En Allemagne - 1842

En Allemagne - 1842
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 551-595).
EN ALLEMAGNE

1842


I. — DE PARIS A METZ. — LE BORDER.

Lundi 20 juin. — Parti de très bonne heure de Paris, j’ai arrêté ma première étape à Sainte-Menehould. Rien de saillant sur la route ; de petits vignobles mesquins couvrent un pays qui semble avoir eu une tout autre importance, si l’on en juge par les nombreux bourgs, les petites villes dont quelques-unes ont gardé de grandes églises, de larges boulevards serpentant sur les vieilles murailles qui furent jadis des fortifications. La France, de ce côté, a visiblement porté en avant ses frontières.

Nous montons ; et peu à peu le plateau s’étend en grandes plaines qui mènent à Châlons. Je ne puis qu’entrevoir la vaste, l’admirable cathédrale, sombre de ses vitraux de tous les siècles. Plus loin, la belle église de Notre-Dame de l’Épine, avec ses grotesques : un monde de sculptures dans un désert.

Sainte-Menehould a toujours son Hôtel des Princes dont a parlé Victor Hugo. Je retrouve la légendaire cuisine, le petit oiseau dans sa cage, la jeune fille, mais, en plus, une belle-mère criarde, acariâtre, vulgaire. Le logis en est tout changé. L’enfant est devenue femme, s’est mariée sans rencontrer le bonheur. Triste, déjà fanée, la bouche amère, même dans le rire. Elle ne redevient belle que sérieuse et silencieuse.

Après Sainte-Menehould, une longue montée donne le temps de tout voir à loisir. Pays pauvre, un peu plus boisé que le précédent. C’est Clermont-en-Argonne, « les Thermopyles de la France », disait Dumouriez. J’ai moi-même quelque peine à les passer. Il a fallu fortifier notre attelage. Verdun, où je m’arrête pour déjeuner, formait, avec Toul et Metz, un terrain inviolable. Ville de garnison, tout enfermée en soi, elle n’égayé guère le passant. Les intérieurs y sont sérieux, les hommes réservés, les femmes dignes et presque tristes. Tendres pour leurs enfans, elles les serrent dans leurs bras sans paroles. Peut-être, si près de la frontière, songent-elles pour eux à l’avenir, aux calamités de la guerre !

Vainement j’ai cherché une histoire du pays. « La ville n’en vaut pas la peine, » me répond le libraire auquel je m’adresse. Ce mépris pour une cité, déjà antique à la venue des Romains dans les Gaules, m’a profondément blessé !

Ah ! France insouciante de ton histoire, que de forces vives perdues par ton ignorance !…

Toute l’après-midi nous roulons par la pluie et l’orage, sur un plateau élevé. La végétation s’améliore ; la terre devient rouge ; elle nourrit de beaux arbres d’une verdure intense. Ils nous couvrent de leur ombre sur le long ruban de la belle côte qui, de rampe en rampe, nous approche de Metz. À huit heures du soir, nous entrons dans la capitale du royaume d’Austrasie. Quoique très fatigué, j’ai voulu reconnaître la ville, envisager l’énorme cathédrale. Elle apparaît d’autant plus monstrueuse, qu’elle a monté sur une place exhaussée elle-même comme un piédestal.

À l’intérieur, la hauteur de la nef, des fenêtres, la profondeur des vitraux, en font, à cette heure surtout, un ensemble solennel, sublime. J’y reste longtemps assis, rêveur… La nuit est venue, mais la lune éclaire l’immense vaisseau d’un rayonnement mystérieux, et je crois voir se promener les ombres impériales des Charles IV, des Sigismond, de Frédéric III, de Charles-Quint.

Mercredi 22. — Avant que la ville ne s’éveille, je suis l’esplanade, puis le beau quai qui passe devant le Palais de Justice. En face, sur l’autre rive de la Moselle, celle-ci sans quai, s’échelonnent des palais charmans, bizarres. Non pas demi-mauresques, comme on en voit à Venise ! Ce n’est pas non plus l’architecture pansue, grasse, des maisons de Flandre. C’est un genre tout spécial, tout caprice : élégantes et vieilles balustrades, grilles antiques et délicates, fenêtres romantiques dont les stores, à demi relevés, donnent au passant l’envie de regarder l’intérieur.

Où sont les familles patriciennes qui ont habité ces aristocratiques demeures ? Sur un grand balcon de pierre richement ouvragé, parmi les fleurs et les lauriers-roses, un vieux cordonnier épluche ses légumes débonnairement, entre ses chats et ses serins.

Plus loin, la grande porte noire d’un noble et sombre hôtel laisse voir sous les voûtes une blanchisseuse matinale occupée à laver son linge, pendant que son fils, tout petit, suivi du chien, se hasarde sur la passerelle branlante qui mène au bateau. Chaque maison a le sien, il la complète, si l’on en juge par les belles fleurs, les arbustes qui le parent. Charmante poésie de la femme sédentaire.

La vénérable église de Saint-Martin, bâtie au XIIIe siècle, m’arrête au passage. Pour paroissiens, des moineaux par centaines qui mènent grand bruit, vont, viennent et piaillent comme gens qui se sentent tout à fait chez eux.

…A midi, mon élève, l’excellent Huguenin, malgré les huit classes par semaine dont il est accablé depuis le ministère Cousin, vient et veut être mon cicérone. Pour l’épargner, je lui dis tout de suite ce qu’il me faut, ce que je veux savoir, la destinée même de Metz, sa formation organique. Alors le mélancolique jeune homme me conduit à la cathédrale, laquelle, pour s’étendre dans son indépendance, s’est mise hors la ville. Nous montons sur les combles, il me place au pied de la flèche, et de là me montre le croisement des routes. A lui seul ce croisement explique pourquoi Metz, abritée derrière le rideau des montagnes, a pu être plus ménagée que le reste du pays, se garder libre et neutre. Les invasions se faisaient plus haut ou plus bas. Ce qui n’empêchait pas la ville d’être vigilante ; elle a réalisé de bonne heure des perfectionnemens ingénieux dans le matériel de la guerre. La flèche elle-même est tout un art de défense savante.

Trêves, Metz, Rome, se valent pour leurs bonnes et solides constructions. A Sainte-Ségoline, dont le curé m’a montré la petite église, Guise n’hésita pas à établir ses batteries sur le toit du chœur pour tirer de là sur Charles-Quint qui voulait passer la Moselle.

Bataille éternelle avec la pauvreté lorraine, avec les damoiseaux de Commercy, de Sarrebruck, de Lamarck, qui souvent engageaient leur épée, leur habit aux Lombards de Metz, puis déclaraient la guerre. La pauvreté de la Lorraine allemande est sensible surtout dans la zone qui s’étend jusqu’à Phalsbourg. Terre vaste et vide, population laide, femmes trapues. Elles prennent leur part des plus rudes travaux. Leur bonnet se matelasse pour porter sur la tête des fardeaux souvent d’un poids énorme. Sous la compression, les traits du visage grossissent, la taille s’équarrit ; la plupart des femmes, dans leur corselet de velours vert, ressemblent à de petits hussards.

Et pourtant, si vous y regardez de près, vous retrouvez quelque chose de la finesse du type primitif et, dans les yeux, des éclairs de vivacité qui sont bien de notre race. Tout en cheminant, je lis, dans Ruckert, son beau dialogue entre l’Arbre et le Passant. Rien de mieux à propos ; tout le jour des bois, des bois…

Voilà la porte mélancolique par laquelle j’entre en Allemagne, dans l’inconnu, dans l’infini ; dirai-je le renouvellement ?… Sur cette frontière où la terre celtique expire, la veine de la France semble épuisée après tant de variations, d’efforts divers. Adieu le dernier esprit, les vins pétillans de Moselle…


II. — STRASBOURG. — PREMIÈRE VISION DE L’ALLEMAGNE. — FRIBOURG.

Vendredi 24. —Pénible journée, lourde d’orage. Nos chevaux ont une peine infinie à avancer. Aussi mettons-nous tout le jour à franchir les dix lieues qui séparent Phalsbourg de Strasbourg.

A cinq heures seulement, nous atteignons la belle et forte flèche qui, de si loin, nous a salués. Forte et pleine, en même temps qu’élancée ; digne de la grandeur de cette plaine, et digne aussi de l’ampleur du Rhin.


J’ai toujours aimé à visiter les églises le soir. Elles disent alors tant de choses ! J’entre, et je me trouve en face des statues pensives, durement politiques, des princes-évêques du XVe siècle. Ce qui les commente terriblement, ce sont les deux statues plus anciennes au portail du midi d’un côté la Loi nouvelle, fièrement drapée d’un manteau, couronnée, tenant le sceptre de la gauche, la croix de la droite, une haute et formidable croix. Elle regarde d’un œil plein de reproche, disons mieux, d’un œil meurtrier, la malheureuse Loi Juive qui est de l’autre côté, en simple tunique, sans manteau, sans couronne, les cheveux épars, la lance brisée, un bandeau sur les yeux, la pauvre aveugle !… mais de sa main gauche elle tient un livre renversé ; elle le tiendra toujours, car c’est toujours le livre de Dieu !

Sabina de Steinbach, au ciseau passionné de laquelle on attribue les deux statues, a vécu, est morte sous les murs de la cathédrale, dans son ombre battue d’un vent éternel. Ses chefs-d’œuvre sont placés au portail du midi, dans le lieu où viennent sans cesse frapper les orages. Sa tombe est à l’opposé, tout près du portail du nord, dans une petite cour humide, glaciale. En creusant là pour faire aboutir le paratonnerre, on a trouve’1 son cercueil. Les décharges de la foudre, maîtrisées par le génie moderne, viennent frapper ainsi le tombeau de ce génie du moyen âge.


Grande et complète église : le fabliau local de Strasbourg dans la chaire de Narrenschiff et le groupe des vierges folles. La tragédie politique, ecclésiastique, l’Eglise armée, meurtrière, dans les statues des princes-évêques, et le dialogue en pierre de l’Ancienne et de la Nouvelle loi. Et, par-dessus tout, l’infini gothique des nefs, la gravité du chœur, unissant, dans une même église, l’esprit byzantin, allemand, le génie des deux empires.

Qu’un coup de soleil s’ajoute, au même instant les vitraux s’allument, et toutes les petites figures du midi vibrent et se réveillent, leurs petites voix s’harmonisent, par les grandes voix des grandes figures des vitraux du nord. Alors toute l’église chante ; les anges des piliers sonnent de la trompe ; l’unanime unisson se réalisant, toute parole de Dieu est réalité ; la voix se gorille, crève la voûte, s’enfle majestueuse et puissante, va toujours s’harmonisant vers le ciel. Musique architecturale, régulière et prismatique ; œuvre de Dieu passant par l’homme, Dieu à la seconde puissance, création de création.

De la cathédrale, je vais à la bibliothèque, autre église. Les livres, le musée, sont mêlés de France et d’Allemagne. Il y a vraiment, ici, mariage entre les deux nations. Rien de plus touchant. Je m’enferme là des heures, lisant, interrogeant le passé. Sous mes yeux, une relique, la vieille petite bannière de la ville, et le tableau daté de 1388, qui servait de modèle aux bannières des corporations strasbourgeoises. Vierge byzantine, mais douce figure allemande, point belle, un peu souffrante, les bras étendus, frémissans…

Le conservateur, dont la personne et la parole traduisent à merveille un côté du génie local, M. Jung, me conduit au Temple neuf où l’on voit la Danse des morts. Cette danse faisait partie des fresques plus ou moins hardies dont les moines paraient leurs églises. Ces danses ne sont pas volontaires. La mort appareille de force les danseurs, tous jeunes, de vie exubérante. Types allemands, aimables et forts. En contraste, la pâle figure ; elle est derrière, et regarde ceux qu’elle va marquer, entre autres une belle jeune fille qui s’arrête les yeux rêveurs. Il y a aussi un beau jouvenceau ; celui-ci se sent visé et se retient à une colonne. Le dernier tableau est atroce. La mort, ici, les veut tous. Elle n’attend pas, frappant du regard, elle agit. Epaules courbées, contractées ; d’autre part, elle attire, accroche et griffe, devant et derrière, un évêque qui la sent bien et qui va… il va ferme et mélancolique. sous la griffe même, il ne craint que Dieu.


Dimanche 20. — C’en est donc fait, me voici hors de France. À cela il y a toujours quelque peine, quelque arrachement. Mes pensées de la veille, en faisant mes adieux au Rhin, me reviennent en suivant les hauteurs boisées du pays de Bade. « Montagnes, forêts de la terre étrangère, laissez-moi perdre en vous quelque chose de ce qui me pèse tant ! » Je vais le long du Rhin, le long des collines de la Forêt-Noire, en vue de l’Allemagne et de la France. Sauf les momens où les ondulations du sol, en se rapprochant, bornent l’horizon, les montagnes grises de la Patrie me regardent… Terre des forts, des vaillans, que j’en retienne en moi quelque chose !

La saison est faite pour favoriser l’élan ; joli temps clair, le ciel bleu ouaté de blancs nuages, et, sous mes yeux, cette aimable image de vie, l’eau courante. Elles viennent de partout, ces eaux limpides. Un souffle frais les accompagne et réjouit la vallée. Paysage doux et médiocre. De ce côté, toute chose diminue. Cela frappe en quittant la forte nature d’Alsace. Pays ni grand, ni petit, ni très fertile, ni très stérile. Les hommes à l’avenant. L’esprit militaire aussi a diminué. Près de l’infini naturel des Alpes, de l’infini politique de la France, que reste-t-il à ceux-ci ? Une aimable médiocrité.

Je la retrouve à Fribourg-en-Brisgau. En un quart d’heure on a parcouru la promenade qui entoure la capitale de la Forêt-Noire ; capitale de charbonniers, de scieurs de planches… on devine que la médiocrité extérieure, qui est en toute chose, doit être aussi dans la race.

Cependant, au plus profond de la montagne, au plus sombre du paysage, je rencontre deux enfans, douces petites figures allemandes, point belles, mais si attendrissantes !… Plus loin, j’en vois deux encore, cette fois le frère et la sœur : elle, petite mère de dix ans, raisonnable, sérieuse ; lui, délicat comme le lait maternel dont il semble une fleur. Tous les deux les pieds nus d’un blanc rosé si frais ! La petite porte son frère et le baise. J’ai le tort d’admirer tout haut ; elle rougit, se détourne, s’éloigne un peu, mais le baise de nouveau. Évidemment elle a compris, sinon mes paroles, du moins ma pensée.

