En Allemagne - Les grands travaux de nanigation intérieure

Georges G-Toudouze
En Allemagne - Les grands travaux de nanigation intérieure
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 848-872).
EN ALLEMAGNE

LES GRANDS TRAVAUX
DE NAVIGATION INTÉRIEURE


I. — PROJETS D’AVANT-GUERRE ET RÉALISATION D’APRES-GUERRE

Avant la guerre de 1914, l’Empire d’Allemagne avait établi, de manière minutieuse, un vaste plan de travaux publics, relatif principalement à la Navigation intérieure.

Ce plan n’était pas tenu secret, du moins dans ses lignes essentielles. Les ingénieurs et les géographes en donnaient volontiers les caractéristiques publiquement. Les professeurs en expliquaient la valeur économique et la portée nationale dans leurs classes. Et les nombreuses associations de propagande pangermaniste, la Deutsche Flotten Verein en tête, en exposaient les innombrables avantages dans les tracts répandus par centaines de mille à travers le territoire de l’Empire, cependant que leurs conférenciers ordinaires commentaient ces tracts au cours de leurs tournées régulières dans les grandes villes, les cités moyennes, les bourgs et les villages.

En juillet 1914, tous les Allemands, grands et petits, bourgeois, paysans, ouvriers, militaires de profession, commerçants, industriels ou intellectuels, connaissaient et approuvaient ce plan, — à la vérité gigantesque, mais concordant très bien avec tous les autres plans dont le Kaiser laissait entretenir son peuple, ou, mieux encore, ordonnait que l’on entretint ses sujets.

Cette grande publicité, donnée aussi ouvertement à de tels projets, aurait dû inquiéter les Français plus qu’elle ne le lit ; — car ces projets ne pouvaient devenir des réalités solides qu’après la soumission volontaire ou obligée de la France, de la Belgique, de l’Italie et des Puissances balkaniques. En effet, l’idée directrice était celle-ci : organiser la traversée de l’Europe d’Ouest en Est par le moyen de voies navigables allemandes unissant les embouchures du Rhin et de l’Escaut, ainsi que le Pas-de-Calais, à l’Adriatique par Trieste, à la mer Egée par Salonique, à la Mer-Noire par Constantza. Suivant ce plan, Hambourg allemand, Rotterdam vassale, Anvers germanisé, Dunkerque asservi par des moyens que l’on n’expliquait point, fussent devenus des bouches aspirantes vis-à-vis du commerce américain septentrional, ainsi appelé vers l’Europe centrale. Le Rhin et le Danube, largement aménagés, eussent constitué le corps central de ce réseau qui aurait englobé l’Elbe, le Main, le Neckar, — Strasbourg, avec son port, devenant une sorte de gigantesque « plaque tournante, » suivant une expression imagée, du Mittel-Europa. D’autre part, Trieste autrichien, par conséquent allemand, Salonique grec et par conséquent germanisé grâce à un « pacte de famille, » et Constantza roumain, mais rendu vassal, se fussent trouvés fournir le pendant des ports de la Mer du Nord.

Ainsi la Méditerranée, — surveillée en Adriatique par Corfou, propriété personnelle de Guillaume II, en mer Egée par le Pirée, soumis à la reine Sophie, et sur les Détroits par Constantinople jeune turc, — fût devenue une sorte de lac allemand. Et le raccordement se trouvait fait directement avec le chemin de fer allemand de Bagdad. La route Hambourg-golfe Persique était donc, en direction des Indes, propriété de l’Empire allemand omnipotent.

Afin de réaliser ce rêve, il fallait, ou l’acquiescement douteux de la France, de la Belgique, de l’Angleterre et de l’Italie, ou bien une guerre victorieuse qui, conquérant la Belgique, écrasant la France, maintenant l’Angleterre dans la neutralité et l’Italie dans l’alliance, donnât à l’Allemagne le prestige du triomphe, le respect des voisins et l’argent liquide des vaincus.

La guerre fut déclarée.

La marche directe sur Anvers dont la chute était préparée de longue main, la ruée sur Dunkerque et Calais dont la prise était escomptée d’avance, révélèrent aux plus aveugles les desseins de l’Allemagne. Victorieuse, elle n’eût rendu ni Anvers, ni Zeebrugge, ni Calais, ni Dunkerque, ni Boulogne. La minutie avec laquelle, avant 1914, la marine allemande avait organisé les escales de ses paquebots à Boulogne aurait suffi à dénoncer les arrière-pensées de l’Amirauté.

Durant les cinquante et un mois que se prolongea la guerre, les techniciens allemands, à l’arrière du front, chez eux, chez les Belges et chez nous, préparèrent patiemment le grand travail, tout comme s’ils se jugeaient vainqueurs. Et, en fait, si l’armistice avait été signé à notre détriment, on peut être assuré que les travaux eussent été commencés sans délais, avec, comme première mise de fonds, les sommes extorquées immédiatement aux Alliés vaincus.

Mais l’armistice fut sollicité par les Allemands qu’il sauva du désastre militaire final : c’était la défaite. Il ne pouvait plus être question de demander aux Alliés leur argent, ni d’occuper Anvers ou Dunkerque. Le vaste rêve du Mittel-Europa, bouleversé d’outre en outre, s’écroulait. Et en même temps que les Allemands perdaient Anvers et Dunkerque, ils voyaient disparaître, à l’autre extrémité de la carte d’Europe, Trieste devenu italien, Salonique demeuré grec, mais passé aux Alliés, Constantinople occupé par les vainqueurs, et Constantza libéré de l’emprise germanique, cependant que le chemin de fer de Bagdad changeait de maîtres.

Cet immense écroulement eût dû arrêter, semble-t-il, tous les projets allemands.

Il n’en est absolument rien.

L’Allemagne républicaine a simplement adapté aux circonstances moins favorables le plan que l’Allemagne impériale avait échafaudé en utilisant des conditions excellentes et en escomptant des possibilités de victoire universelle. Les moyens d’action ont changé, les tracés sur la carte ont subi des modifications ; mais l’esprit directeur est resté le même, et le rêve germanique sur la navigation intérieure est demeuré identique à lui-même.

Rêve est même un terme très inexact en la circonstance, car, à vrai dire, ce n’est plus un rêve : les réalisations partielles sont commencées.

L’Allemagne qui, si haut, se déclare ruinée, l’Allemagne qui se prétend dans l’absolue impossibilité de réparer les maux causés par elle, l’Allemagne a trouvé, dans ses caisses, les moyens financiers nécessaires pour entreprendre de formidables travaux intérieurs.

En même temps que le Reichstag votait 11 milliards de marks pour assurer séance tenante la reconstruction de la flotte marchande livrée aux Alliés, il votait 16 675 352 000 marks pour les chemins de fer (sur lesquels 5 516 758 000 marks de dépenses sont actuellement engagés), et il approuvait un programme de 52 milliards de marks pour la navigation intérieure. Ce dernier chiffre représente 2 720 kilomètres de travaux, et il faut, bien entendu, l’évaluer en marks-papier, — en notant ce fait que pour l’établissement de ce compte les ingénieurs qui l’ont étudié calculèrent à une date où le mark était tombé à un sou, ce qui donne tout de même la coquette somme de 2 036 000 000 marks-or.

