d’un parmi les membres du club n’a pu trouver place à table : nombreux sont ceux qui se pressent dans les galeries, les dégagemens, le regard aux aguets, l’oreille aux écoutes. Leur curiosité, sympathique à la mission française, décoche au maire plus d’un propos railleur ; mais, pour le maréchal, elle n’a que d’incessantes louanges : « N’a-t-il pas l’air d’un vrai soldat ? Quelle tête magnifique ! Quelle puissance ! C’est tout à fait son portrait. » Mais le maréchal ne semble pas s’en apercevoir : sous le feu des regards, il reste calme, impassible, avec de temps en temps un court frémissement des paupières. Il n’est point de banquet sans discours : tandis que le maire, immobile, se tait, des orateurs, également applaudis. rappellent les grands souvenirs historiques : la venue de La Fayette et le traité d’alliance ; puis, aujourd’hui, l’arrivée des Etats-Unis près de la France, soumise à une agression silencieusement préparée depuis quarante ans, mais dont jamais, aux heures les plus sombres, ses amis américains ne désespérèrent. Et, lorsqu’on boit à la France immortelle, M. Viviani remercie. Il salue le double rayonnement du drapeau américain et du drapeau français. « Regardez-le bien. Ici, il est calme et tranquille. Il n’est pas semblable sur notre front, tout agité par le vent et déchiré par la mitraille, mais il n’en reste pas moins, dans la main vaillante de ceux qui le portent, non seulement le signe du courage français, mais celui de la libre démocratie et de la civilisation. » A cette évocation du drapeau, l’impassible visage du maréchal s’émeut et, vers l’orateur qui s’assied, s’élargit son sourire.

Kipling, dans une description fameuse, a dépeint les hôtels de Chicago bondés de gens parlant fort et ne causant que dollars. Il lui faudrait changer cette page de From Sea to Sea (de mer à mer) s’il y revenait. Au Blackstone, célèbre par sa « Galerie des Paons » Peacock Alley), où, dans l’après-midi, reçoit la colonie française, l’assistance, brillante et nombreuse, ne parle fort ni ne parle argent. Tumulte gracieux, encombrement élégant. Chicago peut être fière de son aristocratie féminine, aristocratie des plus intellectuelles, des plus élégantes, des plus riches, et aussi des plus fermées, qui, en ce moment, oublie toutes ses menues divisions, pour ne plus penser qu’à la France.

A sept heures, dans la Salle d’Or (Gold Room) de l’Hôtel du Congrès, un drapeau français, dessiné par des ampoules électriques, déploie ses trois couleurs sur un fond de velours pourpre. L’orchestre attaque la Marseillaise. Tous, dans la salle et les galeries, se lèvent. De l’autre côté de la salle où, de même manière et sur un même fond, se détache l’étendard américain, — l’Old Glory au carré bleu semé d’étoiles, qui, depuis 1818, a remplacé la Star Spangled Banner, où les étoiles, plus rares, formaient le cercle, — les convives, avec une gravité touchante, entonnent, sur un rythme lent, le vieil hymne, La Bannière Étoilée. Et quand M. Mac Cormick, président du comité de réception, a, dans son toast, rappelé qu’il y a cent quarante ans La Fayette descendait sur le sol américain, M. Viviani répond que toutes les causes justes doivent toujours trouver, de l’autre côté de l’Atlantique, tous les cœurs unis : « Si nous avions douté de la justice de la nôtre, nous n’aurions plus douté, affirme-t-il, lorsque, à travers l’immensité des flots, nous retournant vers la libre Amérique, nous voyions tous les Américains pensans se retourner de notre côté. Venez à nous, frères américains, venez combattre à côté des frères français, à côté des frères alliés. Venez, sous votre étendard glorieux, auquel s’ajouteront d’autres gloires, lutter pour la démocratie du monde ! »

Par un labyrinthe de couloirs souterrains, bordés de rampes, de balustrades, de marches d’escaliers, qu’occupe, depuis de longues heures, une foule de curieux, la mission passe directement jusqu’à la scène de l’Auditorium, où, déjà, sur des banquettes étagées, trois cents notabilités sont assises, tandis que, dans la salle de l’immense théâtre, dont la voûté disparaît sous les drapeaux, plus de quatre mille personnes se pressent. Les tickets d’entrée distribués par le comité de réception à ses invités se sont revendus plus de soixante dollars. La rumeur est grande, mais, dès que la mission pénètre, le silence se fait. Toute la salle se lève : la Marseillaise, jouée par l’orchestre sur un rythme lent, est, sur des demandes successives, répétée six fois de suite. Debout, chacun des assistans agite au moins un drapeau, souvent deux : une véritable vague de bleu, de blanc et de rouge déferle sur des milliers de têtes.

Après la prière, dite, ainsi qu’il convient, par l’évêque de Chicago, le maire, le prudent maire, se lève. Et c’est lourdement qu’il se lève. Il est grand et corpulent, la figure rougeaude, avec, dans les traits, quelque chose de vulgaire. D’un air contraint, il s’avance vers le devant de la scène, et, penché sur la table qui l’occupe, s’engage, d’une voix traînante, ennuyée, lente, dans une longue élucubration qui, passant sous silence les problèmes du jour, se borne à rappeler, dans un interminable récit, les lointains et peu compromettans exploits des premiers explorateurs français. L’assistance, d’abord étonnée, puis ennuyée, s’impatiente, se fâche. On entend des battemens de pieds, des rires étouffés, puis de moins en moins réprimés. Bref, une hilarité générale oblige l’orateur à écourter son discours, qu’il termine brusquement, en souhaitant, d’une voix que l’on entend à peine, la bienvenue aux hôtes de la ville. Mais déjà, le gouverneur est debout, qui, salué d’une ovation enthousiaste, s’efforce de dissiper la fâcheuse impression produite par le discours du maire. De taille moyenne, nerveux, agile, il scande ses paroles d’un énergique mouvement de la tête, brusquement jetée de côté. Tout à l’encontre du maire, son discours n’est qu’une succession de phrases vigoureuses, toutes vibrantes de sympathie pour la communauté d’idéal qui, dans l’heure présente, lie au même combat l’Amérique et la France. Et le chef de la mission française de se lever, dans une acclamation formidable : « Ce qui fait en effet la grandeur de la France dans le monde, c’est qu’elle n’a pas seulement travaillé et souffert pour elle-même, mais qu’à travers sa longue histoire, c’est à l’humanité qu’elle a pensé. »

A peine a-t-il commencé que, sans avoir besoin de comprendre et comme s’il devinait, au simple mouvement de ses lèvres, accompagné de la ponctuation de son geste, l’auditoire le suit. Trois cents personnes à peine le comprennent, cinq cents parmi les autres le devinent. « Entre les cœurs, a-t-il dit le matin au Chicago Club, il y a un langage mystérieux qui parle plus que les mots. » Il suffit que ces mots, Serbie, Belgique, Angleterre, Amérique, France, Marne, reviennent pour que ceux qui les entendent, sans d’ailleurs savoir le français, saisissent et se laissent emporter par le magnifique mouvement d’une irrésistible éloquence.


5 Mai.

Les journaux du matin sont enthousiastes. Joffre, disent-ils, a fait une nouvelle conquête : celle de la ville. Mais le ciel est toujours hostile. Quand, vers dix heures, la mission quitte la somptueuse résidence mise par M. Crane à sa disposition dans l’élégant quartier du Lake Shore, c’est à peine si quelques éclaircies bleues passent dans le moutonnement blanc des nuages. Le vent qui les pousse soulève le lac houleux. Après une courte visite au musée, face au Chicago Club, le cortège se met en marche par le boulevard Michigan : à sa gauche, la gigantesque muraille, grise et nue, des gratte-ciel ; à sa droite, la grande nappe jaune et tourmentée du Lac, où quelques noires silhouettes de navires se dégagent d’un fond de brume. Sur le trottoir et les quais, une foule énorme, difficilement contenue par la haie serrée des policiers de haute stature, fait une ovation aux deux chefs, civil et militaire, de la mission, quand, cédant à son désir, ils quittent, malgré le froid qui les mord au visage, leur auto découverte pour une auto fermée. Perpendiculairement au boulevard, s’ouvre l’une des rues, toutes nommées du nom d’un président des Etats-Unis, qui, entre les cages de verre des bureaux enfermés sur vingt étages de building, forment, dans la « boucle » aérienne du chemin de fer élevé, le célèbre « loop, » la citadelle du commerce : citadelle noircie par la fumée de multiples usines, qui sous le climat brumeux se rabat sur la pierre humide, mais où des maisons semblables surgit le peuple anonyme du travail. Aux multiples fenêtres, demoiselles de magasin, employés de commerce, sténographes, dactylographes se bousculent. Au-dessous la vague humaine déferle : un remous de têtes et d’épaules oscille sur le trottoir, escalade les autos, les camions, les voitures, subitement arrêtées, se hisse sur les toits, les petites gares aériennes du chemin de fer élevé, envahit jusqu’aux corniches des gratte-ciel. Pas de décorations, peu de drapeaux, — la prudence hostile du maire, l’impromptu de la visite ne l’ont pas permis ; mais un enthousiasme qui, ne pouvant parler aux yeux, s’adresse aux oreilles. C’est le bruit, le bruit sans réserve et sans pitié, vacarme inséparable de toute manifestation américaine : cris sauvages, hurlemens, sifflemens aigus, battemens de mains, trépignemens, lamelles de bois frappées l’une contre l’autre, sons rauques et nasillards des grands cornets porte-voix qui, au Washington Day, brisent le tympan. Ici, au détour d’une rue, les cuivres d’une fanfare lancent la Marseillaise ; plus loin, l’hymne enflammé sort étriqué d’un grêle mirliton. Dans le quartier de l’automobile, des centaines d’autos cornent sans interruption ; des usines voisines, les sirènes répondent. Dans les faubourgs éloignés, le cordon de foule s’amincit, la marche s’accélère, lassant peu à peu les poumons des enthousiastes qui suivent au pas de course le cortège. Même alors, pas un passant qui ne jette sur la voiture, maintenant fermée, du grand cortège, un coup d’œil rapide, accompagné d’un sourire — de ce sourire gai, bon enfant, qui est si vraiment américain. Par la portière fermée, sous la vitre, on entrevoit le képi du maréchal. Des bras se tendent. On crie : « Il est là, avec la casquette rouge ! » « C’est lui ! » « Je l’ai vu ! » « Le voilà qui passe ! »

