Emparons-nous de l’industrie/Nos jeunes gens

L'imprimerie générale (p. 13-16).

III

NOS JEUNES GENS.


Laisser la jeunesse sans carrière, c’est gaspiller le capital national et préparer la déchéance.


Si nous étudions l’histoire des nations tombées en décadence, nous trouverons que les causes de ce désastre ne varient guère. Ces peuples ont cru qu’ils pouvaient s’arrêter. Ils se sont oubliés à contempler le chemin déjà parcouru au lieu de gravir sans cesse le rude sentier, les yeux toujours fixés sur l’avenir. Tout arrêt comporte une infériorité, une trop longue immobilité peut devenir fatale. Pour avoir oublié cette loi, que de ruines, que de déplorables déchéances ! même parmi les peuples du Sud-Américain, dont l’origine n’est guère plus ancienne que la nôtre. Le jour viendra peut-être où un tel peuple voudra reprendre sa marche, mais il ne le pourra plus parce que, comme la femme de Loth, il sera pétrifié pour avoir regardé en arrière. Il s’apercevra que les autres peuples, qui ont marché pendant qu’il a dormi, sont si loin en avant qu’il désespérera de les atteindre jamais. C’est alors que se déclare cette maladie fatale aux peuples, la dégénérescence, qui est une paresse invincible, une paralysie de l’intelligence, qui fait qu’il leur semble impossible de triompher des difficultés qui les entourent et qui les rend incapables de tout effort soutenu. Ces peuples se disent : À quoi bon ! Ils abdiquent, ils n’existent plus.

Cependant, dans cet état d’esprit, un peuple est moins disposé que jamais à admettre son infériorité. Il se trompe lui-même, il veut encore se croire supérieur, malgré l’évidence du contraire. Il se dit et se croit lésé, il hait les peuples qui l’ont devancé, il prend cette haine, qui n’est qu’un instinct barbare, pour de l’énergie, il remplace le patriotisme par le chauvinisme. Or le chauvin, dans son ignorance féroce mais impuissante, ne vaut pas mieux que le sauvage qui, désespérant de s’égaler à l’homme civilisé, le déteste, le fuit et le tue s’il l’ose.

Certes, nous n’avons pas la pensée que les Canadiens-français en soient rendus là. Mais il ne faut pas qu’ils s’arrêtent. Ils ont, grâce à Dieu, l’énergie qu’il faut pour combattre un tel danger. Ils savent qu’ils n’existent qu’à la condition de ne jamais désarmer, car par leur position exceptionnelle plus que toute autre race ils doivent être militants. Ils comprennent presque d’instinct qu’ils doivent pratiquer toutes les vertus civiques et le libéralisme social le plus éclairé, et avant tout éliminer l’intolérance et les vices mesquins et bas qui en découlent, vices qui ne doivent point trouver asile chez un peuple qui aspire à la grandeur. Ils savent aussi que parmi leurs compatriotes même les plus éminents n’ont pas le monopole de la sagesse, qu’ils ont énormément à apprendre de leurs voisins et que c’est en s’assimilant les lumières des autres et en les ajoutant aux leurs qu’ils redeviendront supérieurs comme le furent leurs pères.

Pourtant, cette lèpre fatale n’est pas complètement inconnue parmi eux. C’est un mal économique. Constater son existence c’est signaler un danger. N’en cherchons pas la trace dans la classe agricole. Celle-là est saine parce qu’elle est à peu près satisfaite. Ce sont surtout les jeunes gens, ceux qui appartiennent à la classe plus instruite, plus intellectuelle, et aussi les classes ouvrières qui souffrent d’un malaise économique qui grandit tous les jours. C’est là que le mal devient visible.

Combattons cette maladie de toutes nos forces, efforçons-nous de l’extirper, mais plaignons les malheureux qui en sont atteints ; ce sont les tristes fruits d’un état de choses dont ils ne sont pas responsables.