L’opinion publique française se doute-t-elle de ce que représente, comme travaux effectifs, ce budget formidable ?... C’est assez douteux.

Or les projets allemands actuels concernant la navigation intérieure, projets dont plusieurs sont actuellement en voie de réalisation, constituent un remaniement à peu près complet de l’Europe centrale.

La défaite a interdit aux Allemands la mainmise sur Anvers et Dunkerque. Cet échec capital doit être réparé du mieux passible : on s’y emploie en essayant de pénétrera nouveau officieusement sur le marché anversois et dans le port belge, en essayant aussi d’envenimer toutes les discussions d’intérêt qui peuvent mettre aux prises les ports français et les ports belges à propos des surtaxes d’entrepôt, du service de Strasbourg, de la navigation du Rhin. Si les Belges et les Français pouvaient cesser de s’entendre, ce serait un bénéfice appréciable pour l’Allemagne, et les organismes allemands de propagande, profitant des moindres maladresses, des moindres polémiques de presse, attisent soigneusement les controverses d’intérêt trop facilement nées entre le Havre et Anvers par exemple.

Mais ce procédé sournois ne pouvant donner rapidement les résultats escomptés, il a fallu trouver autre chose. Et c’est ici qu’est intervenue la modification du plan primitif.

Le plan, dans sa forme définitive, peut se résumer ainsi qu’il suit.

D’abord, il faut organiser une forte voie navigable ayant pour tête de ligne Hambourg et le canal de Kiel, tête de ligne où viendra aboutir un grand trafic parti d’Amérique septentrionale et passant au Nord de l’Angleterre par la route des Orcades, au détriment du Havre, de Liverpool et d’Anvers. Cette voie navigable de Hambourg drainera à elle tout le trafic hollandais qu’elle ira chercher sur le territoire, néerlandais même et attirera de Rotterdam en direction de l’Allemagne et du Rhin allemand.

Devenue pompe aspirante et refoulante, cette voie navigable aménagée dans l’arrière-pays de Hambourg et de la Hollande, sera outillée de manière à doubler le Rhin et à filer en direction de la Suisse par la base de la Forêt-Noire et de la vallée du Neckar. Le Neckar, d’abord canalisé, puis prolongé par un canal, ira, — grâce à ce canal, — rejoindre le Danube. Et le Danube lui-même, par un autre canal, se verra relié directement au lac de Constance.

Ainsi la canalisation du Neckar, le canal Neckar-Danube, la canalisation Rhin-Main-Danube, la canalisation du Danube supérieur, et le canal Danube-lac de Constance fourniront à l’Allemagne un puissant système de navigation intérieure qui encerclera et pénétrera complètement la Suisse. Et, grâce à ce réseau vasculaire formant un circuit magnifique, la Suisse deviendra tributaire complète de l’Allemagne, et n’aura plus aucun besoin de ces voies franco-suisses dites Suisse-Océan, a trajet variable, qui sont aujourd’hui seulement en discussion chez nous et qui devraient relier la Suisse par le Lac Léman soit à la Méditerranée, soit il Bordeaux ou Saint-Nazaire.

Ce grand système de canalisations, de canaux et de voies d’eau aménagées est ainsi destiné à isoler la Suisse de la France et de la Belgique, et à barrer tout chemin à la pénétration fluviale franco-belge. Il a pour but la mise en échec d’Anvers, et un coup terrible porté à Strasbourg redevenu français. Tant que Strasbourg demeurait allemand, les projets germaniques développaient la « plaque tournante » de Strasbourg ; du jour où Strasbourg retrouve sa place en France, la tactique allemande est de l’annihiler en la masquant.

Comme suite à ce premier réseau rhénan, suisse et danubien, les Allemands prévoient un développement considérable de toutes les routes d’eau en direction du Danube, principalement le grand canal Elbe-Oder. L’effort tend à lier, par un réseau de lignes soigneusement combinées entre elles, la voie du Danube à tous les ports maritimes et fluviaux de l’Allemagne. Entreprise complexe et admirablement étudiée.

Enfin la troisième partie du projet n’est ni la moins originale, ni la moins hardie, ni la moins inquiétante. Ne tenant aucun compte des traités internationaux qui ont remanié la carte de l’Europe centrale, et considérant toutes les terres entre Baltique et Danube comme territoires allemands, les ingénieurs des Travaux publics ont imaginé le dessin d’un formidable lacis de voies d’eau unissant directement le Niémen au Danube, à travers la Pologne et la Tchéco-Slovaquie. Projet sur le papier, dira-t-on peut-être, et destiné à montrer que l’Allemagne entend mettre la main sur la Russie soviétique… Évidemment, ce n’est pour le moment qu’un projet ; mais les Allemands entendent bien montrer qu’ils le considèrent comme devant être réalisable dans un avenir donné, car ils mettent au travail leurs ouvriers dans la région où ils sont les maîtres, en entreprenant une énorme besogne sur les 51 kilomètres du canal des Lacs Mazuriques, besogne à laquelle ils attribuent un crédit de 30 millions en marks-or. L’indication est nette, elle est significative, elle montre quels desseins se dissimulent très peu derrière tous ces travaux. Ils ne visent à rien de moins qu’à l’asservissement de toute l’Europe centrale et orientale.

Tout naturellement, ce puissant réseau de voies navigables, appuyées sur le Danube, doit donner à l’Allemagne une base nouvelle et solide lui permettant de reprendre, à défaut de son expansion pour l’instant arrêtée vers l’Ouest, sa marche vers le Sud et vers l’Est.

Et l’ensemble des travaux de navigation intérieure répond bien à ce plan que traçait récemment Kurt von Strantz, parlant au nom du parti monarchiste et pangermaniste allemand : le Reich doit saisir le sol et le sous-sol russe, avec les blés, les bois, les viandes et les mines, de manière à interdire tout nouveau blocus de l’Allemagne, et assurer l’emprise sur les Roumains et les Slaves du Sud qui (je cite le texte) « doivent consentir, dans leur propre intérêt, à entrer dans l’unité allemande. »

Tel est ce plan dont la conception apparaît fort redoutable, — et dont il faut bien savoir qu’il n’est point un simple projet, mais bien un fait réel.


II. — DIX-HUIT VOIES NAVIGABLES EN CONSTRUCTION

Ces vastes projets seraient déjà très intéressants en raison de leur importance économique et politique : mais ils sont de plus infiniment curieux au point de vue technique, car les Allemands


CARTE DES VOIES NAVIGABLES EN CONSTRUCTION


commencent à réaliser par endroits de véritables tours de force matériels. Aussi faut-il témoigner une vive reconnaissance à l’égard du Bureau des Etudes techniques au Ministère des Travaux publics de France, dont les ingénieurs ont mené en Allemagne une enquête patiente et ont mis à jour les projets allemands : je me borne à résumer les renseignements techniques qu’ils ont bien voulu me fournir.

Dix-huit grandes voies sont envisagées, et chacune d’elles exige la suppression de difficultés parmi lesquelles certaines paraissaient insurmontables en raison de leur caractère. Elles seront cependant surmontées.