Derrière les rangées d’arbres nus aux silhouettes maigres, que le printemps n’a, tardif, pas encore regarnis, s’élève un bâtiment à façade rougeâtre, aux nombreuses tourelles : copie, plus ou moins bâtarde, d’Universités anglaises, et qui, dans cette ville si moderne, dont cinquante ans plus tôt la place n’était qu’un amas de huttes auprès d’un lac, détonne avec ses airs moyenâgeux d’église gothique et de château fort. Forteresse de science, c’est l’Université de Chicago. Des docteurs en robe descendent le perron monumental, prennent, un à un, le bras du président, du maréchal, des autres personnes, et, d’un pas lent, les conduisent à travers les pelouses des grands jardins paisibles, jusqu’à la salle, lambrissée de vieux chêne, où, tamisée par les vitraux de couleur, la lumière du jour caresse doucement le regard. Après la prière, le déjeuner ; la Marseillaise, la Bannière Étoilée, sont entonnées en chœur ; puis un coup de maillet vigoureux impose silence. Le président de l’université se lève. De taille moyenne, peu large d’épaules, mais de maintien ferme, il a, sous ses cheveux blancs, les traits énergiques, le geste sobre, la parole nette. La chaleur, l’accent de sincérité profonde de son discours, la pureté de sa forme littéraire font avec la piteuse mélopée du maire Thompson un contraste qui n’échappe à personne. Lorsque, avec une diction qui ne laisse tomber aucune syllabe, il dit : « Nous donnerons jusqu’à notre dernier battement de cœur, » une émotion qui touche au délire s’empare de la docte assemblée. L’enthousiasme redouble lorsque le maréchal, présenté à l’assistance, porte la santé de M. Viviani ; il ne connaît plus de bornes lorsqu’à la sobre éloquence du président Judson, vient s’ajouter la brillante improvisation de l’ancien président du conseil, qui, ancien grand-maitre de l’Université de France, rappelle avec fierté ce titre pour faire dans cette ville, où la science allemande a si profondément pénétré, le rappel des titres de la science française. Le projet du professeur Wigmore d’envoyer des étudians américains en France, au pied de nos chaires, au lieu de leur laisser, comme autrefois, prendre la route de Heidelberg, de Bonn ou de Berlin, est à ce moment dans la pensée de tous. La présence de M. Hovelaque, spécialement chargé par le ministre d’étudier les conditions de resserrement des liens intellectuels franco-américains, donne aux paroles officielles tout leur sens. C’est un programme d’action qui se précise ici, pour se poursuivre ensuite entre les mains des spécialistes de chaque faculté et aboutir à la mutuelle entente des esprits.

Une dernière fois, les accens de la Marseillaise retentissent, et les membres de la mission, que précède, une Bible sous le bras, un membre de la faculté, sortent lentement, cérémonieusement, chacun étant escorté d’un professeur qui lui prend le bras.

Dans l’immense salle rectangulaire, où se tiennent d’ordinaire les grandes foires de Chicago, salle choisie pour ses exceptionnelles dimensions, s’ouvre la réunion finale. A quarante mètres du sol s’élève le toit, soutenu par un enchevêtrement de poutres métalliques. D’un bout à l’autre de la voûte, un gigantesque déploiement de couleurs américaines en cache la nudité. A gauche de l’estrade improvisée, un immense drapeau français, couvrant comme un tablier la muraille, offre, entre deux palmes croisées, cette inscription en lettres d’or : « La Marne. » Du parterre aux galeries moutonne une mer humaine. Vingt-cinq mille personnes tiennent à la main gauche un petit drapeau américain, à la main droite un petit drapeau français. La mission entre et tous les drapeaux s’agitent. Pendant une minute, à perte de vue, ce n’est plus qu’un océan de petits points bleus, blancs et rouges, secoues comme par un ouragan furieux. Les troupes qui, à l’extérieur, formaient la garde d’honneur, défilent aux accens de la Marseillaise et prennent place autour de l’estrade. Magnifiquement, l’un des orateurs américains précise le but des Etats-Unis dans cette guerre : « De même qu’aucun homme n’a le droit de vivre pour lui seul, aucun peuple n’a le droit de vivre pour lui seul. » Se souvenant qu’il a été ministre du travail, le chef de la mission française remercie et salue, au nom des ouvriers français, les ouvriers appartenant à des races différentes, Slaves, Grecs, Tchèques, Russes, frères de ceux qui travaillent en ce moment à l’indépendance et à l’émancipation de la Russie, qui sont venus se fondre dans cet immense creuset qui constitue la formidable Amérique, et saisit cette occasion de répondre à la calomnie, propagée par l’ennemi, que la guerre actuelle est la guerre du capital.

Puis, d’une voix stridente, le gouverneur de l’Illinois, venu de Springfield, la capitale de l’Est, présente officiellement à l’assistance le maréchal Joffre. Bien qu’il s’en défende, n’étant pas orateur, le maréchal doit monter à la tribune. Aussitôt commence une ovation sans précédent dans l’histoire, cependant très bruyante, des manifestations américaines. Tous sont debout, lançant des vivats, des cris sauvages, des interjections aiguës, des hurlemens de Peaux-Rouges. L’ovation, faisant successivement le tour de la salle, ne cesse sur un point que pour reprendre sur un autre. Pendant cinq minutes, elle se renouvelle ainsi par bonds ininterrompus, qui la font à plusieurs reprises porter sur l’assistance entière. Calme, impassible, la main levée à la tempe, le maréchal reste dans l’attitude militaire, mais simple, d’un « Garde à vous » sans raideur. Tourné sur lui, un projecteur électrique accuse le relief puissant et doux de ses traits fermes. Dans cette immobilité, sous cette lumière, devant cette foule, il semble, mi-homme, mi-statue, entrer vivant dans l’apothéose. Sous la paupière légèrement affaissée, passe, dans ses yeux bleus, le reflet des grands rêves. Mais il faut parler, couper court à cette manifestation que son sang-froid accueille, sans que sa modestie l’accepte. Par deux fois, ses lèvres s’agitent d’un tremblement convulsif. Le gouverneur, qui se garde bien d’essayer de dominer le tumulte, consent cependant à lui passer le marteau qui réclame le silence. A deux reprises, le maréchal en frappe la tribune ; mais les applaudissemens continuent jusqu’à ce qu’enfin, dans une accalmie, il puisse placer quelques paroles simples et dignes, ramenant à l’armée l’honneur qu’il ne veut pas qu’on détourne sur lui, « armée qui, dit-il, comprend non seulement ceux qui combattent, mais ceux qui travaillent à fournir des armes aux combattans. » C’est au nom de cette double armée, « l’armée du front et l’armée des usines, » qu’il porte à Chicago le salut de la France.


Kansas City, 6 mai.

