En Algérie, notes de voyage

En Algérie, notes de voyage
Revue pédagogique, second semestre 18869 (n. s.) (p. 113-134).

EN ALGÉRIE
(NOTES DE VOYAGE)



Le jeudi 18 mars 1886, à 7 heures du matin, nous prenions le train d’Alger pour Ménerville, M. Jeanmaire, recteur de l’académie, M. Bianconi, inspecteur d’académie, M. Ch. Lenient, professeur à la Sorbonne à Paris, ancien député, et M Lenient, M. Scheer, inspecteur primaire spécialement chargé des écoles indigènes, et moi. Le temps, très pluvieux la semaine précédente, s’était décidément mis au beau ; notre humeur à tous était au niveau du temps ; nous étions heureux de cette échappée comme des écoliers partant en vacances. Sauf pour M. Scheer, ancien instituteur de Fort-National, les pays que nous allions parcourir nous étaient tout-à-fait inconnus. Rien ne mérite la peine d’être signalé dans le trajet d’Alger à Ménerville : nous laissions derrière nous la Mitidja et l’Atlas[1] ; en avant se dressaient les crêtes neigeuses du pays kabyle. Ménerville, bâtie sur l’emplacement du village des Béni-Aicha, porte le nom d’un ancien premier président de la cour d’Alger. M. Scheer, qui s’était obligeamment chargé d’arrêter d’avance tous les détails de notre voyage, avait dès la veille fait retenir nos places dans la diligence de Tizi Ouzou ; à nous six nous occupions tout l’intérieur. Le conducteur, assez revêche, ne peut nous donner le temps de déjeuner : force nous est d’’improviser un repas. Nous faisons à la hâte nos provisions à l’hôtel et mangeons en voiture : l’appétit est bon et le déjeuner trouvé excellent.

Bordj-Menaiel, 18 mars.

Le pays, arrosé par l’Isser, est généralement plat, mais à notre droite les contreforts du Djurdjura se rapprochent. À midi et demi nous nous arrêtons à Bordj-Menaiel[2]. Ce bourg commande le territoire des Flissa-Oum-el-Lill ; bâti sur l’emplacement d’un oppidum romain, il est l’entrée de la Kabylie. C’est ici que commença l’insurrection de 1871, qui faillit compromettre notre conquête : partout sur notre passage on nous signale les lieux que cette lutte terrible a rendus célèbres : ne voulant pas faire ici de l’histoire, nous n’en dirons que ce qui pourrait intéresser notre voyage. Détruit, ainsi que Ménerville, lors des derniers événements, Bordj-Menaiel s’est de même relevé de ses ruines ; il est aujourd’hui agrandi et plus peuplé qu’il y a quinze ans. Le pays est très cultivé, nos colons y acclimatent la vigne qui paraît prospère : le long de la route, en bordure, des ricins, grands comme des mûriers, des mauves arborescentes commencent à fleurir ; l’eucalyptus, cette heureuse importation australienne, y vient à merveille et assainit les terres marécageuses : on voit encore des cactus (figuiers de Barbarie) et des aloès, mais ce sont les derniers sur cette route. Les femmes que nous rencontrons ne sont plus voilées, on voit que nous ne sommes plus en pays arabe.

Haussonvillers (Zib-Zamoun), 18 mars.

Rien n’est remarquable jusqu’à Haussonvillers ; cette petite ville, que les indigènes appelaient Azib ou Zib-Zamoun (la ferme de Zamoun, un des lieutenants d’Abd-el-Kader), a pris, en devenant française, le nom du président de la société des Alsaciens-Lorrains qui y a établi une colonie de nos compatriotes restés Français. C’était jour de marché : à en juger par l’affluence des gens qui s’y sont rendus, les transactions sont importantes. Cependant la route qui y conduit est mauvaise à détourner d’y venir les plus intrépides : nous devons mettre pied à terre assez longtemps avant d’entrer dans le bourg. C’est bien pis quand nous en sortons : la descente est rapide ; dans la vallée la route est littéralement défoncée, notre voiture y reste embourbée ; il n’y a pas qu’à Quimper-Corentin que le destin envoie les gens quand il veut qu’ils enragent. Les énormes charrois que nécessitent les travaux du chemin de fer ont creusé des ornières profondes que les dernières pluies ont changées en fondrières impraticables. La commune prétend que la Compagnie du chemin de fer doit réparer les dommages qu’elle a causés ; la Compagnie s’y refuse. Un procès s’engage ; en attendant, les habitants et les voyageurs en pâtissent à l’ordinaire. Nous allons à pied : ce sera toujours un allègement pour nos pauvres chevaux quand ils seront parvenus à sortir d’embarras. La route est toujours aussi mauvaise, la montée rude et longue. Nous nous faisons un jeu de jeter en passant des pierres dans les trous ; elles y disparaissent sans les combler, comme dans les marécages où tout s’enlise. C’est le recteur qui nous donne l’exemple ; il est gai, il est toujours en avant, son ombrelle à la main. Le temps est beau, le paysage magnifique : à gauche, des collines peu élevées bordent la route ; à droite, la vallée est profonde en avant des montagnes, dont les contreforts y viennent mourir en molles ondulations de courbes aussi variées que gracieuses.

Nous marchons toujours, durant une demi-heure, une heure. Des indigènes, montés sur des mulets, nous dépassent. M. Scheer, qui parle le kabyle comme sa langue maternelle, s’informe de notre voiture ; elle est toujours embourbée ; de plus, dans un effort malheureux des chevaux et du conducteur pour l’arracher aux fondrières, les deux brancards ont été cassés. Décidément le voyage commence bien ! Nous prenons tous la chose du bon côté ; on se soulage en maugréant contre la voirie et les voituriers, mais on rit et l’on continue à marcher. Nous rencontrons un poste de pénitenciers[3] sous la tente et une auberge dans un gourbi[4] sur le bord de la route ; mais tout cela est d’une propreté tellement douteuse que nous n’osons conseiller à Mme Lenient de s’y reposer. Nous nous asseyons un instant sur le rebord de la routé ; mais le sol est encore humide et, nous levant, nous continuons à avancer : les montées et les descentes, les contreforts des montagnes et les vallonnements se succèdent. M. Scheer se dévoue, il retourne sur ses pas pour s’informer de ce que devient la diligence ou louer une autre voiture qui nous conduise à Tizi-Ouzou. Nous avons déjà fait ainsi 6 kilomètres : il nous faut aller jusqu’au Camp du Maréchal pour nous reposer : ancienne installation du maréchal Randon lors de l’expédition de 1857, c’est aujourd'hui un village d’Alsaciens-Lorrains ; il n’est, nous dit-on, qu’à un kilomètre. Mais c’est un kilomètre de spahis, comme disent les Algériens ; nous marchons une demi-heure pour y arriver. La plaine s’est élargie ; la récolte est déjà avancée ; à gauche une belle route bordée d’eucalyptus et traversée par un ruisseau conduit à Dellis. Nous nous reposons au Camp du Maréchal et prenons du vin chaud pour nous réconforter. Enfin la diligence, tant bien que mal raccommodée, arrive avec M. Scheer ; il est 6 heures. Nous repartons ; à 7 heures il fait nuit, mais la lune est déjà haute.