Enfin, sur les hauteurs, je croise une grande jeune fille du peuple, celle-ci bronzée à souhait pour les peintres, tout ce qu’on peut voir de noble et de fier. Dans une attitude impériale, sans en avoir conscience, elle porte sur sa tête une énorme cruche d’eau qu’elle vient de remplir à la fontaine. Des nattes épaisses font couronne sous le fardeau ; il en reste encore sur ses épaules deux tresses magnifiques, qui, défaites, la couvriraient tout entière.

On attribue à Erwin de Steinbach la flèche de la cathédrale de Fribourg. Je le croirais volontiers. Seule sur le porche, elle a un élan juvénile, un jet héroïque. L’église, jadis abbaye, munster, est petite, mais complète d’architecture romane et gothique. Sous le portail, point de statues en pierre comme à Strasbourg, mais seulement des peintures. Toujours la Loi ancienne et la Loi nouvelle en regard. A l’intérieur, des tableaux, plusieurs d’un grand intérêt moral. Aux murailles, des boiseries délicates. Le bois joue un grand rôle dans l’art allemand, surtout au voisinage des grandes forêts où tous les hommes le taillent habilement. D’Holbein, une petite Nativité traitée dans la joie naïve et douce des vieux Noëls. Mais la merveille des merveilles, ce sont ses trois grands volets : au premier, Marie, par un chemin de rochers, descend chez sainte Anne ; elle arrive, lui tend la main les yeux baissés, modeste. Elles sont toutes deux dans un état de grossesse avancée, la plus âgée doublement mère : à son regard de douce intelligence, on voit qu’elle est aussi la mère de la jeune mère. Les enfans à naître s’aiment déjà, vont au-devant l’un de l’autre, car il y a élan ; mais saint Jean, au sein de sainte Anne, se tient déjà plus bas que Jésus.

La Vierge est celle de la Renaissance ; elle rayonne d’une plénitude de jeune vie, d’une telle puissance créatrice, que l’herbe pousse sous ses pas, que les fleurs s’épanouissent, les animaux multiplient à son approche ; la nature commence déjà son Noël. Sur terre la fécondité ; au-dessus, un ciel d’azur, comme il le faut pour éclairer d’une virginale lumière la jeune tête de la mère de Dieu.


Au second volet, la nuit tombe… Il est né !… Marie n’est plus la même, moins divine, puisqu’elle ne contient plus Dieu. Mais femme candide, toujours vierge et charmante, priant avec ardeur, de toute son âme, devant son enfant. Derrière, la figure bronzée de Joseph ; au fond, la bonne tête du bœuf qui prend sa part de la joie universelle ; son souffle doux réchauffe la crèche. Nul autre témoin ; la famille et la nature suffisent. Jésus malheureusement, par un mauvais allégorisme, laisse beaucoup à désirer. Il est excessivement petit et tout blanc, pour ressembler à l’hostie. Autour, les anges sont de petits singes ridicules. Le troisième tableau donne le drame, la fuite en Égypte. Joseph tout en rouge, sous un ciel ardent, ouvre la marche. la Vierge suit, rêveuse, un peu pâle, plus anglaise qu’allemande. Peut-être Holbein l’a-t-il faite à son retour de Londres. Elle va, enveloppant son fils d’un geste passionné. Sur le désert de sable, aride, rien qu’un élégant palmier que courbent, dans un gracieux effort, de petits anges, pour amener sur la tête de la mère et de l’enfant un peu d’ombre.

Dans ce beau poème en trois actes, le sentiment moral augmente dans un admirable crescendo. Au premier acte, la Vierge est belle d’élévation, belle comme grâce de Dieu dans la nature. Au deuxième, belle de foi : elle s’est détachée de son fils physiquement, mais pour se rattacher à lui aussitôt par la prière. Au troisième acte, belle de sa volonté : elle est devenue la Providence de son enfant ; elle couve en pensée l’avenir. C’est le dernier degré, le plus humain, mais le plus sublime ; partant, plus divin même que le premier, où Dieu apparaît sans volonté.


III. — LA FORÊT NOIRE. — ENTRÉE EN SOUABE. — LE DANUBE. — ROTTWEIL. — TUBINGUE. — LES ÉMIGRANS. — SAINT-GEORGE. — LE PALAIS DUCAL.

Lundi 27. — Dès le premier relai après Fribourg, la route s’engage dans la Forêt-Noire, par l’étroit défilé que, très improprement, nous avons nommé : l’Enfer. En allemand, die Hœlle signifie creux, profondeur. Je revois en souvenir ma montée du Simplon, mon terrible torrent, et ces pics isolés, hardis, que l’aigle seul semble pouvoir atteindre, et que les pacifiques sapins ont escaladés, dont ils ont pris possession. Ils se penchent sur la profonde vallée, sur la route poudreuse, sur le pauvre passant… Mais lui aussi, en 1830, il atteignait ces hauteurs à sa manière. il y suspendait ses rêves, ses chimériques ermitages, son nid d’amour ou d’amitié, et tout ce que le vent a emporté depuis, sans s’informer si ce n’était pas fait de plumes sanglantes…

Le Simplon a le grandiose, mais il n’a pas les doux jeux de la lumière tamisée avec ces ménagemens délicats et tendres que je vois ici : la tendresse de lame allemande. De temps à autre, des arbres suspendus au ravin, déracinés a demi par quelque coup de vent d’orage, me montrent leurs racines échevelées, et médisent : « Nous aussi… »

A Hœllsteig, au plus profond du défilé, je m’arrête dans une froide et triste chambre d’auberge, toute tapissée d’Amérique, d’émigration. Je déjeune au bruit des cascades, peu importantes, mais rapides, continues, sans repos, répétant distinctement le seul mot qu’elles sachent : Toujours, toujours.

Autour d’elles, à cette heure bénie de l’année, la nature semble ne pas entendre cette note mélancolique. Partout des fleurs, elles enveloppent une petite chapelle ouverte dont les six bancs me rappellent mon voyage de 1838 : le refuge du Saint-Gothard où je passai la nuit. Ici, je commence la montée de mon petit Saint-Gothard souabe. En bas, des bois, et, dans ces bois, de belles routes qui témoignent du soin intelligent avec lequel on les exploite. La France devrait bien prendre exemple.

Au-dessus des bois, des prairies blanches et bleues, bluets et marguerites. Tout au fond du paysage, des faneurs et des faneuses ; ce joli travail avive, égayé la contrée habituellement austère.

A Donaueschingen, tout près de la frontière du Wurtemberg, en pleine Forêt-Noire, on me montre cette poétique fiction, la source du Danube. Ce fleuve guerrier, si fier, qui fera tant parler de lui, naît humblement dans au baquet de pierre ; on vous dit que tout de suite il court à la rivière voisine, la Brège, mais je croirais bien plutôt que c’est la rivière qui lui est sacrifiée, qui se laisse médiatiser comme l’ont fait les Furstenberg, peut-être en punition d’avoir, au profit de leur ruisseau, médiatisé le grand, le farouche fleuve de l’Europe méridionale.

Ces princes dépossédés ont mis dignement ce qui leur reste de leur ancienne souveraineté, je veux dire leur maison, en commun avec ceux qui furent leurs sujets, en sorte qu’elle soit toujours sinon le palais de l’Etat, au moins la maison publique. Dans le beau jardin ouvert à tous, où on les voit se promener démocratiquement, mêlés à la foule, on organise en ce moment une fête agricole. Le dépôt des Minnesinger qui est ici, et ce berceau du Danube, attirent, dans la belle saison, de nombreux touristes.

Aujourd’hui, fête de Saint-Pierre et de Saint-Paul, tout le peuple est dehors, endimanché. Je suis frappé de l’originalité des costumes : grandes redingotes tombantes à brandebourgs, culottes courtes, gilets rouges, voilà pour les hommes. Les femmes, bas rouges que découvrent des jupes bouffantes dont les plis s’écartent, rayonnent, s’arrondissent dans le bas comme une cloche. Peu de femmes sont assez sveltes pour bien porter ce costume qui, depuis la ceinture, exagère les formes.

Grand mouvement à la fois religieux et rustique. Sur des chars parés de fougère, de jeunes faneuses rient, folâtrent, chantent…

Cette animation matinale réveille en moi un vif élan vers l’action, la production. Je reprends volontiers, pour mon prochain livre, la devise du duc de Bourgogne : « J’ai hâte. » Dans un meilleur sens, c’est la mienne aussi depuis douze ans.

La plupart des bourgs de Souabe, que je traverse, s’étagent en amphithéâtre, les fossés, les contrescarpes, parés de charmantes cultures. Bien de remarquable à Rottweil, petite ville murée du Wurtemberg. C’est l’heure des vêpres, j’en profite pour voir le peuple. L’église est antique, mais rajeunie par des fresques italiennes dans le goût de celles des églises du Tyrol. Improvisations d’un barbouilleur spirituel ; gesticulations excessives, bouffonneries peu admissibles dans un tel lieu. En contraste le grand respect de l’assemblée. Beaux chants allemands entonnés par tout le peuple, soutenus par les voix mâles, juvéniles, bien timbrées de nombreux jeunes gens, appartenant à l’école du gymnase. Je sors profondément touché.

Tout finit, même les maux. Après une journée longue et laborieuse, où, malgré l’extrême chaleur, je monte toutes les côtes à pied, nous entrons dans l’ombre et la fraîcheur du soir. Par une avenue déjà obscure, au bout de laquelle brillent quelques réverbères, nous voici enfin dans Tubingue.

Mercredi 29. — Levé de bon matin, je vois s’ouvrir les boutiques. Partout aux vitrines, les portraits de Schelling et d’Hegel dont les deux têtes apparaissent comme affirmation et distinction ; affirmation forte, vivante, léonine, distinction haute et pleine d’un génie superbe et subtil qui ne serait sympathique qu’aux idées. La tête de Schelling conviendrait à toute grande force, celle d’Hegel ne convient qu’au grand penseur. Tous deux, comme Strauss, sont sortis du séminaire protestant de Tubingue.

A neuf heures, je vais voir une autre grande force de l’Allemagne. Uhland, le Minnesinger souabe. Il m’apparaît comme le vieux Gœrres, un Allemand primitif : cheveux et barbe incultes et rudes comme les rohe alpen du Schwartz-Wald, narines pleines d’aspiration, soufflantes comme seraient celles du vieux Danube ; épais sourcils blonds, les yeux d’un bleu gris, fort sauvages ; tête en avant, avec un mouvement de sanglier, la face rouge et sa guine, l’élan colérique du lyrisme. Peu familiarisé avec notre langue, Mme Uhland, qui a été belle et reste gracieuse, nous sert souvent d’interprète. Le français est ici langue de femme, j’en ai déjà fait plusieurs fois l’expérience, Je m’adresse pourtant à mon sanglier pour savoir ce qu’il pense de la France : « Avez-vous vu Paris ? — Du temps de Napoléon. » Bien de plus. Ce laconisme contient un monde.

Beaucoup d’émigration en Souabe. Ce matin, j’ai été témoin d’une scène émouvante, le départ de toute une famille. La voiture pleine, comble, d’effets misérables, et, derrière le grand chariot, traîné par lui, un autre tout petit, qui était le berceau du dernier enfant, gardé par sa petite sœur. La voyant s’écarter au moment d’une descente rapide, il était pris de peur et pleurait. Un garçon de treize ans, vigoureusement, essayait d’enrayer. Des femmes, arrêtées comme moi, reprochaient aux parens de laisser ainsi ce pauvre petit seul. Le père, qui marchait en avant, appela la mère qui était sur la voiture. Elle descendit tragique, peu sensible à force de malheur. Je voyais bien que tous les deux étaient finis, brisés : misère, et peut-être aussi l’accablante pensée de tout ce qu’ils laissaient derrière. Le père, abattu, semblait avoir perdu toute initiative ; elle, visiblement, avait baissé d’intelligence.

Le jeune garçon qui conduisait, enrayait, était au contraire plein de force morale, d’ardeur ; il paraissait pénétré de sa mission et sentir qu’il était ou serait bientôt le chef de la famille. La mère manquant, la sœur aussi suppléait.

Et le nouveau-né dans son berceau, qu’était-il ?… Ah ! je vais vous le dire par la touchante formule : « Quelle est la mesure de la plus petite propriété ? » Réponse : « La place du berceau du petit enfant, et de la petite sœur qui le berce. »

Pour le moment, c’était toute leur fortune, ils n’avaient pas autre chose. Mais ce rien vagissant, c’était l’unité de la famille, le nourrisson du frère et de la sœur ; son berceau était le foyer, la patrie… Là, devait toujours, jusqu’au Havre, jusqu’en Amérique, dans les forêts d’arbres inconnus, dans les savanes solitaires, se retrouver la Souabe, la bonne terre d’Allemagne, et tous les souvenirs.

Mais combien de temps la frêle petite voiture liée à la grande devait-elle durer dans ce rude voyage ? Je n’osais me le demander. Faire, avec ce jouet d’enfant, les deux cents lieues de Tubingue au Havre, cela semblait bien difficile, sinon impossible. D’autre part, on hésitait à mettre le petit chariot dans le grand, encombré, débordant. L’enfant eût pu être étouffé ou culbuté. comment donc faire ?…

Le difficile, c’est qu’ils ne demandaient pas l’aumône. Je hasardai pourtant, et, le cœur plein de tristesse, serrant la main du père, je les recommandai tous à la Providence.

Le jeune conducteur ne se recommandait qu’à lui-même. Ce garçon intelligent, avec sa belle tête noire, ses yeux plus vifs qu’on ne les a communément ici, paraissait propre à tout faire, à tout souffrir. Quel rêve l’occupait ? J’aurais voulu le savoir. Peut-être, pour se donner du courage, pensait-il aux anciennes migrations souabes si glorieuses en Italie, en Prusse… Pourquoi pas ? Ici, la première chose qu’on enseigne à l’enfant des écoles, c’est l’histoire de son pays. Elle arrive au même rang que la Bible.

Il y a deux choses à voir à Tubingue : le vieux château ducal qui fut la résidence des comtes palatins de Souabe, et Saint-George, qui est leur Westminster. Moins honoré toutefois que celui d’Angleterre. Ils sont là, ces pauvres grands-ducs, relégués dans un chœur mal dallé, mal tenu, en un mot, oubliés. Beaucoup de portraits en marbre, d’autres peints dans les vitraux. Au bas de chaque croisée, un prince à genoux. Sous chaque pierre funéraire, des cerfs, des chiens bizarres, terribles, toute la terreur poétique des forêts de l’Allemagne.