Métropole industrielle d’une région agricole, peuplée des descendans des Puritains de la Nouvelle-Angleterre, Kansas City s’étend des deux côtés du Missouri, dont, à quelques centaines de pieds au bas de la route, fuit la nappe d’argent, tandis que, dans la vallée brumeuse, voilée par les fumées, s’aperçoit, juchée sur des hauteurs, la partie industrielle de la ville, logée, non plus dans l’Etat du Kansas, mais, particularité singulière, de l’autre côté de l’eau, dans l’Etat du Missouri. Dans la et clarté d’un jeune soleil, le cortège passe, sur des routes à forte pente, entre des rangées de paisibles villas ombragées de riches jardins, traverse un parc, défile entre une haie de cadets de marine à l’uniforme bleu gris bordé de galons noirs, reçoit, de jeunes filles, volontaires de la Croix Rouge, vêtues de la longue blouse blanche, un gracieux salut militaire accompagné d’un joli sourire, puis entre dans la foule, qui sort des églises. A Chicago, dans la rumeur de la ville fiévreuse, où le peuple des usines et des bureaux avait, pour l’accueillir, quitté sa tâche, c’était le travail qui saluait la France et sa guerre. Ici, dans la grâce rustique d’une fraîche verdure, cadre naturel d’une région agricole, c’est la fervente piété et la gaie joie d’un dimanche sanctifié par la prière, qui se tournent, la ferveur pieuse en ferveur patriotique, la gaité du repos en liesse d’accueil. Tous saluent les hôtes qui n’ont pas craint de venir si loin chercher une pensée que seuls les pessimistes eussent pu taxer d’indifférence. Sans doute, ce laborieux extrême Ouest, à mi-chemin entre les deux Océans, qui n’a de l’Europe que de lointaines notions, avait, plus qu’aucun autre, fait, dans la guerre, son rêve personnel de paix. Mais il a trop de bon sens pour ne pas s’être aujourd’hui délivré du lourd engourdissement des pernicieuses chimères.

Autour du cortège qui défile, le peuple pieux, sorti des églises, se masse. Ni cris aigus, ni sifflets stridens, ni glapissemens de sirènes, mais des applaudissemens, des chants qui semblent continuer des cantiques, l’offre, par de petites filles timides, de lis et de roses, la paix des champs après la trépidation des usines, l’accueil des fleurs après celui des cris, le salut religieux d’un dimanche rural après l’ovation tumultueuse, à Chicago, de l’industrie en pleine action.

Dans la salle oblongue, voûtée d’un entre-croisement de poutrelles métalliques, d’où les couleurs américaines, drapées en papillons, descendent, la mission pénètre ; L’évêque presbytérien, les bras croisés sur la poitrine, les yeux levés en extase, la voix agitée d’un tremblement convulsif, dit la prière. Les têtes s’inclinent ; à la voix grêle du prêtre répond le bourdonnement confus des Amen de la foule. Puis, c’est l’hymne Onward Christian Soldiers, dont l’assistance entonne en faux-bourdon le rythme martial et religieux. Un révérend, jeune encore, au visage énergique, la longue redingote noire boutonnée jusqu’au menton, fait d’une voix claironnante un long sermon de vingt minutes à la rhétorique brillante. Un rabbin au corps mince, à la voix aigre et pointue, dont la physionomie resplendit d’intelligence, vient exprimer au nom des Israélites de Kansas City les sentimens de fidélité de la communauté juive envers l’Amérique, envers les Alliés, « même envers la Russie. » Succédant aux chants religieux, aux discours pieusement patriotiques, la Marseillaise, dont le rythme s’accélère à mesure que la mission s’avance vers l’Ouest, joint à sa flamme la majesté. Ce n’est plus l’hymne ardent qui dit la passion des hommes pour la liberté, mais le chant guerrier de la justice divine.

Insensiblement enveloppé par cette atmosphère de foi patriotique et religieuse, M. Viviani ne cherche pas à le dissimuler : « J’ai été ému, dit-il. Vos yeux se levaient vers le ciel comme pour y chercher la justice divine. Et je me demandais comment il se pouvait que vous imploriez le Dieu de pitié et de miséricorde, pour qu’il devînt le Dieu de guerre. Mais j’ai compris : vous avez imploré le Dieu de guerre, parce que le Dieu de pitié ne pouvait être d’accord avec la bestialité humaine. »


Saint-Louis, 6-7 mai.

Grande cité de 700 000 habitans, largement étendue de son hôtel de ville monumental à sa cathédrale byzantine, Saint-Louis n’a de français que le nom, et, pour quiconque est de France, ouvre une source de mélancolie. Dans cette ville, dont les premières origines sont françaises, c’est à peine si quelques rares survivans des Français d’autrefois parlent encore la langue de leurs arrière-grands-pères. Les noms, s’ils ne sont anglais, sont germaniques. « Aviez-vous déjà été en Allemagne ? demandait le Kaiser à un général qui assistait aux grandes manœuvres impériales en Silésie. — Seulement à Milwaukee, Cincinnati et Saint-Louis, » fut la réponse. Mais, ici comme à Chicago, le temps a fait son œuvre : les descendans des émigrans que la prussianisation triomphante de l’Allemagne chassait de l’autre côté de l’Atlantique dans l’Amérique libre, sans castes et surtout sans caste militaire, ne peuvent s’empêcher de reconnaître que, dans la présente guerre, la France et ses alliés luttent pour la justice et les Etats-Unis pour l’humanité. Démocrates, ils ont, aux dernières élections présidentielles, voté pour le président Wilson. Confians dans la sagesse du guide auquel ils ont remis les destinées du pays, ils acceptent sans arrière-pensée la guerre qu’il a jugée nécessaire, et les alliances qui résultent de cette guerre.

Au Colisée, qui, l’an passé, vit, dans l’idylle d’une réconciliation générale, la Convention chargée de présenter le candidat démocrate se muer soudain, suivant le mot de William Jennings Bryan, en « fête d’amour, » une imposante manifestation de patriotisme se déroule. Au nom du cinquième régiment de Saint-Louis, les officiers remettent au maréchal Joffre un drapeau qui, d’après les mots mêmes du maréchal, le leur restituant aussitôt, va passer l’Océan, se trouver bientôt à côté du drapeau français, et, avec lui, dans un enthousiasme accru par cette rencontre, voler à la commune victoire.

Le lendemain, breakfast monstre à l’Athletic Club, où plus d’un est, vu le grand nombre des convives, prié de déjeuner par cœur ; des panoplies de drapeaux rappellent la libération des Etats-Unis, la cession de la Louisiane, la déclaration de guerre des Etats-Unis à l’Allemagne, avec ces trois noms, du côté de la France : « La Fayette, Napoléon, Poincaré ; » du côté de l’Amérique : « Washington, Jefferson, Wilson, » et ces trois dates : « 1776, 1803, 1917, » et cette devise, inscrite en capitales, face à la table d’honneur : « L’amitié de la France et de l’Amérique, fondée sur la liberté, est éternelle. » Non sans humour, avec une chaleur qui fait contraste à la tiédeur du premier magistrat municipal de Chicago, le président de l’assemblée porte en souriant, au nom de la municipalité, à la mission, le salut de la ville « allemande » de Saint-Louis.

Quand les voitures descendent la colline, vers le faubourg de verdure à l’extrémité duquel le train spécial attend, une longue ovation, sur un interminable parcours, unit toute la cité : commerçans du centre, ouvriers des quartiers écartés, enfans rangés des deux côtés de la chaussée, petits noirs à droite, petits blancs à gauche, tous accueillent, dans cette ville où, jadis, la France fut grande, sa gloire nouvelle qui passe, dans la splendeur du matin. Des banderolles s’agitent, de petits drapeaux frémissent, de fraîches voix crient : « Vive la France ! » la Marseillaise, la Bannière étoilée, s’entonnent de place en place, avec l’émouvante gravité d’un affectueux respect. Dans la cité que la France monarchique a non seulement fondée, mais nommée, sans que cependant aucune trace de vie française y demeure, c’est, quand le cortège tourne devant la statue équestre du saint roi, très loin dans le parc, au sortir de l’Université, toute la beauté française, identique à travers le temps, qui se lève devant l’admiration d’un peuple : « O noble France, si fièrement éprise d’idéal, a dit, en son adresse, la ville à la mission, la cité de Saint-Louis te salue en ce jour et, glorieuse d’être issue de toi, se prépare à te soutenir dans ta lutte héroïque pour la justice, le droit et la liberté. »


De Saint-Louis à Philadelphie, 7-9 mai.