1° La canalisation du Neckar, envisagée de Mannheim à Plochingen sur une longueur de 200 kilomètres, s’étendra de là jusqu’à Ulm. La rivière aménagée portera des bateaux de 1 200 tonnes, sera barrée par 27 écluses et fournira une puissance électrique de 370 millions annuels de kilowatts. Une Société privée au capital du 300 millions de marks, soutenue par 160 millions, don du Reich, et 40 millions, dons du Wurtemberg, de Bade et de Hesse, exécute les travaux qui sont actuellement commencés aux sept biefs de Ladenburg, Wieblungen, Neckarsulm, Horkheim, Unterturkheim, Oberturkheim et Oberelingen. Afin d’assurer ses travaux, la Société, fondée à Stuttgart le 1er juin 1921, a émis, un mois plus tard, en juillet, un emprunt de 350 millions de marks à 4 pour 100.

2° Le canal Neckar-Danube prolongera le Neckar et, par un trajet de 64 kilomètres, ira de Plochingen sur le Neckar à Ulm sur le Danube. L’entreprise est une des plus audacieuses qui soient, car il faut ici franchir une crête montagneuse atteignant 568 mètres d’altitude. Le versant Neckar exigera 16 écluses avec une chute moyenne de 20 mètres, et le versant Danube 4 écluses avec une chute moyenne de 26 mètres. Le bief de partage sera installé à la cote 568, et il s’étendra du kilomètre 39,20 au kilomètre 62,100. Pour donner une idée de la hardiesse de ce travail, il suffit de dire que le projet de la Sudwest Deutsche Kanal Verein de Stuttgart en collaboration avec la Neckar A. G. Stuttgart, prévoit sur le versant Neckar l’écluse 14 au kilomètre 38,200, l’écluse 15 au kilomètre 38,700, l’écluse 16 au kilomètre 39,200, — soit 3 écluses de 26 mètres de chute chacune, sur une distance totale de 1 kilomètre juste. Sur le versant Danube, l’écluse 17, qui ferme le bief supérieur, est au kilomètre 62,100, l’écluse 18 au kilomètre 62,800, l’écluse 19 au kilomètre 63,300 et l’écluse 20 au kilomètre 63,800. Ainsi quatre écluses avant chacune 26 m. 50 de chute se trouvent groupées en 1 700 mètres, et sut ce parcours de 1 700 mètres les bateaux partiront du bief supérieur et arriveront à Ulm en descendant, par quatre ressauts, serrés les uns contre les autres, une altitude de 106 mètres !...

3° Le canal Danube-lac de Constance est d’une conception non moins hardie, puisqu’il élève son bief de partage à 546 mètres d’altitude. Destiné à relier par eau la Bavière à la Suisse, il donnera passage à des bateaux de 1 900 tonnes, sur une longueur de 103 kilomètres, avec 9 écluses sur le versant Danube, 4 écluses sur le versant lac de Constance, et 9 usines qui donneront une puissance de 22 950 HP. La chute des écluses, assez éloignées les unes des autres sur le versant Danube, est modeste : 9 mètres, en moyenne. Sur le versant lac de Constance, la chute est de 10 mètres, mais les écluses se touchent littéralement : il s’en trouve 11 entre le kilomètre 65 et le kilomètre 70,300, c’est-à-dire en moyenne une tous les 500 mètres.

Aussi le prix de revient prévu pour ce canal est-il fort élevé : 91 millions de marks-or, y compris d’ailleurs la construction et l’équipement des usines hydrauliques, ce qui revient à dépenser, aux prix de 1921, une somme approximative de 2 milliards.

4° Une voie d’eau particulière est destinée à unir le Danube au Rhin, et, par conséquent, à inscrire la Bavière et tous les pays de l’Europe centrale dans l’orbite économique de la région minière et industrielle rhéno-westphalienne. Cette voie d’eau exige pour son achèvement la canalisation du Main jusqu’à Bamberg, un canal de Bamberg à Kelheim, afin de remplacer le canal Louis devenu insuffisant, et enfin la canalisation du Danube de Kelheim à la frontière d’Autriche tout auprès de Passau. Cette voie d’eau devra assurer le passage de navires atteignant 1 500 tonnes, bien que le trafic normal soit prévu pour des bateaux de 1 200 tonnes. Elle se déploiera sur un parcours total de 790 kilomètres de Mayence à Passau, avec 61 écluses dont 31 de Mayence à Bamberg avec chute moyenne de 4 m. 70, 17 écluses de Bamberg au bief de partage avec chute moyenne de 10 mètres, et 13 sur le versant Danube avec chute moyenne de 8 m. 60.

La voie d’eau Mayence-Passau revêt une importance exceptionnelle, non seulement du fait qu’elle escalade des crêtes menant son bief de partage à l’altitude de 405 mètres, mais aussi en raison du trafic qu’elle assurera, et de la force hydro-électrique qu’elle fournira par le moyen de 33 usines nouvelles, non compris celles déjà existantes en aval d’Aschaffenburg. La Bavière entière s’alimentera à ces usines dont la puissance évaluée à 244 000 HP., fournira une moyenne annuelle de 3 453 millions de kilowatts.

L’alimentation de cet énorme chemin d’eau exigera l’appoint des eaux du Lech, affinent de la rive droite du Danube, qu’un canal spécial long de 90 kilomètres ira puiser à Meitingen et amènera à Forcheim sur le canal Main-Danube.

En juillet 1921, les Allemands évaluaient la dépense nécessaire à 9,35 milliards de marks-papier. Cette somme est devenue insuffisante et ils l’évaluent aujourd’hui à 550 millions de marks-or.

Les travaux sont commencés sur plusieurs points, notamment entre Ratisbonne et Passau. Et la canalisation du Main jusqu’à Aschaffenburg a été inaugurée en novembre 1921, par le passage d’un premier train de chalands de 1 500 tonnes, salué avec un immense enthousiasme par les populations riveraines, auxquelles les experts allemands font entrevoir un trafic normal annuel pouvant atteindre régulièrement 4 500 000 tonnes.

L’organisation financière est très caractéristique : le 30 décembre 1921, s’est créée à Munich une Société anonyme au capital de 900 millions de marks, divisés en 600 millions d’actions ordinaires et 300 millions d’actions de préférence. Cette Société, a pris mission d’exécuter les travaux de la voie d’eau Rhin-Main-Danube. Le Reich a souscrit 45 pour 100 des actions ordinaires ; la Bavière 26 pour 100 ; des villes ou des collectivités publiques les 29 pour 100 restant. Un consortium de banques a souscrit 250 millions d’actions de préférence et diverses municipalités ont pris, de leur côté, 45 millions de ces mêmes actions, ce qui a couvert entièrement l’émission. Cet effort financier, auquel a été accordée la garantie du Reich sous la forme d’un intérêt de 5 pour 100, n’a pas paru suffisant ; et la Société a émis le 30 janvier 1922 un emprunt de 300 millions de marks en obligations il 5 pour 100, offertes au pair : cet emprunt a été, d’enthousiasme, couvert deux fois en quelques jours, et l’excédent ainsi offert ayant été accepté, la Société s’est vue à la tête de 1 500 millions de marks, actions et obligations comprises. Ce second apport a encore été jugé insuffisant, et trois mois plus tard, en mars 1922, la Société, par assemblée générale, décrétait une augmentation du capital égale au capital originel. En outre, le Reich inscrivait à son budget de 1922 une subvention de 120 millions de marks, fraction première d’une allocation considérable proposée pour venir en aide à la Société. Donc, le Reich. la Bavière, les municipalités et les particulières rivalisent de générosité vis-à-vis de la Société qui a assumé la charge d’unir le Rhin au Danube : et ce travail devient ainsi une grande œuvre nationale, dont l’enthousiasme manifesté par les Allemands dit assez la valeur, l’importance matérielle et le but pratique.

