Emmenées en esclavage pour cultiver la terre - Journal d’une déportée

Emmenées en esclavage pour cultiver la terre - Journal d’une déportée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 852-886).
EMMENÉES EN ESCLAVAGE
POUR CULTIVER LA TERRE

JOURNAL D’UNE DEPORTÉE

Pour connaître la vérité, c’est aux victimes, directement, qu’il faut la demander. Les pages qu’on va lire n’ont d’autre prétention que d’être un témoignage d’une absolue sincérité. Je les ai écrites d’après les notes et les récits d’Yvonne X... [1], qui fut emmenée en esclavage, par les Allemands, pour cultiver la terre ; le plus souvent je me suis bornée à transcrire le journal de la malheureuse déportée. Après les atrocités commises au début de la guerre par les envahisseurs de la Belgique et de nos provinces du Nord, nous pensions qu’ils ne pourraient imaginer pis. Leur génie malfaisant a trouvé ceci : les déportations de jeunes filles...

Yvonne X... appartient à l’une des meilleures familles de la bourgeoisie lilloise. Sa vie, avant la guerre, s’écoulait calme, régulière, dans la douceur et la tiédeur de nos mœurs provinciales. Chaque jour, chaque heure avait ses attributions : aide à prêter au ménage, exercices de piété, œuvres de bienfaisance, arts d’agrément, promenades, réunions entre amies... C’est à cette existence quiète, un peu lente, pauvre en incidens et dont la monotonie même a son charme, que la jeune fille allait être brusquement arrachée.


Selon une méthode qui leur est familière quand ils préparent quelque abomination, les Allemands, pour les déportations, n’agissent pas par surprise. Ils annoncent leur décision ou plutôt la font pressentir plusieurs jours à l’avance ; ils l’insinuent avec des airs hypocrites : « Les Anglais, par le blocus, rendent de plus en plus difficile le ravitaillement de la population civile : l’autorité militaire demande des travailleurs volontaires pour les travaux des champs... » Personne ne se présente : « En conséquence, fait afficher von Gravenitz, général commandant la place de Lille, l’autorité militaire procédera à l’évacuation d’une partie de la population pour exécuter ces travaux, — et non des travaux militaires, — dans la France occupée, loin derrière le front... Il est recommandé à tous de préparer un bagage de 30 kilos maximum : linge, ustensiles de cuisine, etc. En conséquence, défense est faite, à qui que ce soit, de quitter son domicile légal de huit heures du soir à six heures du matin. Cette mesure étant irrévocable, la population est invitée à rester calme et à obtempérer aux ordres ci-dessus... »

On devine l’émotion des Lillois. Vainement l’évêque de la ville, Mgr Charost, proteste-t-il par une lettre au général von Gravenitz ; vainement le maire, M. Delesalle, rappelle-t-il la première proclamation allemande garantissant « l’inviolabilité des civils ; » le général allemand se retranche derrière des « ordres supérieurs qu’il a reçus de très haut. » D’ailleurs, « c’est pour le bien de la population » que la décision a été prise.

On est en pleine semaine sainte. Les gens prudens, ceux que les sceptiques traitent d’inquiets, s’occupent de préparer leurs bagages : « Cédant à l’exemple, écrit Yvonne X... je commence le mien et celui de ma sœur ; mais, comme le bruit court que les Allemands n’opéreront ni le dimanche, ni le lundi de Pâques, je remets à plus tard de les terminer. En ville, nos parens, nos amis ne parlent que de la nouvelle menace allemande. Je me souviens que, le jour de Pâques, en finissant notre maigre diner, je rapporte à ma mère et à ma sœur que, chez une de nos amies, un soldat, venu pour réquisitionner, a déclaré d’un ton de défi : — Bientôt, nous réquisitionnerons les petites Mademoiselles... — Mais je ne crois pas possible qu’ils viennent me prendre et m’endors tranquillement. »

Nuit de lundi de Pâques ; douce nuit qui a l’odeur du printemps, ciel dont la clarté promet une belle journée. Dès deux heures du matin, dans la rue de Bourgogne où réside le colonel du 64e, les habitans sont réveillés. Un auto vient chercher le colonel, qui veut diriger lui-même les enlèvemens. Quelques officiers, des musiciens l’accompagnent. La rafle s’opère méthodiquement rue par rue, dans le quartier qu’habite Yvonne X... A quatre heures, elle est presque terminée : « A ce moment, je suis réveillée en sursaut. On carillonne chez nos voisins. Maman, dont je partage la chambre, saute au bas de son lit : « Les voilà ! » Maman n’avait pas fini de parler que, sous nos fenêtres, résonne un bruit de bottes, de crosses de fusil. Notre sonnette tinte avec frénésie. Ne pas ouvrir ? Impossible ! D’ordre du gouverneur militaire, on « doit toujours ouvrir aux Allemands. » Si l’on refuse, si l’on marque de la lenteur, de la mauvaise volonté, c’est l’amende ou la prison. Ma mère descend. Elle se trouve en présence de sept soldats du 64e... » Ce sont tous de jeunes gens, l’air narquois et comme émoustillé par la besogne qu’ils viennent de faire. Par la suite, les Lillois ont appris qu’aucun soldat marié ou d’âge mûr n’avait voulu participer aux enlèvemens. Le bruit a couru également qu’au café Bellevue, sur la grand’place, des querelles violentes dont plusieurs furent suivies de duels, avaient eu lieu entre des officiers, les uns blâmant, les autres approuvant l’acte inique. Un sous-officier accompagne les soldats qui ont pénétré chez Mme X... « C’est un petit gringalet, la moustache blonde coupée court, avec cette mine de fatuité qu’ont tous les sous-officiers allemands. Il prend la parole :

— Madame, combien de personnes, ici ?

— Trois : moi, mes deux filles.

Un soldat s’empare de la feuille de recensement obligatoirement apposée dans le couloir, puis :

— Montrez, madame...

Mais avant que maman ait pu le prévenir, le Boche entre dans ma chambre. Je suis encore couchée. L’homme m’interpelle :

— Vous êtes Mademoiselle Geneviève...

— Yvonne, rectifie maman.

— Mademoiselle, levez-vous ! L’officier sera ici dans cinq minutes… »

Ayant dit, l’homme tourne les talons, se dirige vers la seconde chambre. Il va y entrer. Mme X… le repousse de la main, frappe à la porte. L’homme ricane : tant d’égards, pour une jeune fille, lui semblent le comble du ridicule. Il recommence son interrogatoire :

— Vous êtes Mlle Geneviève ? Levez-vous !

Les cinq minutes sont à peine écoulées que l’officier arrive. Dix hommes l’accompagnent, baïonnette au fusil. L’officier parle difficilement le français. on le dirait gêné par la besogne dont il est chargé. La pâleur de son visage indique un certain trouble de conscience. « Il s’assure de l’identité de chacune de nous ; puis : « Il faut qu’une des deux Mademoiselles se prépare à nous suivre pour aller à la campagne. » Je m’écrie :

— Pour où ?

Un sous-officier m’interrompt :

— Silence ! C’est un ordre. »

Comme Yvonne X… proteste, de toutes ses forces, l’officier, qui est pressé, finit par dire :

— Ça m’est égal laquelle des deux. Il m’en faut une. Choisissez…

« Alors, les soldats, pour me punir d’avoir osé protester, me désignent immédiatement du doigt :

— Vous, vous !

L’officier fait un trait au crayon bleu en regard de mon nom :

— Vous pouvez prendre 30 kilos de bagages. Vous emporterez une cuillère, une fourchette, un verre et une couverture. Vous avez vingt minutes pour vous préparer. Les soldats vont vous attendre et, si vous n’êtes pas prête… (Il a un geste)… les soldats vous enlèveront[2]. »

Yvonne X… se hâte de faire sa toilette et de préparer son mince bagage. Les vingt minutes ne sont pas encore écoulées, déjà les soldats tapent de la crosse dans le vestibule et, du bas de l’escalier, hèlent à grosse voix :

— Mademoiselle ! Vite ! Vite ! Partir !…

Yvonne X... descend. Moment poignant. Nous sommes dans une famille profondément chrétienne :

« Maman me bénit, me dit :

— Sois forte, mon enfant. Tache de soutenir autour de toi.

Nous nous embrassons et nous séparons sans pleurer. »

La porte retombe. Yvonne X... suit un des soldats. Les rues sont désertes, leurs abords gardés militairement. A un tournant, dans la pénombre, une masse confuse apparaît : moutonnement grisâtre de casques, de capotes. Toute une compagnie du 64e attend, l’arme au pied : « Je dois traverser leurs rangs. Des quolibets se croisent sur mon passage :

Ach ! T’en as pigé une belle !

Mon guide m’introduit dans la cour d’une maison où, déjà, quelques femmes sont rassemblées... »

Dans la cour, l’attente se prolonge. Le froid et l’humidité qui précèdent le lever du soleil, s’abattent sur les épaules des captives. Elle frissonnent. « Un brave homme m’offre son panier comme siège... J’interroge la jeune fille qui se trouve à côté de moi. C’est une femme de chambre. Elle m’apprend que la plupart de celles qui m’entourent sont des domestiques enlevées de. la place de Tourcoing. »

Une heure passe. Un officier allemand descend le perron, monte à cheval, donne l’ordre du départ. « On nous range. Baïonnette au fusil, des soldats nous encadrent. Le signal est donné : Los ! Nous emboîtons le pas... »

Maintenant, le jour est tout à fait levé. Les prisonnières avancent avec peine, retardées dans leur marche par leurs bagages. Quelques soldats consentent à aider les plus faibles, les plus fatiguées : « Les gens du quartier nous regardent passer avec stupeur. Une vieille femme me serre la main, elle pleure. D’autres me crient de leur fenêtre :

— Bon courage, mademoiselle, bon courage !