Une de ces tombes, fort touchante, est celle d’une jeune fille morte à 17 ans, enlevée à temps, dit l’épitaphe. C’est un vrai portrait, tout à la fois colossal et délicat ; des plans d’une finesse extrême sur cette jeune et puissante figure si virginale malgré la sévérité de la mort et la dignité princière. Tout dit que la jeune morte dut être enjouée, que son sourire dut être bien gracieux, à en juger par les fossettes qu’il creusait aux joues d’une façon bien charmante. Des longues manches plissées sortent à peine deux petites mains, trop petites pour ce corps majestueux. Sous la couronne virginale, elle porte ses longs cheveux tombans à la mode souabe. A ses pieds, son chien, non pas un épagneul de manchon insignifiant, mais un gros bon chien fort et lourd qui hurle, les yeux noyés de larmes.

Sœur de l’un des princes qui reposent ici, elle a été mise dans ce tombeau par son frère qui mourut la même année ! Des étrangers sont aussi enterrés dans ce même chœur. Ces princes du Nord sont venus mourir en Souabe :


…….. Domus alla sub Idâ,
Lyrnessi domus alta, solo Laurente sepulcrum.


Pendant que je regarde, un essaim bruyant de petites filles fait irruption jouant de tout leur cœur avec leurs ardoises d’école. Elles m’aperçoivent, s’arrêtent ; je souris, elles s’enfuient, mais pour revenir bientôt. Le souvenir des moineaux familiers, hardis, de Saint-Martin de Metz me revient. Seulement ces petites figures allemandes ont une bonhomie que je ne trouve pas à nos moineaux français.

Le château ducal (Pfalz) domine sur une hauteur. La porte d’entrée, laide dans le détail, est belle dans son ensemble. De chaque côté, deux soldats de pierre montent la garde. L’un pose son arquebuse pour tirer. Point de concierge, personne non plus dans la vaste cour, si ce n’est, à la fenêtre grillée d’un petit bâtiment, une tête d’homme immobile, sans doute un prisonnier. Au-dessous de la porte un écriteau : « Entrée interdite. »

Au milieu de la cour, un grand vieux tilleul qui semble là pour qu’on y rende les jugemens. Maître du lieu, je m’assois sous son ombre. Autour, tout un champ d’herbes folles. Toujours même silence ; on pourrait se croire dans la demeure des esprits.

A travers la mer ondoyante des graminées, j’arrive au pied d’un escalier qui tourne et s’arrête derrière le château. Il faut descendre pour pénétrer sous la voûte d’un passage sombre… au bout, une seconde cour.

A petit bruit, coule au milieu une fontaine, mariant à merveille son gazouillement uniforme à de faibles modulations lointaines, qu’on dirait d’une harpe éolienne et qui est, en réalité, le son d’un orgue touché doucement, mollement, par une invisible main de femme.

Rien de plus délicieux, qu’une telle harmonie dans cette solitude profonde, en vue de ce paysage grave et doux, grand sans être grandiose, juste à la mesure des pensées habituelles… Mais voici le gardien ; il me voit, accourt et rompt le charme. A regret je le suis. La ville a mis, de ce côté du château, qui donne sur les jardins, son musée et toutes ses collections.


IV. — CE QU’EST POUR L’ALLEMAGNE LA SOUABE. — LE PAYS DE LA VIGNE, STUTTGARD. — ULM, LA SCULPTURE EN BOIS.

Vendredi 1er juillet. — Je quitte Tubingue à sept heures du matin, par un ciel d’orage sous lequel s’étend un petit paysage doux et calme : des pins, des chênes, des sapins dont le feuillage austère s’assombrit encore dans la lumière éteinte, et tourne au noir.

Elle est très belle, la longue rampe qui conduit à Stuttgard. Quelque chose de la descente de Metz. Moins de gaieté, point de fleurs, mais, en revanche, point de fortifications. La Moselle, la France, la guerre de moins.

Je ne suis point de l’avis des gens du Rhin qui méprisent les Souabes. Ce peuple, qui a prouvé sa valeur, est toujours plein d’animation, de mouvement. Nul n’émigre plus volontiers. Misère ? Inquiétude d’esprit ? Poésie de l’inconnu ?… Arva, beata, petamus arva. Peut-être les trois à la fois. Il faut ajouter que les familles sont ici très nombreuses.

La Souabe est placée au tournant du Rhin, au coin de l’Allemagne, au point précis où se sont partagées les anciennes migrations. Tandis que l’armée de Rodogaste envahit l’Italie, le reste s’en va fonder les royaumes d’Arles et de Châlons, de Toulouse, d’Espagne, d’Afrique. Il semble que ceux-ci aient conservé quelque chose de cet esprit d’aventure.

La noblesse souabe, plus encore que les paysans, en a été possédée : émigration d’Italie, de Jérusalem… Tous voulaient partir.

En avant dans les migrations, ce pays est en avant aussi dans la Révolution. Il y a émigration philosophique dans l’esprit du Nord, le kantisme : Schelling, Hegel. —Schelling, la réclamation de la nature dans la scolastique elle-même. La poésie reste au logis et célèbre les vieux souvenirs. En réalité, elle ne pousse pas moins aux idées nouvelles. La Souabe a toujours été l’avant-garde de l’Allemagne. Les paysans, me dit M. Schwab, poète agréable et facile en même temps que prédicateur, lisent Strauss ; les hégéliens terroristes veulent signer leur abjuration de toute religion. Il est très effrayé de ce mouvement.

Stuttgard, où réside M. Schwab, est trop enveloppée de ses collines ; on y élouffe. Partout des vignes ; la ville s’en est fait une verte ceinture. « Si l’on ne cueillait le raisin, dit le proverbe, Stuttgard serait noyée par le vin. »

Au total, pays heureux, paisible ; c’est le trop-plein qui oblige à émigrer. Ils vont mourir en Amérique. La guerre est, ici, celle des idées, allumée entre les partisans de Kant et ceux de Leibniz ; de Gœthe et de Schiller. Le père de M. Schwab, qui a cinquante ans de plus que son fils, lui a fait jurer haine éternelle à Kant, sur un volume de la Raison pure. Le terrible critique de Goethe, l’historien de la littérature allemande, Wolfgang Menzel, que je vais voir, homme fin, spirituel, réservé, — peu ami de la France, — essaie de la caractériser par des formules tranchantes : « Germanique jusqu’à Louis XIV, romaine depuis. » Sans autre réponse qu’un demi-sourire, je le ramène à ses travaux.

La statue de Schiller, cause de tant de querelles entre lettrés, est de Thorwaldsen. Elle a été fondue à Munich. Tête sérieuse, souffrante, tragique, peut-être italianisée, au total fort belle. Le corps se voit à peine, accablé qu’il est par le lourd manteau qui lui tombe jusqu’aux pieds.

Pour me reposer de mes courses, je lis Uhland. Ma première impression ne m’a pas trompé, c’est bien le véritable minnesinger. Rien de moins, rien de plus. Il appartient au moyen âge dont il n’a ni le mysticisme, ni l’esprit symbolique.

Je vibre tout autrement avec Rückert. Ceci est si allemand, que ce n’est plus allemand ; c’est par-dessus l’Allemagne, dans la région élevée où elle se lie à l’Orient. Philosophie, poésie, érudition orientale, toutes les harmonies mêlées dans une mélodie puissante : concentration du monde même…

Aujourd’hui dimanche, les paysans ont endossé leur habit de fêtes : culotte noire, veste de velours noir à boutons d’argent, gilet rouge. Ceux-ci me semblent plus pesans que de l’autre côté de la ville. Je roule le long du Neckar jusqu’à Gœppingen où l’on relaye, où je déjeune. Tout ici est lourd : l’église bâtie par la princesse Sophia Barbara, le palais, aujourd’hui résidence du tribunal.

À Geislingen dont la belle tour couronne son pic si fièrement, nous entrons dans la région de la sculpture en bois. Le marbre aux Italiens, le bois aux Allemands ; l’art dans la forêt. Ce bois, qui a vécu, n’a perdu des feuilles et des fleurs passagères que pour en prendre d’éternelles.

Ulm, la seconde ville du Wurtemberg, dans sa noble église du XIIe et du XIIIe siècle, c’est-à-dire de Frédéric Barberousse et de Frédéric II, est riche de ses sculptures d’une légèreté admirable. La première épitaphe que je lis sur un tombeau est précisément ma pensée du moment : Quamdiù vixit, mortuus est.

Cette église, ce grand poème en bois de Syrlin, est un sanctuaire de la Renaissance.

En entrant dans l’église, trop à la portée du regard, les Sibylles de l’Ancien Testament : la Delphica fine et jolie qui regarde et jouit de ce qu’elle voit. La Libyca, grandiose, au niveau de Michel-Ange, a un caractère d’animation, de mâle passion contenue. Elle ne regarde pas, ayant mieux en elle, que tout ce qu’elle pourrait regarder.

La vieille et noble sibylle de Cumes, et en face, l’Hellespontica, belle, jeune et fraîche en turban, très allemande. La Cumœa, jeune aussi et naïve, montre tout simplement son livre, et, dans ce livre, la ligne expresse que vous pouvez lire vous-même : Deum de virgine nasciturum.

Enfin toute seule, plus haut, à l’autel, décidément chrétienne, est la Phrygia.

Au-dessus des sibylles, les saintes, les vierges chrétiennes. Toute cette suite mêlée de nature et d’idéal, de portraits et de poésie ; par exemple, au-dessus d’une porte voisine de l’autel, une céleste figure échevelée, toute dantesque, entre deux jolies jeunes filles qui ont été, visiblement, des demoiselles de la ville d’Ulm ; l’une, en Sainte Ursule, tient une flèche, et, malgré la candeur de son doux regard, vous croiriez que la flèche est pour vous.

De l’autre côté, en regard, les docteurs chrétiens ; plus bas, les Prophètes et Juges. Isaïe… un Job chrétien résigné ; Samson, ouvrant, avec une douceur grandiose, la gueule du lion pour en tirer le miel du fort. Toutes figures qui visiblement veulent, désirent, aspirent… Les femmes souffrent moins ; les unes, originales, spirituelles comme Rébecca, avec son regard perçant ; d’autres barbares et jolies, comme la reine de Saba, comme Abigaïl, comme Ruth et sa gerbe d’or ; l’artiste a donné place même à la laide, à Lia, douce compensation d’un grand cœur !

Plus bas que les Prophètes et Juges, par conséquent au niveau des Sibylles, les témoins païens du christianisme.

Le choix était délicat, difficile. Syrlin ne semble pas avoir été embarrassé. Mais quel est celui qui répond à la Libyca qui est de l’autre côté ?… Pline ? Je ne le crois pas. Il ressemble un peu à Syrlin que je vois au coin, suscitant, fécondant, de son mâle regard, tous ces fils de sa pensée. Ce Secundus semble être sa seconde âme, celle qui le rêva. Il regarde comme lui le chœur. Syrlin est la pensée créatrice, féconde ; son secundus, la haute intelligence, la philosophie tacite de cette création.

En face du silencieux, le parleur Quintilien ; son livre est fermé. — Puis le fin, l’aigre, le ridé Sénèque ; mille concetti dans les plis de son visage. En regard, tête nue, les yeux à demi fermés, Ptolémée tenant son petit globe comme une marotte de fol.

Cicéron, noble, fort, tête large à contenir toute science, honorablement coiffé, comme Quintilien et Sénèque, de la barrette de docteur.

Vis-à-vis, le buste pathétique du pan Are esclave africain Térence, cheveux épars, sous ses lauriers, maigre, épuisé. Au bas : Nihil homine imperito injustius.

Enfin, tout seul, la souffrante et. rêveuse figure de Pythagore « inventeur de la musique ». Il est devant l’autel, mais ne le voit pas, étant trop absorbé en lui.

Ainsi, dans cette noble suite, l’art ouvre et ferme ; au milieu : Philosophie, Sciences et Lettres. Aux deux bouts l’Art ; celui du dessin, Syrlin, qui regarde au dehors ; — l’art de la Musique, Pythagore, qui regarde au-dedans. Voilà l’ensemble des pensées nettes et hautes des enfans légitimes de Syrlin. Pensée, à la fois, chrétienne et païenne ! Impartial comme Michel-Ange, entre le passé et le présent. Ses avortons, ses mauvais songes, je les vois sculptés autour des stalles d’en bas. Je dis ses songes, car, dans ces grotesques, je ne sens pas la satire, mais bien plus le cauchemar.


V. — ENTRÉE EN BAVIÈRE. — GÜNZBOURG. — AUGSBOURG.

Mardi 4. — Je sors de la Souabe pour entrer en Bavière. Le type change, les visages sont plus ronds. A Günzbourg, nous sommes en plein catholicisme. Vêpres bruyantes, je ne sais en l’honneur de quel saint ; chants nasillards, écrasés par tout le cortège des trompettes. Les autels sont étranges ; les saints, de jeunes et jolis imberbes, en carton peint, offrent, en gambadant, des cœurs à la Vierge.

Leste et jolie, elle descend des nuages d’un pas de danseuse pour les recevoir. Il y a dans tout cela de l’Italie, une Italie lourde et barbare, violente et gesticulante : une grâce d’ours.

Dans les rues, même étrangeté : un bénitier à la porte d’un cabaret, et les paysans qui entrent et qui sortent, prenant l’eau bénite et se signant. Dans un billard, un grand crucifix à chaque instant heurté par les joueurs. Sur la route, à chaque pas, des ex-voto cloués aux arbres ; de mauvaises petites images grossièrement encadrées ; enfin, en nombre infini, des saint-François langoureux qui font au passant les yeux doux.

J’apprends que c’est aujourd’hui la fête du saint ; la foule endimanchée se porte aux églises, les femmes avec des bonnets d’or et d’argent sur la tête, les hommes en noir, tous armés de leurs parapluies rouges. Les figures sont moins douces et moins intelligentes qu’en Souabe.

La route circule entre des seigles hauts et mûrs, le froment est en train de mûrir. C’est le beau moment de l’année : température chaude, un peu lourde d’orage à la fin de la journée. Le soleil, déclinant, traverse de ses rayons obliques une forêt d’arbres verts et dore le tapis des mousses des plus chaudes, des plus riches teintes.