5° Les projets précédents seraient incomplets si la canalisation du Danube supérieur entre Ulm et Kelheim n’était pas réalisée d’urgence : aussi plusieurs plans ont-ils été dressés aux fins d’aménagement de cette section. Les Commissions compétentes n’ont pas encore arrêté leur choix. Cependant, il semble que sera plutôt retenu le projet consistant à organiser l’aménagement nécessaire sur une longueur de 170 kilomètres, par le moyen d’un canal latéral qui suivra le lit du fleuve et ne l’empruntera partiellement que sur 19 kilomètres de longueur : ce canal latéral passera alternativement d’une rive sur l’autre, donnera accès à des bateaux de 1 200 tonnes avec possibilité d’accroissement jusqu’à 1 500 tonnes. Un outillage de 14 écluses avec des chutes moyennes de 9 m. 20, et d’usines hydro-électriques fournissant environ 250 000 HP. et 1 million de kilowatts, compléterait cet ensemble qui coûterait, aux prix d’avant-guerre, environ 215 200 000 marks-or.

Un canal spécial relierait Munich et Augsbourg à cette voie nouvelle. Quoique aucune décision technique n’ait encore été prise publiquement, cependant le canal Ulm-Kelheim et l’embranchement Augsbourg-Munich, sont inscrits au programme de la Société Rhin-Main-Danube et figurent à son objet social. Les travaux sont donc décidés en fait, sinon précisés au point de vue du tracé à suivre.

6° Un canal Weser-Main se rattache tout naturellement à la grande voie d’eau Rhin-Main-Danube. Ce canal est l’objet d’une attention passionnée en Allemagne. En effet, le Weser est soustrait aux effets de l’internationalisation et demeure, aux termes mêmes des traités, une voie d’eau purement allemande, qui, au contraire du Rhin, échappe à Rotterdam et n’a de communication qu’avec les ports germaniques de Brème et de Hambourg.

Aussi, les études sont-elles conduites avec une sorte de fièvre nationaliste particulièrement âpre. D’autant que deux traces sont ici en compétition. Le premier, suivant la vallée de la Werra, relie Hannover-Minder sur le Weser à Bamberg sur le Rhin. Le second emprunte la vallée de la Fulda et peut, à volonté, soit rejoindre le premier tracé en amont d’Eisenaeh, soit se diriger directement sur Francfort. Il est inutile de dire que cette dernière ville promet son appui matériel complet au projet qui la favorise.

Devant l’importance de ce canal, tout allemand, le Reich a cru devoir créer un bureau spécial d’études installé à Eisenach et lui assurer une subvention montant aux deux cinquièmes de la dépense, dont les villes et régions intéressées paient les trois autres cinquièmes.

Le projet prévoit une voie d’eau longue de 272 kilomètres donnant passage à des bateaux de 1 ( ?)00 tonnes. La maison Contag de Berlin s’est chargée d’établir le projet technique pour le compte de la Weser-Main-Kanal ; et elle prévoit sur le versant du Main, 1 écluses présentant 11 mètres de chute, sur le versant Weser 50 écluses offrant des chutes moyennes de 5 m. 80, et plaçant le bief de partage à l’altitude de 310 mètres. Ce projet représenterait une dépense de 160 millions de marks-or au tarif d’avant-guerre. Mais, en fait, ce premier calcul devra déjà être modifié profondément. Car le Weser est un fleuve à débit irrégulier, et il faut en outre, afin de combattre ces irrégularités, envisager la construction de neuf grands réservoirs pouvant contenir 600 millions de mètres cubes d’eau, — réserve qui, adroitement employée aux temps des « maigres, » permettra d’assurer au Weser défaillant une surélévation permanente de 0 m. 70. Enfin, il faut prévoir également la construction d’usines hydrauliques annexées à ces réservoirs et équipées de manière à produire de 4 à 500 millions de kilowatts par an. Déjà pour commencer, les ingénieurs allemands viennent d’inaugurer un réservoir achevé en 1918 et cubant 200 millions de mètres cubes d’eau.

Au total, aujourd’hui cette voie, jugée indispensable et pour laquelle les travaux iront sans doute très vile, est considérée par les Allemands comme devant leur couler une somme approximative de 220 millions de marks-or.

7° Un canal mettra en communication directe le Rhin, le Weser et l’Elbe, par le moyen d’une grande transversale accessible à des bateaux de 1 000 tonnes. Cette transversale est déjà en partie exécutée, car une section Rhin-Weser, commencée en 1906, a été ouverte au trafic sur deux sections, — section Rhin-Herne, et section du canal de la Lippe entre Hamm et Datteln, — à la veille de la guerre : 17 juillet 1914. En outre, la section Bevergen-Minden, reliant le canal de Dortmund à l’Ems et au Weser, a été mise en service en pleine guerre, février 1915 ; et la section Minden-Hanovre a été ouverte peu de temps après, en automne 1916. On voit que les hostilités n’avaient entravé en rien ces grands travaux d’inter-communication fluviale considérés par les Allemands comme étant d’utilité générale première. La section Hanovre-Magdebourg a été ordonnée en 1920 ; les travaux marchent activement : elle s’étend sur 155 kilomètres avec trois écluses mesurant respectivement 15 mètres, 10 mètres et 17 m. 60 de chute. Il faut noter que ces écluses présentent des caractéristiques particulièrement importantes : longues de 225 mètres, elles pourront donner simultanément passage à un remorqueur et à trois chalands de 1 000 tonnes, soit quatre navires à la fois.

Ce canal, dont on peut dire qu’il est en pleine voie d’achèvement, est complété par tout un ensemble de travaux : embranchement de 15 kilomètres en direction de Hildesheim, embranchement de 7 kilomètres sur Brunswick, embranchement de 55 kilomètres sur Magdebourg, la Saale et les mines de potasse de Stassfürt (dépense : 15 millions de marks-or), canalisation de la Saale de Bernburg à Halle et à Wernsdorf sur 60 kilomètres (dépense : 22 millions de marks-or), aménagement d’un réservoir de 90 millions de mètres cubes et d’un réservoir de 200 millions de mètres cubes dont l’appoint surélèvera le niveau de l’Elbe en aval de l’embouchure de la Saale, construction du canal Leipzig-Saale sur 30 kilomètres (dépense : 22 millions de marks-or), mise en communication de Berlin avec le Mittelland-Kanal, grâce à l’aménagement du canal de l’Ihle et du canal de Plaue agrandis au gabarit de 1 000 tonnes sur 50 kilomètres (dépense : 18 millions de marks-or) ; et enfin amélioration du canal Oder-Sprée. Ces huit travaux accessoires représentent près de 200 kilomètres de Voies navigables supplémentaires, — c’est-à-dire une longueur sensiblement égale à celle du canal lui-même.