Tizi-Ouzou (Col des Genêts), 18 mars.

Nous arrivons à Tizi-Ouzou à 9 heures, morts de faim. Le dîner à l’hôtel de la Moselle est bon et très gai : chacun rappelle et commente les divers incidents de cette première journée. Désireux de repartir de bonne heure le lendemain, nous visitons Tizi-Ouzou au clair de lune ; la ville, bâtie sur le territoire des Amraoua, ancienne colonie turque, est toute nouvelle, propre, traversée par une grande et large rue ; un joli square ombrage la sous-préfecture. Dans une rue latérale un cirque est installé, très éclairé, très bruyant, mais il ne nous tente pas ; la représentation d’ailleurs tire à sa fin : il est onze heures, et temps de finir une première journée bien remplie.

Le lendemain tout le monde est debout à 6 heures ; nous faisons un tour matinal dans la ville déjà animée : devant l’église se tient un petit marché où les indigènes ont apporté des légumes et des fruits. M. Schcer a rencontré et nous présente le président de Tizi-Rached, Si-l’Hassen : c’est un homme jeune encore, grand, d’une prestance superbe, l’œil vif, le nez aquilin, la figure pleine, agréable ; il fait honneur à la race kabyle. Chevalier de la Légion d’honneur, chef d’un çoff important (le çoff ou-fella, « d’en haut ») il partage avec Si-Moula et Si-Lounis, chefs du çoff rival « d’en bas » (ou-adda) l’influence en Kabylie. Ces çoffs existent de temps immémorial. Syphax et Massinissa — Sifaks et Mas-Inissa, ainsi que l’écrit le savant commandant Rinn[5] — étaient des chefs de çoffs. Les çoffs étaient des partis politiques, créés au début pour protéger les faibles contre les puissants, des sortes de sociétés de secours mutuels pour venir en aide à ceux que frappait un malheur subit, immérité. Si-Moula et Si-Lounis sont deux frères ; le second s’occupe de la gérance des grands biens de la famille, le premier est un savant renommé en Kabylie. L’influence de ces chefs de çoffs est considérable. Il est heureux pour nous qu’ils soient généralement jaloux les uns des autres, car leurs divisions nous permettent de ne pas les craindre.

Averti de notre passage, Si-l’Hassen est venu s’enquérir du jour et de l’heure exacts où nous arriverons dans sa tribu, où par ses soins la diffa[6] nous sera préparée ; il prend le café avec nous. À 7 heures, nous partons en break pour Djemâa-Sah’aridj : la route est belle, cette fois, bien entretenue, le temps splendide. Nous longeons le Sébaou, principal cours d’eau de la Grande-Kabylie, lequel contourne les montagnes de son cours sinueux : son lit rocailleux, dévasté par les pluies d’hiver, a parfois un kilomètre de largeur ; en cette suison il ne roule déjà plus qu’un mince filet d’eau qui sera bientôt tari. Le paysage, des plus accidentés, a un cachet original et saisissant ; sur chaque mamelon se dresse un village ; les maisons compactes, serrées, couvertes de tuiles rouges, brillent au soleil : entre chaque pic s’ouvrent des ravins abrupts, mais verdoyants. Nous nous étonnons de voir si bien cultivés les plus petits recoins de terre ; la route est très fréquentée et témoigne d’une activité commerciale considérable. À tout instant nous rencontrons des troupes de mulets et de ces petits ânes communément appelé bourriquots en Algérie. Dans ce pays montagneux où les charrois par voitures sont impraticables d’une tribu à l’autre, les bourriquots sont la grande ressource des habitants : petits, maigres, pelés, crottés jusqu’à l’échine, ils portent des briques, des pierres, du sable dans des couffins d’alfa[7], de l’orge dans des sacs, de l’huile, la grande richesse du pays kabyle, dans des peaux de bouc. Leurs conducteurs suivent le plus souvent à pied, trottant comme eux ; marcheurs infatigables, ils accélèrent la marche des bourriquots en poussant un cri uniforme bizarre, aigu : arri, arri. Quand les pauvres animaux, mal nourris, harassés, s’arrêtent un moment pour paître l’herbe rare qui a poussé entre les pierres du chemin, les bourriqueros les piquent de leur bâton pointu, dans les écorchures de la peau : on me dit qu’ils avivent sans cesse ces écorchures pour les rendre plus sensibles. Parfois ils sautent sur la croupe endolorie de l’un d’eux, et le pauvre baudet, fléchissant sous cette charge nouvelle, précipite sa marche ; toute la troupe s’arrache aux délices du maigre gazon et s’élance en secouant les oreilles. Le soir venu, maîtres et baudets coucheront sur le sol nu : la vice est dure ici pour les hommes et pour les bêtes.

Tamda, Mékla, 19 mars.

De temps en temps nous apercevons une cigogne perchée sur un toit ; une autre vole de ci, de là, les pattes pendantes, le cou allongé en avant : elles sont revenues avec le printemps.

Deux centres européens ont été créés, à Tamda et à Mékla. Situé sur la rive droite du Sébaou, dans la plaine, Tamda se présente bien et a, me dit-on, de l’avenir. Il n’avait pas encore d’école quand nous y avons passé ; on devait sous peu en créer une mixte, qui effectivement a été ouverte le 1er mai ; l’institutrice était déjà nommée : elle est payée par la commune d’Azeffoun, qui est très riche et ne dépense pas tous ses revenus. Sur la rive gauche du Sébaou, à mi-côte, au milieu du feuillage sombre des oliviers, se détache la blanche façade de l’école de Tizi-Rached, que nous visiterons demain, À quelque distance de Tamda nous remarquons des constructions toutes différentes des autres : la toiture est en dis en branchages ; je m’informe ; l’excellent M. Scheer, que nous sommes heureux d’avoir avec nous, m’explique que c’est l’ancien Tamda ; les habitants, d’origine turque, établis dans ce pays, avaient continué à bâtir comme bâtissaient leurs ancêtres. Ils ont été dépossédés à la suite de l’insurrection de 1871, à laquelle ils avaient pris une part active : leurs biens séquestrés, ils ont abandonné leur village et quitté le pays, qui est aujourd’hui occupé par les Européens.