Me voici dans Augsbourg. Mon vieil hôtel des Trois Maures est tout près d’une église, de Saint-Maurice. De ma fenêtre je vois la foule se diriger de ce côté, un livre d’heures à la main. Je descends, je la suis, j’entre avec elle, j’interroge, on me répond : « C’est la clôture de la neuvaine de saint Ulrich, patron de la ville, pour qu’il obtienne la fin de la sécheresse. » Les prières achevées, l’officiant donne la bénédiction. Au moment où le prêtre élève l’ostensoir, des flots d’encens l’obscurcissent. Jamais jusque-là je n’avais compris cette fantasmagorie de lueurs métalliques, de fumée ondoyante, où l’objet sacré n’apparaît plus que transfiguré.

La côte de saint Ulrich est à la cathédrale. Le sacristain papelard, espérant une gratification, descend le reliquaire familièrement, et, sans façon, en tire l’os qu’il veut me faire toucher pour me gagner, dit-il, une indulgence. Nous sommes dans le chœur réservé, richement tendu de cuir repoussé et doré. Le second chœur, beaucoup plus ancien, possède une vieille petite chapelle romane qui est un sombre et froid tombeau. Celle-ci faisait partie d’un couvent, qui a précédé la cathédrale actuelle. On voit encore, au-dessus, la tribune dans laquelle les religieuses venaient entendre la messe.

C’est là, dans ce chœur poudreux, abandonné, qu’on a relégué, près du siège carlovingien de saint Ulrich, les antiques bannières des corporations de métier. Antiques pour le fond de l’étoffe, car, hélas ! les figures naïves du temps, qu’il serait si intéressant de retrouver, ont toutes été renouvelées. On voit seulement que les tailleurs avaient adopté le cramoisi, les boulangers le bleu, les jardiniers le vert, etc.

Les vénérables bannières, qui ont toutes abdiqué leur rôle civique, ne servent plus pour les assemblées, ni pour le combat ; elles ne sortent aujourd’hui que dans les processions.

Ces débris d’un passé qui eut tant d’importance, ce siège carlovingien, taillé jadis, rogné, emporté en détail par l’avidité des dévots, tout cela fait bien songer…

Attenant à la cathédrale, le beau cloître des chanoines, rempli de tombeaux avec portraits, vivans, pleins de force, de naturel, inoubliables. Le plus frappant est celui du réformateur qui, le premier, prêcha le luthéranisme à Augsbourg.

Il est resté là, dans ce cloître catholique ; ses mains croisées tiennent encore la Bible ; sa tête penche, chargée plus que soutenue par le dur coussin de pierre. Son visage exprime l’abattement, et toute sa personne l’abdication de la liberté.

De là, où aller, si ce n’est près de Mélanchthon, je veux dire, voir la salle où il lut la confession d’Augsbourg qu’il avait rédigée. Ce lieu vénérable a été rajeuni, défiguré par des ornemens profanes. Et comme si ce n’était pas assez pour effacer ce grand souvenir religieux, ils y ont ajouté tous les ducs de Bavière ainsi que le portrait du roi actuel, étudiant plus que roi, artiste catholique, teutonique, chef de parti qui a voulu concilier l’inconciliable. Il se présente dans un costume théâtral et semble prêt à entrer en scène.

Les églises d’Augsbourg sont riches d’ornemens et remarquables par leurs grilles à la fois délicates et fortes. Art perdu, si l’on en juge par la mauvaise serrurerie des maisons particulières.

Mais la véritable église d’Augsbourg, sa vraie cathédrale, c’est son Hôtel de ville en face de la Bourse. Moins vaste, mais non moins majestueux que celui d’Amsterdam, ses belles proportions trompent sur son étendue réelle. Noble vestibule dont chaque porte est surmontée d’un beau buste en bronze d’empereur romain. Au fond, l’oiseau symbolique, l’aigle colossal de l’Empire qui tient le globe comme il peut. Si puissantes que soient ses serres, elles glissent sur la vaste surface, et le monde échappe à l’Empire.

Plus haut que le premier étage où siègent les tribunaux, sous les combles auxquels aboutit un majestueux escalier, par-dessus la ville et toute la campagne environnante, la Salle d’or, c’est-à-dire le triomphe de la ville elle-même. La ville-dieu triomphant dans les nuages.

Elle triomphe avec une insolence de femme et de ville, curieuse à observer. Tout autour, un cortège d’empereurs romains allemands, avec des inscriptions honorifiques, morales, épigrammatiques. Au-dessus des empereurs, au-dessus des fenêtres qui les dominent, planent, dans les fresques de la voûte, les portraits variés, symboliques, de la ville elle-même. Au centre, insolemment elle trône sur un char attelé de nobles, de cardinaux… Dans les médaillons des coins, plus humble, elle triomphe mieux encore. Ici, travailleuse ; là, doctoresse, entourée de médicamens ; plus loin, elle montre une ruche : Cives propagantur. Enfin, la voilà dans son rôle naturel, femme d’intérieur à son ménage, entourée de tous les ustensiles de la vie domestique : faïences, casseroles de cuivre bouillant sur le fourneau, baquet, etc.

Elle, belle et forte, tient les clefs et dit : Omnia et ubique. C’est que de ces clefs elle ouvrait toute chose, les magasins des deux mondes et les conseils des princes. Et sur les fourneaux, que fait-elle bouillir, distiller ? Est-ce une confédération des villes de Souabe et du Danube ? Est-ce la confession d’Augsbourg ?

Dans les grisailles du bas, le côté positif du ménage réel est exprimé d’une façon assez bouffonne ; on y voit l’enfant qui dort dans son maillot. Il peut dormir, tout est prêt pour son réveil. Un cochon de lait, cuit à point, est suspendu ; le chat fait autour bonne garde. Une souris fureteuse a passé, il l’a saisie et la croque. Au-dessus du petit cochon tout rose, voici le boudin tout noir, déjà préparé.

Revenons à la ménagère. Si vous cherchez les portraits des magistrats de la ville, vous n’en trouverez qu’un, celui de la femme du bourgmestre. La femme du magistrat est restée seule dans la maison du magistrat. Ici, elle n’est point jeune, a l’air sérieux, et visiblement elle est prudente, économe ; l’aurea mediocritas. Nul doute qu’elle n’ait influé sur son mari et ne lui ait fait porter dans la politique, dans la banque, l’humble et sage esprit du ménage. La dame est fort bourgeoise, nullement ambitieuse. Elle tient des gants, mais ne les met pas, sans doute pour les épargner.

Ce ne sont point là remarques subtiles. Il est certain que l’esprit de famille, de ménage, appliqué aux affaires de banque, de politique, est ce qui a fait la grandeur de la vieille Allemagne. On sait l’histoire des Fugger, leur point de départ. Simples ouvriers tisserands, on les voit, à la fin de leur vie, arrivés aux destinées les plus hautes.

Charles-Quint leur conféra la noblesse pour avoir, dit-on, brûlé leurs créances dans un feu de cannelle, ils n’avaient pas besoin de cela pour être anoblis. Ils se sont grandis d’eux-mêmes, par le bon emploi de leurs richesses. Ils ont ajouté à la ville un petit faubourg, en faisant bâtir trois cents maisons d’ouvriers auxquels il n’était demandé qu’un florin par an pour tout loyer. L’Allemagne moderne a oublié leurs bienfaits. Le domestique de place du premier hôtel de la ville ne peut m’indiquer leur tombeau. Je le trouve à Saint-Ulrich. Point de monument, rien que d humbles dalles rougeâtres en grand contraste avec la somptueuse chapelle, la vaste et bizarre voûte. Cela est à la fois modeste et grand. Est-ce une couronne de comte que rappellent vaguement les fleurons des balustrades circulaires ?

Mon hôtel des Trois Maures où le monde entier a passé, les empereurs, les rois, les hommes de génie, — autre royauté, — était la maison des Fugger. Les banquiers allemands de nos jours ne se contentent plus de demeures si modestes. L’un d’eux s’est bâti, tout près d’ici, un palais bien autrement vaste, un véritable Louvre.

Les Holbein sont d’Augsbourg ; mais le fils y a peu vécu. Sauf son admirable portrait du duc Ulric de Souabe, ses meilleures toiles sont ailleurs.

Ce qui me frappe au musée, ce sont quelques portraits, de vieux maîtres inconnus d’une vérité naïve qui semble s’être perdue avec eux. Il y a là un Christ recevant sa mère au ciel, tout ce qu’on peut imaginer de plus humain et de plus divin à la fois. — Enfin elle arrive !… heureuse, visiblement. Mais lui, quel bonheur immense il couve intérieurement ! Il est assis, je ne sais s’il la regarde : peut-être que, s’il la regardait, il oublierait qu’il est Dieu. se souviendrait trop qu’il est homme, s’élancerait dans les bras maternels…


VI. — MUNICH. — LES RUBENS.

Jeudi 6. — Par un bel orage qui réjouit tout le monde, — saint Ulrich vient enfin de donner la pluie, — je prends le chemin de fer pour Munich. Il est heureux qu’il existe. Jamais je n’ai vu pays si mélancolique. La pluie, la lumière décroissante, — il est sept heures du soir, — y contribuent sans doute ; il n’est pas moins vrai que sur ce vaste plateau, tout est réellement médiocre : nul accident de terrain, nul intérêt, de culture, et dans plusieurs endroits, singulièrement pauvre. Des tourbières, plusieurs en feu. On arrive à la grande ville par un désert.

Il y a un pénible contraste entre le luxe récent de Munich, son Versailles impuissant, abandonné : Schleissheim, et cette pauvre campagne, ces orges maigres, ces pins jetés au hasard, ces paysans sans bas ni souliers, sous ce rude climat.

Depuis le Maximilien de la guerre de Trente ans, il y a ici un dur et cruel orgueil, une prétention ambitieuse exagérée, qu’ex prime bien son buste en bronze : un politique, un penseur, un guerrier, oui ; mais ni cœur, ni âme, comme les généraux de cette époque. Dans un autre portrait qui est à la Pinacothèque, celui-ci peint, il est sec, fin et dur, à effrayer.

Pour s’en tenir au présent, je ne rencontre pas ici les bonnes physionomies qui m’ont frappé, touché. Dans le monde des professeurs, peu de bienveillance ! . Avec cela, une prétention à l’indépendance qui n’est nullement justifiée, Gœrres, Thiersch et d’autres, nous souhaitent leurs universités allemandes ; ils déplorent la servilité des nôtres, surtout pour la philosophie. Il m’est facile de leur prouver qu’ils se trompent lorsqu’ils croient que, pour renouveler les études en France, il suffirait d’envoyer les élèves de notre École Normale en Allemagne. La chose était arrangée avec M. de Vatimesnil, elle se fût faite si le ministère Martignac eût duré. À la servilité dont ils nous accusent, je leur oppose la liberté absolue, chez nous, dans le haut enseignement.

Hélas ! qu’est devenu le beau Gœrres, a guisa de leone quando si posa ? Je le retrouve maigri, vieilli, mystique au-delà du possible. Nous n’avons plus guère de langue commune. Je m’entends mieux avec un grand beau prêtre qui se dit son disciple. Intelligent et doux, si fin qu’il n’a plus l’air d’être fin, il suit le mouvement, le progrès, lit tout et témoigne un véritable bonheur de pouvoir causer avec moi des Templiers dont il s’occupe aussi. Un professeur de Munich dont je tairai le nom, qui nous a écoutés silencieux, en sortant, me dit : « Monsieur, vous avez eu pleinement raison ; nous sommes ridicules de vanter notre indépendance universitaire. Pourquoi donc Schelling nous a-t-il quittés ? C’est qu’ayant parlé tout haut du peu de faveur que trouve la philosophie en Bavière, il a été mandé secrètement par le ministre, et vertement tancé. En quittant son cabinet, il a accepté les offres que lui faisait la Prusse. « Ceux-ci, Monsieur, sont gens d’esprit, mais peu avisés pour leurs véritables intérêts. Ils ont laissé partir Oken, Cornélius, Rückert, Schelling… Ont-ils eu quelqu’un pour les remplacer ? Personne. De là, un ressentiment sourd dans l’Université contre les étroitesses gouvernementales. »

Munich, en retard pour la libéralité des opinions, est en avant pour l’art. Je viens de visiter, avec M. d’Eichtal, son exposition de quinzaine. Rien de saillant, mais on y voit que la moyenne est très haute. Hess et Kaulbach sont fort en vogue. Le premier, imitateur de Vernel. Kaulbach, connu par les lithographies de sa Maison des fols, promettait un peintre énergique. En cherchant la couleur, il a tourné au mol, au féminin. Il y a eu haine sans doute des exagérations de Cornélius, mais le tempérament aussi s’est révélé. J’ai été frappé de sa figure douce et suave qu’il reproduit complaisamment dans toutes ses toiles.

Ce Cornélius, souvent plein d’emphase, bizarre, d’un coloris étrange, est pourtant le grand peintre de l’Allemagne au XIXe siècle. L’église Saint-Louis a de lui quatre fresques vraiment imposantes. Au reste, il est partout ici, à la Pinacothèque, au musée des sculptures, la Glyptothèque… on comprend qu’il y ait eu rivalité. Berlin l’a appelé ; il est aujourd’hui directeur de son Académie.

Un autre, encore, remplit tout ici : Rubens. Je vais droit à lui. Il suffirait d’entrevoir les quatre-vingt-quinze toiles que possède le musée de Munich, pour sentir, dans la seconde moitié surtout, une œuvre unique. C’est le temps où cet empereur de la peinture semblait si grand, si heureux, et où il souffrit le plus ; — le temps où les désappointemens du bourgeois anobli, de l’ambassadeur artiste. de l’homme sorti de sa carrière, se combinèrent avec les tristesses, les impuissances peut-être, d’un vieux mari amoureux, avec les contradictions d’une force décroissante et d’une sensibilité croissante…

Cette grande vie ne pourrait-elle se diviser en trois parts ? La première, où il avait encore sa mère qui, comme on sait, fut tout pour lui ; — la seconde, où il avait encore sa première femme, Isabelle Brandt, celle avec laquelle il s’est peint dans son âge de force et déjà de maturité, assis dans un bosquet, mettant sa mâle main dans la main qu’il sait honnête et sûre, se reposant en cette femme aimée, — parce qu’elle fut bonne, — des travaux, des orages intérieurs (no 261).

La troisième époque est celle où l’artiste au comble de la gloire, mais ayant perdu les douceurs de la famille, de la vie intime, voulut jouir au moins, et prendre possession pour son compte de cette nature que, jusque-là, il n’avait guère vue que pour l’imiter.