On nous conduit à quelque cent mètres dans l’établissement d’un entrepreneur de constructions. Là, beaucoup de captifs : quelques hommes, nombre de femmes. Parmi celles-ci, Mlle de V... Elle a été prise avec sa domestique. Des groupes ne cessent d’arriver. Nous y retrouvons beaucoup de connaissances. C’est toute la population de notre paroisse qu’on enlève : des fillettes auxquelles nous avions fait faire leur première communion, des jeunes filles de la réunion dominicale, des domestiques, de petits commerçans... »

Tous sont calmes, « anxieux seulement. » Parfois, un incident déride les visages que l’angoisse contracte. Une grosse femme arrive. Elle a mis sa belle « rhabillure, » comme on dit dans le Nord. Elle est vêtue d’un costume d’un violet éclatant et, dans une toile à carreaux que noue une corde, elle emporte sept paires de sabots. Une autre est chargée d’une partie de sa batterie de cuisine : casseroles, moulin à café... Toutes sont jeunes ou dans la force de l’âge. Ordre a été donné de ne pas enlever de mineures. Plusieurs, pourtant, n’ont que dix-huit ans...

« Vers huit heures, on nous rassemble. On nous remet par rangs de quatre : hommes devant, femmes derrière. Les soldats nous comptent minutieusement. Mlle de V... sa domestique, la jeune femme de chambre et moi formons un rang, désireuses de ne pas nous séparer... »

Les prisonniers remontent la rue Colbert pour aller, place Catinat, prendre le tramway qui doit les mener à la gare. Les femmes avancent, le corps déjeté sous le poids de leur bagage. « Nos parens, nos amis sont là, qui font la haie, se pressent, cherchant, parmi nous, les visages connus... » Comment rendre la souffrance des hommes qui, d’un regard désespéré, fixaient les prisonnières, sans rien pouvoir pour les délivrer ? Impuissans, ils serraient les poings dans le vide, les lèvres contractées par la rage. Quelques-uns, les plus vieux, pleuraient. Le curé de la paroisse est venu. Debout dans sa soutane sombre, il bénit chaque groupe, les uns après les autres : Benedicat vos omnipotens Deus... Benedicat vos !

C’est dans les hangars de marchandises de la gare Saint-Sauveur qu’on entasse les déportés : toutes les issues en sont gardées.

« Dans le vaste hall, nous sommes au moins six cents. Je vais de groupe en groupe. La vaillance des victimes étonne les sentinelles :

— C’est drôle, elles ne sont pas tristes, ces mademoiselles !

Cependant certaines d’entre nous, dans l’espoir de se faire libérer, veulent voir le major ; mais quelque grave raison de santé qu’elles invoquent, le major leur répond : « L’air de la campagne vous fera du bien. » A celles qui allèguent leur incapacité pour les travaux des champs : « Ce n’est pas difficile, on vous apprendra. » Dans le hall surchauffé, l’attente devient horriblement pénible. Nous sommes arrivés à neuf heures ; on nous déclare que nous ne partirons pas avant cinq heures du soir. Pour où ? Sans doute pour les Ardennes. »

Assise dans un coin, sur une chaise, Yvonne X... réfléchit :

— Je n’ai rien d’une héroïne, m’a-t-elle dit. Je vous en prie, ne me hissez pas sur un piédestal. J’hésitais sur ce que je devais faire. Si mon désir le plus vif était d’être libérée, mon devoir, je le sentais, était de ne pas abandonner mes sœurs d’infortune. Par mes paroles, je pouvais en réconforter quelques-unes. Pourtant, je ne voulais pas me laisser déporter sans protester : cela aussi, je le devais à ma famille, à moi-même... A qui m’adresser ? Je le demande. On me répond :

— Au capitaine T...

Haut perché sur de longues jambes d’échassier, celui-ci est le type accompli du goujat. Rouge, gonflé de fureur, la cravache en main, il court de tous côtés, l’insulte à la bouche, rudoyant indifféremment civils, soldats et officiers. Il faut le prendre entre deux accès de colère.

J’attends, j’attends longtemps l’occasion favorable. Enfin, je me décide. Je m’approche du capitaine T... Je proteste contre mon enlèvement. Il prend ma carte d’identité, y jette les yeux, me la rend avec ces mots :

— Je ne puis rien pour vous...

Mon sort est fixé. Cependant les représentans de la municipalité, dont le dévouement est parfait, essaient encore une tentative auprès du capitaine. Ils supplient qu’on nous renvoie dans nos familles ; mais plusieurs prisonnières ont été relâchées ce matin. Il faut au capitaine un nombre déterminé de bras. Il secoue sa petite tête : il refuse. »

Cinq heures. On donne l’ordre du départ. Comptés et recomptés soigneusement par les soldats, les captifs défilent. Les hommes passent les premiers. Alors nous nous formons en un petit groupe : Mlle de V... sa bonne, la femme de chambre, que j’appellerai désormais Madeleine, et moi. Nous sommes désireuses de voyager ensemble, de nous aider mutuellement. L’un des membres de la municipalité, M. S... tente un dernier effort. Dans l’espoir que, faute de place, on nous laissera sur le quai, il nous fait passer les dernières ; mais le capitaine T... est là. Avec des airs obséquieux, il s’avance vers nous :

— Montez donc, mesdemoiselles, par ici...

Et comme toutes les voitures sont déjà pleines, on nous pousse, on nous case tant bien que mal dans un wagon sur lequel, à la craie, on a écrit : « Dix-huit femmes. »

C’est un wagon à bestiaux. On l’a muni de bancs dans le sens de la largeur ; point d’autre ouverture que la porte. La marche qui y donne accès est si haute que les femmes ne peuvent la gravir seules. Les soldats doivent les hisser l’une après l’autre. Nous sommes vingt-quatre prisonniers là dedans : vingt femmes, quatre hommes. Armés de fusil, trois factionnaires du 64e gardent l’entrée. Ils nous regardent curieusement, épiant nos impressions. L’un d’eux, qui comprend bien le français, écoute ce que nous disons et le répète à ses camarades.

Mais une sonnerie de fifres déchire l’air : le train s’ébranle... »

Jusqu’ici, les victimes ont montré un courage sans défaillance. Mais, à ce moment, beaucoup ne peuvent résister à l’émotion. Des fillettes sanglotent.

« Je me lève alors, raconte Yvonne X... Je propose de prier Dieu tous ensemble, de lui demander de nous protéger. Les sentinelles font silence. Nous récitons une dizaine de chapelet. »

Le courage renaît parmi ces malheureuses.

« Entre nous, nous faisons connaissance. La plupart de mes compagnes sont des domestiques, et je suis bien touchée de les entendre s’apitoyer sur leurs maitres que leur départ laisse dans l’embarras, plus encore que sur elles-mêmes. On s’enquiert des voisins : « Une telle a-t-elle été prise ?... Et une telle ?... » Les Allemands se mêlent à la conversation. Ils protestent qu’ils ont dû obéir, qu’il n’y a pas de leur faute dans notre enlèvement :

— Nous, pas pouvoir faire autrement !...

Et comme une fillette recommence à sangloter, l’un des soldats se penche sur le pauvre visage tuméfié par les larmes :

— Pas pleurer, mademoiselle ; encore plus triste Allemagne ! »

Le convoi chemine très lentement. A chaque arrêt, les soldats vont prendre les ordres. Apparemment, non plus que leurs prisonnières, ils ne savent où ils vont. La nuit tombe. Il fait froid. On ferme l’unique porte. Dans l’obscurité, une veilleuse rougeoie. Levées depuis quatre heures du matin, les captives n’en peuvent plus. Leur fatigue s’accroît de l’immobilité que, sur leurs bancs de bois, elles sont contraintes de garder. L’atmosphère s’alourdit. Trop de gens sont entassés là dedans. Les soldats fument.

« Quelques-unes de mes compagnes parviennent à s’endormir, à oublier ! Je les envie. Le sommeil me fuit. J’ai tout loisir pour penser... »

Yvonne X... n’est plus une enfant. Elle vient d’avoir trente ans. Elle se rend compte des dangers qu’elle peut courir. Des phrases échappées à certaines de ses compagnes ont achevé de l’éclairer :

— On dit que ce n’est pas seulement pour travailler qu’ils nous emmènent...

« Mourir, pense-t-elle, oui. Mais il y a pire que la mort ! »

Le convoi roule dans la nuit. Les roues des voitures grincent. La locomotive halète. De brusques secousses jettent les voyageuses les unes sur les autres... La longue, l’interminable nuit ! La face du soleil, enfin, émerge du brouillard. Les soldats s’étirent, ouvrent la porte. L’air léger du matin entre à flots, ranime les voyageurs. Où est-on ? A travers la brume, on distingue des hauteurs couvertes de sapins, quelques cimes se détachent : les Ardennes. Des clochers dressent leur flèche aiguë. Les fermes se multiplient, tapies au ras du sol. Dans les prairies, des vaches paissent.

« A cinq heures vingt, le train stoppe. Des officiers, venus de Vervins en automobile, s’entretiennent, sur le quai de la gare, avec l’adjudant de la Kommandantur et un civil qui fait fonction de. maire. L’adjudant est un gros garçon aux cheveux gras, couleur de filasse. Il a l’air bonasse sous ses lunettes rondes d’automobiliste. Il fait signe à un sous-officier qui procède à l’appel. On nous sépare. Les hommes sont dirigés vers une fabrique que les Allemands ont vidée de son matériel. Les femmes sont groupées sur la route. Nous attendons debout. Heureusement, il fait beau. Le soleil épand sa chaleur. Quelques femmes, des enfans, curieusement, viennent nous regarder à travers les haies. Nous les questionnons :

— Savez-vous ce qu’on va faire de nous, ici ?

