En Allemagne (1882-1886)/Appendice

En Allemagne, Texte établi par Introduction et notes de G. Jean-Aubry, Mercure de FranceŒuvres complètes de Jules Laforgue. VI (p. 261-272).


APPENDICE


On pourra comparer avec intérêt les portraits que nous a laissés Jules Laforgue de quelques-uns des personnages de la cour de Berlin avec ceux qui figurent dans la Société à Berlin par le comte Vasili, qui fut publiée à la fin de 1883[1].

La Maison de l’Impératrice

La maison de l’impératrice se compose d’une grande-maîtresse, de deux dames du palais, d’un maître de cour, d’un secrétaire particulier et de plusieurs demoiselles d’honneur et chambellans qui se relayent à tour de rôle, suivant les exigences du service.

La grande-maîtresse, la comtesse de Perponcher, belle-sœur du maréchal de cour de l’empereur, est une aimable femme, très grande dame, affable, polie, remplissant admirablement les devoirs de sa place, toujours prévenante, toujours accueillante, ne se distinguant en rien que par une immense perruque noire posée en forme de tour au sommet de la tête, aussi nulle que bonne, aussi insignifiante que bien intentionnée. Elle donne des soirées un peu plus gaies qu’un enterrement, mais où l’on tient cependant à être invité, car on y coudoie toutes les altesses royales ou sérénissimes qui se trouvent à Berlin.

Des deux dames du palais, l’une, la comtesse Adélaïde Hacke, est bossue, et sans avoir l’esprit qui distingue d’ordinaire cette variété de l’espèce humaine, en possède la méchanceté. Elle a une grande influence sur l’impératrice, qu’elle malmène quelquefois. C’est l’alter ego de la souveraine, la personne qui la remplace dans toutes les circonstances où cela est possible. Elle aime l’intrigue, le mouvement, le bruit. Sa voix douce a des accents faux et affectés, elle dit « ma chère » ou « mon cher » à tout le monde, prend des airs de madone qui vont médiocrement avec sa figure, et secrètement, d’une façon voilée, attaque la réputation de celui-ci, dit du mal de celui-là, fait sous-entendre discrètement les fautes de Mme X…, souligne les faiblesses de M. A…, jette à gauche le poison de ses insinuations perfides, à droite le venin de ses suppositions outrageantes. Elle est malfaisante sans s’en douter, et fait du tort aux autres non par malice, mais par l’impulsion de sa nature, qui, à force d’être laide, ne peut pas admettre le beau chez son prochain.

(P. 48.)

Sa compagne la comtesse Oriola… n’est pas aimée par l’impératrice, de la mort de laquelle elle se réjouirait sans doute, ayant au fond du cœur la vague espérance que, cet obstacle une fois disparu, l’empereur pourrait être amené à imiter l’exemple de son père et à créer une seconde princesse Liegnitz.

La comtesse Oriola, tout en professant une bonté extérieure, est toujours heureuse lorsque le hasard met à nu quelques vices ou quelques fautes de ses amis ; elle a, en parlant des médisances, un petit rire tranquille et sardonique qui fait involontairement penser à Méphistophélès.

(P. 50.)

M. de Knesebeck, secrétaire de l’impératrice, est un petit homme mince, fluet, chauve en dépit de ses trente ans, spirituel, fin, délié et sachant toujours se tirer d’affaire, même dans les situations les plus difficiles, avec une merveilleuse dextérité. Il a de l’instruction, de la lecture, de la conversation, saurait au besoin intriguer, exerce sur sa maîtresse une influence discrète, mais réelle ; a beaucoup d’ennemis parmi ceux qui se sentent devinés par sa pénétration, mais sait leur rendre au centuple le mal qu’ils voudraient lui faire. Très observateur, il devine de suite les désirs, les espérances et les ambitions de tous les parasites qui tournent autour de l’impératrice afin d’en obtenir, ceux-ci une parole bienveillante dite en public, ceux-là une potiche chinoise ou bien un vase japonais pour décorer leurs salons.

… Le résultat de ses expériences est un mépris de l’humanité qui augmente tous les jours.

(P. 51.)

Comte de Nesselrode, grand maître de la cour de l’impératrice, un bon vivant et un brave homme, trop borné pour chercher les défauts de son prochain, trop indifférent aux choses de ce monde pour les remarquer en beau ou en laid.

(P. 52.)