Nous disons qu’ils ne sont pas responsables de leur état d’esprit si dangereux. Ce n’est pas que nous voulions nier cette vérité incontestable que les esprits d’élite finissent par s’affirmer, que l’homme énergique fera sa trouée en dépit de toutes les difficultés. Mais nous ne sommes pas tous des hommes de génie quoique nous aspirions tous au succès, et il est incontestable que le jeune Canadien-français qui commence la vie est, par la nature des choses, moins avantageusement situé que la jeunesse appartenant à la race plus nombreuse et plus riche qui l’entoure.

En conservant aux Canadiens-français leur langue, leurs institutions et leurs lois, ce qui en fait, sous certains rapports, un peuple à part sur ce continent, nos hommes publics et le peuple qui les a appuyés ont contracté envers notre jeunesse une obligation tacite mais claire et solennelle qui ne sera pas impunément ignorée. Ils se sont engagés à garantir cette jeunesse contre l’infériorité en suppléant à tout ce qui lui manquerait, en lui procurant une éducation supérieure et des avantages spéciaux qui la mettraient en mesure de surmonter les difficultés exceptionnelles qu’elle aurait à affronter. Cet engagement, à notre avis n’a pas été entièrement rempli, et le temps est venu où il est urgent pour nos gouvernants de le remplir. Ceux qui observent savent que les dangers que nous signalons ici ne sont pas imaginaires. Ils savent ce que vaut un vain titre dans une profession encombrée ; ils savent qu’il n’y a chez nous presque pas de carrière pour les jeunes talents dans les sciences, les arts, la littérature et l’industrie ; qu’une foule de jeunes gens qui devraient être des producteurs utiles, les forces vives de la nation, ne sont que des parasites qui végètent dans toutes les positions inférieures. Est-il surprenant que quelques-uns manquent de courage et soient enclins à un cynisme inquiétant ; est-il surprenant qu’ils se montrent jaloux de ceux qui arrivent lorsqu’ils ne peuvent en raisonnant admettre leur supériorité réelle et qu’ils se sentent victimes d’un injuste hasard. Encore une fois nous ne les justifions pas, mais nous les plaignons ; et nous croyons que s’ils sont coupables, d’autres le sont bien davantage. La conquête du sol est la plus noble ambition que puisse avoir un peuple, car c’est celle qui conduit à la véritable grandeur, si ce peuple sait profiter de sa conquête. Mais à quoi servirait d’abattre la forêt, de pousser au loin la colonisation, si nous devions perdre à mesure en arrière ce que nous gagnons en avant. Autant de bras inutiles, autant d’esprits inoccupés, autant de dangers pour le pays. L’oisiveté, mère des vices, produit l’atrophie morale et l’appauvrissement économique, de même que l’activité intellectuelle et la richesse publique sont les fruits du travail. Laisser notre jeunesse instruite sans carrière, c’est laisser la nation en danger d’apoplexie.

Or nous souffrons d’un commencement de congestion à la tête, nous en verrons tout à l’heure une preuve que personne ne pourra récuser. Pour dégager la tête et soulager le corps tout entier il faut nous servir des institutions de gouvernement qu’établirent pour nous nos ancêtres, car il n’y a qu’une puissance qui soit suffisante pour cela, c’est l’État. En voici une preuve. Il fut un temps, très peu éloigné, où l’agriculture dans la province de Québec était bien malade. Les choses en étaient au point que les cultivateurs désespérés semblaient vouloir abandonner leurs terres et émigrer en masse. Tout fut tenté pour remédier au mal, et tout échoua. Alors l’État s’émut ; il fit étudier les méthodes d’agriculture modernes, il en instruisit la classe agricole et trouva bientôt le remède au mal. Cette grande réforme est encore présente à tous les esprits, nous en voyons tous les jours les excellents résultats. Mais sous d’autres rapports nous sommes restés stagnants et si nous n’y prenons garde, nous assisterons bientôt à l’émigration des intelligences, car il n’est pas dans la nature humaine de se vouer à l’infériorité de gaieté de cœur.