Les femmes haussent les épaules :

— Hé ! vous ne resterez pas ici. Avec quoi vous nourrirait-on ? Il n’y a rien.

Nous attendons toujours. Mon Dieu ! que je suis fatiguée !

Un bruit, enfin, se répand. A l’extrémité de notre colonne, il y a une maison. On y passe une visite. Je vais aux informations : c’est d’une visite médicale qu’il s’agit. Les détails nous en parviennent par bribes, nous indignent : on passe, une par une, devant le major et complètement dévêtue !

Je m’adresse au maire :

— Monsieur, je vous en prie, n’y a-t-il pas moyen d’échapper à cette visite ?

Il a un geste d’impuissance :

— Les Allemands sont les maîtres, madame. Quelle que soit leur volonté, il nous faut la subir. »

Yvonne X... est révoltée. Pour la première fois, depuis son départ, elle pleure. Elle retourne trouver ses compagnes. Ensemble, elles interrogent une des prisonnières qui vient de passer la visite :

— « Ils » prétendent que c’est dans notre intérêt, parce que nous devrons coucher à deux, dans le même lit... que deux « personnes » ont déjà été reconnues suspectes...

Cependant, les protestations des victimes produisent leur effet. Le major est contraint de se montrer plus convenable : « Quand mon tour vient, vers midi, déclare Yvonne X... tout se passe correctement... »

Les heures tournent lentement. Le soleil brûle. Après avoir souffert du froid, pendant la nuit, les prisonnières souffrent de la chaleur : « Nous sommes horriblement sales ; nous faisons une toilette sommaire à la pompe de la gare ; puis, assises sur le bord de la route, nous déjeunons de nos restes... Les maires de douze localités dépendant de la Kommandantur ont été convoqués pour trois heures. Nous les voyons arriver avec des chariots destinés à transporter les bagages et celles d’entre nous qui sont le plus fatiguées. On nous questionne, on nous groupe, on nous répartit. Les captifs, qui ont été enlevés en même temps que leur femme ou leur sœur, peuvent réclamer celles-ci. Je fais une liste de nos six noms. Je prie qu’on nous laisse ensemble. Nous sommes, paraît-il, désignées pour un village des environs. Mais le maire consent à nous garder ici avec une vingtaine de captifs, parmi lesquels le fils d’un docteur en médecine de Lille et il s’enquiert d’un logement pour nous... Il voudrait nous loger chez Mme D... Mais celle-ci se récuse. Comme à l’annonce d’une catastrophe, elle lève les bras au ciel. Elle fixe sur les nouvelles arrivées des regards méfians. »

Des voisines accourent, font chorus, houspillent le maire, le rendent responsable de toutes les difficultés, de toutes les souffrances de l’occupation et, tandis que les invectives tombent dru sur l’infortuné qui n’en peut mais, les prisonnières attendent piteusement qu’on décide de leur sort. Ce n’est que peu à peu qu’elles comprennent les raisons de l’accueil qui leur est fait. Par un raffinement de méchanceté, les Allemands, en annonçant l’arrivée des captives, leur ont fait injure. Ils ont dit :

— Ce sont des femmes de mauvaise vie...

« Cependant, Mme D... a pitié de nous. Elle assure qu’elle ne nous laissera pas dehors pour la nuit. Elle nous introduit dans une maison où l’on avait déposé un matériel d’ambulance... »

La maison, inoccupée depuis le mois d’août 1914, est peu engageante. Le voisinage l’est moins encore. Le jardin est commun à trois maisons dont l’une, occupée par des filles, est ouverte toutes les nuits aux soldats :

« On nous aide à monter des lits puis, aimablement, Mme D... nous offre de souper chez elle ; mais nous sommes encore sous l’impression de la réception que nous avons eue. Nous n’acceptons qu’un bol de lait chaud qui nous parait délicieux. C’est le premier que nous buvons depuis l’occupation !... Enfin, livrées à nous-mêmes, nous inspectons les lieux, nous vérifions les verrous, les serrures, puis, harassées de fatigue, brisées d’émotion, nous nous étendons sur les lits, roulées dans nos couvertures. La nuit est paisible ; mais lorsque, le matin, je vais prévenir mes compagnes qu’il est temps de se lever pour aller à B... entendre la messe, je vois, à leur mine défaite, qu’elles ont plus pleuré que dormi. »


Le hameau, où les détenues viennent d’échouer, s’appelle : « Mon Idée, » — quelle ironie ! — Formé de petites maisons blanches et proprettes, voisin de la gare, il est distant du village de B... de deux kilomètres, environ. « Nous les parcourons en compagnie de Mme D. et de sa fille. Chemin faisant, Mme D... nous expose ses projets. Elle ne peut nous recevoir chez elle, faute de place, mais elle ne veut pas nous laisser aussi mal installées. Elle va aller à la Kommandantur. Elle y est fort connue, car elle a rendu des services à l’ambulance... »

De fait, l’adjudant lui répond de s’arranger comme elle l’entend et Mme D... ayant demandé :

— A quoi allez-vous occuper ces jeunes filles ?

L’adjudant réplique :

— Hé ! qu’elles fassent ce qu’elles veulent ! Le commandant est absent. Jusqu’à son retour, je n’ai pas besoin d’elles.

Les gens du village suffisent amplement, en effet, aux travaux qui consistent à piquer des choux sous des châssis aménagés avec les bois et les vitres enlevés à une usine du pays. C’est donc bien la preuve que, dans les déportations de jeunes filles, les Allemands n’ont pas agi par nécessité. Ils ont cherché à infliger une nouvelle souffrance à la population civile ; ils ont espéré fomenter une révolte qu’on aurait réprimée brutalement. Les Lillois ont retenu ce propos, recueilli de la bouche d’officiers :

— Mais enfin, que faut-il faire, pour les pousser à bout ?...

« Après le petit déjeuner chez Mme D... reprend Yvonne X... nous sommes avisées de nous préparer à accompagner l’adjoint au village, pour régler la question de notre ravitaillement. Deux d’entre nous suffisent. Mes amies me demandent de les représenter et, une fois pour toutes, de prendre l’initiative des décisions les concernant ; ce qui fait que, dans la suite, les Allemands m’ont baptisée : Mlle Chef !... Je pars avec Madeleine. En route, en causant avec l’adjoint, je comprends que personne dans le village ne soit enchanté de notre arrivée. On n’a aucun besoin de nous et nous sommes des « rogne-part ! »

— Hélas ! gémit l’adjoint, nous avions déjà tant de mal à nous tirer d’affaire ! Un embarras fou, Mademoiselle, cette émigration qui nous arrive ! une charge énorme pour la commune !... »

Les Allemands ont promis leur concours pour le ravitaillement, si c’était nécessaire ; mais, promesses d’Allemands...

Gratifiée d’un peu de pain et de quelques denrées américaines, riz, haricots, café, céréaline, plus quelques grammes de sucre, Yvonne X... se voit en outre attribuer, — ^aubaine incroyable, — un morceau de porc frais ! Rentrées à « Mon Idée, » les exilées s’occupent à s’installer dans leur nouveau logis. C’est une humble maisonnette qui a souffert de la fusillade : toutes les vitres sont brisées. On a fermé les fenêtres avec des toiles de sacs. La cuisine, où on accède directement, est humide : ses murs sont couverts de plaques de moisissures. Elle donne dans une étroite salle à manger. Au premier étage, deux petites chambres. Toutes les pièces sont carrelées ; pas un meuble : rien d’autre qu’un petit poêle en fonte et le reste d’une maigre provision de bois. A la fin de la journée, les prisonnières se trouvent à la tête de deux lits, de deux paires de draps, d’une table, d’un buffet et de six chaises ! J’allais oublier quelques casseroles, un bol et une assiette par convive...

C’est une chose merveilleuse de constater, une fois de plus, avec quelle promptitude les Françaises s’adaptent aux pires conditions d’existence. « Nous voilà à notre ménage, écrit Yvonne X... Le soir, nous prenons notre premier repas « chez nous. » Nous sommes heureuses de ne pas être séparées ; nous avons un peu l’illusion, ainsi entre nous, d’être en famille. Depuis qu’ils ont compris que nous n’étions pas des « indésirables, » nos voisins sont devenus obligeans. Le nombre de nos lits étant insuffisant, il est convenu que Jeanne et Juliette iront passer la nuit chez Mme D... une charmante petite vieille, discrète, qui nous rend de bons offices... A notre gauche habite une « fraudeuse [3]. » Elle boit à ses heures, mais c’est une brave femme. » Et la vie s’organise.

Yvonne X... se loue de la sollicitude que le curé de B... témoigne pour les déportées. « L’autre jour, il nous a retenues à déjeuner, au presbytère. Il a fallu lui conter notre histoire. Quand nous lui avons dit notre espoir d’être rapatriées prochainement en France libre ou renvoyées à Lille, il a secoué la tête :

— Oh ! les gens du Nord ! Les gens du Nord !... Mais, mes pauvres enfans, vous êtes ici pour jusqu’à la fin de la guerre !...