Nous approchons de Mékla, qui est caché dans la montagne. Sous prétexte de raccourcir la route, M. Scheer nous engage à descendre de voiture et à faire à pied le reste du trajet. Curieux de mieux voir le pays, le recteur, l’inspecteur d’académie et moi nous le suivons et gravissons la montagne ; il fait chaud, le chemin est montant, boueux, malaisé et de tous les côtés au soleil exposé : nos fronts ruisselants s’en ressentent. La route est si bien raccourcie, que nous arrivons au village une demi-heure après M. et Mme Lenient qui ont continué en voiture. Mais nous ne regrettons pas notre fatigue. Le coup d’œil embrasse au loin le cours serpentant du Sébaou et, par une large échancrure de la montagne, sur une des crêtes du Djurdjura, à 1000 mètres d’altitude, se découvrent la terrasse et plus haut la citadelle de Fort-National.

Nous étions attendus, non de la population européenne de Mékla, mais de la population indigène de Djemäa-Sah’aridj ; l’adjoint spécial, M. Boullu, l’instituteur, M. G., le président en manteau rouge, l’amin et l’outil qu’aucun insigne ne distingue, le garde-champêtre en manteau bleu bordé de jaune, avec tous les membres de la djemâa et la foule des indigènes descendus en masse de leurs thadderth, nous attendent rangés en cercle.

Ici on me permettra une parenthèse pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas au courant de l’administration algérienne. Notre colonie africaine comporte trois sortes de communes différemment administrées : les communes européennes de plein exercice, qui ont, comme en France, un maire avec un ou plusieurs adjoints, selon leur importance ; les communes mixtes, à la tête desquelles est un administrateur avec un adjoint, un adjoint stagiaire, au besoin un adjoint spécial chargé, comme à Mékla, d’une fraction de la commune : c’est là une sorte de transition au régime français : enfin les communes indigènes, qui sont administrées par les officiers des bureaux arabes, en attendant que les progrès de la colonisation aient permis de substituer l’administration civile au régime militaire. Il arrive que dans la même localité il y ait à la fois deux et même trois administrations différentes.Fort-National est une commune européenne et une commune mixte. Aumale est une commune européenne, une commune mixte et une commune indigène : peut-être y a-t-il d’autres exemples de ce triple fonctionnement simultané, qui n’est pas si compliqué qu’il le paraît, car les attributions sont très exactement délimitées ainsi que la population administrée. Les tribus kabyles ont à leur tête un président, qui y remplit le même rôle que les anciens caïds des pays arabes. Son titre officiel est président de la djemâa ou conseil municipal ; il est nommé par le gouvernement francais, il administre les diverses fractions de sa tribu, toufik, korouba, thadderth, il en est responsable. À la tête de chaque village est un amin, qui en est comme le maire : l’oukil est une sorte de secrétaire et de receveur municipal ; quant au garde-champêtre, c’est une autorité respectée dans les villages kabyles.

Donc toute la population indigène nous attendait à Mékla. Nous saluons tous ces aimables gens, qui nous serrent la main avec cordialité. Avant de monter à Djemäa-Sah’aridj, but de notre voyage de ce jour, nous visitons en passant l’école de Mékla : c’est une école mixte, garçons et filles, tous Européens : elle ne se distingue guère de nos écoles de France, aussi notre visite est-elle assez courte. Les livres mis entre les mains des élèves sont généralement les mêmes que chez nous.

Djemâa-Sah’aridj (la mosquée du bassin), 19 mars.

Cependant il est 11 heures, il faut songer à déjeuner. Nos mulets sont là tout enharnachés, qui nous attendent ; nous enfourchons nos paisibles coursiers et arrivons à Djemäa-Sah’aridj, où nous devons visiter l’école tenue par M. G. Ce n’est pas sans un sentiment assez complexe, mèlé de curiosité et d’intérêt, que j’allais entrer dans cette école exclusivement indigène. Les petits Kabyles, au nombre de 19%, tous garçons, sont rangés sur plusieurs lignes en arrière de l’école et nous attendent pour nous saluer ; leur figure exprime plus la curiosité que l’embarras. Nous en faisons causer quelques-uns, et nous sommes déjà très satisfaits de ce premier contact.

Nous déjeunons chez l’instituteur et faisons honneur à l’excellent repas qui nous attend. M. G. nous sert des mets français ; mais le président du village n’a pas voulu ètre en reste de politesse et nous a fait préparer la diffa avec cherba, merga, kouskous. Pour la première fois, sauf M. Scheer qui est à demi Kabyle, nous mangions la cherba : c’est une soupe de pâte de froment et de poulet émietté ou coulis de poulet assez grossièrement passé. Elle nous est servie au milieu du repas ; le goût en est excellent, quelque peu semblable à la bisque, mais le poivre y domine trop pour nos palais français. La merga est le bouillon du kouskous ; c’est succulent, très nourrissant, grâce à la grande quantité de viande qu’on y a cuite. Le kouskous, dont j’avais déjà goûté sans enthousiasme, me parait cette fois fort bon. C’est le plat traditionnel et quotidien des Africains : Arabes des villes, nomades des grands plateaux et des grandes tentes, Kabyles sédentaires, Chaouia de l’Aurès, Mzabites du Ziban, et plus au sud dans le désert Chambas du Souf et Touaregs du Sahara, etc., n’ont guère d’autre nourriture ; ils n’y joignent que des dattes et, dans certaines localités, des bellouth ou glands doux.

Le kouskous est fait avec la farine de froment ou la semoule ; les femmes le roulent à la main dans un plat de bois appelé guessâa la farine se coagule en petites boules comme les grains de riz. Il est ensuite cuit au bain-marie dans une marmite spéciale (keskes), percée de trous comme une passoire ; puis il est servi dans des espèces de soupières de bois (mtarel) avec du mouton et du poulet bouillis. Nous, nous le mangeons avec une cuiller ; les indigènes le margent ordinairement avec les doigts : ils le roulent rapidement dans la main et en forment une boulette qu’ils lancent avec beaucoup de dextérité dans leur bouche et qu’ils avalent d’un seul coup. Ils sont assis par terre autour du mtared : chacun puise dans le plat, faisant un trou devant lui : c’est une sorte de prescription de ne prendre qu’autour du plat et de laisser intact le milieu : la bénédiction d’Allah, disent-ils, y descend. Le kouskous, en somme, est un plat que les Européens ne me paraissent manger que par curiosité ; je connais cependant des Algériens, surtout des enfants, qui en font leurs délices. Joignez à cela un excellent vin kabyle, offert par M. Boullu, clairet, frais à la bouche, qui me rappelle le petit vin de la Meuse, et des berr’ir, sorte de gâteaux légers, enduits de miel ou saupoudrés de sucre : c’était une diffa complète[8].

