Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 118-120).



XVII


La captivité de M. et Mme Jean Knightley ne fut pas éternelle. Le temps s’améliora bientôt suffisamment pour leur permettre de repartir. M. Woodhouse, comme d’habitude, s’efforça de persuader sa fille de rester avec ses enfants, mais il dut finalement se résigner à les voir tous disparaître. Il reprit le cours de ses lamentations sur la destinée de cette pauvre Isabelle, laquelle, en réalité, entourée de ceux qu’elle adorait, perspicace pour leurs mérites, aveugle quand il s’agissait de leurs défauts, toujours surchargée de légères besognes, pouvait, à bon droit, être citée comme un modèle de bonheur féminin.

Le lendemain de leur départ, il arriva une lettre de M. Elton pour M. Woodhouse, longue, polie, cérémonieuse :

« Il présentait ses meilleurs compliments ; il comptait se mettre en route le lendemain matin pour Bath où l’appelaient des amis chez qui depuis longtemps il était invité à passer plusieurs semaines ; il regrettait beaucoup l’impossibilité où il s’était trouvé par suite du mauvais temps et de ses occupations d’aller prendre congé de M. Woodhouse ; il garderait toujours un souvenir reconnaissant de l’accueil amical qu’il avait trouvé à Hartfield ; il se mettait à la disposition de M. Woodhouse au cas où celui-ci aurait quelque commission à lui confier. »

Emma fut agréablement surprise ; rien ne pouvait être plus désirable que l’absence de M. Elton en ce moment ; elle lui sut gré de son départ tout en ne pouvant pas admirer la manière dont il en faisait l’annonce. Le ressentiment ne pouvait être plus clairement exprimé qu’au moyen de cette missive nominativement adressée à son père et où son nom n’était même pas prononcé ! Il y avait dans cette manière de faire un changement si notoire et une solennité de si mauvais goût que la rupture était manifeste. Il parut impossible à Emma que les soupçons de son père ne fussent pas éveillés.

Il n’en arriva rien cependant. M. Woodhouse, tout entier à la surprise que lui causait l’annonce d’un voyage si soudain et préoccupé des dangers auxquels M. Elton selon lui allait se trouver exposé, ne vit quoi que ce soit d’extraordinaire aux formules de la lettre. Elle eut même son utilité, car elle servit de matière de conversation pendant le reste de la soirée solitaire : M. Woodhouse exprima toutes ses alarmes que sa fille réussit peu à peu à dissiper.

Emma résolut maintenant de mettre Harriet au courant de la situation ; celle-ci était presque entièrement remise de son indisposition et Emma jugeait désirable de lui accorder tout le temps possible pour surmonter cet autre malaise avant le retour de la personne en question. En conséquence elle alla dès le lendemain chez Mme Goddard pour affronter l’humiliation nécessaire de la confession : il lui fallut détruire toutes les espérances qu’elle avait éveillées avec tant d’industrie, assumer le rôle ingrat de la préférée et reconnaître son erreur complète, la fausseté de toutes ses idées sur ce sujet, de ses observations, de ses convictions, l’écroulement de toutes ses prophéties.

Toute la honte qu’elle avait ressentie au premier moment fut réveillée par ce récit et la vue des larmes d’Harriet lui fit se prendre en horreur. Harriet supporta cette révélation aussi bien que possible, ne blâmant personne et faisant preuve dans tous ses discours d’une disposition si ingénue et d’une si humble opinion d’elle-même que son amie en éprouva une véritable admiration. Emma, à ce moment-là, était toute disposée à goûter la modestie et la simplicité et il lui paraissait que toutes les grâces qui devraient attirer l’amour étaient l’apanage d’Harriet et non le sien. Harriet ne se plaignait pas ; elle jugeait que l’affection d’un homme tel que M. Elton eût été disproportionnée avec son mérite, et elle pensait que personne, sauf une amie telle que Mlle Woodhouse, n’aurait jugé la chose possible ; elle pleura abondamment mais son chagrin était si naturel qu’aucune attitude de dignité n’aurait pu être plus touchante. Emma l’écouta et essaya de la consoler avec tout son cœur et son intelligence ; Elle était véritablement convaincue dans cet instant qu’Harriet était des deux la créature supérieure. Elle aurait voulu lui ressembler. Il était un peu tard pour devenir simple d’esprit et ignorante, mais elle prit la résolution d’être humble et modeste et de modérer son imagination pour le reste de sa vie. Dorénavant, après les devoirs qu’elle avait vis-à-vis de son père, elle se considérait comme tenue de prouver à Harriet son affection d’une manière efficace. Elle l’invita à Hartfield et lui témoigna une invariable tendresse, s’efforçant de l’occuper et de l’amuser.

Emma savait que le temps seul pourrait amener l’oubli et, sans prétendre être juge de la force d’un attachement inspiré par M. Elton, il lui semblait raisonnable de supposer qu’à l’âge d’Harriet ce résultat pourrait être obtenu à peu près à l’époque du retour de ce dernier. Harriet, il est vrai, continuait à voir en M. Elton toutes les perfections et elle persistait à le considérer comme supérieur à tout le monde, au physique comme au moral ; mais comme d’autre part Harriet acceptait sans aucune arrière-pensée la nécessité de lutter contre un attachement aussi stérile, Emma jugeait impossible que, dans ces conditions, Harriet persistât à placer son bonheur dans un amour sans espoir.

Sans doute il était fâcheux qu’ils fussent établis tous trois dans le même pays mais puisqu’aucun d’eux n’était à même de changer de milieu il fallait se résigner à l’inévitable et se préparer à se retrouver souvent.

Harriet était particulièrement mal placée à ce point de vue chez Mme Goddard : M. Elton étant un objet d’admiration perpétuelle pour les maîtresses et les élèves de l’école ; aussi Emma prit-elle résolution de faire venir son amie à Hartfield le plus souvent possible. C’était dans le lieu même où la blessure avait été faite qu’il fallait appliquer le pansement ! Emma sentait qu’elle ne retrouverait la paix de l’esprit que le jour où elle pourrait constater la guérison de son amie.