Springfield n’est pas seulement la capitale de l’Illinois, mais la dernière demeure d’Abraham Lincoln. C’est vers cette grande ombre que s’achemine le pèlerinage de la mission. Dans le cimetière, vaste parc planté d’arbres, où, de place en place, apparaissent des croix, un monument s’élève, qui domine les autres. De la tombe solitaire de Washington à Mount-Vernon, à ce mausolée de pierre qui se dresse sur la verte colline, c’est toute l’âme des Etats-Unis qui s’évoque. De la maison à colonnes de Mount-Vernon à la simple cabane de bois de Lincoln, des souliers à boucles d’argent du propriétaire foncier de Virginie aux lourdes bottes de l’humble « lawyer, » du visage aristocratique, grave et ferme du premier à la figure hâve, du second, du général de la Liberté au juriste de l’Egalité, du triomphateur qui put jouir de sa victoire au martyr enseveli dans son triomphe, la distance est grande. Et cependant, de l’un à l’autre, c’est l’idéal des Etats-Unis qui, de conséquence en conséquence et de développement en développement, se poursuit. L’un, dans son Adresse d’adieu, véritable testament politique, a dit qu’il n’y avait pas deux morales, l’une pour les individus, l’autre pour les nations, mais que tous les contrats, privés ou publics, devaient être également respectés. L’autre, à Gettysburg, le 18 novembre 1863, sur le champ de bataille où le Nord avait trouvé la décisive victoire, a prononcé les paroles que le monde ne devait plus jamais oublier : « Ce n’est pas à nous de consacrer ce terrain à nos morts, mais à nous, vivans, de leur demander de nous consacrer à la tâche qu’il faut que nous poursuivions pour qu’ils ne soient pas morts en vain, pour que le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple, ne périsse pas de la terre. » Soldat qui combat pour la suprématie des justes et pacifiques lois, avocat qui invoque l’épée pour suspendre la suprême équité, Washington et Lincoln ont, dans le même sentiment de l’indépendance de l’Union, la profonde conscience du devoir des gouvernemens envers les hommes et des nations envers les peuples. L’esprit d’égalité entre les hommes, qui était celui de Lincoln, prépare aujourd’hui l’esprit d’égalité entre les nations, qui est celui du président Wilson. Et dans les mots fameux du message du 2 avril, demandant aux États-Unis d’entrer en guerre pour le salut de la liberté, l’écho des paroles de Gettysburg se prolonge.

... L’observation car du train spécial où les membres de la mission sont remontés se jonche et se tapisse de fleurs : lis de France et roses d’Amérique, couronnes et gerbes, dont, en lettres d’or, sur des flammes tricolores, de multiples inscriptions précisent l’hommage. Parfois, quand le train ne s’arrête qu’une ou deux minutes, dans quelque gare importante, la population, contenue par une frêle barrière de boy-scouts, s’approche : une fanfare éclate, d’anciens soldats de la guerre civile saluent, un vieil Alsacien s’avance, des poignées de mains s’échangent...

A Arcola, le train, brusquement, sort des rails. Le premier wagon, où se trouvaient seulement les bagages, est entièrement renversé. Dans le wagon-restaurant, où dine la mission, grand cliquetis de verres, d’assiettes et de tables brisés. Le maréchal est jeté à terre, heureusement sans rien perdre de cet impassible et bienveillant sourire qui, durant tout le voyage, l’accompagnera. Au dehors, pendant que les reporters s’empressent de téléphoner la nouvelle, un cavalier paraît dans la nuit. Aucun accident de personne, aucun soupçon d’attentat. Les deux lourdes locomotives du train ont simplement écrasé sous leur poids la voie trop faible d’une petite ligne de raccordement. Le chef du service secret, M. Nye, et les ingénieurs de la Compagnie arrivent promptement à cette conclusion, qui serait rassurante si, dans le train, qui que ce fût eût eu à cet égard une inquiétude. Le seul effet de l’incident est de retarder la mission, immobilisée pendant toute une nuit dans la petite gare d’Effingham. Au matin, un nouveau train arrive, auquel s’attache la dernière voiture, l’observation car, absolument intacte, où se trouvaient les appartemens des chefs de la mission,. Accourus en toute hâte, les gens, respectueusement, se découvrent. La déférence, la cordialité sont partout.

En dépit du changement d’horaire qui supprime certains arrêts, en ajoute d’autres, c’est, dans l’Indiana, l’Ohio, de ville en ville, le plus empressé des accueils. Indianapolis présente à la mission son monument aux soldats de la guerre civile : « Aux vainqueurs silencieux, » porte, sous l’obélisque gris, le haut relief de bronze. Capitale de l’Etat d’Ohio, Columbus masse toute sa population en larges gradins, entre les arbres, sur la grand’place qui s’étend au pied de la Maison d’Etat, State House, dont, peu à peu, les lumières s’allument, pendant que le soir descend dans l’acclamation profonde d’une cité qui, tout entière, s’unit pour donner tout son cœur.

A Philadelphie, les fils de la révolution américaine, descendans directs des combattans de l’Indépendance, forment une haie d’étendards, fidèle reproduction des drapeaux de la période coloniale, étendards qui s’inclinent au passage de la mission, qui de la gare est directement venue dans la petite salle émouvante où les « Pères » ont, le 4 juillet 1776, signé l’immortelle Déclaration. Le rabbin Joseph Kranskopf, l’un des plus éloquens du pays et l’un des pacifistes les plus connus de Philadelphie, prononce d’une voix chevrotante, les mains sur la poitrine, la tête inclinée, les yeux en extase, la prière d’usage. Le maire Smith, M. Viviani échangent quelques paroles. Puis, après la remise au maréchal d’un bâton taillé dans le bois de l’ancien bâtiment, maintenant détruit, où fut proclamée l’Indépendance, tous se rendent dans une autre salle, près de la grande relique démocratique, la « Cloche de la Liberté, » qui, après avoir, en 1753, rendu, sous le marteau d’une jeune parente d’Isaac Norris, son premier son, et glorieusement annoncé, en 1776, la nouvelle nation, repose maintenant dans une chambre aux boiseries blanches, où seuls quelques privilégiés pénètrent. Le chef de la mission française se penche et la baise avec ferveur ; le maréchal la touche, simplement, de la main, puis ramène cette main, d’un beau geste, à ses lèvres.

Après un arrêt dans le modeste cimetière où repose Franklin, la mission, continuant ses pèlerinages, se rend au petit cottage, tout humble, en briques rouges, à croisées d’un blanc fané, qui, dans Fairmount Park, où on l’a transporté, se dresse au sommet d’un tertre vert, planté d’arbres magnifiques : c’est la maison de William Penn, fondateur de l’État. Maintenus par une mince corde, dix mille écoliers, garçons et filles, couvrent les pentes à perte de vue. Une grimace involontaire, un « aye ! » qui sort d’une petite bouche, un brusque coup de coude au voisin indiquent leurs petites souffrances, vite oubliées dès qu’ils aperçoivent le képi du maréchal, accueilli de leurs vivats et du frémissement de leurs petits drapeaux. Sur le seuil de l’historique maison, une petite fille, vêtue d’une robe de style colonial, rouge et jaune, le visage empourpré par l’émotion, la voix étranglée, débitant avec peine les mots appris par cœur, présente au maréchal, qui l’embrasse sur les deux joues, une épée d’argent. Puis, revenant vers l’Université, le cortège s’arrête au pied de la statue qui montre un Franklin jeune, partant, le bâton du voyageur à la main, avec un simple mouchoir noué pour porter sa fortune, plus riche d’espoirs que d’écus. Et, passant devant l’hôpital allemand, qu’un grand drapeau des Etats-Unis couvre d’une manière rigoureusement correcte, le cortège aperçoit, non sans surprise, un petit drapeau français, brandi d’un balcon du premier étage : simple détail, qui en dit long sur la situation actuelle de l’Allemagne parmi les Américains d’origine allemande.


New York, 9-11 mai.

Depuis plus de huit jours, la mission voyage sans avoir rencontré New York. Elle cherche l’âme des Etats-Unis, à l’Ouest, au Sud, au Nord. New York est cependant la ville de force et d’énergie, de chiffres et d’affaires, d’intelligence et de travail, où la puissance américaine se forge, en même temps que la porte immense par laquelle le flot des hommes et des produits entre et sort sans cesse ; elle est non seulement le grand port, mais la grande usine, qui, depuis le début de la guerre, n’a cessé, par ses capitalistes, ses ingénieurs, ses courtiers, de travailler pour les Alliés. La guerre où le président Wilson vient d’engager les Etats-Unis n’est certes pas, quoi qu’en disent les pacifistes, la guerre de Wall Street ; mais, dans cette bataille du monde, où l’argent, plus que jamais, est un indispensable allié, Wall Street est une force. La mission de guerre française peut trouver à Washington la politique, et, sur la voie sacrée des tombeaux, de Mount-Vernon à Springfield, la tradition des Etats-Unis. Mais elle perdrait le sens des réalités si elle oubliait que, de l’Europe à l’Amérique, il existe un trait d’union. Entre les deux fleuves de l’Hudson et de l’East River, la cité de l’île de Manhattan déborde sur les rives voisines de Long Island avec Brooklyn et de Staten Island. Ici, dans une activité de fièvre, travaille une gigantesque ruche de six millions d’hommes, qui ne cherchent pas le dollar pour le dollar, dans une cupide idolâtrie du veau d’or, mais qui le veulent pour le mettre au service des grandes idées communes à la France et à l’Amérique, que, dans l’avant-port, la statue de la Liberté symbolise. Ce n’est pas cette statue seulement, mais la ville, qui mérite le beau salut en prose de Ruben Diario : « A toi, prolifique, énorme, dominatrice ! A toi, Notre-Dame de la Liberté ! A toi, dont les mamelles de bronze nourrissent un nombre incalculable d’âmes et de courages ! A toi, qui te dresses solitaire et magnifique dans ton îlot, en levant ta torche divine ! »

De Philadelphie, le train spécial vient, en moins de deux heures, de conduire la mission, face à la ville, sur l’autre rive du fleuve. En bas, vers l’Océan, la statue de la Liberté s’estompe confusément dans une forte brume. Alertes, les voyageurs montent promptement dans un petit bateau de la police du port, qui, bientôt, fend doucement la houle couleur de sable de la baie. De la masse épaisse du brouillard, qui en efface les bords, perce immédiatement, pendant plusieurs minutes, le ‘déchirant sifflet des milliers de sirènes des navires : grands paquebots, cargo-boats, ferrys, simples remorqueurs, unis pour adresser aux représentans de la nation alliée, en une symphonie à une seule note, aiguë et stridente, le salut du plus grand port du Nouveau Monde et même, en ce moment, de la terre.