Le choix de la seconde femme indique ce moment de sensualité tardive qui suit les grands efforts d’esprit. C’est la beauté physique, la richesse des carnations, des chairs, le luxe de la vie qui plaît à celui en qui la vie va décroître. Plus on en a perdu en soi, et plus on en veut dans l’objet aimé… Aimé ?… Non, désiré plutôt. Voyez le portrait d’Hélène Fourment (no 281) qu’il a peint sans doute dans la première année de son mariage : Plumet blanc au chapeau, — Madame l’ambassadrice !… La robe est en velours noir, afin de mieux mettre en relief l’opulente, la blanche, l’élastique gorge. Qu’elle jouisse de sa parure, du luxe de la richesse, de tous ces fruits du génie, c’est ce qu’il veut. La voilà, ici, qui siège triomphante sous un portique (265). Plus belle encore elle apparaît dans le Massacre des Innocens, par le développement de la (aille, les beaux bras blancs (276).

L’artiste complet alors, en tous sens (il a atteint sa plus haute harmonie de coloriste), est sans réserve à elle, il savoure son bonheur superficiel, extérieur… C’est à ce moment qu’il fait son grand Jugement dernier, si beau comme gamme de couleurs, comme guirlande de figures suaves, doucement enlacées, s’aidant à monter au ciel, mais si voluptueusement pressées l’une contre l’autre, qu’elles pourraient bien oublier le ciel en chemin. À droite, parmi les bienheureuses, Hélène Fourment, les mains croisées sur sa poitrine, un peu humiliée de se trouver là, mais enfin sauvée par la grâce du génie ; à gauche, comme avertissement, instruction, je ne dirai pas menace, c’est encore trop tôt, un diable horrible qui traîne et tord deux belles femmes. Hélène, prends garde à toi !… La douce et voluptueuse montée vers le ciel, l’aide amicale, amoureuse que se prêtent les âmes, sont peintes avec un détail, une délicatesse adorable, dans l’esquisse toute rose qui, visiblement, fut faite pour charmer une femme (325, cabinet XII).


Cependant l’âge avance, et le désir subsiste, il augmente même, pouvant moins se satisfaire. La passion tyrannique, qui n’a d’obstacle qu’en soi, en la nature affaiblie, aime à se figurer que l’obstacle est dans l’objet désiré ; elle met durement la main dessus, elle lui dit : « Tu es à moi. » C’est ce qu’exprime d’une manière assez crue le berger déjà vieux, fatigué, qui passe familièrement la jambe sur le genou de la bergère qui refuse. Celle-ci est encore Hélène Fourment. Je crains que le vieux berger ne soit Rubens (298).

Elle refuse, c’est donc qu’elle aime ailleurs ; c’est qu’elle trahit… ô femme perfide !

Puis, elle se plaint qu’on se plaigne. Pauvre Rubens, pauvre Job ! (309 des cabinets).

Et Samson s’élançant du lit de Dalila ; Samson vieux, contre la Bible… Donc Samson est encore Rubens.

Eh bien ! vieux ou non, malheureux ou non, pendant qu’on verse son sang, il continuera d’enseigner son art, d’éclairer le monde. On peut lui ouvrir les veines, comme à Sénèque, il y a en lui de la vie pour tous (262).

Vieux d’années, soit… Mais il est jeune de sève et toujours fort ! Quel est, de tous ces beaux damoiseaux, celui qui pourrait comme lui combattre le lion, ou, comme ce sanglier terrible, défier la meute dévorante, la meute d’envieux, d’ennemis ?…

Vous ferez justice, Seigneur… Ces envieux, ces superbes qui méconnaissent le génie, cette tourbe d’hommes charnels qui n’ont jamais pu le comprendre, vous les précipiterez…

Et l’amour trahi !… Ah ! s’il y avait vraiment trahison, quelle torture serait assez atroce pour la coupable ?

Dans son petit Jugement dernier (272. cabinet XII). il en a imaginé une qui dépasse Dante de bien loin.

Mais si cela n’effraie pas assez un cœur corrompu, l’artiste en saura inventer d’autres : des chutes effroyables ; il creusera des abîmes de feu, des perspectives infinies dans les flammes éternelles. Les uns vont tomber sur les reins, les autres, juste dans la gueule du dragon. Deux sont chevauchés par un diable ; deux autres traînés ensemble par des chevaux, comme ils étaient au moment où la mort les surprit dans leur péché. Au bas, des animaux hideux, informes, s’acharnent sur des cadavres d’animaux ; un chat-tigre aux yeux flamboyans, sur une carcasse de cheval. Ceux-ci sont des damnés transformés en bêtes. Enfer sur enfer, où les coupables sont torturés par des agens plus coupables encore ; où les ministres de la justice dépravent les damnés en les torturant.

Au centre de ces horreurs, une femme énorme, qui est visiblement la caricature d’Hélène Fourment, subit, suspendue, un supplice atroce.

On ne peut s’y tromper, lorsqu’on a sous les yeux la suite des portraits authentiques d’Hélène :

1o  Belle, jeune, grasse, sans pensée ; 2o  riche et magnifique, jouissant de l’opulence de son mari ; 3o  coquette, agaçante, sous un chapeau noir ; 4o  après dix ans de mariage, mère, l’air fin et doux, déjà une femme de Van Dyck (328, cabinet XII). Était-elle ainsi, ou bien a-t-il voulu lui plaire, la flatter en l’ennoblissant, l’affinant ?…

Quoi qu’il en soit, nul doute que celle-ci n’ait bien tourmenté Rubens.

N’est-ce pas à elle que le Christ pardonne, comme Milton à sa femme, sous le nom d’Adam, dans le Paradis perdu ? La Madeleine, dans ce beau tableau où elle est réunie à trois grands pécheurs, saint Pierre, David et le bon larron, n’a pas les traits d’Hélène, non plus que Dalila, c’eût été trop révéler, mais elle a sa chevelure, sa carnation… Le Christ est d’un bon sens sublime, admirablement simple et judicieux, selon les idées modernes. Il semble dire : « Insensés, était-ce la peine ? Vous n’avez pas même eu le bonheur d’un moment dans votre péché. »

Vous la retrouverez encore à notre musée du Louvre, cette Hélène. L’ange d’Elie en est une traduction masculine et colos sale. Ici, bienfaisante, elle donne au solitaire desséché par la chaleur du jour, par le travail et la lutte, le pain, le vin de la vie.

Moins vieux que cet Elie, mais bien fatigué, bien jaune et souffrant, est l’homme qui dans le grand Jugement dernier de Munich (263) se trouve tout au bas, un pied dans la terre… Ah ! qu’il a du chemin à faire pour arriver en haut dans la gloire, où l’homme sera l’homme-Dieu !

Au-dessus, vous voyez accroupie, la jeune rose rouge, Hélène, si vivante et si bien portante, près de cet homme si malade ! « Telle vous êtes, Madame, et tel je suis ; au moins un peu de compassion ! »

La jeune femme devait aussi moins apprécier l’artiste, à mesure que s’accentuait, avec Van Dyck, le mouvement de la grâce après celui de la force. C’est peut-être pour lui montrer que la grâce ne lui était pas interdite, que le fort des forts fit le quatrième portrait, si gracieux, où elle tient son fils sur ses genoux.

N’est-ce pas encore pour répondre aux peintres en petit, qui à ce moment faisaient fureur : les Téniers, les Gérard Dow, qu’il a peint les Amazones, la Déroute de Sennachérib, qui sont à Munich ; la petite kermesse que nous possédons au Louvre ?


VII. — MUNICH ENCORE. — VAN DYCK. — RATISBONNE. — LE WALHALLA.

L’école flamande, dont Rubens est le roi, occupe au premier étage le milieu de la Pinacothèque. Elle éclipse tout. Il y a pourtant des Van Dyck admirables : entre autres, une Sainte Famille, d’une telle suavité qu’on s’explique très bien pourquoi le monde dut passer, dans la peinture, des tyrannies de la force aux douceurs de la grâce.

Dans la disposition d’esprit où je me trouve en quittant Rubens, un de ces Van Dyck, qui n’est pas le meilleur peut-être, mais le plus touchant, m’arrête longtemps et me fait bien songer. C’est un portrait, celui de sa femme qui était la fille de milord Ruthen. La grande dame qui voulut se donner au grand peintre, n’est pas à s’en repentir. Il a bien fallu prendre le costume, la coiffure serrée d’une bourgeoise flamande… La femme anglaise, toute changée qu’elle est, et domptée à sa condition, jette de côté la tête… Qui sait si elle ne sortirait pas de ce fauteuil où elle est assise, de cette maison où elle est entrée il y a quelques années, si elle n’y était liée, rivée par une chaîne de diamant, par une force plus forte que toutes les forces du monde ; et quelle ? Le bras de son enfant, une fillette de cinq ans qui a tant besoin de sa mère, et qui, se mettant obliquement sur son passage, enlace de son petit bras, le bras maternel, et par-dessous prend le fauteuil, de sorte que la mère ne pourrait se lever sans casser le bras de l’enfant. Elle restera, soyez-en sûr.

Celle-ci, à l’inverse de la femme de Rubens, a descendu de condition. L’amour l’a placée dans cette maison, dans cet atelier de peintre, dans ce fauteuil si simple. A peine son costume sec et noir de bourgeoise a-t-il devant quelques lacets d’or, comme pour rappeler le luxe de la maison paternelle. Eh bien, avec tout cela, elle pourrait être plus malheureuse.

Voyez sous ce rideau de pourpre, près d’une colonne, cette grande et belle femme pale, dont la joue est si creuse ! Celle-ci a monté tandis que la fille du lord descendait. Mais qu’elle a payé cher ces colonnes, cette pourpre, cette robe de brocart d’or… Elle les a payées de son bonheur, de sa santé, de sa vie bientôt. On voit bien que le souffle va s’éteindre. Ce qui est plus triste encore, c’est que dans la lutte ingrate qu’elle a soutenue, son intelligence a faibli à la longue ; son esprit, visiblement, a baissé. Elle est maintenant au-dessous de ce que promettaient le noble front, les formes grandioses de cette tête pâlie, effacée.

Les peintures de Schnorr, au Palais-Royal, sont d’un tout autre caractère ; elles reproduisent toutes les scènes des Niebelungen que j’ai lues tant de fois dans ma jeunesse, qui m’ont tant passionné pour chacun des acteurs de ce drame héroïque et barbare.

La collection particulière du prince de Leuchtenberg mérite d’être vue. Il y a là un portrait solennel et tragique de Masaccio. Il est jeune encore, mais déjà très sévère, figure longue, jaune, les yeux pleins d’une gravité passionnée, gravité italienne, demi-monastique, l’inspiration du Campo-Santo.

C’est ici encore qu’est la Madeleine de Murillo. Non pas imaginaire ; celle-ci a vécu, aimé, souffert, pleuré… On ne peut dire qu’elle soit précisément belle. A part la superbe et soyeuse chevelure, rien de remarquable ; aucun trait pris à part n’est beau, mais l’ensemble est si doux, si bon, si humain ! Oui, c’est bien là un portrait vivant, car tout de suite, sans réflexion, on se demande comment on a pu la faire souffrir, cesser de l’aimer, l’abandonner ?… Les yeux, quoi qu’on fasse, ne peuvent s’en détacher. Quelque part qu’on se tourne, dans la galerie, toujours, toujours, le regard lui revient, et le cœur à la fin échappe dans un cri de pitié !…


Comment se fait-il que cette grande ville de Munich où il y a tant à voir, tant à apprendre, soit malgré tout cela si triste ? Trop de maisons sans doute, pour le nombre des habitans. Quelque chose du désert qui l’entoure, commence déjà dans ses rues larges et vides.

Aussi, une fois mes notes prises, j’échappe avec plaisir. L’ennuyeux Schleissheim, comme pour me punir de ma fuite, me poursuit pendant les trois lieues où je cours sur le plateau aride. Son souffle stérilisant finit avec lui à Freising. Je retrouve enfin les eaux courantes, les arbres, les fleurs. En haut, en arrière, les arbres du nord ; en avant, en bas, l’aimable et sérieuse vallée, les prairies, les moissons. Je m’achemine vers Ratisbonne, ayant en vue les collines demi-boisées, demi-moissonnées qui dominent le Danube. Et tout le long de la route, j’essaye de recueillir, d’amasser en moi ces forêts, ces champs qui fuient, coulent devant moi comme leur fleuve, comme ma vie…

Ratisbonne est au milieu d’un pays peu varié, médiocre. Dès mon arrivée, je cours à la salle basse, obscure, où la ville eut l’honneur de tenir la diète de l’Empire de 1667 à 1806. J’y trouve la table de bois blanc devant laquelle Charles-Quint but en 1532 ; le fauteuil de cuir dans lequel se sont assis les empereurs. Les grands pots qui contenaient le vin qu’on servait à la ronde, y sont encore, et les costumes de la vieille Allemagne, et le livre de justice pour l’Autriche, la Bohême, etc.

En bas, les cachots, la chambre des tortures, la grille derrière laquelle le juge, caché, écoutait, surprenait les aveux vrais ou faux, arrachés aux patiens par la douleur. Tout est en place, et prêt à recommencer, s’il le fallait. Ceci n’est point particulier à Ratisbonne, vous retrouvez partout le témoignage de la rude justice par laquelle les villes d’empire rassuraient leurs sujets, leurs marchands, contre les violences des brigands. Le squelette du dernier exécuté pend encore à la voûte. Mais étaient-ce seulement les malfaiteurs qu’on traitait ainsi sans miséricorde ?…

La curiosité du Ratisbonne, le Panthéon, le Westminster que le roi de Bavière a bâti pour les grands hommes de l’Allemagne, et qu’on vient d’inaugurer, est sur une élévation en vue du Danube, ici d’une gravité, d’une ampleur superbe, lorsque, l’hiver, il couvre de ses débordemens la belle plaine qui s’étend à sa droite, pendant qu’à sa gauche des roches austères, boisées à demi de sapins, le dominent et resserrent devant elles son rivage. Quelques accidens de ce paysage d’Albert Dürer, entre autres une petite vallée enfoncée brusquement entre deux hauteurs, semblent des coups de burin sévère, inspiré.

Avant le Walhalla, c’est le nom de ce temple de la gloire, se dresse le château en ruines, percé à souhait des balles de Gustave-Adolphe. En arrière, les graves montagnes continuent, et encadrent à merveille le monument.

Vue immense dans son ensemble, mais sérieuse… non pas de ces vues du Midi ou d’Orient devant lesquelles le poète resterait muet, ou crierait avec Rückert : « O soleil, ô mer, ô rose !… »

Ceci est à la fois l’austérité du Rhin vers Bingen, et son grandiose dans les plaines de l’Alsace.