Pauvre M. le curé ! Il en a vu de dures ! Traîné pendant des heures derrière les voitures des envahisseurs jusqu’à ce qu’il tombe ; deux fois, par manière de plaisanterie on a fait le simulacre de le fusiller... Malgré ses prédictions pessimistes, il n’arrive pas à nous assombrir et, chargées de livres qu’il nous prête, nous redescendons à « Mon Idée. » De nouveaux déportés viennent d’arriver de Lille. Ils nous disent que les enlèvemens y continuent, quartier par quartier... »

Sans égards pour l’état de celles qui ont été désignées, les soldats allemands se comportent d’une manière révoltante. Une jeune femme d’une trentaine d’années est au plus mal : les soldats la tirent de son lit, la portent au tramway : qu’est-il advenu de la mourante ? Dans la ville, la terreur plane. On cite des parens qui ont perdu la raison depuis qu’on leur a enlevé leur fille. On parle d’une domestique que la crainte d’être prise a subitement rendue folle. Ses maîtres l’ont rattrapée, fuyant, les yeux hagards, rue du Molinel, en chemise de nuit, les pieds nus... On raconte qu’un convoi est parti pour l’exil comme on va au feu, bravement, en chantant la Marseillaise : bien que le chant soit séditieux en région envahie, les Allemands n’ont pas osé faire taire les chanteuses... On ajoute quelques traits comiques qui ont ponctué l’horreur du drame. A la gare, un camelot criait :

— Achetez la grande victoire de Lille ! Quinze cents prisonniers sans perdre un seul homme !...


Voici le tableau que trace Yvonne X... de la vie à « Mon-Idée » : « Chaque matin, nous allons à la messe, puis nous nous mettons au ménage, ce qui nous prend beaucoup de temps. Il faut dire que nous avons mille difficultés à faire du feu. Nous n’avons que du bois vert. Il nous faut apprendre à le scier, à le fendre à la hache, il faut le sécher. C’est un travail si dur que, toutes les fois que nous le pouvons, nous allons ramasser les déchets des piquets pour tranchées qu’on confectionne à la gare... Le petit poêle, en outre, tire très mal. Une de nous doit surveiller le feu, tandis qu’une autre cuisine. Il nous faut beaucoup d’ingéniosité pour préparer nos repas, il en faut davantage pour varier les menus. Nos provisions sont si restreintes ! C’est tout juste si, en battant les environs, nous arrivons à trouver quelques légumes.

« L’après-midi se passe en grands travaux. Puisque, tous nous l’assurent ici, nous devons rester à « Mon-Idée » jusqu’à la fin de la guerre, il faut aviser à nous procurer le nécessaire par notre travail. »

Mme D... met un terrain à la disposition des jeunes filles. Elles y travaillent avec ardeur, bêchant, nivelant, ratissant, plantant des pommes de terre, semant des haricots. Ces heures laborieuses sont les meilleures pour les captives. C’est le soir, quand elles sont retirées dans leur maisonnette, que les idées mélancoliques, comme un vol d’oiseaux funèbres, s’abattent sur elles. Quand vient l’heure de se séparer pour la nuit, pas une qui ne se sente le cœur étreint de mille souvenirs douloureux ! C’est l’instant où, dans les familles du Nord demeurées croyantes, la mère, avant de donner à ses enfans le baiser du soir, leur trace, sur le front, une croix légère. Yvonne X... étant l’aînée, « c’est moi, dit-elle, qui remplace les mamans, et qui, le soir, sur le front de mes amies, fais la « petite croix... » Puis, nous montons. Auparavant, j’ai fermé soigneusement notre porte à clé. Précaution inutile, puisque les fenêtres ne ferment qu’avec des toiles. Nous sommes comme dans un moulin. Les cloisons du grenier ne vont pas jusqu’au faîte dans ces constructions de village. L’escalade est facile... »

Aussi que d’angoisses, que de terreurs ! Le moindre bruit suspect fait se dresser les jeunes filles, dans leur lit, l’oreille tendue. Quand nous parvenions à nous endormir, c’était d’un mauvais sommeil... » Souvent, dans la nuit, l’une des dormeuses poussait un cri de terreur. Ses compagnes se levaient, couraient pour lui porter secours. La dormeuse s’éveillait d’un cauchemar, le regard empli d’épouvante...

« Pour expliquer notre état de surexcitation, il faut aussi dire que les Allemands, afin que nul n’en ignore, avaient fixé, à notre porte, une grande pancarte sur laquelle étaient écrits, en grosses lettres, ces mots : « Six femmes. » Ainsi, chaque passant pouvait profiter du renseignement. A maintes reprises, dans la journée, des soldats entraient curieusement pour nous dévisager. Un matin, c’est un « diable vert, » comme on appelle les gendarmes dans le pays occupé. Il pousse son cheval jusqu’à la porte, fiche ses yeux sur nous, et, pour donner un prétexte à sa visite, demande :

— Pourquoi n’avez-vous pas de vitres à vos fenêtres ?

Une autre fois, devançant mes compagnes, j’étais rentrée pour préparer le repas. Il faisait très chaud. J’avais eu l’imprudence de laisser la porte ouverte. Une voix me fait me retourner. Un soldat est sur le seuil ; il essaye d’entrer en conversation :

— Est-ce moi qui fais la cuisine ?... Est-ce que nous ne travaillons pas encore ?...

Il a une façon insistante de me dévisager. Je commence à ne pas être rassurée. Pour comble de malchance, un nuage crève, une averse s’abat :

— Entrer, mademoiselle ! déclare l’Allemand.

Il entre en effet, et, derrière lui, un de ses camarades que je n’avais pas aperçu. Ils s’installent de chaque côté de la porte... Ils ont un drôle d’air. J’ai si peur que je ne trouve aucun moyen de m’échapper. Par bonheur, arrive la fille de Mme D... Les deux Boche ? interdits s’en vont. Je suis délivrée. »

Ce n’est pas impunément que l’on subit de telles épreuves, ce n’est pas impunément, quand on n’est qu’une femme, que l’on se sent guettée, traquée chaque jour, à chaque minute. Longtemps après sa libération, Yvonne X... devait conserver une expression farouche, l’attitude d’un être sur le qui-vive, prêt pour la défense. On ne pouvait, devant elle, faire allusion à son temps d’esclavage, sans la voir trembler et pâlir, tout son sang reflué soudain vers le cœur.


« Les choses en étaient là, quand, un mardi, le bruit se répand, dans le village, que le commandant est revenu ! »

Au ton dont cette nouvelle est annoncée, les prisonnières peuvent juger de son importance. D’après les renseignemens qu’elles ont recueillis depuis leur arrivée, elles essayent de se faire une idée du caractère du commandant : « Il se montre, dit-on, moins rapace que les gouverneurs de nos villes du Nord. Les paysans ont conservé leurs vaches, leurs volailles, à la condition de fournir un certain nombre de litres de lait, pour la fabrication des fromages envoyés au front ; ils doivent remettre un nombre déterminé d’œufs... Au surplus, les avis sont partagés. D’après les uns, il aurait un peu de sang français dans les veines. Il aurait longtemps habité la France. Il voudrait que les civils souffrent le moins possible de l’occupation... Les autres, sceptiques, concluent : C’est un Allemand comme tous les Allemands.

Le lendemain, nous sommes convoquées pour un nouvel appel à deux heures. Sans doute, le commandant veut nous passer en revue... Cette fois, nous sommes beaucoup plus nombreux. De nouveaux déportés ont doublé notre effectif. »

Dès une heure, les prisonniers se rendent à B... Le temps est orageux ; le soleil brûle ; vainement, sur la route, cherche-t-on un peu d’ombre. La marche est tout à fait pénible. Une femme enceinte de plusieurs mois avance lentement. De ce douloureux défilé s’exhale une morne tristesse.

« Quand nous arrivons à B... les émigrés (c’est ainsi qu’on nous appelle dans le pays), qui logent à B... sont déjà sous le préau de la mairie. Les sous-officiers, plus pointilleux que d’habitude, montrent une grande activité. Ils courent, s’agitent, commandent :

— Les hommes d’un côté, les femmes d’un autre... Rangez-vous !...

Nous examinons nos nouvelles compagnes. »

Impression pénible. La rafle, cette fois, a surtout porté sur des filles publiques. Toutes les autres épreuves, Yvonne X... et ses amies les supportent d’un cœur ferme. Mais cette promiscuité les révolte :

« Ces malheureuses n’ont même pas la décence de se tenir convenablement. Elles rient très haut ; elles provoquent les soldats dans un langage grossier. L’une surtout, une étrangère qui par le flamand, est odieuse. »

Heureusement, un auto stoppe devant la Kommandantur. Le commandant parait, sanglé dans son uniforme couleur de cendre. La taille haute, la marche très alerte, la tête grisonnante, le visage affable, pas militaire du tout, on devine, en lui, l’homme du monde, le banquier qu’il était « dans le civil. » Il va, vient, tend la main à l’un, à l’autre, s’entretient avec le major : un homme de taille moyenne, celui-ci, maigre ou plutôt efflanqué, avec une tête petite, blonde, un teint blafard, des oreilles sans ourlet et comme grignotées par un mal mystérieux :

« Les sous-officiers procèdent à l’appel. Après quoi, l’un d’eux, Wecks, tout gonflé de son importance, roule vers nous des yeux sévères et nous harangue comme suit :

— Mesdames, Monsieurs, maintenint, il faut parler du travail. Si vous travaillez de bonne volontié, vous serez contints. Si vous ne travaillez pas de bonne volontié, on vous mettra en colonnes et vous travaillerez tout de même.

Ayant dit, Wecks se tourne vers le commandant, qui approuve d’un signe de tête et parcourt nos rangs du regard. »

Son attention est retenue par Yvonne X... et son amie Mlle de V... qui dépassent leurs camarades de toute la tête. Il va vers elles, les salue, les toise de bas en haut et, avec un profond étonnement :

— Mesdames ! mais vous ne m’avez pas du tout l’air d’être faites pour les travaux des champs...

Puis, brusquement, coupant court à son embarras :

— Après tout, vous vous arrangerez avec le jardinier !