Et, dans son île de fer et de pierre, New-York, la cyclopéenne capitale du chèque, sort du brouillard, avec ses châteaux forts aux mille tours. Leur indécise silhouette prend, à mesure que l’hélice tourne, un relief plus accusé. Sur le fond terne d’un ciel gris se lève, au-dessus des eaux, la ligne de faîte, inégale, qui tour à tour monte et descend, des gigantesques gratte-ciel, gardiens géans des trésors accumulés dans l’île, que les Hollandais, il y a trois cents ans, achetaient aux Peaux-Rouges pour quelques écus et dont la fortune aujourd’hui se chiffre par milliards.

Dans l’historique Battery Place, où les premiers colons abordèrent, maigre square délabré étroitement serré entre le fleuve et la pierre, que les hauts « buildings » cernent de la perspective profonde de leurs toits étages, attendent, malgré l’aigreur du vent et l’intermittence de la pluie, vingt-cinq mille personnes. Les chevaux de la police montée se cabrent, les opérateurs de cinémas se démènent, une nuée de fleurs descend, tandis que les ambassadeurs extraordinaires de la France, échappant au remous de foule dont l’enthousiasme les prend d’assaut, montent à grand’peine dans la longue file d’autos qui, singulière ironie, les attend devant les bureaux, maintenant déserts, des compagnies de navigation allemande : le North German Lloyd et la Hamhurg-Amerika Linie. La double rangée des buildings monte si haut que c’est à peine si, dans l’espèce de gorge longue et étroite qu’ils forment, les piétons d’en bas peuvent, levant les yeux, apercevoir le ciel.

Depuis le terre-plein de l’ancienne forteresse, jusqu’au Woolworth Building, dominant le City Hall de toute la hauteur de ses cinquante-quatre étages, couronné d’une flèche audacieuse, éclate une ovation qui, pour aller droit au cœur, ne craint pas de meurtrir les oreilles : ovation qui sort moins d’une foule que d’une fourmilière, rampant en bas, grimpant en haut, collée aux vitres, suspendue aux entablemens des fenêtres, au rebord des corniches, perchée même sur les toits, avec une hardiesse à donner le vertige. Il semble que, soudainement doués de vie, les grands gratte-ciel, éclairés par des milliers d’yeux, hurlent, par des milliers de bouches, le welcome gigantesque de la métropole : cris, vivats, battemens de mains, glapissemens, sifflets aigus, rumeur confuse coupée de notes stridentes, qui semblent la voix même des géans de pierre. Des myriades de petits papiers blancs, jetés des fenêtres, voltigent comme des papillons. De longs serpentins, lancés d’un vingtième, d’un trentième étage, se déroulent entre les jambes des chevaux effrayés des miliciens de haute taille ouvrant, non sans peine, la voie au cortège. Jamais héros national, pas même l’amiral Dewey, en 1899, après la victoire de Manille, ne reçut pareil accueil. Pas une seconde le maréchal, un éclair dans ses yeux bleus, ne quitte du regard les innombrables grappes noirâtres qui semblent descendre des nues ; le chef civil de la mission multiplie les coups de chapeaux. Les officiers de la mission, le colonel Fabry, martial sous le béret des chasseurs alpins, « diable bleu » que le peuple acclame, le lieutenant de Tessan, toujours de service auprès du maréchal, répondent de leur côté à l’inoubliable manifestation.

Par l’insurmontable clameur, poussée jusqu’au ciel, de centaines de milliers de voix, le tonitruant délire de la foule a reçu la mission. L’échange de paroles officielles ne saurait plus longtemps tarder. Jeune, grand, svelte, élégant, le nez long et busqué, les lèvres minces, la parole prenante, étonnant d’ardent enthousiasme et d’inflexible ténacité, le maire John Purroy Mitchell salue au City Hall, dans la mission, la France, « la France que nous aimons, la France notre alliée au cœur chaud, jamais inconstante, jamais infidèle, à laquelle nous, les Etats-Unis, avons une si grande dette, la France qui, pendant trois ans, a versé son sang pour que l’idéal de liberté politique et personnelle que les Etats-Unis proclament et chérissent puisse vivre sur la terre. » Les épaules voûtées, courbé, cassé, mais conservant, sous le front méditatif, à travers le doux regard profond des yeux noirs, toute la profondeur de la pensée, et, dans le corps affaissé par l’âge, toute la générosité d’un cœur sur lequel les ans n’ont pas de prise, le doyen des avocats de New-York, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Londres et à la seconde conférence de la Paix, l’illustre Joseph L. Choate, intervient à son tour. Et, rappelant l’aide apportée par La Fayette dans la lutte pour l’indépendance : « Ce n’est rien, dit-il, à côté des services que la France rend à l’Amérique depuis deux ans et neuf mois. Vous avez livré nos batailles, jour par jour, et en ce moment les fils de la France versent leur sang comme de l’eau pour que notre pays et les autres nations libres de la terre puissent jouir à jamais de la liberté. » — « Vous avez eu raison, Monsieur, répond le chef de la mission française, de dire que le sang de la France coule comme de l’eau. Et pourquoi a-t-il coulé ? Comme vous, nous étions une démocratie libre ; nous ne pensions qu’à la justice, au droit universel et à l’humanité. Mais nous avons été, sous l’agression même, obligés de nous lever. » Se tournant vers le maréchal Joffre, que, sans un arrêt de son entraînante éloquence, il attire près de lui, le bras passé autour du cou et la main sur l’épaule : « Qui donc, demande-t-il, conduisait nos soldats ? Qui donc, le regard sûr, la tête froide et tranquille, organisait le plan de la résistance à l’ennemi ? Je ne vous dis pas son nom ; il suffit de rappeler la Marne. » Et, de l’autre bras, il attire près de lui, pour louer nos marins, des tranchées d’Ypres à l’Adriatique, l’amiral Chocheprat. Sur le fond de lierre qui, sobrement, décore la muraille nue, le groupe symbolique de ces trois hommes se détache avec force. « Il me semble, murmure tout bas un Américain, qu’en ce moment je vois la France. »

Puis le cortège défile dans un quartier manufacturier, où, sur les enseignes, se lisent des noms allemands, mais où, pourtant, les acclamations s’élèvent, chaleureuses et nourries. Il passe devant les statues de Washington et de La Fayette, rencontre le Flat Iron Building, immense « fer à repasser » de vingt étages, dont la pointe s’avance dans la verdure de Madison Square. Il salue, dans la flèche du Metropolitan Tower, un souvenir du Campanile, passe sous un arc de triomphe, où se lit la phrase, désormais célèbre, du président Wilson : « Pour le salut de la démocratie dans le monde, » et débouche, aux premières lueurs du crépuscule, dans l’élégante cinquième Avenue, sous les étendards de toutes les nations alliées, qui, à perte de vue, forment, dans la gloire mourante du jour, une sorte de dais de rubis, d’émeraude et de saphir. Les cathédrales, ramenées à la commune hauteur par l’élévation des maisons voisines, se couvrent de drapeaux géans. Devant la Bibliothèque publique, que gardent, sur le haut escalier de marbre, deux grands lions de pierre accroupis, à l’intersection de la quarante-deuxième rue, où, fièrement, de colonnade en colonnade, s’éploie, majestueux dans sa large envergure, le vol de l’aigle américain, des milliers de spectateurs se lèvent. D’un bout à l’autre, c’est l’acclamation frénétique, l’applaudissement continu descendant du sommet des immeubles de vingt étages, jusqu’au remous vivant de la rue, la police impuissante à contenir la foule, mais la foule se disciplinant elle-même, une ferveur d’enthousiasme qui touche aux cimes, un délire sacré de patriotisme, où l’affection pour l’Amérique se double d’une égale affection pour la France.