Moralement, vue vaste, noble, héroïque, un paysage vertueux, pour ainsi parler, comme il convient à un tel monument.

La montée à travers les rocs, les bois sombres, prépare admirablement l’apothéose. Rude et sombre aussi fut la route des héros pour arriver à la gloire.

Mais si le lieu est bien choisi, l’édifice a été mal conçu, mal exécuté.

Il eût fallu, ici, quelque chose de simple, de grand, de fruste ; des assises de granit, un portique sauvage qui laissât douter si la montagne ne faisait pas partie du monument. Au fond, j’aurais mis l’Allemagne elle-même, sous les traits de la Vierge, entourée d’animaux, de fleurs, l’enfant dans les bras, Touchante trinité : l’enfant, la femme, la rose, c’est-à-dire la nature. Tout cela n’est pas si exclusivement chrétien qu’Hermann lui-même et tous les héros païens de l’Allemagne ne fussent tombés à genoux.

On n’a tenu compte ni du paysage, ni du génie allemand, qui est juste le contraire de l’esprit gréco-romain. Il n’est pas non plus Scandinave. Ni le nom de Walhalla, ni l’imitation du Parthénon ne convenaient ici.

Il eût fallu encore, qu’au-dessus du portique, les arbres venus d’eux-mêmes étendissent leurs branches et pleurassent… que toute la nature semblât compatir,… qu’elle accueillît maternellement ceux qui, après la rude journée de la vie héroïque, viendraient chercher dans ce grand asile, non la gloire, mais le repos, le souvenir, la reconnaissance des peuples qu’ils ont servis. Ce n’est point cet éclat olympique qu’ils veulent, ni ce temple éblouissant dans le soleil du midi, mais plutôt, fatigués qu’ils sont, une source et de fraîches ombres.


VIII. — L’ALLEMAGNE DU CENTRE. — MELANCHOLIA. — NUREMBERG. — L’OUVRIER ALLEMAND.

14 juillet, jeudi. — De cinq heures du matin à quatre heures du soir, de Ratisbonne à Neumarkt, monté, descendu, tourné sur soi. Ainsi j’ai appris le pays d’Albert Dürer, l’ennui de l’Allemagne centrale, sa gravité monotone.

Il faut goûter, user cet ennui, pour bien savoir comment l’âme allemande, se tournant sur soi, se cherchant soi-même, atteignit dans ce grand artiste, dans tant d’autres génies, ce caractère austère, un peu sec et dur, mais parfois sublime de mélancolie passionnée… Les grandes ailes de la Chauve-Souris sont partout ouvertes ; partout vous lirez sur ces rochers, sous ses sapins où elle vole dans un crépuscule éternel : Melancholia

Disons, pour être juste, que la terre allemande, médiocre à la surface, est riche en vertus cachées, si l’on en juge par les eaux thermales qui jaillissent en tant d’endroits de son territoire, et mieux encore par l’indéfinissable esprit de vie morale qui circule parmi ses arbres chétifs et ses monts stériles.

Ceux-ci n’ayant pas, comme Venise, les rives de la Brenta, les belles campagnes de la Vénétie pour y bâtir leurs palais ; n’ayant que « l’ennuyeux Pegnitz qui ne coule qu’à regret et parce que c’est l’usage », dit Schiller, ont dû dépenser au dedans. De là cette accumulation singulière de monumens, d’objets d’art.

Sauf une petite banlieue cultivée sous les murs de Nuremberg, la plaine qui l’environne est stérile et mélancolique. La ville apparaît de loin, une île au milieu de la mer des sables, comme Venise dans la mer des eaux.

Le transit des denrées orientales que lui transmettait Venise, l’avait enrichie. Mais Venise ayant perdu son commerce, Nuremberg dut, fatalement, diminuer de vie, d’importance, de fortune. Ajoutez les guerres du XVe et du XVIe siècle contre ses anciens burgraves, les rudes Hohenzollern de Brandebourg, qui sans cesse ameutaient contre elle la noblesse avide et pauvre du Nord. La croisade teutonique ayant cessé, les chevaliers en cherchaient une contre les marchands qui allaient ou résidaient à Nuremberg.

Voilà surtout ce qui explique ces énormes tours, de formes variées, ces fortifications colossales, indestructibles, éternelles, du milieu du XVIe siècle, lorsqu’on craignait tout, les Turcs, l’empereur, les princes catholiques ; lorsqu’on avait à défendre, non seulement les biens terrestres, mais un bien nouveau : la Foi, le Credo de Mélanchthon dont on a mis ici la statue. Dès 1517, Hans Sachs disait : « Le rossignol de Wittenberg qu’on entend aujourd’hui partout. »

Outre ces fortifications générales, il y avait les fortifications particulières. Chaque maison bâtie en bonne pierre, sans crainte d’incendie, bien et solidement voûtée, fort peu ouverte par en bas, hasardait au second étage une jolie tourelle qui surveillait la rue et voyait venir… Enfin, au plus haut, la maison, décidément rassurée, se parait gracieusement d’un riche et fantasque pavillon, — comme une femme, vêtue simplement quant à la robe, veut être au moins coquettement coiffée.

C’est dans ce dernier étage, orné de sculptures, de peintures, de fleurs, que le soucieux marchand, que la femme craintive et pâle, que les enfans sérieux, sans espace pour jouer, s’égayaient un peu le soir… Cette disposition défensive se retrouve aussi aux fortifications de la ville, dans la promenade couverte qui les couronne, dans le long corridor qui servait tout à la fois à respirer sans sortir, et à surveiller la campagne. Ce corridor est, pour la ville entière, ce que la tourelle supérieure est pour la maison du particulier.

Partout l’art, mais l’art sérieux, le goût du grave, du simple, du durable.

Au cimetière, on est frappé de voir toutes ces tombes humbles et basses, pour échapper aux projectiles ennemis, richement incrustées de bronze, d’un bronze souvent admirable. Combien coûteux, combien aristocratique dans la simplicité apparente !

En revenant de ce cimetière Saint-Jean, où dort Albert Dürer le grand ouvrier, sur son dur oreiller de pierre, en sortant de Saint-Laurent, où Adam Kraft s’est mis sous son monument, a scellé l’ouvrier sous son œuvre ; de Saint-Sébald, où Vischer, en tablier de travail, ciseau à la main, s’est placé au point culminant du tombeau qu’il a sculpté, fondu avec ses cinq fils, — je rêve tout naturellement à cette grande légende, l’histoire de l’ouvrier allemand. Elle s’impose à l’esprit dans une ville qui a donné au monde, par les arts industriels, dans un même siècle, un si riche tribut.


Sur les murs de Nuremberg, si bien drapés de lierre, et fleuris de toutes plantes, s’accrochent aussi des plantes d’une espèce particulière, des lierres animés, des lichens vivans. Dans ces magnifiques tours du XVIe siècle, et dans l’épaisseur des murailles, dans les petites maisons si humbles qu’elles semblent avoir poussé là comme des mousses, habitent de pauvres créatures qu’on ne voit jamais circuler dans les rues, qui jamais ne sortent qu’un moment, le samedi, pour rendre l’ouvrage.

Ce sont ces prisonniers volontaires qui font, pour l’Europe, ces veilleuses, 365 pour trois liards ; ces trompettes de bois dans lesquelles nos fils, en bas âge, sonnent déjà leurs futures victoires ; ces arches de Noé remplies de tous les animaux de la création ; et les ménages au grand complet, avec tous les ustensiles de cuisine en bois de sapin, qu’alignent gravement les petites filles, et qui font encore aujourd’hui leur bonheur, en même temps que leur première éducation de ménagères. A côté, des jouets d’un prix plus élevé, sculptés au couteau, ne manquent ni d’adresse ni du sentiment des proportions. On sait que les bottiers, les tailleurs allemands, ont à un haut degré l’instinct de la forme vivante, mobile.

Lorsque l’apprenti a été longuement, durement élevé, raboté par son maître, lorsqu’il est devenu compagnon, il fait son tour d’Allemagne, travaillant quand il peut, ou mendiant. Plusieurs fois j’en ai vu s’arrêter volontiers à songer sur la grande route. Assis sur la lisière d’une forêt, ils ne tardaient pas à couper une branche, à façonner avec leur couteau, — instrument ingrat, — une figure d’animal ou d’homme… Voilà le commencement de la sculpture sur bois, le véritable art allemand.

S’il réussit son petit homme, arrivé à la ville voisine, il le barbouille de couleurs voyantes : dès lors il vit. Une bonne femme l’achète pour son enfant ou pour elle ; dans ce dernier cas c’est un saint.

Mais un jour notre apprenti s’avise que le chêne laissé à sa couleur naturelle est d’un bel effet. Alors, ne pouvant plus compter sur le secours de la couleur, il faut bien qu’il s’attache à perfectionner la forme ; il y arrive d’autant mieux que la matière est relativement malléable, et la sculpture en bois fait son chef-d’œuvre dans la cathédrale d’Ulm.

Syrlin et le bois ; Adam Kraft et la pierre ; Peler Vischer et le bronze… La matière devient de plus en plus difficile à travailler, l’artiste de plus en plus ouvrier.

L’art ne s’arrêtant pas, il va se continuer dans les formes distinctes, plus libres, plus légères pour ainsi parler, de la peinture, de la gravure sur bois : Veit Stoss ; sur cuivre : Albert Dürer. Le cuivre, mais à peine effleuré, autant de matière tout juste que le demande le service de l’esprit.

Ce passage d’un métier à l’autre, d’une matière à l’autre, depuis la forme du bottier jusqu’à la Melancholia, était chose simple en Allemagne.

Nulle limite entre l’ouvrier et l’artiste. C’est bien plus tard qu’on a remarqué, comme une singularité, que le forgeron d’Anvers, — Quentin Metsys, — fût devenu peintre. La serrurerie du moyen âge était peut-être alors le premier art, égal à tous les autres pour la beauté des formes. Il avait de plus le mérite de la difficulté vaincue, celui de dompter, de rendre agréable et souple à l’œil la matière la plus rebelle.

Grands ouvriers libres ! fiers et humbles. Rien d’amer dans leurs ouvrages, rien de haineux. Grandes natures se mettant à la dernière place de leur œuvre, — exemple Syrlin, — mais la contemplant incessamment de leur regard. Adam Kraft, lui, est à genoux, et porte sur son épaule toute la pyramide du tabernacle qu’il a élevé. A genoux, mais si noble dans son profil busqué, la tête si fièrement relevée, ayant dans les yeux plus d’aspiration qu’il n’y en a dans sa svelte flèche de cent pieds.

Peter Vischer, qui n’a rien à porter, dans sa niche, en vue de son œuvre, a gardé son plus humble costume, son grand tablier qu’il n’a pas voulu quitter, comme pour dire : « Qu’importe la forme à l’esprit ? » À l’opposé, le pèlerin saint Sébald emportant son église dans l’éternel pèlerinage, c’est encore l’artiste. Ici, son âme ; l’autre figure est son corps, c’est son sublime férouer, tel qu’il voulait l’être, tel qu’il se voyait en pensée.

Conscience, patience, voilà le grand ouvrier allemand de la vieille Allemagne. Ajoutez ce qui ne se traduit pas, le Gemüth. Il y a tout cela dans le solennel Albert Dürer de la Pinacothèque, 28 ans ; tout cela, et de plus le fier géomètre, dans l’Albert Dürer en pied, sous le portique, 40 ans. Tout cela encore, et de plus le vieux lion, 50 ou 60 ans. Mais combien il a souffert ! et comme on lui a tout arraché, ongle par ongle, dent par dent ; tout arraché, la famille, la foi, hélas ! et la vie bientôt… son dur oreiller de pierre est déjà tout taillé au cimetière Saint-Jean.

Si Albert Dürer ne fut pas comme Michel-Ange le titan de l’art, il en fut un christ ; il en eut la passion. Le grand penseur dut à cette torture d’échapper à toute condition du temps, de trouver ces figures éternelles : la Melancholia, la Madeleine que l’on voit ici, d’une idéalité solitaire. Il l’a faite sans modèle, sous les combles de sa maison qu’on a eu le tort de détruire. Melancholia encore, mais cette fois résignée, harmonisée. La nature, à gauche, crie de ce qu’elle voit ; à droite, la sauvage destinée porte l’urne ; mais au milieu, dans le lointain, la rivière n’en coule pas moins, la terre n’en verdoie pas moins ; la ville et la vie vont leur train. Au milieu aussi, debout, la Madeleine pensive apporte des parfums pour embaumer la mort du monde… embaumer ?… ressusciter ?… On se trompe, lorsqu’on croit que la plupart des métiers entravent l’intelligence ou la prosaïsent. Les femmes du monde vous diront que leur imagination n’est jamais plus active que lorsqu’elles tiennent à la main un ouvrage de couture, de tapisserie, ou même le modeste tricot.

Ce qu’il y a à redire ici, c’est qu’il arrive souvent que les habitudes de l’ouvrier se retrouvent dans l’artiste, et que même les bonnes habitudes de l’un, sont parfois les défauts de l’autre. Les ouvriers artistes de l’Allemagne ont ce caractère ; ils ont martelé les vers, forgé des peintures, pioché des gravures, etc.

D’où vient cela ? De causes multiples : de ce que l’ouvrier n’a pas eu une enfance relevée par les élégances de l’art ; elles ont manqué autour de lui ; — de ce qu’il a été sans contact avec les expositions permanentes que notre ouvrier voit en passant, qui lui restent dans les yeux. L’Allemagne, comme l’Angleterre, ignore l’art séducteur de l’étalage qui est une culture quotidienne pour les yeux. Il y a encore la fatalité qui se mêle à l’activité, je veux dire la nécessité de produire chaque jour même sans inspiration, ce qui ôte le charme du spontané, de l’imprévu, et souvent le réussi. Ce qui est plein d’intérêt, c’est de suivre le progrès de l’ouvrier allemand. A Nuremberg, j’ai compris comment le bottier, le tailleur, en sculptant leurs formes, leurs mannequins, ont pu devenir des artistes. Il en est de même du faiseur de jouets d’enfans qui, de ce modeste point de départ, arrive insensiblement à atteindre, en son plus haut développement, ce qui est l’art véritable de l’Allemagne, l’art de la sculpture en bois.