Comme l’école de Djemäa-Sah’aridj est la première école kabyle que nous visitons, je la décrirai : elles sont d’ailleurs presque toutes sur le même plan. Elle est bien située, sur un plateau d’où la vue domine au nord toute la vallée du Sébaou jusqu’à la longue chaîne de montagnes qui s’étend de Dellis à Bougie. L’école elle-même est un édifice carré bâti en pierre, mais trop à la hâte, car, bien que datant seulement de trois ans, il est déjà en assez mauvais état. Au rez-de-chaussée se trouvent quatre classes très simples avec des bancs et des tables pourvues d’encriers, une table bureau pour le maître. Ici, comme dans les autres écoles du pays, les cartes murales et les tableaux de poids et mesures et de système métrique sont insuffisants. Les quatre classes sont séparées par un long corridor au bout duquel un escalier de bois conduit au premier étage, qui comprend deux appartements : à droite et en face est celui du directeur, M. G., dont la femme est adjointe ; il se compose d’une salle à manger où nous avons déjeuné, d’une grande chambre à deux lits, la chambre des hôtes : dans la construction de chaque école principale éloignée de tout centre on a ainsi prévu une chambre destinée aux hôtes que les besoins du service ou la curiosité peuvent amener en ces lieux isolés, inspecteurs, administrateurs ou visiteurs « de distinction », comme dit M. Scheer, qu’il a semblé peu convenable de condamner à l’hospitalité indigène. C’est là que nous coucherons, M. Bianconi et moi ; une autre chambre est destinée au recteur ; M. et Mme G. ont sans doute cédé la leur à M. et Mme Lenient. Pour eux et leur petite famille (ils ont trois fillettes), ainsi que M. Scheer, où se retirent-ils ? Ils se seront sans doute bien gênés pour nous recevoir ; mais leur amabilité est telle, qu’ils semblent très à l’aise malgré ce surcroît d’embarras. A gauche est l’appartement de l’adjoint, M. P. ; il est, je crois, plus petit, simple, pourvu du nécessaire, voilà tout.

L’école de Djemâa-Sah’aridj est une école principale. On appelle ainsi celle qui se trouve au siège principal d’une tribu et est dirigée par un instituteur français. Le directeur surveille les écoles des thadderth environnants, que dirigent des moniteurs indigènes et qui sont appelées écoles préparatoires. Toutes les écoles ne sont pas encore classées en exécution du décret du 13 février, mais elles vont l’être. Ce classement est avantageux pour les directeurs, auxquels il assure 100 francs d’augmentation par an pendant cinq ans, plus 200 francs par an pour la surveillance de chaque école préparatoire ouverte sous la direction d’un de leurs anciens élèves, le tout soumis à la retenue et comptant pour la retraite[9].

M. G. est Algérien, de Birkadem, sorti de l’école normale de Mustapha : c’est un homme simple, modeste, calme, qui a beaucoup d’autorité sur ses élèves. Il a réuni un commencement de musée local très intéressant, relégué, faute d’armoire, dans un coin de la classe : ce sont des produits du pays et aussi des modèles d’instruments agricoles, plutôt de jardinage, en miniature, travail ingénieux de l’adjoint, M. P. Mme G. est aussi Algérienne, d’Orléansville : elle a deux diplômes, d’institutrice et de directrice d’école maternelle ; elle a de plus, ainsi que son mari, le certificat de stage de médecine. M. P., l’instituteur-adjoint, est sorti d’une ferme-école de France ; je n’ai pas besoin de dire qu’il serait bien à désirer que tous nos instituteurs d’Algérie fussent, comme lui, habiles en jardinage. M. et Mme P. ont deux enfants, dont un fils instituteur à Orléansville, qui sera en qualité d’adjoint réuni à son père, quand celui-ci sera nommé directeur, et il le sera sous peu, à Dra-el-Mizan. C’est là une mesure très louable qui conserve l’union des familles et évite les désaccords entre le directeur et l’adjoint : l’excellent recteur la prend chaque fois qu’il en trouve l’occasion. Le successeur désigné de M. P. est sorti de Grignon. L’école de Djemâa-Sah’aridj a de plus un moniteur indigène, Si-Ali-ou-el-Djoudi, d’origine maraboutique[10].

Les petits Kabyles paraissent heureux de notre visite, ils nous répondent avec aisance : nous sommes aussi surpris que satisfaits. Ils lisent et écrivent le français très correctement ; leurs progrès en calcul sont particulièrement remarquables ; la géographie de l’Algérie, même de la France, est assez bien sue ; l’histoire l’est un peu moins, mais suffisamment. L’adjoint Ali est intelligent, il parle bien notre langue ; sa classe est bien tenue, la lecture bonne, un peu traînante ; quelques-uns ont une tendance à chantonner, mais on voit au ton des plus anciens de l’école qu’ils se corrigent vite de ce défaut. Ils n’ont aucun accent ; c’est là un fait général que nous observons aussi chez les hommes : dès qu’ils savent dire quelques mots dans notre langue, Arabes et Kabyles la parlent très nettement, sans rien qui rappelle l’accent de nos diverses provinces du Midi ou du Nord. Je n’entrerai pas dans de plus grand détails : je citerai cependant un petit enfant de neuf ans qui a écrit sans hésiter les nombres 4045 et 20045.

Après l’inspection des classes où nous avons constaté ces excellents résultats, qui sont de bon augure pour l’avenir, nous passons au jardin, situé devant l’école et où nous assistons à de menus travaux d’arboriculture. M. P. a su apprendre à ses élèves l’art de greffer : c’est à qui montrera son talent ; quelques-uns font devant nous des greffes avec une sûreté qui montre combien ils aiment ces travaux qui n’intéressent pas moins leurs pères. Dans quelques années il sera possible d’acclimater un grand nombre de nos arbres fruitiers dans ces contrées montagneuses, dont le climat se rapproche plus du nôtre que celui des plaines et des hauts plateaux ; on voit déjà des poiriers, des pommiers d’une belle venue : les pêchers, les abricotiers prospèrent dans les lieux abrités des vents du nord.