Le cortège longe, à gauche, la masse verte du Central Park, tandis qu’à droite l’avenue prend de plus en plus, dans le quartier des résidences, un caractère aristocratique. A la soixante-dixième rue, les ovations prennent fin, devant le palais à la Mansart, princière demeure, que la courtoise attention de son propriétaire, Henri Frick, met à la disposition de la mission. Les accens, très doux, presque éthérés, d’un orgue mélodieux, à peine effleuré d’une main légère, reposent, par leur suavité, du bruyant enthousiasme de la rue aux mille bouches. Fatigués par la monotonie des grands édifices uniformément pavoises, et de la foule toujours semblable à elle-même, les yeux se reposent à contempler, dans la riche harmonie des boiseries et des tentures, la profonde et mystérieuse lumière des Rembrandt, l’éblouissante splendeur, aux chatoiemens de brocart, des Titien, la virile élégance des Van Dyck, l’éternelle fraîcheur des Hobbema, la robuste allégresse, la pleine santé morale et physique des bourgeois de Franz Hals, la grâce des voluptueux Fragonard et des Boucher malicieux, la douceur des Corot : chefs-d’œuvre arrachés à grand prix à la vieille Europe, pour attester non seulement la richesse, mais le goût affiné qui de cette demeure a su faire un musée, et de ce musée un véritable home de l’art. Dans la salle à manger aux grands portraits anglais, quelques privilégiés rencontreront, quelques heures plus tard, les membres de la mission. Le colonel Roosevelt et le maréchal Joffre, à table l’un près de l’autre attirés par une vive sympathie, malgré la différence de leur tempérament, l’un exubérant, ardent, la parole tranchante, le geste saccadé, l’autre calme, souriant, le geste rare, la parole doucement persuasive, y causent longuement, tandis que les mots « Franco, Marne, volontaires » indiquent, de loin, aux autres convives, le sens général d’un entretien que les reporters n’oseront que de très loin — sachant que le démenti les guette — esquisser le lendemain. Et quand le maréchal, la journée finie, cherchera le repos, il pourra, face à son lit, contempler l’une des plus célèbres toiles de Rumney : le portrait de Lady Hamilton, délicate manière de faire comprendre que le héros de la Marne est, pour la France et l’Amérique, ce que le héros de Trafalgar est pour l’Angleterre.

Le lendemain, passant l’East River sur le grand pont sévèrement gardé, dont la griffe de fer joint la « Longue Ile » à celle de Manhattan, la mission pénètre à Brooklyn, où dans le Prospect Park, atteint au milieu d’ovations sans nombre des quartiers populeux, se dévoile, en un bas-relief commémoratif, l’originale statue d’un La Fayette descendu de cheval à l’ombre d’un magnolia, la pointe de l’épée tournée vers le sol. En dépit du vent qui souffle en rafales, hommes, femmes, jeunes gens accourent, se pressent, acclament, tandis que, sur les pelouses du grand parc, les petites écolières, vêtues de bleu, de blanc, de rouge, mènent autour d’orchestres dressés en plein air la joie de leurs rondes enfantines. Ainsi s’unissent aux souvenirs du passé les espérances de l’avenir.

Après avoir, à l’hôtel Astor, soulevé l’enthousiasme des industriels et des commerçans de la ville, en les remerciant de la loyauté de leurs fournitures et de l’assiduité de leur labeur pour les Alliés, M. Viviani, suivi du maréchal Joffre, monte jusqu’à la cent-seizième rue, aux hauteurs de Columbia. L’ancien Collège royal de George III, qui, fier de ses origines, garde, dans ses armes une couronne, offre deux doctorats honoris causa aux deux chefs, civil et militaire, de la mission. Sur les degrés du monumental escalier qui mène à la Bibliothèque, escalier coupé d’un large palier où s’assied, statue d’or et personnification de l’intelligence, l’Alma Mater, les professeurs en robe noire, le président Nicholas Murray Butler, en robe vermeille, attendent les récipiendaires. Les escaliers sont noirs de monde : il faudrait remonter à la réception d’Abraham Lincoln pour trouver un sentiment comparable. Souriant, le président Butler, une fois la prière dite, évoque ce souvenir de Lincoln, compare la grandeur des crises et l’importance des temps. Dans un profond silence, il loue le chef civil de la mission, « le haut esprit et la sereine décision du peuple français, lié à nous par des liens qui remontent jusqu’au berceau de notre nation, et que rien ne pourra jamais affaiblir. » Puis se tournant vers le maréchal, levé pour recevoir l’insigne bleu du doctorat de Columbia : « Joseph-Jacques-Césaire Joffre, maréchal de France, qui par la force et le caractère, le courage et la superbe stratégie, avez rendu le nom de la Marne aussi immortel que Miltiade celui de Marathon, et ainsi sauvé le monde, pour la démocratie... recevez ce titre. » Et, tandis que le maréchal porte la main à sa tempe, le président Butler l’imite : premier exemple d’un grand universitaire américain faisant officiellement, dans la forme française, le salut militaire.

Séparés le lendemain en deux groupes, l’un qui se rendait à West-Point, pour y voir, sur les pelouses qui dominent l’Hudson, évoluer les cadets, jeunes athlètes qui, bientôt, seront officiers sur le front de France, — l’autre qui restait à New-York, pour le déjeuner des « lawyers, » heureux d’accueillir leur illustre confrère et d’honorer ainsi les glorieux sacrifices faits à la guerre par le jeune barreau français, — la mission se retrouvait, à l’invitation de la ville, avec la mission britannique au Waldorf Astoria.

Là, dans la salle de bal, un millier de convives sont présens : cérémonie expiatoire, car, ici même, à une époque que beaucoup regardaient comme le commencement d’une ère nouvelle, d’une ère allemande, pour les Etats-Unis, fut, en 1902, donné au prince Henri de Prusse un dîner d’honneur. Aujourd’hui, l’Angleterre et la France sont les hôtes de la ville de New-York.

Alternativement vue d’en bas et d’en haut, la salle offre un curieux contraste. D’en bas, la vue s’arrête sur une galerie circulaire, divisée en loges comme un balcon de théâtre ; près de quatre cents aristocratiques beauties y trônent dans le rutilement des pierreries, le chatoiement des soies, des satins, des velours, nuancés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; les éventails s’agitent ; de jolies lèvres chuchotent ; un flot continu de visiteurs en habit noir ou en uniforme passent d’une loge à l’autre, pendant qu’un orchestre invisible étouffe le bruit des voix, le cliquetis des verres, le brouhaha du service, qui monte du bas de la salle et des couloirs, sous un déluge de marches entraînantes et patriotiques, de Sambre-et-Meuse à America. Vue de la galerie, c’est une véritable forêt d’habits noirs et de plastrons blancs, groupés par dizaines autour de petites tables rondes, tellement pressées les unes contre les autres que les convives se touchent du coude, ont peine à porter leur verre aux lèvres, et que, pour se frayer un passage, le personnel a recours à de véritables tours de force d’acrobates improvisés garçons de table. Par intervalles, sur l’immense damier d’habits noirs et de plastrons blancs, le bleu clair d’un uniforme français, le kaki plus sobre d’un uniforme anglais ou américain éparpille, aux quatre coins de la salle, une gamme de notes martiales, qui vont rejoindre, à la grande table du fond, la note maîtresse formée par le dolman bleu sombre, coupé d’un chapelet de boutons d’or, du maréchal.

Le maire préside la table d’honneur. Son regard brille. Il a, sur les lèvres, un sourire continuel. Tout son visage rayonne d’une joie intense. D’un long regard de côté, il couve ses hôtes illustres : à droite, M. Arthur Balfour, grand, droit, vigoureux, souple malgré son âge (il joue encore au tennis), le teint frais, rosé, d’un homme entraîné aux sports, le regard clair, calme, un peu froid, le port de tête rigide, avec un peu d’aristocratique fierté dans la légère raideur du sourire ; à gauche, M. Viviani, le regard d’abord las, comme éteint, puis animé, le visage d’abord mat, puis empourpré, les traits contractés, dans le silencieux travail de pensée de l’orateur qui, dans un instant, va parler, et de cigarette en cigarette, cherche nerveusement l’inspiration décisive.

Dans la foule des mille convives pas un qui ne soit une notabilité de la politique, une autorité de la finance, une notoriété du barreau, une personnalité de la presse. Mais, parmi cette élite, il y a encore une sur-élite. Involontairement, le regard s’arrête, à la table d’honneur, sur un délicieux vieillard, courbé, cassé, mais qui retient encore, dans la vivacité de la parole, une juvénile ardeur : le vénéré Joseph H. Choate a l’air suprêmement heureux. Chaque trait de son visage parcheminé, curieuse évocation d’un passé plein d’activité, chaque ride profonde laissée par le temps et l’effort de la pensée, chaque plissement de ses lèvres minces et débonnaires, semble converger vers ce sourire un peu malicieux qui reflète toute l’allégresse de son âme. Son menton ferme marque la volonté. Son regard, encore vif, brille de toutes les lueurs de l’intelligence. D’une voix flûtée, qui, pourtant, n’a pas perdu toute son ancienne chaleur, il laisse tomber des paroles goguenardes, pleines d’un esprit pétillant, qui mettent l’assistance en joie. C’est le doyen des convives. C’en est aussi, comme on dit aux Etats-Unis, le wit, c’est-à-dire l’esprit.

