En Allemagne (1882-1886)/Berlin, la cour et la ville/16

En Allemagne, Texte établi par Introduction et notes de G. Jean-Aubry, Mercure de FranceŒuvres complètes de Jules Laforgue. VI (p. 153-155).


UN BALLET AU VICTORIA-THEATER
LA COMÉDIE.
THÉÂTRE POPULAIRE



Le Victoria-Theater monte nos ballets de l’Éden. Chose bien allemande ; quand on jouait Excelsior, pour l’instruction du public, avant chaque acte, un acteur venait déclamer des explications ; on voit d’ici la révolte en pareil cas du public de l’Éden de Paris.

Cette fois-ci, on fait grand bruit du ballet Amor. La princesse royale et les princesses ses filles dans leur loge ; beaucoup d’officiers en uniforme ; de jeunes attachés d’ambassade.

Le spectacle est répugnant, les maillots ne collent pas, on a pris pêle-mêle les premiers venus des comparses. Papier peint mal collé, dorures hâtives, verroteries, costumes bâclés.

L’intelligent directeur a voulu couronner le ballet d’une apothéose. Et nous voyons la proclamation de l’empire allemand à Versailles, surmontée, en ascension, de la reine Louise, mère de l’empereur !

À la Comédie. — On joue une pièce de Paul Heyse, le Droit du plus fort, qu’aucun littérateur à Paris n’appuierait auprès d’aucun directeur, tellement les personnages sont pauvres et convenus. L’apparition du jeune premier m’a stupéfié. Absolument rien d’allemand ; mais absolument, comme tête, le jeune ingénieur français, bien coiffé et barbe bien taillée.

Théâtre populaire. — Soir d’été, après une journée accablante. Presque à la limite de Berlin, un vaste jardin aux arbres superbes, parcimonieusement éclairé de quelques globes de gaz. C’est un jour de semaine. Des milliers de braves gens prennent le frais, boivent, fument en assistant à un spectacle de quatre sous. C’est toujours la table entourée d’une famille. Des mères donnent le sein à leur enfant. Au fond, un théâtre à scène très spacieuse. Un clown à répertoire berlinois, des gymnastes de rebut, un piteux quatuor d’excentriques américains, etc. Tout ce public est calme, digère, fume, se rafraîchit ; pas de calicot spirituel, pas de voyou. Entr’acte : on se promène dans le jardin, ou bien l’on va dans une salle à côté, danser.

On danse, pas l’ombre de chahut, des petites filles dansent ensemble, une mère fait tourner son bébé. La toile se relève : grand mélodrame (ils sont les mêmes partout), bien des mouchoirs sortent des poches ; puis une pantomime avec ballet.

C’est le « Prater berlinois » et l’entrée est de 30 centimes.

En revenant, même boulevard extérieur, vision du Schultheiss, un vaste jardin à bière bondé de familles et absolument silencieux.