Ces divers résultats font le plus grand honneur aux maîtres qui les ont obtenus. Je sais bien que cette école a recruté un certain nombre d’élèves de la maison que les Pères Jésuites avaient les premiers élevée dès 1873 à quelque distance de Djemäa-Sah’aridj.

Quand ceux-ci ont dû quitter leur établissement en 1881, les missionnaires d’Afrique ou Pères blancs les ont remplacés, mais ne paraissent pas avoir hérité de la même popularité ni de la même science pédagogique : leur école est aujourd’hui réduite à une vingtaine d’élèves dans une sorte de pensionnat, qui rend des services. Quoi qu’il en soit, la direction que M. et Mme G. ont su imprimer à leurs élèves est excellente, et nous ne faisons que leur rendre justice en constatant que nous n’avons pas trouvé dans leur école d’élèves absolument nuls, suivant la classe sans entrain et sans goût. Aussi le recteur accorde-t-il pour le lendemain un jour de congé, qui est accueilli avec le même plaisir qu’en France. Nous distribuons comme récompenses de menus objets utiles ou amusants dont nous nous sommes munis, couteaux, canifs, plumiers, porte-plumes, porte-crayons, pistolets à amorce ou à bouchon, toupies, billes, sifflets, flûtes en fer-blanc, mirlitons, toutes choses accueillies avec enthousiasme.

J’insisterai sur les mérites particuliers de Mme G. ; cette institutrice a su gagner la confiance des mères kabyles, dont elle parle bien la langue, les initiant aux travaux de femme, couture, raccommodage, lavage, repassage, tenue du ménage, cuisine, voire même à quelques principes de médecine et d’hygiène usuelles fort appréciés des indigènes. Un enfant kabyle était malade ; M. G. va le voir et le trouve assez souffrant pour dire à la mère : « Je vais écrire au médecin de venir voir ton enfant. — Pourquoi, lui répond-on ; est-ce que ta femme n’est pas un bon médecin ? » Aussi Mme G. est-elle partout estimée, aimée, recherchée pour le bien qu’elle fait autour d’elle. Ces menus faits et bien d’autres que nous avons recueillis font apprécier nos instituteurs et finiront à la longue par servir grandement notre influence dans le pays. C’est ici surtout que les maîtres d’école sont les pionniers avancés de la civilisation.

Nous avons fait ensuite une visite au village indigène, situé à un kilomètre de l’école et caché au milieu d’oliviers centenaires. Djemâa-Sah’aridj — l’ancienne Bida Colonia des Romains, dit M. Mac-Carthy, le savant géographe et bibliothécaire d’Alger[11], — présente un curieux aspect. Ce qui frappe surtout quand on y entre, ce sont les débris antiques qui partout jonchent le sol, des murs à fleur de terre, restes visibles et assez bien conservés de l’occupation romaine et qui ne paraissent pas avoir jamais été profondément fouillés ; peut-être y trouverait-on des choses intéressantes. Deux ou trois fontaines fournissent de l’eau en abondance : un large bassin, qui a donné son nom au village, est fermé par de gros blocs de pierres taillées ; quelques autres tout semblables soutiennent les murs des habitations et ajoutent au pittoresque de ces constructions. Le marché est au milieu de ces ruines et occupe un emplacement assez considérable ; sur un des cités s’élève la mosquée, petite, basse, ornée d’un modeste minaret et ombragée d’un palmier, le seul, nous dit-on, qui soit en Kabylie. Les maisons basses, obscures, s’alignent assez irrégulièrement dans des rues étroites et tortueuses. À l’extrémité de la rue principale est le cimetière, situé sur une petite esplanade à moitié fermée par des murs dont les pans ont encore un mètre de largeur et sont peut-être les restes d’un ancien fort.

C’est avec la meilleure grâce que le président, le cheik Mohand, nous fait les honneurs de son village. Il dit au recteur d’un air à la fois fier et bonhomme : « Mais nous sommes parents ! » Il existe en effet en Kabylie une curieuse tradition d’après laquelle la tribu des Aït ou Beni-Fraouçen (fils des Francs), à laquelle appartient le village de Djémäa-Sah’aridj, descendrait des Francs : au me siècle de notre ère, de hardis aventuriers de cette nation traversèrent ia Gaule et l’Espagne et abordèrent chez les Berbères : l’historien grec Zozyme parle de cette audacieuse expédition ; nul ne dit ce qu’ils sont devenus ; mais, si l’on en croit la tradition, une de leurs bandes se serait fixée et perpétuée dans les montagnes de la Kabylie : elle aurait gardé son nom que rappelle l’appellation de Fraouçen conservée jusqu’à nos jours.

Quoi qu’il en soit de cette origine, le cheik Mohand est très dévoué à la France, à nos écoles. Il nous fait entrer dans sa maison : notre visite est attendue ; sa femme, sa belle-sœur, sa sœur, sa fille âgée de treize ans[12] et mariée depuis un an à l’instituteur-adjoint indigène de Tizi-Rached, sont de petites personnes jolies, gracieuses, mais, selon l’usage, trop fardées : elles sont en grande toilette et parées de tous leurs bijoux. Nous avons déjà dit que les femmes kabyles ne sont pas voilées[13]. Ces dames ne parlent pas français, mais sont gaies, et leur accueil est très cordial.

Ce m’est une occasion de décrire une maison kabyle : je parlerai en général, mais la demeure du cheik Mohand est relativement cossue et tout s’y trouve ou à peu près : j’en passe curieusementla revue. Le sol est en terre battue, le mobilier et la vaisselle très sommaires : quelques va : es, le keskes où cuit le kouskous sur les pierres qui servent de foyer au milieu de la chambre : le metreud, plat en bois pour servir à manger aux hôtes ; quelques jarres (asagoum amokhrane) pour conserver l’huile ; le djeloud ou aoka, peau de bouc pour le beurre ou le miel ; le meradjen, vase à anses de cuivre étamé pour boire l’eau, le halib ou lait doux et le leben ou lait aigre. 1 n’y a pas de lits ; seulement de longs tapis (el ferrache) à laine sortante, teinis en garance, uù les indigènes se couchent et dorment au coucher du soleil. Dans une chambre latérale qui, me dit M. Scheer, servit autrefois d’école et de djemâ (lieu de réunion pour le conseil municipal), d’autres tapis (tague-hamboul), teints en kermès (ce sont ces tapis que l’on tend de haut en bas pour établir des séparations dans une pièce) ; quelques coffres ou des couffins pour serrer les vêtements de laine ; peut-être y a-t-il aussi des kerrabiche, coussins de peau d’antilope servant à envelopper le linge, et à s’appuyer quand ou est assis ou couché, et aussi un ou deux gherara ou sacs de laine pour serrer les bijoux, la poudre, l’argent que le maître met souvent sous sa tête pour le micux garder quand tout le monde dort chez lui.