IX. — FRANCFORT. — JE ME RÉSUME AU TERME DU VOYAGE. — M. ANSELME DE ROTHSCHILD.

C’est ici, à Kissingen, dans une halte de quelques heures, et non à Nuremberg, où j’avais tant à voir, que je viens de noter mes impressions. Et pendant que j’écris, la France est en deuil. Le journal qu’on m’apporte m’apprend la mort tragique du duc d’Orléans (17 juillet 1842). Si à plaindre que soit la veuve, c’est à la mère d’abord que l’on pense, à la reine ! après une longue vie de bonheur par la famille, subir si tard cette amputation cruelle, contre nature, cela est horrible.

Il faut rentrer, reprendre mes leçons aux Princesses. Si elle continue d’y venir, peut-être que l’histoire de tant de martyrs du passé me donnera l’occasion, sinon de consoler, du moins d’incliner cette âme religieuse vers les voies de la résignation.

Me voici dans Francfort, dans cette ville que je n’ai pas revue depuis 1828. Que de choses changées en moins de quinze ans ! A quelle distance je suis déjà de cette Allemagne centrale où, pour tromper l’ennui des longs jours, au fond d’une diligence, dans l’immobilité, je me nourrissais de poésie allemande et latine… Francfort où j’ai remué tant de livres, d’idées, me semble être uniquement, aujourd’hui, le grand marché de l’argent pour toute l’Europe. Les vieux souvenirs historiques s’effacent. Ainsi, je retrouve la salle des Electeurs complètement transformée.

Pour faire revivre quelque chose du passé, je m’enferme à la bibliothèque où le conservateur M. Bœhmer, très obligeant, d’une bonhomie sardonique, me rappelle M. Jung de Strasbourg. Ces figures ironiques des villes impériales font mieux comprendre l’enfant de Francfort, le grand Méphistophélès : Gœthe,

Ma séance achevée, je fais une rapide visite au musée de la ville, fondé par un particulier, encore petit. Quelques portraits de patriciens et patriciennes de Francfort, instructifs. Fins, secs visages mercantiles, intelligens et négatifs. Sur ces limites de deux mondes, la fécondité n’est pas doublée comme on pourrait le croire. Les nations se comprennent peu par le bord. Gœthe, même, n’a pas compris la France.

Collection Bethmann, il y a une bien jolie chose, l’Ariane de Dannecker, très coquettement éclairée, la tête trop petite, peu agréable, l’ensemble peu sévèrement étudié, mais comme il l’a bien lancée sur son tigre, la jambe lestement repliée sous elle, ce qui fait que de ce côté elle ne pose pas. Les reins, cette partie de la femme un peu lourde, en se détachant ainsi, devient gracieuse, ce qui ajoute singulièrement à l’élégance. La tête, vive et fière, semble dire : « Thésée s’est rendu justice, j’étais faite pour les dieux. » Tout le mouvement de la statue exprime bien l’élan de la femme qui passe d’un amour terrestre à un amour supérieur. Le premier n’a été qu’un degré pour monter plus haut.

Je ne manque guère, lorsque je passe dans une ville, d’aller voir le cimetière. Les morts m’instruisent sur les vivans. Que le cimetière de Francfort soit à une demi-lieue, cela déjà me déplaît. Au moment où j’arrive, il entre un cercueil tout nu, tout seul, ni parens ni amis ne l’accompagnent… Pourquoi ? « C’est, me répond le gardien, qu’il y a ici une chambre pour les morts des familles qui ne peuvent les garder jusqu’à l’heure de l’enterrement. Elles nous les envoient dès le décès et viennent le lendemain pour l’inhumation. — alors qui les veille ? — Mais des gens payés pour cela. » Ce qui veut dire que, tout chauds encore, ils sont laissés à l’abandon. Affreux égoïsme !

Heureusement pour ces pauvres morts, le lieu est beau, en vue du roi des montagnes, du Taunus, admirablement sombre et majestueux, dans l’orage imminent que le ciel suspend sur sa tête.

A part le temps que je donne à mes recherches, que ferais-je de mieux dans cette ville toute renouvelée, cette auberge des nations où tout m’est étranger, sinon de regarder en moi, de me résumer au terme de ce rapide voyage ?

En un mois, j’ai coupé un coin dans l’Allemagne ; j’ai touché toutes les électricités du Sud-Ouest : Rhin, Souabe, Bavière, Franconie. Mais combien plus, au contact, j’ai développé la mienne, et voyagé en moi.

D’abord, sur la route poudreuse, je me suis nourri de l’impassible passé ; ces regrets ont fini avant Ratisbonne. Il est temps que je ressaisisse le calme, et que s’opère l’ancien partage pour ma vie et pour le monde. Trop tard, trop loin, ces deux mots que j’ai pu m’appliquer, qui comprennent la tragédie du monde, je les retourne aux nations. Il y a là une source immense de passion historique dont profiteront mes livres.

Tantôt une jeune nation en épouse une vieille ; tantôt c’est l’inverse ; tantôt encore, c’est un mariage d’intérêt entre deux peuples de tempérament durement opposé. Il sera bon d’étudier ce qui doit s’ensuivre.

En ce qui me concerne, ce voyage m’aura aidé à me comprendre.

Grands artistes avec qui j’ai vécu quelques jours : Adam Kraft, Syrlin, Vischer, et toi, grand Albert Dürer qui les résumes tous, ne suis-je pas, moi aussi travailleur, un ouvrier laborieux, tous les jours levé à l’aube, sculptant moins la forme peut-être, dans mes œuvres, que la pensée qui les anime… Agrandi par vous d’idées nouvelles, je vais reprendre ma rude tâche d’historien où je me verrai souvent, comme la Madeleine d’Albert Dürer, portant l’urne, mais non les parfums, car il n’y a plus de fleurs en moi. Je ne remue que des cendres, et je vais comme Electre, qui portait devant elle l’urne de son fils.

Ce matin j’ai vu M. de Rothschild que j’ai trouvé seul, sans secrétaire, faisant lui-même sa besogne, les pieds démocratiquement appuyés sur un rustique banc de bois blanc. Même simplicité dans la mort. Au cimetière, chaque Rothschild a une dalle de pierre, rien de plus. M. Anselme, le fondateur de la banque allemande, habite un pavillon qui domine trois rues, comme la maison de Jacques Cœur à Bourges. la vieille mère, âgée de quatre-vingt-treize ans, continue à vivre dans la noire maison de la rue des Juifs, où son fils a commencé sa fortune. C’est chez eux une sorte de superstition touchante : le père et la mère doivent rester au foyer primitif ; cette fidélité porte bonheur à la famille. Tout serait perdu s’ils changeaient de domicile. On me dit encore que le grand souci de M. de Rothschild, c’est qu’après lui ses fils ne se partagent point la fortune qu’il leur a faite, mais qu’ils continuent ensemble à la faire prospérer.

La maison du grand financier grouille d’hommes et d’écus, et cependant nul bruit, nul embarras, grâce à l’admirable précision, la simplicité des moyens. Le sombre médiateur des nations, qui parle la langue commune à tous, l’or, les force par là de s’entendre entre elles, mieux qu’elles ne s’entendraient elles-mêmes. Son accueil a été simple et cordial. Nous causons de Paris, du funèbre événement, de mille choses, et je cherche à comprendre ce prodigieux cerveau. Les yeux, la face, ont quelque chose de la mobilité du bimane, mais cette mobilité n’est ici qu’activité ; rien sans but. Passion Apre évidemment. Pour l’argent ?… Je n’en sais rien, mais certainement pour l’action. A la longue, l’habitude d’aller au but est plus forte que le but même.

M. de Rothschild, dans un éclair d’expansion, me dit, non sans une nuance d’orgueil : « Je sais l’Europe prince par prince, et la Bourse, courtier par courtier. » Il eût pu ajouter : « J’ai leurs comptes à tous dans la tête. » Rien de plus certain. Lorsqu’ils se présentent, courtiers ou rois, il leur dit de suite, sans consulter ses livres, où en est leur compte, et ce qu’il augure de l’avenir.

A celui-ci il dit : « Votre position se réglera mal, si vous prenez tel ministère ; par exemple, le ministère Bassano. »

il n’est qu’une chose que ces grands calculateurs ne prévoient pas toujours, la puissance du sacrifice. Ils ne devinent pas qu’il y a en tous temps, à Paris, dix mille, vingt mille hommes tout prêts à mourir pour une idée. M. Anselme m’avoue qu’il a été surpris par la révolution de Juillet.

N’importe, j’ai été saisi par cette grande image du mouvement moderne ; je pourrai presque dire que j’ai vu un vrai grand homme. En sortant, j’étais plein, débordant moi-même d’un besoin d’action.

Une heure plus tard, sa rapide voiture croisant la mienne, cette fois je n’ai vu que son profil. J’en reste frappé : une ébauche de Rembrandt, un simple coup de crayon qui dit tout.


X. — MAYENCE. — LE MONDE ROMAIN. — LA CATHÉDRALE.

Le train se ralentit, la machine stoppe, les portières s’ouvrent : Mayence ! C’est comme si je retrouvais déjà un peu de la patrie.

Sur la route, j’avais déjà revu la nature variée, aimable, à la quelle mes yeux sont habitués : des bois, des vignes, des blés, partout les moissons jaunissantes, et puis aussi, je retrouve le Rhin, fleuve romain, fleuve du monde ainsi que le Danube, autant et plus que fleuve allemand. Ces grandes artères du globe, par lesquelles l’humanité coule aussi, ne devraient connaître aucune servitude politique.

Mais ce n’est pas seulement le fleuve qui, ici, est romain ; tous les monumens gothiques qu’a bâtis le moyen âge, sur quoi reposent-ils ? Sur des substructions romaines. Les châteaux sur des castra, les églises et couvons sur d’anciens temples.

La tradition, non plus, ne s’était pas effacée. Qu’ont été les grands archevêques de Mayence, de Trêves, Cologne, Strasbourg, sinon les continuateurs du droit romain au sein de la barbarie germanique ? Ce saint empire, dont ils étaient chanceliers, avait par eux une chancellerie imitée de celle de l’ancien empire romain.

Et la terre, elle aussi, est restée romaine, faite de la poussière des Légions. Gravissez la montagne, à côté de la tour de Drusus, — le fondateur de Mayence, — vous trouverez partout des dalles funéraires. Descendez aux fortifications, là c’est tout un cimetière romain. En creusant, on amis à jour des caveaux, on a trouvé les urnes renfermant les cendres recueillies dans les columbaria. Beaucoup de ces tombeaux appartiennent à ceux qui ont fait les grands travaux dans Mayence ou sa banlieue : la tour, l’aqueduc, le vieux pont. Morts loin de leur pays, en vue des barbares, ces grands travailleurs sont restés là à côté de leur travail.

Comme chaque soldat ne pouvait avoir à lui une tombe séparée, qu’ils devaient rester, ces braves, unis dans la mort comme ils l’avaient été dans la vie, on a trouvé le moyen de los conduire aussi ensemble à l’immortalité.

Le nom de la légion était inscrit à la surface et dans l’épaisseur même du monument qu’elle avait bâti, récompense enviée de tous.

Ainsi au bout de trois mille ans, elle vit, l’héroïque XIVe légion, dans chaque pile de l’aqueduc de Mayence. Dans l’épaisseur du ponton retrouve la glorification des faits d’armes, on y voit, représentée sur des dalles, la cavalerie barbare alliée de Rome, foulant aux pieds des barbares barbus, chevelus.

Sur d’autres pierres on fit gravé : à la Thracum, à la Noricorum, à la Hispanorum. Ainsi l’année de Rome était celle du monde. Les camps romains sur le Rhin étaient l’avant-garde du monde civilisé.

Ce n’a point été seulement un passage ; on sait qu’outre les légions mobiles des soldats célibataires, nombre de vétérans restaient et recevaient le long du Rhin, du Mein, des terres à cultiver. Dès lors, ils devenaient colons, se mariaient ; ainsi a dû se fonder, à la longue, par le mélange des deux races, une population demi-romaine.

La tour de Drusus, en face du confluent du Mein, était visiblement une vigie pour le surveiller. Tout près, l’autre tour solide, indestructible, le réservoir auquel les eaux conduites par l’aqueduc venaient aboutir. Cette précaution d’avoir une abondante provision d’eau dans la ville même, indique que le fleuve et ses approches étaient peu sûrs pour les Romains. Les piles ont résisté. se sont parées de verdure ; mais les canaux, peu surveillés sans doute au moyen âge, ont crevé, miné le ciment, et les arcades ont cédé, se sont affaissées.

Quant à la tour de Drusus, très grossièrement façonnée, n’a-t-elle point été refaite ? Nulle régularité, de grosses pierres de taille mêlées à de petits matériaux informes ; le tout semble avoir été jeté précipitamment. Si c’est là un travail des Romains, il date de la décadence dernière. Je croirais plutôt qu’il est des temps carlovingiens.

Le vent très fort, qui souffle sur cette hauteur, ne permet pas toujours de profiter de l’incomparable vue. J’ai dû descendre au Jardin de la Favorite. Moins élevé, il donne peut-être un ensemble plus harmonique.

Le couvent et le palais de Constantin ont été détruits ; ce qui reste, c’est le splendide panorama. De là vous dominez, à la fois, la jonction du Rhin et du Mein, et Mayence et les montagnes. Dans le lointain, Darmstadt et la Bergstrasse. En face, le Mein venant à vous ; mais sa barre, arrêtée par la force du Rhin, est forcée de tourner, de se mettre en flèche pour accompagner le grand fleuve.

Le Rhin, vers Mayence qu’il semble porter, bien éclairé, tout d’argent. Au-dessus de la ville, l’or des moissons rendu plus chaud à l’œil par la pénétration des rayons d’un ardent soleil d’été. Plus haut encore, la longue ligne des montagnes ombreuses, doucement ondulée jusqu’au noble roi, le Taunus ; au pied, Mayence, demi-sombre, entre la lumière, et la lumière entre l’argent et l’or, se détache d’un si charmant profil, qu’on aurait envie de l’enlever sur la main. Ce serait dommage ; toutes les parties de ce grand tout sont si bien faites l’une pour l’autre ! De loin les montagnes vous regardent avec leur majesté douce, avec leurs vignes, leurs bois, leurs moissons, non pas solitaires, mais peuplées des rians villages qui ont eu l’esprit de se nicher entre leurs mamelles.

L’énorme et byzantine cathédrale, avec ses deux chœurs, ses tours, ses coupoles, vaste à contenir un monde, a été commencée au Xe siècle. On se demande sur quelles substructions romaines ? Au portail, se voit encore inscrit le privilège qu’avait la ville de ne point payer de contributions de guerre. Privilège accordé par Henri V qui retenait pris le Saint-Père[1] et lui-même était enfermé dans Mayence.