Mlle de Neundorf, première femme de chambre de l’impératrice. C’est, dans son genre, un personnage, connaissant tous les secrets de sa royale maîtresse, écrivant ses lettres, transmettant ses messages, s’imaginant lui être dévouée, mais lui faisant beaucoup de tort par son indiscrétion et ses intrigues. Elle est flattée, adulée par toutes les dames désireuses de conserver les bonnes grâces de la souveraine, lesquelles font parfois antichambre pendant deux heures chez Mlle de Neundorf, à seule fin de satisfaire son amour-propre flatté d’avoir fait attendre une comtesse ou une princesse.

Plutôt amie que femme de chambre, elle réunit la servilité du domestique à l’insolence voilée et affectueuse de la confidente qui sait qu’on ne peut la renvoyer parce qu’on en a peur. L’impératrice ne voit que par ses yeux et se laisse influencer par son astuce à un point fâcheux pour sa dignité, d’autant plus que Mlle de Neundorf, comme toutes les personnes dans sa position, n’a ni le tact ni l’esprit de dissimuler en public sa situation de conseillère intime de Sa Majesté.

(P. 53.)
L’Impératrice Augusta

L’impératrice Augusta a un certain esprit naturel ; elle s’imagine en avoir plus que ce n’est le cas. C’est une personne qui a des amis ardents, des admirateurs passionnés et des détracteurs acharnés. Ceux qui lui ont attribué une grande intelligence ont eu tort ; ceux qui l’ont dite méchante et nuisible, tort également. Elle n’a pas une intelligence hors ligne ; elle n’est pas mauvaise, mais elle est intrigante, fausse, affectée. Elle veut absolument jouer un rôle, se donne un mal infini pour qu’on la croie instruite, lettrée, au courant de tout ce qui se passe dans le monde de la science et des arts, et aussi afin de se rendre populaire. Mais elle n’a aucune dignité, aucun esprit de conduite, elle confie ses secrets à sa femme de chambre, Mlle de Neundorf, et cette dernière se livre, en commun avec plusieurs dames du grand monde, à toutes sortes de petites intrigues, à la tête desquelles se trouve l’impératrice.

Elle s’entoure de courtisans et de favorites qui sont les premiers à dire du mal de leur protectrice. Bonne femme au fond, très charitable, mais ridicule par ses efforts à vouloir paraître remarquable. Son cœur est excellent, sa bonté inépuisable, mais elle ignore l’art de donner et a le talent d’ôter à ses bienfaits tout leur prix. Fatigante à force d’être aimable, elle obtient toujours le contraire de ce qu’elle désire. Peu aimée en général, elle n’a jamais été appréciée. On ne croit ni à sa philanthropie, ni à sa charité, ni à aucune des qualités qu’elle possède réellement. Elle fatigue tout le monde, depuis l’empereur jusqu’à ses domestiques. Malheureuse créature, mais malheureuse surtout par sa propre faute. Lorsqu’elle disparaîtra, on poussera un soupir de soulagement, mais on la regrettera plus tard.

L’impératrice d’Allemagne est l’aide de l’empereur, la grande associée à l’empire. Elle aime beaucoup les Français, qui la connaissent peu et la jugent mal.

(P. 8 et 9.)

Sur la même princesse, le prédécesseur immédiat de Jules Laforgue au poste de lecteur de l’impératrice, M. Amédée Pigeon, écrivait, en 1885, dans l’Allemagne de M. Bismarck, p. 141 :

Elle lit notre littérature, suit nos expositions, écoute le bruit de nos théâtres, s’intéresse aux discussions, aux querelles et aussi au rire et au sourire de Paris. Elle aime les Français parce que la grande éducation qu’elle a reçue lui a montré que si toute la lumière ne venait pas de France, du moins il venait de France beaucoup de lumière et de la belle lumière claire et dorée. Or l’impératrice a toujours préféré le soleil, même au plus fin, au plus poétique des brouillards.

L’impératrice vit donc en Allemagne les yeux fixés sur la France, elle a beaucoup lu, et lit beaucoup. Elle connaît Bossuet, et elle n’ignore pas Theuriet, ni Sully Prudhomme.

Elle donne l’hiver, à Berlin, le jeudi, des concerts où l’on entend Mme Artot de Padilla chanter du Gluck, Mme Tagliana chanter Carmen.