Le dîner est un nouveau festin de Gargantua que j’appréhende un peu : mais tout le monde est en belle humeur, on plaisante, on rit de tout cœur, et le rire est favorable à la digestion. On se couche à minuit ; chacun avouait le lendemain que depuis longtemps il n’avait passé une soirée aussi gaie. Je couche dans la même chambre que l’inspecteur d’académie, et il en est de même, à notre commune satisfaction, durant tout le voyage. Chaque soir avant de dormir nous échangeons nos impressions : nous avons passé là de bonnes heures qui resteront parmi mes meilleurs souvenirs ; jovial, toujours affable, je n’oublierai jamais mon compagnon de chambre, s.n bon rire sous ses épaisses moustaches et ses yeux pétillant de gaieté derrière ses lunettes.

Tizi-Rached, 20 mars.

Le lendemain, à 8 heures, nous nous mettions en route pour Tizi-Rached. M. G., qui a congé, nous accompagne. Les mulets ont le trot dur, le bât kabyle ou berda est très large, il oblige à un écart de jambes fatigant pour qui n’en a pas l’habitude. Je ne suis plus, je l’avoue, qu un cavalier médiocre, et le mulet d’ailleurs m’est absolument inconnu : cependant j’ai confiance. Mes compagnons sont habiles ; dans les Pyrénées, dans les Alpes ou en Corse ils ont fuit à dos de mulet de longues excursions.

En avant de Mékla nous nous séparons du président de Djemâa-Sah’aridj, qui est arrivé à la limite de sa commune. Un peu plus loin nous rencontrons Si-l’Hassen, le président de Tizi-Rached, qui est venu à notre rencontre et qui prend la tête de notre caravane pour diriger la marche : il ne monte pas un vulgaire mulet, mais un beau cheval barbe. Nous traversons deux fois le Sébaou, dont le lit présente plus de pierres que d’eau, et nous nous engageons dans la montagne. Il n’y a qu’un étroit sentier, ici rocailleux, là boueux ; parfois il faut passer à travers champs sous les figuiers dont les feuilles commencent à s’ouvrir : le sentier est impraticable, quoique le président ait eu la prévenance de le faire réparer la veille ; nous rencontrons des Kabyles qui y travaillent encore ; ils nous saluent d’un air ouvert. Partout les arbres sont couverts de fleurs, pêchers, abricotiers, poiriers de France ; la terre est bien cultivée.

Tout près de la route deux cigognes suivent silencieusement un laboureur qui soigne ses cultures ; notre troupe en passant ne les effarouche pas, elles ne songent point à s’envoler. Elles me rappellent l’Alsace et notre cher Strasbourg ; ici comme là-bas elles sont l’objet d’une sorte de culte et portent bonheur au toit qu’elles ont choisi. J’observe celles-ci, qui se sont arrêlées ; plantécs sur une patte, le cou renversé dans les épaules, la tôte levée vers le ciel, l’air méditatif, elles semblent donner raison à la légende kabyle qui m’est contée et qui est touchante. Les tolbas d’une zaouïa[14] négligeaient d’observer le jeûne du Rhamadan : ils furent changés en cigognes. Une fois par an, on ne sait dans quelle mystérieuse contrée, ces oiseaux reprennent leur ancienne forme. L’âme humaine subsiste encore en eux ; voilà pourquoi les cigognes aiment les hommes et veulent vivre près d’eux ; quand elles font claquer leur bec, cette clameur singulière est une prière de pardon qu’elles adressent au ciel.

Un pré vert que nous traversons est émaillé de jolies petites fleurs bleues qui nous sont inconnues. Mme Lenient les remarque. Si-l’Hassen, aussi galant qu’habile cavalier, lance son cheval au galop, et, se penchant jusqu’à terre, cueille une fleur avec sa tige, se redresse sans s’arrêter, retourne son cheval et vient la présenter à M. Lenient : la discrétion des mœurs arabes ne lui permet pas de l’offrir lui-même à une dame.

Nous approchions de Tizi-Rached : à l’entrée du village le son d’instruments de musique frappe nos oreilles ; déjà je croyais qu’on venait saluer notre arrivée. Il n’en est rien, c’est une fête de famille qui célébrait la venue au monde d’un garçon de plus dans la tribu. Les Berbères, comme les Arabes, sont fiers du nombre de leurs fils ; ils se soucient moins du nombre de leurs filles, ils n’y voient pour plus tard qu’une dot à recevoir. M. Demonque, l’administrateur de Fort-National, dans le ressort de qui est Tizi-Rached, nous attendait. Nous mettons pied à terre sur une grande place qu’ombragent de magnifiques oliviers, les plus beaux que j’aie encore vus. Tizi-Rached est un hameau ou toufik des Ait-Akerma, fraction de la puissante tribu des Beni-Raten. L’amin, l’oukil, le garde-champêtre nous reçoivent avec les membres de la djemâa et l’instituteur. Si-l’Hassen nous présente son frère, un beau jeune homme. Des cavaliers spahis assis à l’ombre s’étaient levés à notre arrivée et s’occupent de nos montures ; les leurs paissaient là tranquilles, les nôtres les rejoignent et on leur apporte une provende abondante de paille d’orge : c’est l’alef.

Quant à nous, nous allons prendre part à une diffa nouvelle. Il est près de midi : la table est préparée chez l’instituteur, sur une large terrasse couverte, mais dont les côtés à jour nous laissent jouir de la vue de la campagne : il nous est agréable de manger au grand air. La course du matin a aiguisé les appétits, mais il faudrait des estomacs de rechange pour suffire au déjeuner de l’instituteur, à la diffa du président, à celle de l’amin : le défilé recommence, de la cherba à la merga et au kouskous ; il y a en plus cette fois un ragoût de mouton et de fruits secs avec une sauce abondante fortement assaisonnée de poivre rouge, le tout « assez agréable, et une galette, kesra, de pâte sans levain, de bon goût, mais lourde, qui remplace le pain. Le café est bu, c’est fini ? pas du tout ; voici venir le thé, que nous offre à son tour l’amin jaloux de ses prérogatives. Mais est-ce bien du thé, cette infusion de je sais quelle plante odorante avec force clous de girofle ? Il faut cependant le boire, sous peine de faire une grave injure à un hôte subalterne devant son chef.