Il vire sur ses talons. Le jardinier s’approche. C’est un petit soldat rabougri ; les poils de sa barbiche sont durs, raides comme brins de chiendent. Plus d’incisives, ni de canines. Un coup de feu les lui a fait sauter. Il a couru sous le soleil pour être exact. Il ruisselle de sueur. Son uniforme est sale et gras. Répugnant d’aspect, il porte sur lui une odeur forte et aigre : l’odeur boche !

Brusquement, je me mets devant Valentine (la domestique de Simone de V...) Cette grosse fille, pour l’instant, est des plus compromettantes. Elle semble avoir été mise au monde exprès pour travailler la terre. Ses joues rebondies sont rouges comme des tomates, ses manches courtes découvrent deux bras solides. J’affronte l’homme. Il ne sait que quelques mots de français.

— Combien êtes-vous ensemble ?

— Six ; mais nous travaillons déjà. Nous travaillons pour Mme D...

— Mme D... connais pas ! Pas sur mon carnet...

Il cherche dans des papiers et n’y trouve pas le nom de Mme D... le jardin de celle-ci n’ayant pas été réquisitionné. J’insiste :

— Nous travaillons chez elle. Nous avons déjà planté des pommes de terre.

Nix, nix, nix ! Travailler avec moi.

Il me montre son carnet : sur une page est inscrit : « Salat, planzen. » Il me fait écrire nos noms. Puis, laborieusement, il explique :

— Vous (il me désigne de son crayon). Et vous... (il désigne Simone de V...) rester à la maison, pour fabricationen… De la main, il fait le geste de tourner un moulin à café, ce qui, apparemment, signifie : les soins du ménage... Les autres, demain, ici, à huit heures, heure allemande.

Il procède de même avec les groupes suivans. »

Parmi les captives, deux jeunes femmes sont lourdes d’une maternité proche de son terme. Sans égard pour leur état, le jardinier veut les enrégimenter parmi les travailleuses. Ce n’est que devant la réprobation générale : « Mais, vous ne voyez donc pas... » qu’il consent à céder...


Nous arrivons, maintenant, à l’un des passages les plus pénibles de ce récit douloureux. Encore, ce qui suit peut-il s’écrire. Parmi les victimes des déportations, combien, en effet, par pudeur, n’oseront jamais avouer, jamais publier ce qu’elles ont souffert ! Au sujet de ces rapts de jeunes filles, répétons-nous-le, nous ne connaîtrons qu’une partie de la vérité, la moindre.

Tandis que les prisonniers sont autorisés à s’éloigner, les prisonnières sont dirigées vers une maison inhabitée depuis la guerre. C’est celle du notaire. Les Allemands l’ont en partie vidée de son mobilier. Le rez-de-chaussée a été transformé en corps de garde : « La salle où l’on nous introduit est au premier étage. Un bahut, une table y sont demeurés. Un soulier d’enfant, des bibelots couverts de poussière prouvent que la maison a été abandonnée en hâte. »

La salle est toute petite : ni stores, ni rideaux aux fenêtres ; le grand soleil darde : une atmosphère suffocante. Entassées dans cet étroit espace, les prisonnières se demandent :

« Que nous veut-on encore ? »

« Un sous-officier s’assure que toutes les victimes sont présentes. Il ferme la porte, s’assied sur la table, jambes allongées, buste penché en avant :

— Mesdames, vous allez passer une visite. Je sais bien que ce ne sera pas amusant ; mais vous avez déjà quelquefois vu le docteur. Celles qui feront des difficultés seront mises au poste et elles passeront la visite tout de même... Vous passerez, une à la fois. Le major vous attend dans la chambre à côté.

Ces paroles tombent dans un lourd silence, un silence de mort. Nous pensons à la chose infâme qu’il va nous falloir subir dans quelques minutes et que nous ne pouvons empêcher. Puis, nous donnons libre cours à notre indignation...

L’Allemand de garde ; goguenard, propose à celles d’entre nous qui protestent le plus vivement de les conduire tout de suite au poste :

— Avec les rats, mesdemoiselles, avec les rats...

Puis, rudement, il nous fait taire. Cependant, mes amies et moi laissons passer les autres comme si un miracle pouvait nous sauver. Mais toutes les précautions sont prises. L’escalier est gardé ; les cartes sont contrôlées ; impossible de s’échapper. Mon tour vient. J’entre dans la chambre maudite. Le major s’essuie les mains. D’un coup d’œil, je vois la chambre nue, la table dressée, les oreillers, deux chaises pour soutenir les pieds ; à côté une cuvette et les instrumens nickelés qui brillent.

Le major se tient debout, près de la table. De toute la clique allemande, il est le seul à ne jamais saluer. Il est avare de ses paroles. Est-ce honte de la besogne qu’on lui fait faire ? Il me fait signe de m’étendre. Je proteste :

— J’ai déjà passé une visite.

— Ce n’est pas de celle-là qu’il s’agit.

— De quoi alors ?

Gêné, cherchant ses mots comme s’il ne savait pas le français :

-— Je vois que vous ne comprenez pas.

J’ai la gorge serrée comme dans un étau ; ma voix s’étrangle. Je dois avoir l’air comme fou. Le major marche de long en large :

— Allons, mademoiselle...

Je le regarde fixement. Je ne veux pas prier, supplier ; c’est une attitude que je n’ai jamais eue vis-à-vis d’un Allemand. Je n’oppose qu’une dignité énergique. Mais c’est cela sans doute qui pouvait le mieux lui en imposer. Il cherche un biais :

— Peut-être êtes-vous souffrante, aujourd’hui. Vous passerez une autre fois... »

Les victimes se retrouvent sur la place, frémissantes de colère, pâles de honte. Elles n’osent se regarder, elles n’osent s’interroger. Lentement, par des sentiers détournés, pour ne rencontrer personne, elles regagnent leur maison :

« Mais, à « Mon Idée, » on nous guettait depuis longtemps : Avons-nous vu le commandant ?... Devons-nous travailler ? Que s’est-il donc passé ?... Pourquoi ces visages décomposés ? »

A grand’peine, les malheureuses se débarrassent des importunes. Elles rentrent chez elles, ferment la porte. A leur accablement, succède l’exaltation :

— Les misérables... Avoir osé !...

Dans un coin, trois des compagnes d’Yvonne X...qui ont dû subir la visite, pleurent éperdument :

— Ils nous ont reconnues bonnes à tout !...

Trop de récits, depuis l’invasion, ont été faits devant ces jeunes filles pour qu’elles ignorent le sens de ces mots. Elles connaissent, entre autres, des faits que nous ignorons en France, mais qui sont publics en région envahie. Quand une femme a été possédée par un Allemand, si un enfant naît, le fils est envoyé en Allemagne, graine de soldat ; la fille est laissée à la mère.


« Le lendemain, à quatre heures et demie, la sonnerie du réveil me tire de mon sommeil. Je me lève. J’ouvre toute grande la fenêtre. Le temps s’annonce superbe. Je vais réveiller mes compagnes qui protestent : « Sûrement le réveil a sonné trop tôt. »

— Mais non, vous savez bien que l’heure allemande avance d’une heure sur la nôtre ; puis, c’est l’heure d’été maintenant et, si nous voulons communier, ce matin, il est grand temps de se lever.

Simone de V... allume le feu, fait bouillir le lait, le verse dans une bouteille qu’on enveloppe pour le garder chaud. Avec des tartines, il constituera le repas des travailleuses. Jeanne s’est blessée au pied l’avant-veille, en déplaçant un cuvier. Elle veut cependant se rendre au travail. Nous nous y opposons et, pourque les Allemands ne nous cherchent pas d’ennuis, Simone de V... dit simplement :

— J’irai à sa place.

Pour Yvonne X... sa matinée a un autre emploi. Poursuivant son dessein d’obtenir le rapatriement de ses compagnes et le sien, elle veut voir le commandant :

« Je fais un brin de toilette, c’est-à-dire que je brosse plus soigneusement mon « tailleur » et mon chapeau. J’enfile mes gants dont l’un est troué au pouce. » Dans le village, en effet, on ne trouve plus ni fil, ni aiguilles. Dans les magasins, tout a été réquisitionné dès le début de l’occupation, et ce n’est pas l’un des moindres soucis des prisonnières de voir leur garde-robe s’user sans pouvoir ni la raccommoder, ni la remplacer : « Nos chaussures surtout s’abîment à vue d’œil : les chemins sont rocailleux et nous les arpentons sans cesse. Chaque matin, nous constatons que les trous de nos bottines s’agrandissent... Dans la hâte du départ, nous n’avons pris que du linge. »

La petite troupe de prisonnières se met en branle pour B... Elles se quittent sur la place, mutuellement se souhaitent bonne chance :

« La porte de la Kommandantur est grande ouverte. Le cœur me bat, mais je suis résolue. Sans me soucier de la sentinelle qui ne pense pas d’ailleurs à m’arrêter, j’entre et me trouve dans une maison bourgeoise : petit vestibule, une pièce à droite, une pièce à gauche, toutes deux transformées en bureaux. Les fenêtres, grandes ouvertes sur la place, m’ont permis de voir qu’il y a quelqu’un dans celui de gauche. C’est un gros homme d’âge moyen, l’air doux. Il vient vers moi, me demande ce que je désire !

— Je voudrais voir le commandant.

— Il n’est pas ici.

— On le trouve tous les matins, m’a-t-on dit.

— Oui ; mais pas avant neuf heures.

— Il est neuf heures moins le quart. J’attendrai.

Survient un blanc-bec de secrétaire que j’ai déjà vu. Il a participé à l’appel, hier, sous le préau. Nous l’avons surnommé « Polo, » à cause de sa coiffure. »

Insolent, autoritaire, il parle aux captives ainsi qu’à des condamnées. Si on se permet de lui opposer la moindre objection, il explose comme un canon de 420. En allemand, il s’informe de ce que Yvonne X... vient faire :

— Elle veut parler au commandant.