Assis près du maréchal, « Teddy » Roosevelt, corpulent, presque lourd, agité d’un trémoussement continuel qui témoigne son impatience de mouvement et d’action, semble mal à l’aise dans son habit de coupe large et sévère. Son visage sanguin, aux traits forts, énergiques, à la mâchoire proéminente, qui garde, dans le moindre de ses sillons, toutes les traces d’une vie d’effort continu, reste impassible, légèrement empourpre. Son regard profond, scrutateur, sous les paupières presque fermées dans un involontaire plissement, s’arrête avec la certitude calme du triomphe. Il ne rit pas, ne sourit pas, mais lorsque son vieil ami Choate, rappelant son offre au gouvernement américain, laisse tomber cette parole qui soulève un tonnerre d’applaudissemens : « Si la guerre est assez bonne pour lui, n’est-elle pas bonne aussi pour nous ? « il se renverse en arrière comme pris d’un accès de joie convulsif, lui frappe par deux fois sur l’épaule d’un geste énergique ; ses lèvres s’écartent en une sorte de large rictus muet qui laisse entrevoir une rangée de dents énormes. De l’autre côté du maire, l’ex-président Taft carre son imposante stature. Son large visage, aux traits gras et réguliers, lui donne l’air assagi d’un commerçant prospère ou d’un industriel enrichi. Lorsque le maire, de sa voix vibrante, présente simultanément à l’assistance, sans prononcer leurs noms, les deux ex-présidens, il est le premier à se lever. Teddy reste obstinément assis : ce n’est que lorsque ses voisins de table le poussent que, d’un mouvement brusque et gauche, avec une contorsion du buste, il se lève, incline en avant, une seconde à peine, sa forte poitrine, et se rassied simplement, pendant que la galerie, tour à tour, crie : « Taft !Taft ! Teddy ! Teddy ! »

Représentant l’Etat de New York, le gouverneur Whitman a la forte carrure, la structure massive de lutteur, le visage carré, comme taillé à coups de serpe, d’un Danton ou d’un Mirabeau, les traits larges et proéminens, le nez fort, le pli des lèvres énergique, presque brutal, le regard autoritaire, toute sa personne respirant la force, la puissance de volonté, mais avec une parfaite franchise et droiture. L’armée est ici dans la personne du général Wood, soldat à l’œil froid et impassible, au profil romain, vivante personnification du devoir. Les Universités sont présentes avec le docteur Nicholas Murray Butler, la marine avec le contre-amiral Nathaniel R. Usher, le gouvernement fédéral avec l’honorable Frank L. Polk, conseiller du département d’Etat, le Sénat avec l’honorable William M. Calder, le corps diplomatique avec Cecil Spring-Rice et J.-J. Jusserand à la table d’honneur, et, à une table d’invité, l’ancien ambassadeur à Berlin, Gérard, qui, le regard las, reste plongé dans une méditation contemplative, tandis qu’à une table proche, évoquant les souvenirs d’une agitation politique passée, l’ancien candidat républicain à la présidence, Charles Evans Hughes, froid, correct, élégant, le visage aux traits réguliers marqués d’une empreinte aristocratique, la barbe blanche soigneusement peignée, encadrant une bouche large dont le lumineux sourire laisse entrevoir une denture magnifique, goûte, sans regret du pouvoir près duquel il passa, la joie patriotique de l’heure.

A l’appel du maire, qui vient de dire au nom de New York, « qui n’a jamais reculé ou hésité, à l’heure du danger : » « Nous sommes avec vous dans cette affaire jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit, » le doyen de l’assemblée, président du Comité de réception, M. Choate, redresse sa taille courbée par l’âge, et prononce un discours, dont nul ne pouvait alors se douter que ce serait son dernier. Spirituel, il regarde l’auditoire, la galerie, qui fait cercle, et le parquet des dineurs : « Je comprends, dit-il, qu’il n’y a rien que les femmes aiment mieux que de voir le repas des lions ; mais il arrive un moment où les lions rugissent, et ce moment est venu. Maintenant que nous sommes allés de l’avant dans cette guerre avec nos chers alliés, la Grande-Bretagne, notre mère-patrie bien-aimée, et la France, notre chère, délicieuse, ensorceleuse, fascinante, hypnotisante sœur, la fin ne saurait être douteuse. Nous y sommes pour la victoire que nous remporterons ensemble. » Dans un dernier effort de généreuse ardeur, ce vieillard que la guerre transporte au point d’ébranler en lui jusqu’aux sources profondes de la vie, n’hésite pas à parler comme un jeune homme, ce diplomate, comme un soldat : « Je me sens inspiré de la vieille âme de l’amiral Farragut. Lors de la guerre de Sécession, il avançait péniblement dans la baie de Mobile, parce que le Brooklyn, qui le précédait, marchait lentement. Comme le Brooklyn s’arrêtait, il demanda : « Qu’y a-t-il ? » « Torpilles, » lui crie-t-on. « Je m’en f... des torpilles. A toute vapeur ! » Défi aux sous-marins criminels, que l’assistance, mise en joie par ce rappel historique, appuie de longs applaudissemens. Puis, sagement, avec une grande finesse pratique, il conclut : « Les missions française et anglaise sont ici pour nous dire ce Que nous devons éviter. » « Non, répond M. Balfour, nous n’avons pas la prétention d’être vos instructeurs et vos mentors. Mais si la connaissance de nos erreurs peut être pour vous un utile moyen de les éviter, nous sommes prêts à les confesser devant vous. » Et, marquant le caractère de la guerre actuelle, violation des traités, barbarie armée par la science contre l’humanité, vain orgueil d’un peuple de mettre le monde à ses pieds, il dégage le sens universel de cette guerre, faite en apparence à quelques-uns, en réalité à tous, en sorte que tous les défenseurs du droit, de l’honneur et de la pitié, doivent s’unir pour résister à l’entreprise impie de l’empire de proie.

Très en forme, M. Viviani, dans une étincelante improvisation, résume ainsi la philosophie de la guerre, et les raisons de l’Amérique : « Si vous ne vous étiez pas levés, ce n’est pas par des canons, ce n’est pas par des zeppelins, ce n’est pas par des bateaux que vous auriez été atteints, c’est par l’esprit méthodique de l’Allemagne, qui se serait insinué dans votre cœur, qui aurait pénétré dans votre cerveau, qui aurait essayé de violenter votre conscience, votre âme. Vous avez compris le péril. Nous voilà tous debout, les hommes libres. L’heure de la liberté humaine est arrivée. Nous sommes tous debout pour lutter, et nous irons ainsi jusqu’à la victoire. »


Boston, 12 et 13 mai.

Invitée par le Canada, la mission qui, d’abord, avait craint de ne pouvoir s’y rendre, trouve le moyen de répondre à l’appel de l’autre France. Par un véritable tour de force d’ubiquité, elle passera la frontière, sans cependant cesser d’être présente aux Etats-Unis. Pendant que M. Viviani part pour Ottawa, le maréchal se met en route pour Boston, d’où il se rendra à Montréal pendant que M. Viviani sera à Boston. Le lendemain du banquet du Waldorf, le maréchal débarque, au matin, sous un ciel gris, dans une ville endormie, pour se rendre au Capitole. Une salve de vingt et un coups de canon l’accueille. Solennellement, le cortège monte les grandes marches, pénètre sous le péristyle, puis, précédé d’un huissier portant l’emblème de l’Etat, entre dans la grande salle où Sénat et Chambre sont réunis pour l’accueillir : accueil grave, sérieux, réfléchi, d’un peuple qui sait ce que c’est que la guerre et s’apprête à y mettre toute son énergie. Au déjeuner, dans un édifice sombre et sévère, d’une simplicité toute puritaine, par une attention délicate, Boston, la musicale Boston, a su rechercher et trouver toutes les marches militaires françaises, de Sambre-et-Meuse à la Marche lorraine. Enfin, dans l’après-midi, d’interminables régimens, masses grises qui vont se perdre dans le brouillard, défilent aux sons de fanfares guerrières. Les grandes acclamations de la foule viennent ensuite : acclamations trop connues pour qu’il y ait ici la moindre raison de les noter encore ; mais ce qu’il faut signaler, c’est la fierté martiale toute spéciale au Massachusetts. Boston a la réputation d’être le centre du patriotisme américain ; il suffit, pour s’en convaincre, de lever les yeux. Nulle part ne s’est vue pareille floraison de drapeaux. Et quand le cortège se met en marche pour l’Université de Cambridge, où, dans le stadium, s’entassent cinquante mille personnes, de nouvelles acclamations retentissent.