Enfin c’est fini : une promenade au grand air est nécessaire pour faciliter aux estomacs surmenés par une si rude épreuve la lourde tâche qu’ils doivent accomplir. On se promène donc dans le pays, puis commence l’inspection de l’école.

Elle est construite sur le même modèle que celle de Djemâa-Sah’aridj et aussi mal, car elle ne date non plus que de trois ans et est encore plus délabrée. C’est l’État qui a la charge de ces réparations ; mais elles sont difficiles en ces villages éloignés, d’accès pénible, et la main-d’œuvre coûte très cher, car il faut faire venir de loin des ouvriers européens et les matériaux. Cependant il est urgent de réparer des dommages qui s’aggraveraient : l’aimable administrateur promet de se charger du plus pressé,

M. M., l’instituteur, ne dirige cette école que depuis six mois : il est Algérien, de Birmandreïs, ainsi que MM. Scheer et G., et comme eux élève de l’école normale de Mustapha[15]. Le mobilier scolaire Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/136 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/137 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/138 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/139 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/140 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/141

Fort-National, 21 mars.

Après cette très intéressante visite à Thadderth-cu-fella, nous remontons déjeuner chez l’administrateur. Puis nous faisons le tour de la ville ; à moins d’un kilomètre se voient les ruines noircies d’une école d’arts et métiers fondée par le général Hanoteau et qui prospérait avant l’insurrection de 1871, mais qui, brùlée par les Kabyles, a été transportée à Dellis. Le terrain a depuis été cédé en échange à M. de Lavigerie, archevêque d’Alger, Tunis et Carthage, qui jusqu’à présent n’en a rien fait. L’administration universitaire pourrait peut-être racheter ce terrain et y établir une école supérieure ou une école professionnelle. Le recteur, dont le zèle éclairé est toujours à l’affût des occasions propres à favoriser les intérêts scolaires, propose d’aller voir le maire de la commune européenne de Fort-National (lequel est le boucher de l’endroit), et de l’entretenir immédiatement de ce projet. Le maire ne demanderait pas mieux que de s’y prêter, mais il ne veut pas engager les fonds de sa commune. L’aimable M. Demonque s’offre à faire les premiers frais sur les fonds de la commune mixte si le projet est mis à exécution. Je connais trop bien le recteur pour craindre que le projet tarde à être établi et reste longtemps dans les cartons de l’académie.

L’après-midi passe vite. Nous entrons au Cercle des officiers et saluons le commandant supérieur de Fort-National, qui est le commandant du bataillon de zouaves en garnison dans la citadelle. Puis à notre tour nous invitons à notre table de l’Hôtel des Touristes M. et Mme Demonque et leur famille, l’administrateur-adjoint, le stagiaire, l’aimable docteur Pons. La causerie se prolonge, vive, animée, toujours intéressante pour nous qui avons tout à apprendre. Il est encore minuit quand nous nous couchons.

Le lendemain, lundi 22, levé de bonne heure, je vais me promener du côté de l’esplanade. Une surprise m’y attendait : le temps, couvert la veille, s’est levé, l’horizon élargi : c’est une révélation soudaine, le plus magnifique lever de rideau ; tout près, devant moi, le Lella-Khredidja à 2,318 mètres, le Ras-Timedouine à 2,300 mètres, le Tamgout des Beni-Mansour à 2,000 mètres, toute la chaîne du Djurdjura étincelle au soleil sous la neige immaculée de ses hauts sommets : à leur pied s’étagent des pentes profondes, abruptes, mais verdoyantes et bien cultivées ; les jardins s’accrochent au bord des précipices. À droite, des pitons plus sombres sont couronnés de groupes de maisons serrées formant autant de Kkarouba ou sections de thadderth. Je rentre chercher mes compagnons pour les faire jouir du magnifique tableau des montagnes, de ces sommets neigeux illuminés de teintes roses : tous sont comme moi émerveillés,.

En Algérie, notes de voyage
Revue pédagogique, second semestre 18869 (n. s.) (p. 223-249).

Fort-National, 22 mars. Conférence pédagogique.

La journée sera sérieusement occupée : une conférence pédagogique doit réunir les instituteurs et les institutrices de la contrée ainsi que les adjoints et moniteurs indigènes : convoqués pour 9 heures, tous sont exacts au rendez-vous. M. le recteur nous présente l’inspecteur primaire de Tizi-Ouzou, M. Regulato : c’est un ancien professeur au collège de Bone et qui, je crois, n’appartient que depuis peu à l’enseignement primaire.

La réunion se lient à l’école de Fort-National. Le sujet traité est celui-ci : De l’instruction et de l’éducation des indigènes. M. Regulato rend compte des compositions en général, il loue le travail consciencieux, la connaissance du sujet, l’esprit d’observation et de méthode dont elles témoignent, puis il lit quelques-unes des copies, les meilleures. Je les résumerai, à cause de l’intérêt particulier d’une foule de questions qu’on n’a pas à examiner dans les écoles de France.

Le premier devoir lu est celui de M. D., directeur de l’école de Miran chez les Beni-Djennad[16]. M. D. demande que le Coran suit enseigné dans les écoles indigènes ; il y voit un excellent moyen d’atténuer, sinon de dissiper, les susceptibilités des familles qui redoutent pour leurs enfants le contact unique de nos instituteurs. Un taleb viendrait dans chaque école, à une heure et durant un temps qui resteraient à fixer, faire lire et apprendre aux élèves le Coran, c'est-à-dire la loi religieuse, politique et civile de l'islam. Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/232 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/233 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/234 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/235 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/236 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/237 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/238 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/239 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/240 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/241 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/242 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/243 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/244 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/245 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/246 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/247 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/248 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/249 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/250 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/251 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/252 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/253 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/254 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/255 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1886.djvu/256 ter ce travail ; il faudrait les encourager à s’y essayer. Je ne doute pas qu’en réunissant leurs efforts ils n’y réussissent, comme ont fait MM. Scheer et Mailhes pour une excellente méthode de lecture dont la précision et la simplicité ne sont pas les seuls mérites. Quant au calcul, malgré leur rare aptitude pour cette science, si les enfants kabyles apprennent assez vite le mécanisme des opérations, le raisonnement des problèmes est pour eux chose difficile qu’ils ont peine à se rendre familière : les progrès qu’ils ont faits n’en témoignent que mieux du zèle de leurs maîtres. Malgré ces réserves et tout en reconnaissant ce qu’il y a d’artificiel, de mécanique dans leur manière de faire, il n’est que juste de répéter que les résultats en général ont dépassé toutes nos prévisions.