— C’est pour une réclamation. Il faut la renvoyer.

Puis, tourné vers Yvonne X... en français, d’un ton hargneux, jetant chaque mot comme une injure :

— Qu’est-ce que vous lui voulez, au commandant ? Il n’y a pas de réclamations à faire.

Très calme, Yvonne X... répète :

— Je veux voir le commandant.

— Il n’est pas ici.

— J’attendrai…

— Il ne viendra pas.

— J’attendrai tout de même.

« Devant mon insistance, le gros s’interpose :

— Madame peut attendre ici…

Et il indique le bureau en face. J’y entre. Le gros m’apporte une chaise. « Polo » me suit, s’assied, nerveux. Il fronce le sourcil et, brusquement :

— Qu’est-ce que vous avez à lui dire, au commandant ?

— Je veux lui parler de ma situation, ici.

— Il n’y a rien à changer à votre situation, ici. D’ailleurs, le commandant ne viendra pas.

— Je vous demande pardon. Le voici qui arrive.

Le commandant, en effet, entre accompagné de Wecks. Il monte l’escalier sans tergiverser, je le suis. Il se retourne sur le palier, ouvre une porte, me fait entrer. Debout, il m’interroge du regard. J’expose que nous sommes ici, plusieurs jeunes filles qui ont été enlevées sans raison. Nos familles ont toujours subvenu à nos besoins. Nous ne sommes pas de la catégorie des chômeuses qu’on a prétendu enlever. Il m’écoute, un peu penché en avant :

— Je sais qu’on a fait… comment appelez-vous cela ?… des erreurs…

Il parle un français très pur, en affectant de chercher ses mots. Il s’informe de quelques détails, demande où nous sommes installées et conclut d’un ton dégagé :

— Enfin, vous n’êtes pas si malheureuses que cela !

Je me rappelle ce que j’ai souffert depuis mon enlèvement, hier surtout :

— Vous conviendrez, monsieur le commandant, que des journées comme celle d’hier…

Cette fois, il m’interrompt brutalement :

— Que voulez-vous ? C’est la guerre…

— C’est la guerre, je le sais ! Mon frère a été tué, monsieur le commandant…

Des larmes me montent aux yeux. Indifférent, il me salue, sourit :

— Je verrai ce que je pourrai faire…

Formule banale, manière polie de se débarrasser de moi… »

Malgré sa déception, Yvonne X… fait diligence pour rentrer au logis, préparer le repas des travailleuses, ses compagnes. Tandis qu’elle s’affaire devant le poêle, une de leurs voisines, la vieille petite Mlle B... vient, à pas de loup, lui chuchoter à l’oreille :

— Le commandant est à « Mon Idée. » Il vient d’entrer chez Mme D... On va parler de vous...

Quelques minutes se sont à peine écoulées que Mme D... arrive en courant, l’air radieux :

— Où est Simone de V... ? Le commandant veut la voir.

— Elle est aux choux, vous le savez bien. Je vous l’enverrai quand elle rentrera...

« Midi sonne. Je vais au-devant de mes amies : je les aperçois sur la route où elles s’échelonnent, lassées. Sur leur tête, pour se protéger du soleil, elles ont mis de petits fichus. En me voyant, elles pressent le pas :

— Simone, le commandant est chez Mme D... Il veut vous voir.

— J’en suis bien fâchée. Je n’irai pas.

J’insiste. Elle s’obstine. Les autres m’expliquent :

— Elle est très mécontente parce qu’ « Il » est venu aux choux. Il a voulu nous photographier. Nous leur avons tourné le dos. Alors, avec un air de se moquer de nous, il a dit :

— Comme elles travaillent bien ! Que pourrait-on faire, vraiment, pour soulager ces pauvres petites ? »

Cependant, tandis que Simone de V... cède et se rend chez Mme D... ses compagnes pressées par la faim commencent de déjeuner. Toutes courbatues, elles se plaignent de douleurs dans le dos, dans les reins. Le grand soleil a ajouté à leur fatigue. Elles mangent d’abord en silence, mais, bientôt, entre deux bouchées, elles racontent l’emploi de leur temps :

— Nous avons travaillé sans arrêt, sauf une demi-heure, pour déjeuner. Il y avait un soldat pour nous apprendre. Il nous expliquait :

— Si petit chou pas assez enfoncé, nix bonne ; si pleuvoir, petit chou promenade... Si trop enfoncé, petit chou étouffer...

« Et, pour mieux nous faire comprendre, il gonflait ses grosses joues, il mimait l’asphyxié... »

Le repas n’était pas terminé que Simone de V... rentre accompagnée de Mme D. Elles apportent ce qu’en pareille détresse on appelle de bonnes nouvelles :

« D’abord, nous annonce Mme D… vous pouvez écrire pour rassurer vos mères. Le commandant m’a promis d’envoyer la lettre. Il vous fera parvenir la réponse. Quant à la visite du major, Yvonne, vous pouvez être tranquille, ainsi que vos amies qui ne l’ont pas passée. Le commandant a dit qu’il parlerait au major, qu’on vous en exempterait. Il a ajouté qu’il était très étonné de la façon dont s’était conduit le major qui est, a-t-il dit, « un jeune homme très bien élevé… » Et puis, cet après-midi, vous ne travaillerez pas. J’ai fait remarquer au commandant qu’à ce jeu, dans huit jours, vous n’auriez plus de chaussures. Il est convenu que vous ne travaillerez que le matin,. »

L’après-midi se passe à composer la lettre collective. Yvonne X… l’écrit, va la porter à Mme D… la lui lit. Il est entendu que les jeunes filles iront la remettre elles-mêmes, le lendemain, à la Kommandantur.

Mais, le lendemain, le commandant est absent et le surlendemain, de même. Les captives se désolent de ces retards.

Enfin, l’après-midi du troisième jour, le commandant vient à « Mon Idée, » s’arrête chez Mme D… Lui aussi, il feint de tourner les choses en plaisanterie. Ce que souffrent ces malheureuses ravalées au rang de serves, il ne veut pas le comprendre. Il s’adresse à Yvonne X… en riant :

— Alors, vous voulez toujours retourner à Lille ?

Yvonne X… le remercie de l’avoir autorisée à écrire et tend sa lettre. Le commandant la prend, la met dans sa poche. Au moment de se retirer, Yvonne X… dit un mot aimable à Mme D… la remerciant de lui être « maternelle ; » le commandant approuve et s’écrie :

Mme D… vous sert de mère, et moi je veux être votre « Père !… »

« L’inconscience de nos ennemis est, pour nous, vraiment inconcevable. »


Le dur travail des champs, l’éloignement du foyer, la privation de leur liberté ne sont pas les seules épreuves infligées aux déportées. Les vivres se font rares : « Nous avons mis en commun nos porte-monnaie, mais notre capital est bien petit. Je suis la seule à avoir emporté quelques pièces d’or. Encore n’ai-je pas plus de deux cents francs. Si notre captivité continue, comme on nous le dit, jusqu’à la fin de la guerre, il faut ménager nos ressources le plus possible. D’ailleurs, bien des choses manquent ici. A table, Madeleine a beau couper le pain parcimonieusement, il arrive un jour où nous n’en avons plus... »

Heureusement, une recette circule dans le pays. Avec du blé grossièrement moulu et du lait, on peut faire des gaufres. Une voisine prête un gaufrier ; une autre, dans le fond d’un panier, bien caché, apporte un peu de blé. Les jeunes filles commencent de le moudre. Attention à ne pas se laisser pincer ! L’une d’elles fait le guet sur le pas de la porte. Bien lui en prend. Voilà le jardinier ! Moulin à café, blé, gaufrier, comme par enchantement, disparaissent dans le buffet.

L’homme entre, ne s’aperçoit de rien -

— Mademoiselle « Chef, » pourquoi vos amies pas être venues travailler ce matin ?

— Le commandant leur a donné congé.

— Demain alors.

— Oui, s’il ne pleut pas ; parce que, s’il pleut, petits choux promenade.

L’homme s’en va. Les affamées procèdent à la confection de leurs gaufres, les font cuire... Elles leur paraissent exquises !

Le lendemain, il pleut. Quelle chance ! Pas de choux ! Mais le buffet est vide. Yvonne X... et Simone de V... décident d’aller dans les fermes voisines. Peut-être voudra-t-on bien leur vendre quelques œufs :

« La première maison où nous entrons est habitée par un vieux bonhomme tout cassé. Il se retourne, l’air méfiant.

— Vous n’avez pas d’œufs à vendre ?

Il fait « non » de la tête.

Rien, avec toutes ces poules !

— Vous ne savez donc pas qu’on doit donner les œufs à la Kommandantur ! Est-ce que vous vous imaginez que j’ai envie de payer des amendes pour vous faire plaisir ?... »

Et, pour se débarrasser des quémandeuses, le vieux les interpelle rudement :

— Pourquoi vous promenez-vous au lieu de travailler ? Allez, allez, vous ferez bientôt les foins !...

Nous filons sans demander notre reste, mais, partout, c’est la même chanson :

« On n’a pas d’œufs... Allez voir ailleurs... Allez donc à Foulzy... vous en trouverez là... La patrouille vient de passer. Point de danger que vous la rencontriez... »

Les bonnes pourvoyeuses suivent le conseil. Foulzy est loin et la pluie redouble. N’importe, elles continuent de marcher. Voici Foulzy. « Qui donc nous a répété que, depuis l’occupation, les villages français sont tenus selon les règles de l’hygiène, de la propreté ? Foulzy fait exception. Des tas de fumier sont amoncelés tout le long de la rue. Le purin coule... Nous sautons de pierre en pierre pour ne pas laisser nos souliers dans la boue. Nous frappons à une porte, à une autre... pas de réponse. Le village paraît désert. Enfin, nous apercevons une femme sur le seuil de sa maison :

— Des œufs ! Ah ! bien, vous tombez mal ! Tous ont été portés à la Kommandantur ce matin.