Une multitude de tombeaux, de statues ont été élevés dans cette nef immense : Fastrade, femme de Charlemagne ; un prélat est montré exerçant le droit réservé aux seuls archevêques de Mayence, celui de sacrer les empereurs.

Il couronne l’anti-César, le roi des prêtres, Henri Raspon, landgrave de Thuringe et rival de Frédéric II. Peter Aichspalt est de même occupé à couronner Louis II de Bavière, Henri VII de Luxembourg, et son fils Jean de Bohême. Belle suite de statues donnant l’histoire de l’art et indiquant aussi que tous ces archevêques électeurs de Mayence devaient être de fortes têtes politiques. Plusieurs singulièrement fines et spirituelles.

Au XIIIe et au XIVe siècle, ils ont pu, comme Aichspalt, sortir encore du peuple. Mais à mesure qu’on s’éloigne de l’époque féodale, les statues de prélats s’entourent de blasons, ce qui veut dire que les évêques appartiennent désormais, exclusivement, à de grandes familles.

Alors l’église et le peuple cessent d’être en étroite communion. Celui qui a bâti les cathédrales en sort, et le prêtre noble y règne seul ; seul il monte à l’autel.

On se rend compte de l’orgueil de ces princes-évêques, en voyant là, parmi leurs tombeaux, celui d’un évêque de Worms, mort en 1595. Rien de plus fastueux que ce monument mêlé de tout marbre, d’or, de bronze, de statues, de bas-reliefs, de hauts reliefs… toutes les richesses et les vanités mondaines, accumulées sur quelques onces de poussière, close à jamais dans un étroit cercueil.


XI. — DE MAYENCE A TREVES. — ENCORE LE MONDE ROMAIN. — RENTRÉE EN FRANCE, LE LUXEMBOURG. — CE QUE J’AI PENSÉ SUR LA FRONTIÈRE.

23 juillet, samedi. — Des lettres de Paris, l’une de Mme Angelet[2], me rappellent. Je m’achemine donc vers le devoir, vers la France, en suivant la route naturelle, le Rhin et les collines qui l’accompagnent. D’abord, par de larges embrasures, il se laisse voir, immense, superbe, chargé de villes. Puis, on n’aperçoit plus à sa place que les montagnes qui le dominent, et qui semblent couler avec lui.

A Bingen, le fleuve devient rouge, rougi du sang d’Adonis ? comme celui de Syrie ; on le traverse, et de Hesse-Darmstadt on se trouve être passé on Prusse. Le postillon, du haut de son siège, vous montre trois royaumes à votre choix. Sur la rive gauche, liesse et Prusse, sur la droite, Nassau. Cette vue triple est étrange. Ce n’est pas seulement le monde du Rhin, comme on le voit d’en bas, c’est, en cet endroit, un coude qui masque et découvre, à la fois, un tout autre paysage, immense, d’un caractère essentiellement différent.

Ici, la route quitte le Rhin et s’enfonce dans un dédale de rochers, dans des bois où le mélèze, tige inclinée, léger et fantastique feuillage, apparaît parmi les noires verdures, comme un gai sourire d’éternel printemps. Hauts fourneaux, fonderies, vastes ateliers qui étonnent sur un si pauvre ; pays. Chênes graves, peu élevés, mais visiblement Agés. Sans doute trop peu de terre nourricière pour leurs robustes racines. Au relais, l’auberge la plus dépourvue que nous ayons rencontrée. Puis, à l’approche du soir, de vastes bruyères rousses, dans la mélancolie de leurs fleurs desséchées.

Ces vingt lieues que j’ai faites dans ma journée ne sont autre chose que le sommet d’un mur énorme qui sépare la Moselle du Rhin. Nous descendons enfin, et, de rampe en rampe, plongeant de l’œil dans une étroite et sinistre vallée, nous roulons au galop jusqu’au niveau du fleuve que nous ne pouvons voir, offusqués que nous sommes du fantôme d’une montagne et d’un château en ruines. Celui-ci dépassé, deux autres manoirs nous barrent encore la vue. Puis, brusquement, la route tourne et tombe dans la Moselle qui se démasque tout à coup.

Rude poste prussienne, rapide et chère, routes fortement cailloutées, sonnantes.

24, dimanche. — Après avoir passé deux fois encore le fleuve, je cours sur ses rives, en vue d’un pays joli, pauvre, sauf la vigne, le petit vin blanc de Moselle qui n’est qu’esprit.

A midi, Trêves, c’est-à-dire Rome encore. Le vieux palais césarien en briques, avec piles énormes, les Thermes admirablement conservés, l’amphithéâtre, la Porta Mora, qui semble avoir été un prætorium inachevé pour le Préfet des Gaules, tout cet ensemble réveille fortement le souvenir de la Ville éternelle.

Le Prætorium est petit, mais sans doute d’autres bâtimens, aujourd’hui détruits, s’y rattachaient. Cette porte et les bains font ressortir la supériorité du style roman sur le gothique. Les grandes et fortes arcades de la Porta Mora, les massives et pourtant si nobles assises des Thermes, porteraient des montagnes ; nul contrefort, nul travail d’esprit pour le spectateur, une étonnante simplicité de moyens. Les savans archéologues croient, en effet, que devant la Porta Mora il y avait Prætorium et Champ-de-Mars. Je me figure l’imposant aspect du Préfet des Gaules dans sa toge blanche et rouge, siégeant devant ce monument triomphal et faisant comparaître les nations…

Vu des collines, l’admirable panorama de Trêves, de la Moselle, n’est pas sans quelque rapport avec celui de Wurtzbourg et du Mein. Mais ici, la vue est tout à la fois plus gaie et plus sévère ; plus gaie, parce que la végétation y est plus abondante, la vigne plus verte, ce semble, plus feuillue ; — plus sévère, parce que les rocs rouges qui bordent le fleuve se dressent, souvent taillés à pic et dénudés.

La cathédrale de Trêves, très antique, — peut-être la première en date de l’empire germanique, — par les retouches nombreuses qu’elle a subies, semble mêlée de tous les siècles. Notre-Dame, à la fois ronde et carrée. Derrière l’autel, deux escaliers de marbre et colonnade avec grille par où le clergé entre, sort, circule, tan tôt caché, tantôt apparaissant dans la majesté, la pompe magnifique des habits sacerdotaux. Ajoutez à cela les sons voilés de l’orgue, les fumées ondoyantes de l’encens… le culte des anciens dieux a repris ici ses mystères.


25, lundi. — Allemagne, adieu !… Me voici en Luxembourg, notre ancien département Des forêts. La ville capitale, malgré sa position pittoresque, semble d’abord une ennuyeuse citadelle. disons-le bien bas, car les habitans en sont épris. « Un petit Paris, en comparaison de Trêves. »

Aujourd’hui, pays neutre partagé entre la Belgique et la Hollande par le traité de Londres (1839), le Luxembourg est propriété personnelle du Roi, mais non de l’Etat. Ce qui me touche, c’est qu’au moment même où il consomme sa séparation d’avec la France, il inclinerait à quitter les formes de l’enseignement allemand, pour retourner à nos formes françaises. Si cela est vrai, voilà, sans bataille, une conquête des plus glorieuses et des plus enviables.

Le Luxembourgeois, si fier de sa capitale, semble pourtant in différent à sa réelle beauté : cet entassement piranésique, ce mur immense jeté sur ce pont qui n’est autre chose que la montagne elle-même, et qui porte la moitié de la ville. A cent pieds au-dessous, l’autre moitié, la ville basse, avec son jardin fleuri, son es calier de marbre qui, du point où je suis, descend et monte on ne sait où ; avec son ruisseau torrent, l’Alzette, qui, à la longue, s’est creusé, entre les rochers, un lit étroit, profond, une Via mala en miniature.

Vue étrange, fantastique aux dernières lueurs du soir. Autour, pour cadre, partout des forêts. C’est la plus sublime des Ardennes.

De Luxembourg à Longwy, nulle frontière visible entre les deux pays. Je me sens pourtant rentré en France, j’en cherche le nom, et je vois seulement, écrit sur un maigre poteau : Département de la Moselle. Si pauvre que soit la région que je traverse, elle m’apparaît tout aimable notre France, aimable et conciliante. Pourquoi donc le Luxembourg ferme-t-il ses portes à neuf heures du soir de notre côté, tandis qu’il les laisse ouvertes jusqu’à dix, du côté de l’Allemagne ?

Ce qui me charme, c’est la vivacité de nos soldats, leurs mouvemens lestes, malgré l’affreuse capote grise qui les fait ressembler à des malades d’hôpital. La manière preste, originale, pleine d’alacrité guerrière dont ils sonnent la retraite, entraînant après eux toute la population, les femmes, les enfans, ceux-ci de petits soldats avant d’avoir rien appris, emboîtant le pas à merveille, tout cela, c’est bien notre race.

À Stenay, je rencontre un escadron de lanciers qui ramène ses chevaux de l’abreuvoir. Scène toute simple, il semble, et qui pourtant inspirerait un de nos grands peintres.

L’allure martiale, et, en même temps, de la grâce dans l’attitude, de la grâce dans le mouvement. Don naturel, qui est l’art véritable de la France.

En voyant ces physionomies mâles, intelligentes, on déplore que les 400 000 hommes qu’elle nourrit n’aient rien à faire, à partir du jour où ils sont enrôlés, et qu’ils se meurent d’ennui.

N’y a-t-il donc pas de quoi les occuper ? N’avons-nous pas sur nos frontières à compléter ou entretenir nos moyens de défense ? Je viens de voir combien ils sont négligés, en face du Luxembourg, à deux pas de la Prusse rhénane.

Ailleurs, n’avons-nous pas les reboisemens, les travaux d’irrigation, de canalisation pour porter l’eau à distance, en pourvoir les régions qui en manquent ? L’eau est la condition essentielle de la vie. Dans un pays comme la France, si disposé à produire, la moindre de nos petites communes devrait en être abondamment pourvue.

Les travaux que j’indique, en servant l’intérêt général, profiteraient aussi directement aux populations rurales. Que ne suivons-nous l’exemple des Romains qui ont élevé en tous lieux, avec leurs soldats, tant de monumens utiles à l’humanité, qui, avec leurs seules légions, ont été des bienfaiteurs des nations qu’ils soumettaient…

Tenir cinq ans, sept ans, 400 000 hommes, jeunes, braves, pleins de sève, habitués, pour les deux tiers au moins, aux plus rudes travaux, dans une complète inaction, c’est créer incessamment une pépinière de paresseux, c’est préparer la dégénérescence d’une population née énergique, attestant à son début la vitalité puissante du pays indépendamment des circonstances le cales.

Que faudrait-il au contraire pour la conserver, la développer ? Garder, autant que possible, au paysan-soldat, qui importe tant pour la France, ses occupations habituelles. Rien ne serait plus facile, par exemple en Afrique.

On préviendrait ainsi la désertion des campagnes ; on ne verrait plus le conscrit qui revient, qui doit reprendre la charrue, après tant d’années d’oisiveté, on ne le verrait plus trouver le soc trop dur et la terre ingrate, se hâtant de la quitter, de la vendre, s’il le peut, pour rentrer dans la ville où il fera toujours, d’ailleurs, un mauvais ouvrier.


Que de bons instructeurs, bien choisis, sachant leur affaire, nous fassent de bons soldats, je l’approuve fermement. L’armée est l’ancre sur laquelle s’appuie et prend force l’autre armée, celle des travailleurs.

Mais pour cette instruction est-il besoin de toutes les années du service ?

L’art militaire ne consiste pas seulement à faire de bons ouvriers de guerre, routiniers, n’ayant de préoccupation que celle du côté mécanique, automatique. Il faut tenir compte aussi des surprises que peuvent nous garder les guerres de l’avenir. Voyez ce qui est advenu lorsqu’un homme est apparu armé d’un art nouveau, d’une tactique imprévue : un Gustave-Adolphe, un Frédéric, un Napoléon ? La routine a manqué et tout avec elle ; il n’est plus resté rien.

Je me résume : une armée telle que je la comprends, loin de grever le budget de l’État d’une lourde charge, l’allégerait, l’enrichirait même, ce qui lui permettrait de créer, au besoin, des caisses de secours, de retraite pour ces bons travailleurs de la Patrie.


Je voudrais encore que la caserne continuât l’éducation, mais dans un sens large, donnant à chacun l’alimentation qu’il peut digérer.

Que de fois j’ai rêvé pour nos soldats aux bibliothèques de régiment, plus faciles à composer qu’on ne le pense. Parlez-leur de ce qu’ils connaissent. Le tout nouveau ne prendrait pas. Donnez-leur de nombreux manuels pratiques, variés, répondant aux carrières que le soldat vient de quitter, qu’il devra reprendre. Voilà des livres qui profiteront. Puis, des récits amusans, à la fois récréation et culture ; enfin de l’héroïsme en action sous toutes les formes.

On m’a toujours objecté que « le soldat ayant de l’instruction deviendrait exigeant ». Qu’en sait-on ? Il faut avoir essayé. proscrivez l’enseignement purement intellectuel, j’applaudis. Mais l’enseignement qui est un moyen de culture morale, qui relève l’âme… je veux dire les livres où la part du devoir, qu’on rencontre partout dans la vie, prime la part du droit ?…

Enseignement sans pédantisme, il faut que la morale, en gardant son austérité, ait quelque chose d’attrayant pour ces natures primitives. Si on leur parle de la nécessité du travail, qu’on le leur montre honoré chez les nations qui ont fait les plus grandes choses, celles dont nous vivons encore.

Pour cet enseignement, une main de femme ne me déplairait pas. Mères, sœurs, épouses même du soldat, du marin, elles auraient plus de chances d’être écoutées. Leur cœur ne part-il pas avec eux ? Le conscrit ne sent-il pas près du sien sa chaleur réconfortante, dans les heures de tristesse et de délaissement ?…

Pourquoi nos femmes, nos princesses, comme ces Romaines de l’antiquité, comme Marie-Thérèse, plus près de nous, ne reprendraient-elles pas le même rôle ? Mater legionum.

Non pour suivre le soldat dans les camps, mais pour influer à distance. Ne craignez pas, si vous leur donnez mission, qu’elles l’amollissent, au contraire. Il y a dans telle parole de femme, lorsqu’elle échappe soudainement à ses entrailles, une seconde fois déchirées, une puissance électrique, propre à faire non pas un, mais cent mille héros.


J. MICHELET.

  1. Pascal II.
  2. Dame d’honneur de la princesse Clémentine d’Orléans.