Le jeudi 25 mars nous nous séparions : le recteur et les inspecteurs s’en retournaient vers Alger ; M. et Mme Lenient et moi nous nous préparions à franchir le Djurdjura et à visiter la Petite Kabylie et les Oasis du sud. Nous échangeons les plus affectueux adieux, comme de vieux amis : les bonnes journées que nous avons passées ensemble ont créé entre nous des liens étroits ; elles me laisseront quant à moi d’inoubliables souvenirs.

A. Pressard,
Professeur au lycée Louis-le-Grand.

  1. La Mitidja est une vaste plaine de 100 kilomètres de longueur sur 22 de largeur moyenne, au sud d’Alger : elle est bornée par les collines du Sahel (rivage), la mer et les grands monts de l’Atlas ; il fallut la disputer vigoureusement aux Arabes dans les premières années de notre occupation : très cultivée, couverte de villes et villages européens qui deviennent de plus en plus prospères, on y compte aujourd’hui 30,000 habitants, dont 16,000 Français.
  2. Bordj signifie fort, tour : de nombreux villages se sont bâtis ainsi autour de ces forteresses élevées par les Turcs pour maintenir le pays : Bordj-Bou-Arcridj, Bordj-Bouira, Bordj-Medjana, etc.
  3. Pénitenciers, soldats punis qu’on emploie dans l’intérieur des terres à des travaux publics et quelquefois privés ; dans ce dernier cas ils reçoivent une légère rémunération.
  4. Gourbis, cabines maçonnées avec de la boue ou de la bouse de vache séchée, et recouvertes de dis {grande graminée très commune) ou de branchages, et servant d’habitations aux Kabyles en dehors des villages.
  5. Le commandant Rinn, ancien chef du service central des affaires indigènes, est aujourd’hui conseiller du gouvernement. Ce m’a été une bonne fortune d’être entré en relations avec lui ; présentés l’un à l’autre par le recteur, nous avons fait d’autant plus vite connaissance que M. Rinn appartient à une famille universitaire très connue : c’est un des hommes les plus compétents dans tout ce qui concerne les personnes et les choses de l’Algérie ; il sait à fond l’arabe et a beaucoup étudié le berbère. Je ne saurais trop le remercier de l’amabilité avec laquelle il m’a indiqué d’utiles renseignements et ouvert les trésors de son érudition.
  6. La diffa est le repas qu’offre aux amis, aux étrangers l’hospitalité plantureuse des indigènes : nous aurons bientôt l’occasion de la décrire tout au long.
  7. L’alfa est une graminée touffue, extrêmement abondante, notamment dans le Sud Oranais, de l’aspect et de la couleur du jonc ; vert, il sert de nourriture aux chevaux ; sec, il est utilisé à faire divers ouvrages de sparterie, du papier, etc.
  8. La diffa, pour être absolument complète, comprend le méchoui. Voici comment je l’ai mangé ailleurs. Le méchoui est un mouton cuit et servi eu entier, On écorche l’animal, où lui fait le long du corps de larges entailles avec un couteau, on l’embroche avec une broche de bois dans le sens de la largeur, on le rôtit à un feu vif, la graisse brûlante pénètre les chairs frémissantes. On le sert dans un grand plat de bois (djefna) où on le fait glisser en retirant la broche. Le maître de la maison arrache avec les doigts une des excoriations les plus délicates et l’offre à l’hôte qu’il veut honorer de préférence. On ne saurait rien manger de plus succulent. Les maîtres et les hôtes ne prennent que les parties supérieures ; le reste est passé aux gens de la maison qui en laissent à peine les os.
  9. Ces avantages sont sérieux ; il ne faut pas moins que cette perspective d’une direction pour attacher les instituteurs à leurs fonctions et compenser les ennuis et les inconvénients, souvent cruels, qui les attendent loin de tout secours.
  10. Les marabouts sont des religieux indépendants, sans attache officielle, n’appartenant à aucune congrégation : c’est la seconde catégorie de l’élément religieux algérien. Le clergé officiel comprend les muftis et les imans. Les membres des congrégations sont les khouan ou frères : ils nous sont généralement très hostiles.
  11. Je saisis avec empressement cette occasion de remercier M. Mac-Carthy de l’amabilité avec laquelle il a mis à ma disposition des livres utiles et sa science profonde de l’Algérie.
  12. Les femmes arabes ou kabyles sont très précoces ; on les voit souvent fiancées à dix ans, mariées à douze, mères à treize, quelquefois trois fois mères à seize ; par contre elles sont vieilles à vingt-cinq ans.
  13. La femme arabe elle-mème n’est guère voilée que dans les villes et près des villes. « Cet usage, me dit M. Ben-Sedira, n’a pas pour but de dérober au roumi les traits de la femme : c’est un luxe qui est un commencement de civilisation. » M. Belkassem-Ben-Sedira est un Biskri ; élève de M. Colombo, il fut remarque du géneral Devaux, commandant supérieur de Biskra, qui l’envoya au collège arabe français alors existant à Alger ; puis il fut reçu à l’école normale de Versailles où il conquit Le brevet supérieur avec le n° 1 du concours. II est aujourd’hui professeur d’arabe à l’école des lettres d’Alger et officier de l’instruction publique. Marié à une Française dont il a six enfants, il élève en plus un neveu dont il fera « un bon instituteur et un bon Français », me disait Mme Ben-Sedira. Il a quarante ans et est estimé et aimé de tous. Il est la preuve vivante de l’aptitude des indigènes pour l’étude et la science : il nous faudrait beaucoup de Ben-Sedira.
  14. Les zaouïa sont des établissements religieux où les docteurs de l’Islam enseignent le Coran et quelques notions de grammaire et de droit. Les tolba (pluriel de taleb) sont les élèves, les étudiants des zaomas ou des medrasa.
  15. L’école normale d’Alger est située à Mustapha supérieur, petite ville qui s’est élevée en dehors des remparts d’Alger.
  16. Les Beni-Djennad habitent les pentes méridionales de la chaîne de montagnes qui sépare la vallée du Sebaou de la mer. À tort ou à raison ils passent pour les Béotiens du pays berbère ; leur naïveté est proverbiale, et l’on raconte sur leur compte beaucoup d’anecdotes piquante ; dont il serait peut-être difficile de prouver la vérité.