Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 313-317).



XLIV


En entrant dans le salon d’Harfield, Emma trouva M. Knightley et Henriette assis avec son père. M. Knightley se leva aussitôt et dit d’un ton sérieux :

— Je n’ai pas voulu partir sans vous voir, mais je n’ai pas le temps de prolonger ma visite : je vais à Londres passer quelques jours avec John et Isabelle. Avez-vous une communication dont je puisse me charger ou un message à transmettre ?

— Non, merci. Mais voici un projet bien soudain !

— J’y pensais depuis quelque temps déjà.

Emma observait M. Knightley et, d’après son attitude, elle jugeait qu’il n’avait pas pardonné ; il restait debout, prêt à partir.

— Eh bien ! Emma, intervint M. Woodhouse. Comment avez-vous trouvé mon excellente amie et sa fille ? Je suis sûr qu’elles ont été très touchées de votre visite. Je crois vous l’avoir dit, Monsieur Knightley, ma chère Emma arrive de chez Mme Bates : elle est toujours si attentionnée !

Emma rougit à cet éloge immérité et, en même temps, elle se tourna vers M. Knightley en souriant. L’effet fut instantané : il lut dans le regard de la jeune fille les sentiments de contrition et les bonnes intentions qui l’animaient. Emma fut heureuse d’être si bien comprise et plus encore de la marque d’amitié qui suivit : il prit la main de la jeune fille, la serra et fut sur le point de la porter à ses lèvres ; il s’arrêta pourtant et la laissa retomber. Elle ne put s’expliquer pourquoi il avait eu ce scrupule, pourquoi il avait changé d’idée ; l’intention, toutefois, était indubitable ; Emma apprécia d’autant plus cette pensée que les manières de M. Knightley n’étaient d’ordinaire empreintes d’aucune galanterie. Un instant après, il prit congé : il agissait toujours avec la vivacité d’un homme qui ne peut souffrir l’indécision, mais il parut, ce jour-là, apporter à son adieu une soudaineté particulière. Emma regrettait de n’avoir pas quitté Mlle Bates dix minutes plus tôt, car elle aurait beaucoup aimé causer de Jane Fairfax avec M. Knightley. D’autre part, elle se réjouissait de la visite à Brunswick-Square, car elle savait combien Isabelle et son mari seraient heureux ; elle eût seulement préféré être avertie un peu à l’avance.

Dans l’espoir de distraire son père et de lui faire oublier le départ précipité de M. Knightley, Emma s’empressa de donner la nouvelle concernant Jane Fairfax : la diversion eut un plein succès ; M. Woodhouse fut intéressé sans être agité : il était accoutumé depuis longtemps à l’idée de voir Mlle Fairfax s’engager comme gouvernante et il pouvait parler de cet exil avec sérénité, tandis que le départ inopiné de M. Knightley pour Londres lui avait porté un coup sensible.

— Je suis heureux, ma chère, répondit-il, d’apprendre que Jane a trouvé une bonne situation. Mme Elton est une aimable femme et ses amis sont sans doute très comme il faut. Savez-vous si le pays est humide ? On aura grand soin, j’espère, de sa santé, ce devrait être, à mon avis, la préoccupation dominante. Nous avons toujours agi ainsi pour la pauvre Mlle Taylor !

Le lendemain une nouvelle inattendue arriva de Richmond et tout le monde se trouva relégué au second plan ; un messager apporta une lettre qui annonçait la mort de Mme Churchill : celle-ci n’avait vécu que trente-six heures après le retour de son neveu ; une crise soudaine l’avait emportée après une courte lutte. L’importante Mme Churchill n’était plus !

Des sentiments de sympathie s’éveillèrent tardivement pour la défunte. Mme Churchill se trouvait du reste réhabilité à un certain point de vue ; elle avait passé toute sa vie pour une malade imaginaire, mais l’événement s’était chargé de la justifier. Les diverses oraisons funèbres s’inspiraient du même thème.

Pauvre Mme Churchill ! Elle avait sans doute beaucoup souffert et la souffrance continuelle aigrit le caractère. Que deviendrait M. Churchill sans elle ? Malgré les défauts de sa femme, ce serait pour lui une grande perte.

M. Weston prit un air solennel et dit : – Ah ! pauvre femme ! Je ne m’attendais pas à une fin aussi prématurée !

Il décida que toute la famille prendrait un deuil sévère. Mme Weston soupirait en s’occupant de son voile de crêpe.

De courtes lettres de Frank arrivèrent à Randalls, donnant les nouvelles essentielles : M. Churchill était mieux qu’on aurait pu l’espérer et leur première étape sur la route du Yorkshire, où devaient avoir lieu les funérailles, serait Windsor. M. Churchill avait décidé de s’arrêter chez un très vieil ami auquel il promettait une visite depuis dix ans !