Nous sommes navrées. Nos compagnes nous attendent et nous allons rentrer bredouille ! Un mioche nous regarde, qui mord dans son pain :

— Petit, ta mère est là ?

— Non.

— Elle a des œufs ?

— Non.

— Tu ne sais pas où j’en trouverai ?

— A la petite porte brune, là-bas.

Je frappe à la porte. J’entre. En haut d’un escalier, une espèce d’échelle, paraît une vieille, débraillée, ni peignée, ni débarbouillée. Je répète ma question.

— Combien vous en faudrait-il ?

— Tout ce que vous pourrez me donner.

La vieille descend, ouvre un buffet, en sort une corbeille : et je compte avec elle jusqu’à vingt-huit !

— Qu’est-ce que je vous dois ?

— Deux sous l’œuf.

C’est insensé de bon marché ! A Lille, un œuf m’aurait coûté soixante-quinze centimes.

Nous partons. A chaque détour du chemin, nous guettons pour voir si la patrouille ne paraît pas... Pas de patrouille. Nous arrivons à la maison. Nous sommes trempées, fourbues, crottées, mais nous rapportons de quoi manger. »


Épuisées par des travaux pour lesquels elles ne sont pas faites, insuffisamment nourries, dormant peu et mal, déprimées par le chagrin, par de constantes angoisses, les captives sentent leurs forces diminuer : « Chaque jour, nous constatons que nous pouvons en faire un peu moins que la veille... »

Les semaines coulent toutes semblables, tristes, mornes ! Longtemps, les pauvres petites ont attendu une réponse à la lettre écrite à leur famille, et que le commandant s’est chargé d’envoyer. La réponse n’arrive pas. La lettre est-elle seulement parvenue [4] ?... A mesure que les jours passent, sans amener aucun changement dans leur situation, les prisonnières voient s’évanouir le mirage de leur libération :

« Certains spectacles n’étaient pas pour nous rasséréner. Un jour, sous une pluie battante, passe, devant nous, un « diable vert » à cheval. Il emmène, à toute allure, un homme et trois jeunes filles qui le suivent à pied, courant sous les rafales. Les vêtemens des jeunes filles sont trempés. La pluie les leur plaque sur le corps. Le « diable vert » les emmène au poste, parce qu’elles ont refusé de subir la visite infâme du major...

Nous craignions constamment que le commandant ne fût remplacé par un autre qui nous aurait appliqué le règlement dans toute sa rigueur. »

Les prisonnières ont raison de trembler. Le régime qu’elles subissent est vraiment un régime de faveur. Dans d’autres villages de la région ardennaise, des choses se passent, abominables. Trois jeunes femmes refusent de travailler ; on les condamne à être fusillées ; on les colle au mur ; par trois fois, on les met en joue... Presque partout, on mélange, avec intention, les filles honnêtes et les prostituées. On affecte de les englober toutes dans le même mépris. Des jeunes filles, ayant protesté au moment de passer l’odieuse visite du major, reçoivent cette réponse :

— Ne réclamez donc pas tant ! Pour ce que vous êtes toutes !...

Un fermier auquel on a donné six travailleuses qu’on lui a annoncées comme filles de mauvaise vie vient trouver l’officier, explique qu’il y a eu malentendu. Tout, dans le ton, dans les manières, indique que ces femmes sont honnêtes.

L’officier hausse les épaules :

— Oh ! les Français, tous les mêmes ! Tous des naïfs !...

Enquête est faite, cependant, qui donne raison au fermier [5].

Si les captives, logées dans des maisons particulières, ne souffrent pas trop de la faim ; si les gens du pays, dont la bienfaisance a été entière, rivalisent à les aider, à les ravitailler toutes les fois qu’ils le peuvent ; les infortunées, — et c’est le plus grand nombre, — qui sont campées dans des fabriques, sont beaucoup plus à plaindre. On leur donne juste assez, to keep body and soul together, comme disent agréablement les Anglais. Elles couchent sur de la paille ; elles souffrent, et beaucoup, du contact avec leurs compagnons. Pendant les mois que dure leur captivité, nombre d’entre elles n’oseront pas se déshabiller une seule fois.

Fréquemment aussi, dans un dessein évident de démoralisation, les Allemands ont groupé, dans des maisons particulières, plusieurs hommes et une ou deux femmes. Que dire enfin de l’obligation où, à plusieurs reprises, des jeunes, filles se trouvèrent, de loger chez elles des soldats, des régimens revenant de Verdun ?...

Dans nombre de villages, les travailleuses sont astreintes à des travaux excessivement durs pour des femmes, tels que retourner les champs à la bêche. On les mène à la cravache :

« Si on relevait la tête, un instant, pour se reposer, si on se disait un mot l’une à l’autre, on était cinglé en pleine figure. »

A Antheny, une jeune fille d’une vingtaine d’années, toute mince et délicate, est harcelée de propositions honteuses par un Allemand. Elle le repousse, indignée. Par vengeance, il la condamne aux travaux les plus rebutans : enlever le fumier, le charrier. Quand il la juge venue à rémission, il redevient insistant. Même refus. Il lève sa cravache, la frappe au visage. Le ceinturon du misérable est à portée de main, sur une table ; Mlle X... s’en saisit, en menace son persécuteur. Inutile de dire qu’elle passe en conseil de guerre...

Comment dépeindre enfin les souffrances des jeunes gens de seize à dix-huit ans, employés dans les coupes de bois ? On les loge dans des baraquemens dont les doubles cloisons remplies de sciure entretiennent une vermine dont ils ne peuvent se débarrasser. Ils sont si mal nourris que, la nuit, furtivement, ils vont dérober des pommes de terre dans les silos des Allemands. Ils les font cuire, et la sentinelle laisse faire moyennant sa part de pommes de terre chaudes.

A Plaignes, les rats sont tellement nombreux que les « émigrés, » à tour de rôle, doivent faire le guet pour permettre à leurs camarades de dormir.

Dans ces « coupes, » on exige des jeunes gens qu’ils abattent les arbres, les transportent. Trop faibles pour un si dur travail, maladroits parce qu’ils manquent d’habitude, ils se blessent. Ils ont les jambes couvertes de plaies. On néglige de les soigner ; leurs plaies s’enveniment. Un jeune homme de Tourcoing est revenu infirme pour le reste de sa vie. Quand on a enlevé son pansement, c’était une odeur infecte. Le pansement n’avait pas été renouvelé depuis trois semaines...

« Pourtant, déclare Yvonne X... malgré tant de douleurs, malgré tant de tristesses, nous restions fermes. Que de raisons n’avions-nous pas de ne pas nous décourager ! Nous nous rappelions combien l’armée allemande était formidable, au début de la guerre, quand ses troupes ont défilé dans Lille. Cette armée, nous l’avions vue, chaque jour, diminuer en force ; nous voyions le moral des soldats faiblir, l’inquiétude les gagner. Nous savions que, finalement, nous serions victorieux, que nous ne pouvions pas ne pas l’être. »


Un jour, enfin, un bruit se répand dans le petit village. D’où émane-t-il ? De la Kommandantur ? Peut-être. Il se confirme : quelques-unes parmi les captives vont être libérées.

En effet, Yvonne X... reçoit un papier écrit au crayon :

« Mlles Simone de V..., Yvonne X..., Jeanne..., Juliette..., Madeleine... sont priées de se rendre à B... à trois heures allemandes, très précises, avec leurs bagages. »

La joie des jeunes filles est si intense qu’elles restent d’abord sans parole, ébranlées jusqu’au plus profond d’elles-mêmes. Mais, bientôt, elles sentent leur cœur bondir d’allégresse, elles rient, elles s’embrassent.

« Avec une sorte de fièvre, nous rassemblons nos quelques effets. Nous commencions nos valises, quand Hélène D... arrive en coup de vent :

— Le commandant veut vous voir. Venez vite à la maison.

Dans le salon de Mme D... le commandant est assis sur le canapé, les jambes croisées. Il examine les jeunes filles d’un air narquois :

— Ah ! ah ! c’est qu’elles n’ont déjà plus la même figure ! Elles veulent bien me regarder, à présent... »

Croyant qu’elles lui doivent leur retour, les captives le remercient.

— Oh ! je n’y suis pour rien. J’ai reçu une dépêche de Lille vous réclamant.

Le commandant attend un de ses officiers, et comme ce dernier tarde, il demande à Yvonne X...

— Racontez-moi donc comment cela s’est passé à Lille.

« J’obéis. Je ne retranche aucun détail. Je décris la brutalité de notre enlèvement. A tout moment, le commandant m’interrompt :

— C’est inconcevable ! C’est vraiment inconcevable !

Et, s’adressant à notre hôtesse :

— Je pense à ma femme, à ma petite Maria-Ursula.

Puis :

— « Ils » ont fait cela bêtement. Tenez, hier, je vais à Z... Un émigré me demande sa libération. Je m’informe de sa profession. Il me répond : chanteur à l’Opéra ! »

El le commandant rit bruyamment... Après quoi, se tournant vers les jeunes filles, il les accable, à la mode allemande, de complimens d’une fade galanterie. Il ne s’arrête plus au milieu de ses hyperboles :

— Vous êtes contentes de partir. Moi, je suis désolé ! C’est la fleur de « Mon Idée » qui s’en va... Il ne faut pas dire : non... Tout a son utilité en ce monde, les fleurs et les choux !