En outre, dans les vallées de l’Oder, de l’Ecker, du Bode et de la Saale, des usines seront établies qui donneront une puissance totale de 90 300 HP.

Les ingénieurs allemands proposent une dépense de 343 millions de marks-nr, ce qui représente aujourd’hui 8,5 milliards de marks-papier.

Sans attendre davantage, les ouvriers se sont mis au travail sur six sections : la section Hanovre-Peine, l’embranchement d’Hildesheim, la section Peine-Brunswick, le canal de l’Ihle, le canal de Plaue, et le canal Oder-Sprée.

Le budget du Reich pour 1922 a largement doté ces travaux. En effet, nous relevons les chiffres que voici : 219 millions de marks pour les travaux en cours et énumérés précédemment, 1 500 000 marks pour le parachèvement du canan Rhin-Herne, 40 millions de marks (ajoutés aux 48 millions déjà dépensés) pour la création d’une deuxième embouchure au canal Rhin-Herne, 6 millions de marks pour le parachèvement de la section Weser-Ems, 6 millions de marks pour l’amélioration du canal Dortmund-Ems, et 8 260 000 marks pour la construction de réservoirs dans le bassin supérieur du Weser.

8° Un mouvement d’opinion considérable se montre, en ce moment, en Allemagne, favorable à tout ce qui pourra permettre au commerce allemand d’échapper à l’emprise hollandaise de Rotterdam. En particulier, les articles et les conférences se multiplient à l’effet d’organiser la mise en communication du bassin minier et industriel dit rhéno-westphalien avec les ports allemands de Brème et de Hambourg. Il existe bien actuellement un canal Ems-Hunte qui est destiné à relier l’Ems et le Weser, et à se prolonger ensuite sur Hambourg ; mais ce canal est jugé trop faible et son tracé ne satisfait pas. On voudrait le remplacer par un canal à 2 écluses pouvant porter des chalands de 1 000 tonnes sur une longueur de 90 kilomètres et pour un prix de 600 millions de marks-papier. Sans attendre davantage, le Gouvernement d’Oldenbourg a commencé les travaux, et le Reich lui a aussitôt accordé, sur le budget de 1921, 20 millions de marks, et sur le budget de 1922 10 millions de marks.

9° Un autre projet prévoit l’établissement d’un canal d’embranchement prenant jour sur le Mittelland-Kanal entre Ems et Weser, se dirigeant sur Brème, puis sur Hambourg. Ce canal a donné lieu, sur simple projet, à d’ardentes rivalités entre Brème et Hambourg, et c’est seulement en avril 1922 que les deux villes sont parvenues à s’entendre sur un tracé que l’on a nommé le canal Hansa.

Ce canal Hansa partira du Mittelland-Kanal à 11 kilomètres dans l’Est de Bramsché, c’est-à-dire à 180 kilomètres du Rhin, et se dirigera vers Achim, à 15 kilomètres de Brème. Afin de donner satisfaction aux intérêts rivaux, un embranchement se détachera à Osterhulz et, empruntant ensuite le lit du Weser, se dirigera sur Brême. Le canal principal marchera en direction de Horneburg et se divisera en deux branches, l’une suivant le cours de l’Elbe parallèlement jusqu’à Hambourg, l’autre allant sur Stade. Au total, le canal principal comptera 190 kilomètres. Il portera des navires de 1 000 tonnes ; mais il sera aménagé de manière à pouvoir, dès que les besoins l’exigeront, être augmenté en suivant l’accroissement du tonnage des bateaux. Il ne comportera d’ailleurs que trois écluses ayant des chutes de 13, 19 et 17 mètres. Mais deux écluses le mettront en communication avec l’Elbe, Hambourg et Stade, et deux autres écluses le relieront au Weser, Tune à Oker, l’autre à Achim.

Le budget demandé pour l’exécution de ce plan est de 3 500 000 000 de marks-papier.

Une Compagnie s’est aussitôt formée : la Hansa Kanal Verein. Et les travaux ont été divisés en trois sections : Hambourg, Brème et Duisbourg. On compte que les travaux pourraient bien commencer d’ici peu.

10° Hambourg et Lübeck veulent être liées à la région du Harz en passant par le Mittelland-Kanal. Un canal est prévu se prolongeant jusqu’à la Werra, sur une longueur de 140 kilomètres : cette voie d’eau, qui portera des chalands du tonnage uniforme de 1 000 tonnes, ne présentera qu’une seule écluse ayant 4 m. 85 de chute, mais elle offrira cette particularité d’être équipée de deux ascenseurs permettant aux chalands l’escalade respective de 24 m. 30 et de 33 m. 70 afin de racheter des dénivellations importantes.

Environ 90 millions de marks-or sont demandés pour ces travaux.

11° Un canal Leipzig-Torgau-Berlin est à l’étude pour bateaux de 600 tonnes, et coûtera 74 millions de marks-or. Mais il parait devoir être retardé comme exécution.

12° La Chambre de commerce de Kottbus réclame la construction d’un canal pour bateaux de 600 tonnes, afin de relier le bassin minier de Niederlausitz à l’Elbe d’une part, à Berlin d’autre part. Il en coûterait 55 millions de marks-or aux prix des travaux d’avant-guerre.

13° La mise en valeur du bassin de Niederlausitz exigera la construction d’un second canal reliant l’Elbe moyen et l’Oder moyen : partant des environs de Muhlberg sur Elbe, il sera long de 240 kilomètres et, aux prix des entrepreneurs d’avant-guerre, coûtera 123 millions de marks-or.

14° Tout à l’Est de l’Allemagne, une attention particulière est donnée à ce canal des Lacs Mazuriques dont la loi du 14 mai 1908 avait décrété l’exécution en lui fixant un gabarit de 250 tonnes, sur une longueur de 51 kilomètres et demi, et en lui donnant une pente totale de 11 mètres. A cette époque, une somme de 14 millions et demi de marks-or avait été attribuée aux travaux destinés à commencer l’établissement d’une liaison par voie d’eau entre la partie orientale de l’Empire allemand et les régions occidentales de l’Empire russe. La guerre a naturellement interrompu l’entreprise et les conditions du Traité de Versailles ont profondément remanié les divers arrière-pays sur lesquels comptait l’Allemagne, afin d’assurer le trafic de ce canal et des embranchements qui se trouvaient d’ores et déjà prévus. Mais l’exécution était si avancée avec les écluses achevées aux trois quarts, que les Allemands jugèrent indispensable de terminer l’œuvre au plus vite. Dès 1920, la Prusse dépensait 27 millions de marks-papier et le Reich votait une somme égale afin de reprendre la besogne pour l’achèvement de laquelle une somme de 400 millions de marks-papier est jugée nécessaire.