Emma après avoir très correctement exprimé des sentiments de condoléance appropriés, se laissa de nouveau absorber par sa préoccupation dominante qui était de témoigner à Jane Fairfax son intérêt, et sa considération ; elle avait un regret constant d’avoir si longtemps négligé la jeune fille et s’ingéniait à donner la preuve de sa bonne volonté actuelle. Elle résolut de lui demander de venir passer une journée à Hartfield et lui écrivit d’une façon pressante dans ce sens. L’invitation fut refusée par un message verbal : Mlle Fairfax s’excusait de ne pas répondre pour remercier, mais son état ne lui permettait pas de prendre la plume.

Ce matin là, M. Perry vint à Hartfield et il parla à Emma de la malade qu’il avait vue la veille :

— Mlle Fairfax, dit-il, souffre de douleurs de tête et d’une fièvre nerveuse d’un degré aigu et je doute qu’elle puisse se rendre à l’époque fixée chez Mme Smallbridge. Sa santé est complètement dérangée ; l’appétit est nul et, bien qu’il n’y ait aucun symptôme alarmant du côté de la poitrine, je suis tourmenté à son sujet. Elle a, je crois, accepté une charge au-dessus de ses forces et peut-être s’en rend-elle compte, tout en ne voulant pas l’avouer. Elle est complètement abattue. Elle vit actuellement dans un milieu contre indiqué pour une maladie de ce genre ; elle reste confinée dans la même chambre et son excellente tante – une très vieille amie à moi – n’est pas, il faut le reconnaître, une garde-malade adaptée ; les soins dont on l’accable procurent, je crains, à Mlle Fairfax plus de fatigue que de confort !

Emma, en écoutant M. Perry, sentit sa pitié augmenter et chercha le moyen d’être utile à la jeune fille ; elle pensa que le mieux serait de la soustraire momentanément à la compagnie de sa tante et de lui procurer un changement d’air ; dans ce but, le lendemain matin, elle écrivit de nouveau à Jane Fairfax dans les termes les plus amicaux pour lui dire qu’elle comptait passer la prendre en voiture : « Veuillez, ajoutait-elle, fixer l’heure vous-même ; j’ai l’approbation de M. Perry : celui-ci juge qu’une promenade en voiture fera du bien à sa malade. »

La réponse suivit, brève et impersonnelle : « Mlle Fairfax présente ses compliments à Mlle Woodhouse, elle la remercie et regrette de ne pas se sentir assez bien pour prendre le moindre exercice. »

Emma tout en se rendant compte que sa lettre aurait mérité mieux, ne prit pas offense de cette nouvelle manifestation de nervosité et elle se proposa de surmonter une répugnance aussi anormale à être aidée et distraite. Malgré la réponse négative, elle commanda la voiture et se fit conduire chez Mlle Bates, dans l’espoir que Jane se laisserait persuader. Mlle Bates descendit parler à Emma à la portière de la voiture, elle se répandit en remerciements pour une attention aussi flatteuse et demeura d’accord avec Mlle Woodhouse sur l’opportunité d’une promenade sans fatigue : tout fut essayé pour amener Mlle Fairfax à changer d’avis, mais en vain ! Au moment où Emma allait exprimer le désir d’être au moins admise à voir Mlle Fairfax, Mlle Bates laissa échapper qu’elle avait promis à sa nièce de ne laisser monter Mlle Woodhouse sous aucun prétexte. « À la vérité, la pauvre Jane ne peut supporter aucune visite – toutefois Mme Elton a tellement insisté, Mme Perry et Mme Cole ont manifesté tant d’intérêt, qu’elles n’ont pu être tenues à l’écart, – mais, à l’exception de ces dames, Jane ne consent à recevoir personne. »

Emma ne se formalisa pas en constatant qu’elle n’était pas portée sur la liste des privilégiées et ne formula pas son souhait, ne voulant à aucun prix se montrer indiscrète, à l’instar de Mme Elton. Elle se contenta de s’informer de l’appétit et du régime de la malade, Mlle Bates était particulièrement tourmentée à ce sujet. « M. Perry, répondit-elle, recommande une nourriture fortifiante, mais Jane ne veut pas manger ; rien de ce qu’on lui offre (et nos voisins rivalisent pourtant de prévenances) ne lui fait envie. »

Une fois de retour à Hartfield, Emma fit appeler la femme de charge pour examiner les provisions et un sac d’arrow root de qualité supérieure fut immédiatement envoyé chez Mme Bates avec un billet très affectueux.

Au bout d’une demi-heure, le messager revenait, rapportant le paquet et une lettre de Mlle Bates : « celle-ci était infiniment touchée, mais la chère Jane tenait absolument à ce que le sac fût retourné : son estomac ne pouvait supporter l’arrow root ».

Par la suite, Emma apprit que Jane Fairfax avait été aperçue se promenant dans les champs le jour même où elle avait si péremptoirement refusé de sortir en voiture avec elle, sous prétexte de faiblesse. Il n’y avait plus moyen de douter : Jane était résolue à repousser toute espèce d’avances. Elle se sentit mortifiée d’être traitée à ce point en étrangère, mais elle avait conscience d’avoir fait tout son possible pour venir en aide à Jane Fairfax : si M. Knightley avait pu lire dans son cœur, il n’aurait trouvé aucun reproche à lui faire.