On parle parfois des dangers d’un appui trop grand de la part du gouvernement, on met les peuples en garde contre ce qu’on appelle en Angleterre « paternalism » qui, dit-on, paralyse l’énergie des individus. Cela peut être vrai dans une certaine mesure, mais il faut tenir compte des circonstances. L’intervention directe du gouvernement de Québec pour mettre fin à la crise agricole était une façon de « paternalism ». Dira-t-on que cela a paralysé l’énergie de nos cultivateurs ? N’est-il pas vrai, au contraire, qu’en leur enseignant l’industrie laitière et tout ce qui en tient, en leur offrant des secours matériels, le gouvernement a centuplé leurs forces en leur ouvrant la voie de la prospérité ? Qu’il en fasse autant pour les autres industries et nous verrons se produire les mêmes résultats. Que notre jeunesse instruite se sente soutenue et encouragée, vous verrez si elle manque d’initiative et de courage. Le jour où nos gouvernants auront fait cela ils auront régénéré le pays. Il est temps qu’ils y songent sérieusement.

Quand les jeunes Canadiens-français, ayant par l’application des sciences à l’industrie, mis en valeur les richesses de leur pays, iront à l’étranger occuper des chaires dans les universités, y étendre leur commerce, y diriger des industries, nous applaudirons à cette émigration, car ils rempliront ainsi un noble devoir, celui de répandre au loin les lumières et la richesse. Mais quelle chose déplorable que cette autre émigration de ces masses de malheureux qui abdiquent leur qualité d’hommes libres pour devenir des ilotes dans les villes manufacturières des États-Unis ! Nous les avons vus ces pauvres déclassés voués à jamais à un joug toujours humiliant s’ils comparent leur condition présente à celle qu’ils occupaient, disputant trop souvent le pain amer de la servitude aux Italiens, aux Polonais, au rebut de l’Europe. Songe-t-on assez à l’horreur d’une telle plaie et à la gravité du mal qu’il décèle. Ces malheureux se sentent dégradés, cela est certain. Quelques-uns cherchent à perdre leur identité en changeant de nom. De tels faits parlent plus haut que tous les raisonnements.

Aujourd’hui le mal est moins grand. L’amélioration de l’agriculture a enrayé l’émigration. Mais la guérison n’est pas radicale. Ce n’est qu’un soulagement temporaire, car l’agriculture n’est plus le besoin exclusif de notre peuple. Aussi longtemps que toutes les autres sources de notre richesse publique demeureront pratiquement inexploitées, aussi longtemps que la masse de notre jeunesse, en dehors des classes agricoles, restera sans horizons et sans carrière, il continuera d’exister un danger social qu’il est bien difficile d’exagérer.

Cherchons donc ce vice fondamental qui énerve les Canadiens-français en les appauvrissant, qui fait qu’ils manquent d’initiative et d’hommes spéciaux, qui fait dire aux étrangers qui les observent qu’ils « font peu de progrès dans quelque direction que ce soit, mais que cela ne les inquiète aucunement. » Reproche injuste, nous le reconnaissons, car s’il est malheureusement vrai que nos progrès sont lents, cependant nous progressons, et de cette lenteur nos compatriotes souffrent bien cruellement. Mais enfin il reste avéré qu’un tel reproche est possible. N’oublions pas enfin que les peuples peuvent dégénérer et que le génie national, une fois perdu, se retrouve bien difficilement, témoin, les Égyptiens témoin, les Grecs, sans parler des exemples modernes ; grands peuples d’autrefois dont nous contemplons la ruine avec tristesse, qui, dans leur abaissement, ont perdu jusqu’au sentiment de leur dignité et au souvenir de leur antique gloire.