Au surplus, quelques changements d’ordre pratique ont été décidés. Et faute de pouvoir utiliser tout de suite ce canal comme voie d’eau, vu les circonstances internationales, il a été décidé de l’employer comme engin usinier : les écluses se transforment en usines hydro-électriques pour la plupart ; — et c’est du rendement de ces usines que l’on attend les capitaux nécessaires aux fins d’achèvement du canal même en tant que voie navigable. Cependant un crédit de 50 millions de marks a été voté au budget de 1922 à titre de subvention pour la continuation des travaux.

15° La région de la Ruhr doit naturellement être abondamment desservie. Et une Société spéciale, la Verein zur Schiffbarmachung der Ruhr, a pris à tâche la canalisation de la rivière Ruhr de Mulheim jusqu’à Hagen. Canalisation considérable qui se déploierait sur 65 kilomètres de longueur, avec 12 écluses présentant une chute moyenne de 4 m. 50, et qui offrirait passage à des bateaux de 1 700 tonnes.

Suivant le système actuellement en vogue dans tous les pays, une part des dépenses serait couverte grâce à l’utilisation commerciale des forces hydrauliques : des usines donnant une puissance totale de 10 200 HP., sont prévues. Et malgré le coût élevé de la dépense, — actuellement 1 350 millions de marks-papier, — il est évident que les travaux vont être menés avec activité par suite de l’intervention directe de toutes les industries régionales intéressées à la réussite de l’affaire et installées tant dans le bassin du Rhin qu’en Westphalie.

16° Avant la guerre, la canalisation de la Lippe avait été décidée par la création d’un canal latéral pouvant porter normalement des bateaux de 1 700 tonnes. Aussitôt les hostilités terminées, les travaux ont été poussés avec une activité caractéristique. Entre Datteln et Hamm, ils sont maintenant très avancés. Quant à la section Datteln-Wesel-Lippstadt, elle est seulement ébauchée. L’ensemble des travaux s’élèvera à environ 577 millions de marks-papier. Le budget du Reich a été mis largement à contribution, car en 1922 on lui a demandé 80 700 000 marks actuellement versés ; le nouveau budget comporte 1 million de marks pour la section Datteln-Wesel et 86 millions pour la section Wesel-Lippstadt. Ces chiffres montrent assez quelle importance l’Allemagne entière attache à l’achèvement rapide d’une artère sur laquelle toutes les industries comptent pour développer leur activité.

17° L’initiative privée seconde d’ailleurs le Reich dans des proportions considérables ; car la Verein zur Schiffbarmachung der Ruhr ne borne pas son intervention à la canalisation de la Ruhr : elle poursuit en même temps des actions secondaires. Principalement, elle a entrepris de prolonger cette canalisation de la Ruhr sur 14 kilomètres de longueur jusqu’à Schawerte, et de prendre ce point d’arrivée comme tête de ligne d’un canal, mis toujours au gabarit de 1 700 tonnes, jalonné par 5 écluses, et reliant la canalisation de la Ruhr soit à celle de la Lippe, soit au canal de Dortmund. Ce projet offre pour les grandes industries allemandes un intérêt considérable ; car il donnerait, — en liaison avec la Ruhr canalisée, le canal latéral à la Lippe, le canal Rhin-Horne, et le canal Dortmund-Ems, — une sorte de « circuit fermé, » pour employer l’expression consacrée, destiné à rendre des services immenses au bassin houiller et aux usines. L’entreprise ne laisse pas d’être un peu plus onéreuse par le fait que l’on prévoit le percement d’un tunnel long de 3 kilomètres qui réunira Horde et Schawerte. Mais les résultats matériels seront tels que le Reich et les industries intéressées sont prêts à tous les sacrifices.

18° L’Empire allemand avait, en 1910, préparé un projet de canalisation de la rivière Lahn avec passage suffisant pour bateaux de 1 000 tonnes sur 142 kilomètres de longueur, avec 28 écluses donnant des chutes entre 1 m. 35 et 5 m. 50, et moyennant un prix de 38 millions de marks-or.

De 1910 à 1914, il ne fut pas possible d’aboutir malgré les efforts des intéressés. Dès 1920, une Société privée se formait sous le titre de Lahn Kanal Verein, qui, immédiatement, amplifiait et refondait le projet impérial ancien, mais jugé insuffisant.

Une proposition a été faite qui consisterait non seulement à aménager la Lahn, mais à l’unir par un canal nouveau au canal Weser-Main avec confluent à Kassel. Si ce projet était mené à bien, l’Allemagne serait ainsi coupée transversalement par une seconde ligne analogue au Mittelland-Kanal : une série de voies d’eau, se branchant les unes sur les autres en un lacis bien étudié, uniraient l’Elbe à l’Oder, Torgau à Leipzig, l’Elster à la Saale, le Weser à la Saale. Cette énumération seule suffit à faire toucher du doigt l’objet que poursuivent les Allemands : la traversée du Reich en tous sens par un réseau de voies navigables se recoupant les unes les autres, et collaborant étroitement entre elles pour le service des industries allemandes d’une extrémité à l’autre du territoire.


III. — BUDGET ÉNORME ET TOURS DE FORCE TECHNIQUES

L’ensemble de ces travaux en cours ou en projet tout prochainement réalisable, représente des chiffres vraiment formidables que j’indiquais en commençant : soit 2 720 kilomètres de canaux ou canalisations achevés ou percés, — avec une puissance de 512 000 HP. pour les usines prévues, et, pour le budget nécessaire à l’exécution de ces travaux, une somme globale de 2 036 millions de marks-or calculés sur les prix de revient des travaux au taux d’avant-guerre.

Or, il ne faut pas oublier que 2 036 millions de marks-or représentaient, lorsque le Bureau des Etudes techniques, au Ministère des Travaux publics français, étudia la question avec le mark-papier tombé à un sou, une somme atteignant en effet environ 51 milliards de marks-papier, et que, en sus des projets énumérés, il y a lieu d’accorder une somme de 1 177 millions de marks-papier à l’exécution du canal latéral à la Lippe et à celle du canal Ems-Hunte. Au total, le Reich, les Etats et les Sociétés particulières envisageaient une dépense équivalente à 51 milliards environ, ainsi que je l’indiquais au début de cet article.

A l’heure présente, les travaux en cours d’exécution et les projets dont la réalisation est imminente représentent une longueur de plus de 2 000 kilomètres et une dépense engagée, ou sur le point d’être engagée, équivalente à 43 milliards et 600 millions de marks-papier calculés sur ce même taux.

En outre, le programme de Travaux publics prévoit d’autres travaux supplémentaires, dont certains sont déjà en cours d’exécution : par exemple l’agrandissement du canal de Kiel, l’amélioration de l’embouchure de l’Oder, du canal Oder-Sprée et de l’Oder lui-même en aval de Breslau, l’aménagement du Pregel et du canal Hunte-Ems.