L’impératrice a toujours fait résolument et complètement son métier d’impératrice. Mais chacun sait qu’il y a deux femmes en elle : celle qui traverse la Salle Blanche, en manteau impérial, couverte d’émeraudes et de diamants (c’est celle-là que beaucoup d’Allemands connaissent) et celle qui, entourée de ses dames du palais, de ses dames d’honneur et de son secrétaire, lit ou se fait lire une belle étude d’histoire, une curieuse correspondance diplomatique et, de son fauteuil, la joue appuyée sur sa longue main de reine, regarde la grande lanterne magique du monde…

Une lettre du Prince impérial

À l’appui de ce que dit Laforgue des rapports qui existaient entre Guillaume Ier, le prince impérial (futur et éphémère Frédéric III) et le fils de celui-ci (futur Guillaume II), voici ce que le prince impérial écrivait à Bismarck à l’époque où Laforgue venait de quitter Berlin :

« Portofino, près de Gênes, le 28 septembre 1886.

« Mon fils, le prince Guillaume, ayant à mon insu exprimé à Sa Majesté le désir d’apprendre à mieux connaître l’activité de nos ministères, on aurait, à Gastein, songé, ainsi que je viens d’en être informé, à lui donner une occupation au ministère des affaires étrangères pour l’hiver prochain.

« Comme jusqu’à présent je n’en ai reçu aucune communication officielle, je me vois obligé de m’adresser en premier lieu et confidentiellement à vous, afin de savoir ce qui a été décidé, mais surtout pour vous déclarer que, tout en n’ayant pas en principe d’objections à ce que mon fils aîné soit mis au courant des questions gouvernementales supérieures, je suis absolument opposé à ce qu’il commence par le ministère des affaires étrangères.

« Vu l’importance de la tâche future du prince et étant donné sa façon de juger déjà très rapide et précipitée, je considère qu’il doit tout d’abord apprendre à connaître la situation intérieure de son pays et la posséder à fond, avant de s’occuper en quelque sorte de politique. Ses connaissances sont encore pleines de lacunes et il lui manque les bases nécessaires ; c’est pourquoi il est indispensable que son savoir s’élève et se complète. Ce but pourrait être atteint si on lui donnait un poste d’informateur civil et en même temps, ou peut-être plus tard, une occupation dans l’un des offices administratifs.

« Mais en présence du manque de maturité et de l’inexpérience de mon fils aîné, auxquels se joint sa tendance à l’orgueil et à la présomption, je me vois obligé de déclarer que ce serait positivement dangereux de le mettre dès à présent en contact avec les questions extérieures.

« Je vous prie de considérer cette lettre comme n’étant adressée qu’à vous seul, et je compte sur votre aide dans cette question qui m’émeut sérieusement. »

Emprunts faits au « Berlin » de Jules Laforgue

Au début de 1887, l’Illustration commença, sous le titre de « La Vie partout », la publication d’une suite d’articles sur l’Allemagne qui parurent de janvier à juin et sous la signature de Philippe Daryl. Dans le numéro du 25 juin, p. 447, un article de cette série est donné comme une lettre écrite de Berlin par une Anglaise et signée : Frida R., avec cette mention : pour copie conforme : Philippe Daryl.

Cet article, consacré à la Cour d’Allemagne, renferme certains passages étrangement semblables aux indications fournies par Laforgue dans les chapitres « Bal de Gala à la cour de Prusse » et « L’Empereur d’Allemagne », qui avaient paru quelque temps auparavant dans les numéros des 29 janvier et 12 mars 1887 du Supplément littéraire du Figaro.

Bien que le pseudonyme « Jean Vien », dont ces articles étaient signés, ne révélassent pas la qualité de l’auteur, le collaborateur de l’Illustration avait jugé avec raison que cette signature inconnue dissimulait indubitablement une personne informée aux meilleures sources.

  1. Au sujet de ce livre, on peut lire, à la page 31 de l’ouvrage anglais de Harold Frédéric publié sous le titre : Guillaume II d’Allemagne (Perrin et Cie, éd., Paris, 1894), le commentaire suivant :

    « La Société à Berlin par le comte Paul Vasili, publié à la fin de 1883. Ce volume est peut-être le plus remarquable de la série de publications anonymes, lancées par un éditeur parisien pour faire de l’argent avec la réunion des racontars et des scandales des grandes capitales de l’Europe, dont plus d’un brillant habitué du salon de Mme Adam s’est servi pour satisfaire de vieilles rancunes ou pour faire revivre les diffamations publiées.

    « On s’accordait en général à Berlin à attribuer la plus grande partie de celui qui traite de cette capitale à un journaliste nommé Gérard, alors lecteur français de l’impératrice Augusta, aujourd’hui diplomate. Dans tous les cas, cette supposition parut assez fondée, à cette époque, pour permettre de l’expulser sommairement de Berlin, tandis que le livre était prohibé, confisqué et, peu s’en fallut, brûlé de la main du bourreau. »