Après avoir offert au maréchal Joffre l’ardent salut de son esprit martial, Boston réservait, le lendemain, à M. Viviani, d’abord dans la Bibliothèque, fondée par un Français, où les muses de Puvis de Chavannes acclament le Génie de la Lumière, puis, au City Club, où se groupent, sans hiérarchie ni barrière, toutes les conditions, toutes les opinions, l’accueil de son esprit civique. Fidèle à ses grandes traditions, l’Athènes du Nord se montre ainsi comme une ruche active de travail, qui, non contente d’accumuler les richesses, allume, la journée finie, la lampe de l’étude, et sur sa prospérité entend que rayonne, haute et vive, la pure flamme de l’idée.


Un port d’Amérique, en mai.

Quelque part, descendent silencieusement, d’un train garé depuis une demi-heure, des ombres : de brèves paroles, et, dans la nuit, une vedette de la police du port glisse sur la moire sombre des eaux. Sur la rive opposée, les gratte-ciel, gardiens géans du fleuve immense, jettent au groupe qui s’enfonce dans l’épaisseur d’une nuit sans lune l’appel non écouté, si ce n’est comme adieu, de leurs lointaines lumières. Dans l’avant-port, deux navires de guerre attendent. Et bientôt, l’un convoyant l’autre, ils descendent vers l’Océan. Nul journal, ni demain, ni après-demain, ne dira la nouvelle. Plus discrètement encore qu’elle n’était venue, dans la solitude d’un matin, sur cette côte de la Virginie où les cavaliers autrefois abordèrent, la mission française vient de partir, d’un autre point, sous le triple anonymat du lieu, de l’heure, de la date, — et de disparaître dans la nuit.

Entre cette arrivée de surprise et ce départ de mystère, quelle activité, quelle popularité, quel éclat !

Pour trouver une impression comparable, il faudrait remonter quatre-vingt-treize ans en arrière, à la longue visite de quatorze mois que fit ici La Fayette, à l’invitation du Congrès. Prié par la République américaine « de revenir dans cette patrie adoptive de sa jeunesse, » le général s’embarquait au Havre sur le Cadmus, avec son fils Georges et un secrétaire. Il ne représentait que lui-même. Et cependant dans un voyage qui, par terre et par eau, diligence et bateau, devait le conduire à travers un grand nombre des vingt-quatre Etats (aujourd’hui quarante-huit) qui formaient alors l’Union, il devait recevoir les témoignages multiples, ardens d’une vénération qui portait au-devant de lui, non pas seulement les anciens combattans de la guerre civile, les chefs du gouvernement, Monroe au second terme de sa présidence, Adams à la première année de son unique mandat, mais le peuple entier des cités, qui comptaient alors quelques milliers d’âmes, où maintenant elles se chiffrent par centaines de mille, et cent soixante-dix mille à New-York, où elles dépassent aujourd’hui six millions. Les femmes demandaient qu’il leur fût permis de toucher ses vêtemens ; les pères lui présentaient leurs enfans. A Yorktown, le général Taylor lui offrit une couronne tressée pour un double triomphe : « Dans les combats, il fut un héros, et dans la vie civile, le bienfaiteur du monde. » On acclamait en lui le grand apôtre de la liberté. Venu comme simple particulier, le général La Fayette recevait le double hommage d’une admiration personnelle et d’une vénération nationale, d’une reconnaissance militaire et d’une sympathie libérale.

Mais, si grande qu’eût été jadis la manifestation qui, sur les pas de La Fayette, levait, avec le souvenir des jours héroïques de l’indépendance, la foi dans le progrès de la liberté, celle que la mission française a, dans un voyage de quatorze jours, fait naître sur sa route, la dépasse encore. Le 6 septembre 1916, au City Hall de New-York, l’ancien ambassadeur Robert Bacon, dont le nom est resté cher aux Parisiens, faisait, entre le vainqueur de la Marne et celui de Yorkstown, un parallèle significatif : « La bataille de la Marne, combattue et gagnée par Joffre. le jour de l’anniversaire de La Fayette, fait du 6 septembre une date mémorable, non seulement dans l’histoire du pays, mais dans toutes les annales de la civilisation. En commémorant les services de La Fayette, l’ami de la liberté, l’ami de l’Amérique et l’ami de Washington, nos cœurs vont à la France, à sa lutte pour l’humanité, pour nos intérêts et nos droits américains. » Tandis que, dans le marquis de Chambrun, la gratitude américaine retrouvait avec satisfaction la lignée personnelle de La Fayette, il lui semblait, dans le maréchal Joffre, trouver sa lignée militaire. Coiffé du képi aux trois feuilles de chêne, simplement vêtu de la tunique bleu sombre, aux manches desquelles brillent les étoiles de maréchal, les jambes enveloppées de molletières brunes, le vainqueur de la Marne évoque, aux yeux des Américains, les grands souvenirs de simplicité démocratique d’un général Grant. Impassible au milieu des ovations qui l’accueillent, ce maréchal sans cheval, ni chapeau à plumes, ni broderies, ni bottes, ni éperons, l’air doux, affable, avec son regard profond d’un bleu presque rêveur, réconcilie les plus intransigeans des pacifistes avec l’armée, dont ils comprennent qu’elle peut être démocratique, et jusqu’avec la guerre, dont ils entrevoient qu’elle peut être faite, non seulement pour la justice et la liberté, mais pour la paix du monde. Ce ne sont pas seulement des hommages guerriers que lui apportent les Américains, épées d’honneur à Brooklyn, bâton de maréchal fait dans le bois précieux du bâtiment de l’Indépendance, mais un tribut civique avec la statue d’or de la Liberté éclairant le monde qui lui est remise au Central Park de New-York.

Et ce n’est pas seulement devant les cadets de West Point, ou les monumens élevés aux soldats morts pour la patrie, que le maréchal trouve, avec quelques brèves paroles, ce geste : le salut porté de la main au front découvert, qui devient promptoment populaire et que les Américains, même vêtus de la pourpre d’un président d’université, répètent ; il trouve, devant la cloche historique de Philadelphie, cet autre geste, la main ramenée aux lèvres après avoir touché le glorieux battant, qui devait lui conquérir tous les cœurs. Comme pour La Fayette, les femmes, les enfans se pressent sur son passage, et, comme La Fayette, avec la même bienveillante affabilité, il se laisse approcher en toute simplicité. « Avec son regard doux et fort, nous dit une Américaine, sous la masse de ses cheveux blancs, son maintien simple, son sourire accueillant à tous, grands ou petits, puissans ou faibles, c’est le type du véritable héros. »

Pour commenter le sens du voyage de la mission, exprimer la permanence des sentimens que la France et l’Amérique, unissant leurs forces au service d’un même idéal de liberté, de justice et de démocratie, éprouvent l’une pour l’autre, nulle parole, au sein du gouvernement, ne pouvait être plus émouvante que celle du chef civil de la mission. Douce pour remercier, énergique pour affirmer, âpre pour flétrir l’agresseur ennemi de toute justice et de toute liberté, sa parole musicale a tantôt la fluidité de l’eau qui coule et tantôt la résistance du métal. Suivant la maxime de l’orateur antique : « De l’action, encore de l’action, toujours de l’action, » ses mains, d’abord tendues en se croisant vers le sol, se délient, montent à la hauteur du visage, se ferment et se crispent, pour frapper l’espace des deux poings fermés, puis se détendent, pendant que le bras s’avance et que le geste s’élargit ; le buste, légèrement penché au début, se redresse, se grandit ; le visage, d’abord souriant et comme rayonnant de clarté, se contracte et s’empourpre ; mais la voix, toujours harmonieuse, dont les mots portent jusqu’à l’extrémité des plus nombreux auditoires, garde toujours, sous la variété de l’accent et jusqu’au moment de la suprême envolée, son timbre de cristal. Habitués à l’éloquence plus sobre et plus monocorde, au geste plus rigide de leurs orateurs, soudain dépassés par la souplesse vive et forte de cette parole ardente, les Américains saluent d’acclamations enthousiastes et coupent d’applaudissemens frénétiques le merveilleux orateur qui, ne sachant pas l’anglais, se fait, rien que par la puissance de son geste et la mimique de sa parole, comprendre d’hommes qui savent à peine le français.

« C’est juré ! » a-t-il dit au Congrès. « C’est juré ! » a-t-il dit au peuple. Suivant le mot du président des Etats-Unis, « nous sommes frères dans la même cause. » Oui, c’est juré. Une fois de plus entre les États-Unis et la France, le pacte de liberté et de justice se trouve scellé, et, pendant que la mission française discrètement s’éloigne vers la France, ces mots de La Fayette au Congrès, le 1er janvier 1825, reviennent à l’esprit pour caractériser un voyage qui, par l’importance historique, ne rappelle pas seulement le sien, mais renouvelle l’intimité de pensée créée entre la France et l’Amérique par sa toute première arrivée : « A l’union perpétuelle avec les Etats-Unis ! Un jour elle sauvera le monde. »


PIERRE DE LEYRAT.