En fait, nous nous trouvons, non plus en face d’un programme ordinaire de Travaux publics, tel qu’en conçoivent normalement les Etats souverains, mais bien en présence d’une transformation complète et profonde de l’outillage allemand sur toute l’étendue du territoire, avec raccordements en Suisse, Autriche et Russie. Jamais pareille tentative n’a été esquissée en Europe : c’est un remaniement complet de la carte, en violation audacieuse de toutes les conditions orographiques et hydrographiques naturelles.

Si l’Allemagne arrive à réaliser ses projets, elle se trouvera en possession du plus prodigieux réseau de voies navigables organisées qui soit au monde, avec appui de tout un jeu d’usines hydro-électriques fournissant une puissance énorme en HP. à toutes les industries germaniques. Ce réseau formera un lacis de canaux et de rivières canalisées, avec nœuds de confluents multipliés, qui couvrira tout l’Empire de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud, sans une interruption. Toutes ces voies navigables permettront la circulation normale de bateaux jaugeant une moyenne de 1 000 tonnes, — c’est-à-dire de bateaux présentant une capacité trois fois supérieure à celle que présentent les chalands en usage sur les voies françaises.

Ainsi le rendement des voies navigables allemandes sera égal à trois fois celui des canaux français.

En outre, les projets allemands sont établis de telle manière que presque tous les canaux commencés ou préparés seront armés d’écluses longues de 200 à 300 mètres, dispositif qui permettra d’écluser en une seule fois un train de bateaux entier et son remorqueur. En France au contraire, l’équipement de nos écluses exige que l’éclusage se fasse pour chaque bateau séparément et successivement. Le système allemand va donc permettre une grande économie de temps d’abord, et de réserve d’eau ensuite. De plus, la manœuvre fournira un rendement très supérieur, en échange d’un labeur très sensiblement moindre.

Ce système apparaîtra d’autant plus hardi que, dans les divers canaux actuellement en cours d’exécution, les ingénieurs ne se sont laissé arrêter par aucune difficulté ni orographique, ni hydrographique, et que, voulant à tout prix escalader des chaînons montagneux assez âpres, ils n’ont pas hésité à attaquer les profils les plus extraordinaires en multipliant les écluses à forte chute, 17, 19, 20 et même 26 mètres.

Par exemple, si nous prenons sur l’atlas allemand des Travaux publics le canal Neckar-Danube, nous voyons que le profil en long se présente sous cet aspect : un travail s’étendant sur 63 kilomètres 800 mètres, prenant eau sur le Neckar à la cote 0, et du kilomètre également 0 montant par 16 écluses à la cote 321,80, — puis du kilomètre 39,200 se maintenant à cette cote 321,80 jusqu’au kilomètre 62,100 en un long bief à haute altitude, — et enfin, par 4 écluses ayant chacune 26 m. 50 de chute, redescendant à Ulm au cours d’une pente brève et rapide allant du kilomètre 62,100 au kilomètre 63,800. Dans cette dernière section, le canal présente donc 4 écluses de 26 m. 50 de chute sur un parcours de 1 700 mètres. Autrement dit : les trains de bateaux hissés à l’altitude cotée 321,80, redescendront, en quatre sauts exécutés sur une distance de 1 700 mètres, une hauteur de 106 mètres, afin de venir flotter sur le Danube qui coule ici à la cote 215,80.

Il y a mieux encore dans le profil que la Sudwestdeutsche Kanal Verein a dessiné en collaboration avec la Neckar A. G. Stuttgart afin de réunir le Danube au lac de Constance. Sur une longueur de 100 kilomètres, le canal côtoie le Danube à l’altitude de 468,20 ; par huit écluses échelonnées du kilomètre 5 au kilomètre 546,50, il atteint, avec des chutes moyennes variant entre 8 et 11 mètres, le bief de partage situé à 546 mètres d’altitude et long de 25 200 mètres, entre le kilomètre 39,809 et le kilomètre 65). Arrivé en ce point, le canal se précipite littéralement dans le lac de Constance, par le moyen d’une cascade de 14 écluses amenant les bateaux de la cote 546 à la cote 395, en un trajet long de 34 kilomètres 500. Le secteur le plus hardi de cette cascade est celui qui tombe, pour ainsi dire à pic, de la cote 546 à la cote 447, en un trajet de 5 kilomètres 300 mètres, du kilomètre 65 au kilomètre 70,300. Sur ce trajet exactement long de 5 300 mètres, les ingénieurs ont disposé 11 écluses en un véritable escalier dont les marches mesurent pour la plupart 500 mètres de largeur et 10 mètres de hauteur. Rarement hardiesse aussi grande a été constatée dans des travaux de ce genre. Et il est facile de se représenter l’aspect étrange que va revêtir cette sorte d’échelle à bateaux escaladant le versant Danube et dégringolant le versant lac de Constance.

Quant au canal Rhin-Main-Danube, qui monte à une altitude moindre cependant, son profil est peut-être plus impressionnant encore : il part d’Aschaffenburg au kilomètre 0 de la cote 108,5, grimpe par 36 écluses à la cote 405 sur une longueur de 324 kilomètres, atteint cette altitude à Berheim, s’y maintient en un bief long de 14 365 mètres jusqu’à Trasbach, et de là — kilomètre 338,365, — il redescend par 12 écluses de la cote 405 à la cote 326,47 sur un trajet long de 87 kilomètres et 362 mètres, rejoint le fleuve à Regensburg et le descend en canalisation jusqu’à la cote 299,400 d’abord et 279 ensuite. Sur le profil d’ingénieur, ce tracé dessine une sorte de triangle aigu donnant, dans le ramassé du dessin, l’apparence linéaire d’une pyramide audacieuse.

Ni la rigueur du climat continental, risquant de transformer en hiver certains biefs en blocs de glace, ni la délicatesse d’un outillage nouveau ne paraissent devoir arrêter les ingénieurs, pas plus que les usagers : les uns acceptent volontiers l’interruption obligatoire du trafic durant certaines périodes hivernales, les autres envisagent sans gêne l’éventualité d’un entretien approprié et de réparations annuelles.


IV. — COMBINAISONS FINANCIÈRES ET POLITIQUES

Si la préparation matérielle de ces travaux est fort curieuse, l’organisation financière sur laquelle ils reposent n’est ni moins originale, ni moins hardie.

Aux termes de l’article 17 de la Constitution officielle de la République allemande, la collectivité germanique, c’est-à-dire le Reich, a pris normalement possession de toutes les voies de communication d’intérêt général existant sur le sol de l’ancien Empire allemand, et ceci en date du 1er  avril 1921 : au nombre de ces voies se trouvent naturellement classées les voies d’eau, et plus particulièrement celles qui, aux statistiques de 1913 prises comme base de calcul, offraient un trafic annuel dépassant 50 000 tonnes. En outre, le Reich a, d’office, compris dans ses propriétés toutes les voies navigables secondaires, qui, liées à d’autres voies plus importantes, se trouvaient constituer ainsi des ensembles économiques : et ce système de classement permet, bien entendu, toutes les mainmises au gré du Reich, chaque fois qu’un intérêt quelconque le commande. Enfin, dans ce même classement ont été comprises toutes les voies qui, ayant eu ou ayant pu avoir un fort trafic, puis l’ayant vu décroître pour des causes quelconques, donnent à penser que, dans l’avenir, ce transit important sera susceptible de renaître : et là encore, ce raisonnement autorise toutes les saisies.