« Nous trépignons d’impatience. L’heure passe. Nos bagages ne sont pas faits. Enfin, l’officier arrive. Le commandant se lève ; mais, peu pressé, lui, il entame la question de la guerre :

— Il n’y aurait pas la guerre, assure-t-il, si vous le vouliez.

C’est si énorme, cette affirmation, que je proteste :

— Pourtant nous étions bien tranquilles, chez nous...

Il poursuit :

— Je veux dire : la guerre serait finie depuis longtemps ; mais, avec les Français, la Gloire, la Gloire !...

Là-dessus, il s’en va, non sans nous avoir souhaité bon voyage. En un tourne-main, nos bagages sont bâclés. Mme D... et Hélène veulent nous accompagner au village. Six jeunes filles y sont déjà. On fait l’appel et, devant les soldats et les paysans ébaubis, nous parcourons, pour la dernière fois, la route que nous avons arpentée si souvent depuis des semaines. Point jalouses de notre chance, nos compagnes nous souhaitent bon voyage. »


A quatre heures, le train s’ébranle. Les voyageuses sont montées dans des compartimens de troisième classe. Un soldat non armé les escorte. Elles ne sont pas au bout de leurs émotions. A Hirson, ordre de descendre.

« Nous pensons d’abord que c’est pour changer de train ; mais non. On nous fait entrer dans une salle d’attente où se trouvent déjà quarante-huit femmes et quatre hommes. Des voitures prennent nos bagages. Qu’est-ce que cela signifie ? S’est-on joué de nous ? Le soldat nous dit que nous passerons la nuit à Hirson. »

Le cortège, en longue file, déambule par la ville. Les habitans s’attroupent pour le regarder.

« La lune serait tombée sur la grand’place, ils n’auraient pas été plus stupéfaits. Depuis la guerre, aucun civil ne voyage en pays envahi. Puis, nous avions un aspect lamentable. Notre unique costume, nous l’avions traîné partout : dans le wagon à bestiaux, aux champs, sous la pluie, sous le soleil ; j’avais, aux pieds, une paire de gros souliers d’homme, en cuir jaune, que j’avais fini par me procurer.

Curieuses, des femmes s’approchent.

— D’où venez-vous ?... Que faites-vous, ici ?

Les soldats ne sont pas moins étonnés que les civils. Dans les maisons, les officiers soulèvent les rideaux des fenêtres. D’autres, dans les rues, s’arrêtent.

La route parait longue quand on ignore le but. Nous arrivons enfin à la Kommandantur. Nous attendons longtemps, debout, dans la cour. Un officier paraît. Il parle français aussi bien que nous.

— Mesdames, je vais faire l’appel... Nous allons vous renvoyer dans vos foyers... Nous n’allons pas vous traiter comme des prisonnières, puisque vous n’avez rien fait de mal ; mais comme vous n’êtes pas toutes là, nous allons vous conduire dans un lazaret où vous serez très bien... Il y a un jardin... Nous espérons que vous ne vous ennuierez pas trop... Vous ne pourrez pas sortir...

Ce lazaret est un ancien pensionnat de jeunes filles. Il a conservé ses dortoirs, ses lits étroits. Il possède une chapelle que dessert un aumônier allemand. »

Groupées dans un des dortoirs, les jeunes filles prennent leur repas : un peu de riz et quelques pommes de terre nageant dans beaucoup d’eau : « Tout en mangeant, nous nous examinions curieusement. La plupart de mes nouvelles compagnes, dans les villages où on les avait déportées, avaient visiblement souffert de la faim. Leurs visages blêmes étaient maigres, leurs yeux fiévreux. On les avait fait travailler durement... Avec elles, nous étions les premières qu’on allait rapatrier à Lille : quarante-huit sur six mille !... »

Le lendemain matin, les jeunes filles descendent à la chapelle. L’aumônier allemand les y rejoint, leur distribue des recueils de cantiques. On entonne : « Je suis chrétien... » La messe commence. Après la lecture de l’évangile, l’aumônier se retourne vers les fidèles. Sa difficulté à prononcer le français est extrême. A tout moment, il s’arrête comme s’il cherchait ses mots à tâtons :

« Mes chères chrétiennes, je ne sais pas beaucoup de français, mais je veux dire quelque chose. Vous excuserez, n’est-ce pas ? La Sainte Vierge, mes chères chrétiennes, c’est notre modèle. La Sainte Vierge, ce n’était pas le plaisir et la joie, c’était la crèche et la croix. Et vous, mes chères chrétiennes, c’est aussi la souffrance et la douleur pendant cette guerre... Vous comprenez ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Mais la Sainte Vierge, maintenant, c’est, dans le ciel, la fin de toutes ses souffrances. Pour nous autres, chrétiens, ce sera la fin aussi, mais en passant par toutes ces choses pénibles, douloureuses. Je ne sais pas bien dire. Mais vous comprenez, n’est-ce pas, mes chères chrétiennes !... » Paroles toutes simples, mais combien émouvantes dans leur incorrection ! « Pour la première fois depuis l’occupation, m’a dit Yvonne X... nous avons senti une âme battre sous l’uniforme de nos ennemis et s’élever au-dessus des passions humaines. »

La journée se traîne mortellement longue.

« Vers le soir, un officier vient nous annoncer que notre départ est fixé au lendemain, dimanche. Nous devrons nous lever à quatre heures du matin. »

Les voyageuses ont tellement peur de manquer leur train que, le lendemain, dès trois heures, elles sont levées. Elles s’habillent, se coiffent à la lueur d’une unique bougie. A cinq heures, elles défilent dans les rues désertes. A six heures, leur convoi s’ébranle. Installées dans des compartimens de troisième classe, elles se trouvent confortablement, en comparaison de leur voyage d’aller. Elles regardent le paysage. Avec une tristesse poignante, elles voient, sous le ciel clair, passer les hauteurs des Ardennes complètement dépouillées. Disparues, les forêts sombres qui habillaient la terre ! Celle-ci apparaît nue, calcinée.

Le train avance lentement. Les arrêts sont fréquens, parfois interminables. A Aulnoye, on stoppe quatre heures sur une voie de garage. A chaque station, les Allemands demandent où nous allons. Nous répondons : « Lille ; » et comme tout bon Allemand ne peut voir une joie chez ses ennemis sans vouloir la transformer en amertume, ils nous crient :

— Lille ! Capout ! Capout ! »

Enfin, les voyageuses entendent la grande voix du canon. Quelle émotion !

« Il nous manquait là-bas. Quelquefois, des coups lointains étaient perceptibles : c’était le canon de Verdun. Mais, ici, c’est la lutte toute proche, la preuve du bon travail que font les Alliés, la certitude de notre délivrance. Nous croisons des trains militaires de plus en plus nombreux. Fives ! nous sommes tout près ! A trois heures, nous entrons en gare de Lille. Nous croyions qu’on allait nous garder dans une salle d’attente pour ne nous laisser rentrer chez nous qu’à la nuit. Mais non... »

Accompagnées de deux soldats, les jeunes filles suivent la rue de la Gare. « C’est le dimanche après-midi : les Lillois sont en promenade, ils font la haie pour nous voir. On nous reconnaît. On nous interroge. Notre guide nous fait passer devant les ruines de la mairie incendiée le lundi de Pâques ; il nous mène à la Kommandantur. On nous renvoie plus loin, rue de Pas. Là, on procède à un dernier appel, à une vérification de notre identité. »

Les prisonnières déjà se croient libres : elles respirent, le cœur au large. Pas encore ! Un gros officier, très chamarré, très décoré, entre, le front dur. Il les toise et, d’un ton rogue, mais plus bête encore que méchant :

— Alors, vous ne voulez pas travailler ?...

Sa demande tombe dans un silence méprisant.

« Un officier nous dit :

— Vous êtes libres !

Fendant la foule, arrêtée à chaque pas, par l’un, par l’autre, je finis par sauter dans un tramway. Prévenue, maman m’attendait à la porte de la maison. »


Tel est dans sa douloureuse simplicité ce récit d’une déportée. Les notes d’Yvonne X... que j’ai en partie transcrites, ont été rédigées dans la forme, non d’un réquisitoire mais d’un procès-verbal : « Les choses se sont passées ainsi... « Ils » nous ont fait cela... » Je ne sais si je me trompe ; cette impersonnalité me semble produire, sans y prétendre, une impression plus forte que ne le ferait une violence pourtant bien justifiée...

Quant à moi, je me bornerai à dire à chacune de mes lectrices : « Imaginez que l’une de celles dont le supplice vient de vous être décrit soit votre propre fille... »


H. CELARIÉ.

  1. Par une discrétion que l’on comprendra, les prénoms et les initiales des personnages dont il est question dans cet article, ont tous été modifiés.
  2. Dans la matinée de ce jour, une amie d’Yvonne X… ramassa, dans une des rues du quartier, un papier tombé de la poche d’un officier. Il portait l’ordre : « Agir avec violence, mais sans scandale. »
  3. Fraudeuse ou « Fonceuse, » nom donné, dans la région envahie, à celles qui passent la frontière pour aller chercher du ravitaillement en Belgique.
  4. Plus tard, rentrée à Lille, Yvonne X... a eu la preuve que le commandant avait bien envoyé la lettre : mais Mme X... sa mère, ne l’a jamais reçue.
  5. Deux déportées ayant pu, au prix de quels périls ! s’évader et regagner Lille, y passent en conseil de guerre. Elles donnent, pour raison de leur évasion, qu’elles ne pouvaient supporter de vivre avec des filles publiques. Le jury les a acquittées.