Ce ne sont pas seulement les voies d’eau que le Reich s’approprie ; ce sont en outre les outillages mobiliers et immobiliers, tous les ponts et bacs établis spécialement pour le service, les engins nécessaires au maintien des chenaux, utiles au balisage et réclamés par le pilotage, tous les ports de refuge et, si certains pourparlers en cours aboutissent, même les ports de transbordement. Par le fait de cette reprise, le Reich est devenu seul maître de ces voies d’eau : il en possède l’usage complet, mais cependant consent à laisser les États riverains propriétaires de la pêche et de la chasse sur les rivières, que celles-ci soient naturelles ou canalisées ; il se réserve ses droits sur les canaux.

En ce qui concerne les usines hydro-électriques et l’utilisation de toutes les forces hydrauliques, le Reich prend pour lui tous les droits ; il laisse aux États les usines, soit construites, soit en cours de construction, et il consent à ce que les particuliers demeurent propriétaires des droits qu’ils peuvent avoir acquis sur certaines de ces installations, mais sous la réserve qu’ils paieront toutes redevances au seul Reich directement.

Cette prise de possession entraîne une organisation financière dont voici le mécanisme. Le Reich paie aux Etats ainsi dépossédés une indemnité ; le montant de cette indemnité est fixé à une somme forfaitaire représentant 30 pour 100 des sommes que chaque Etat peut avoir dépensées depuis une période de cent années pour construire, améliorer, développer et entretenir les voies ou parties de voies de navigation dont il cède la propriété pleine et entière au Reich. Une estimation a été déjà esquissée : on a calculé que, au cours de la période allant de 1921 jusqu’à 1919, les États allemands avaient été amenés à débourser une somme totale atteignant environ 1 457 millions de marks calculée au taux d’avant-guerre bien entendu. En outre, l’année 1920-1921 aurait vu 396 millions de marks affectés par les États à la construction et à l’entretien de diverses canalisations : cependant, sur ce dernier budget, une défalcation doit être faite, car 193 millions de marks ont été attribués aux travaux du Mittelland-Kanal ; et, en ce qui concerne celui-ci, le Reich a pris l’engagement de contribuer, non pas au tiers des dépenses, mais bien aux deux tiers. Cette série d’opérations achevées, on a trouvé que le Reich était redevable d’une somme de 628 millions de marks au bénéfice des Etats. Et, immédiatement, le budget de 1922 a comporté deux crédits : d’abord une première somme de 85 376 000 marks destinés à constituer le premier versement effectué afin d’éteindre cette dette, et ensuite un versement de 25 millions de marks qui se trouvent représenter les intérêts des sommes non payées.

Qui ne voit à quel point cette saisie financière, avec toutes ses conséquences, contribue à renforcer l’unité nationale de l’Allemagne, en créant et remettant aux administrations centrales de la République allemande un organisme étrangement puissant ? En fait, le Reich devient le propriétaire absolu de toute la circulation intérieure germanique : ce monopole énorme lui confère une puissance quasi absolue sur la vie économique intérieure de l’Allemagne nouvelle. La navigation intérieure constitue une manière de réseau jeté par la République sur les États qui représentent l’ancien Empire.

La nouvelle Unité allemande a pour ciment tout-puissant une organisation qui, à raison de son caractère purement économique, échappe absolument aux fluctuations politiques et permet aux industries allemandes, groupées d’Est en Ouest et du Nord au Sud, de se lier solidement par une cohésion sans pareille. Car il ne faut pas oublier que le Reich rachète les chemins de fer dans le même temps qu’il rachète les voies navigables : une somme de 8 900 000000 de marks portant intérêt à 4 et à 4,5 pour 100, est prévue à cet effet ; et le budget de 1922 a déjà affecté 365 millions au paiement des intérêts de ce rachat, et 2 440 679 000 marks aux travaux d’amélioration ordonnés pour l’année en cours, — ce dernier crédit à valoir sur la somme globale de 16 675 758 000 marks votés pour travaux ferroviaires nouveaux.

Ce double effort porté sur les voies navigables et sur les voies ferrées est certainement l’un des plus extraordinaires dont l’histoire fasse mention en aucun pays.


V. — PREMIERS RÉSULTATS

Les résultats déjà obtenus par cette initiative en matière de travaux sont déjà fort surprenants.

Dès maintenant, Hambourg est devenu le grand port de l’Europe centrale, et son trafic a déjà atteint les totaux qui étaient les siens en 1913, — ou peu s’en faut. En effet, pour les mois de janvier à mai, la comparaison donne les chiffres que voici : en 1913, Hambourg a reçu 5 767 navires jaugeant 5 712 074 tonnes et a expédié 6 363 navires jaugeant 5 849 007 tonnes, — et en 1922, le même port de Hambourg a reçu 4 174 navires jaugeant 4 915 984 tonnes, et réexpédié 4 875 navires jaugeant 5 039 372 tonnes. Si les navires de 1922 sont moins nombreux comme effectifs, leurs tonnages supérieurs à ceux de 1913 rapprochent le transit actuel du transit ancien avec une rapidité qui peut paraître d’autant plus surprenante que Hambourg avait été littéralement étranglé par le blocus des Alliés et était, au jour de l’armistice, un port absolument mort par asphyxie.

D’autre part, la Schiffahrtszeitung publie un tableau qui présente, avec quelque orgueil, la situation de 52 Compagnies de navigation transatlantique d’Allemagne à la fin de juin 1922, possédant à elles toutes, un capital total de 5 620 299 000 marks-or ; parmi ces Sociétés, il en est qui, pour 1921, ont donné à leurs actionnaires jusqu’à du 60 pour 100, comme a fait la Lubecker Ostsee-Schiffahrts-Geselllschaft, — voire du 125 comme a pu le faire la Danziger-Rhederci. La plupart ont offert des dividendes variant du 20 au 50. Et les Allemands font remarquer que, pour 39 de ces Sociétés, les recettes ayant au total donné 330 346 000 marks d’excédent, les capitaux engagés dans les affaires maritimes rapportent en Allemagne une moyenne de 24 pour 100 environ. De pareils chiffres sont bien propres à exciter les Allemands de toutes classes sociales, et à obtenir d’eux des versements importants en vue d’organiser l’industrie des transports germaniques dans des conditions qu’aucun Etat n’a jamais pu réaliser.

L’isolement économique de la France et de la Belgique, l’isolement maritime de la Grande-Bretagne, la captation du courant commercial américain par l’usage de la route New-York-Orcades-Mer du Nord-Hambourg, l’asservissement de la Suisse, de la Russie, de la Pologne, de la Tchéco-Slovaquie, de l’Autriche, des Balkans, et la construction d’une Allemagne capable de contrôler l’Europe centrale et orientale à l’exclusion de toute autre Puissance, — voilà les résultats auxquels tendent ouvertement les gigantesques travaux que le Reich entreprend à coups de milliards et à force de travail technique pour équiper d’une manière extraordinaire sa navigation intérieure.


GEORGES G.-TOUDOUZE.