Emma, reine des îles Havaï

Emma, reine des îles Havaï
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 77-105).

EMMA
REINE DES ILES HAVAÏ

En 1789, la goélette américaine Pandora, commandée par Joint Metcalf, mouillait en rade de Maux, l’une des îles de l’archipel havaïen auquel le capitaine Cook avait donné le nom, en 1778, d’îles Sandwich, en l’honneur de lord Sandwich, président de l’Amirauté. Situé dans l’Océan-Pacifique du Nord, sous les tropiques, à égale distance du continent américain et du Japon, cet archipel, découvert en 1555 par Juan Gaetano, navigateur espagnol, visité depuis par le capitaine Cook qui y avait trouvé une mort tragique, inspirait aux rares marins qui se hasardaient dans ces parages peu connus une terreur superstitieuse. On le disait secoué par de violens tremblemens de terre, dévasté par des éruptions volcaniques, peuplé de cannibales toujours en guerre, vivant de vol et de pillage. On ajoutait aussi que le pays contenait des richesses fabuleuses, des forêts de bois de santal, d’orangers, de citronniers, des fruits inconnus et merveilleux. Metcalf avait déjà fait un voyage dans ces îles et en avait rapporté un chargement qu’il avait Vendu fort cher en Chine. Malgré son succès, ou n’avait pas été tenté de l’imiter. Metcalf était peu communicatif. Il avait obtenu aux îles la faveur d’un jeune chef indigène dont il devinait la haute fortune et qui, en échange du fer que Metcalf lui apportait d’Amérique, lui livrait du buis de santal dont il ignorait la valeur.

Ce jeune chef avait couru le projet audacieux de réunir toutes les îles sous sa domination. Par la ruse, l’intrigue et les armes, il poursuivait son but, divisant ses adversaires, gagnant ceux qu’il ne pouvait vaincre, abattant ceux qu’il ne pouvait rallier, supérieur aux revers, ramenant la fortune par H a ténacité, sauvage de génie, capable de former et de réaliser de liantes conception.

Il avait nom Kaméhaméha (le solitaire). Son père était chef de Kona, l’un des districts de la grande île de Havaï, qui donne aujourd’hui son nom au royaume. À la mort de son père, et, bien jeune encore, il lui succéda. Abrité des verts alizés par la haute montagne de Mauna-Lou. Ce district, l’un des plus riches de l’île, était renommé pour ses pêcheries. Kiwalao, son voisin, chef de Kau, convoitait Kona et crut le moment opportun pour s’en emparer. Sous prétexte de venir assister, suivant la coutume, aux funérailles du père de Kaméhaméha, Kiwalao convoqua ses principaux guerriers et arma une flottille de pirogues de guerre pour se rendre à Kailua, capitale du district de Kona. Une tradition faisait, en effet, de Kailua le lieu consacré à la sépulture des grands chefs de Havaï. Kaméhaméha) soupçonnant ses desseins, l’invita à réduire son escorte et, sur le refus liant a in de Kiwalao, déclara qu’il s’opposerait à le laisser entrer dans Kailua. Due lutte, d’autant plus acharnée que les deux chefs étaient paréos, et qu’à la mort de l’un d’eux l’autre lui succédait du droit, s’engagea sur la plage Les forces étaient égales et la bataille, alternativement reprise et suspendue. continua sans avantages marqués de part et d’autre jusqu’au soir du huitième jour, où Kiwalao fut tué dans la mêlée. Ses troupes se débandèrent et Kaméhaméha resta maître du champ de bataille, chef légitime de Kona et de Kau.

Néanmoins il lui fallut conquérir une à une les places fortes de son rival, défendues par ses lieutenans soutenus par les renforts que leur envoyaient les chefs de l’île de Mauï. Maître enfin de Kau, il entraîna ses soldats aguerris à la conquête du reste de l’île de Havaï, prodiguant les terres et le butin, attirant à lui par ses promesses et sa générosité les plus intrépides, s’ouvrant aux plus intelligens de ses projets de réunir sous ses lois des tribus divisées, en lutte perpétuelle entre elles-mêmes, de substituer l’ordre à l’anarchie, la paix à la guerre, et leur montrant, avec le but à atteindre, la récompense promise à leurs efforts.

Vainqueur d’Havaï, il tourna ses armes contre l’île de Mauï, dont le séparait un chenal de quinze lieues. Une prompte traversée, une descente heureuse, plus encore son courage et son sang-froid, lui assurèrent une victoire éclatante. Le carnage fut considérable. Un cours d’eau, l’Iao, était tellement entravé de cadavres que cette digue humaine détourna son cours. Le champ de bataille en reçut le nom de Kapaniwaï : digue des eaux. C’est aujourd’hui une des plus riches plantations de l’île.

Pendant que Kaméhaméha luttait ainsi dans l’ile de Main, une insurrection éclatait dans llavaï à la voix des partisans vaincus, mais non soumis de Kiwalao. Kiana, son lieutenant, auquel il avait confié le soin de le remplacer, tenait tête à ses ennemis avec des alternatives de succès et de revers, quand Kaméhaméha faisant force de rames vint le rejoindre et par su présence assurer la victoire. Des représailles terribles brisèrent les dernières résistances et mirent un terme à toute tentative de révolte. Rassuré de ce côté, il retourna dans Mauï, où ses guerriers essuyaient, lui absent, défaites sur défaites et en étaient réduits à se tenir sur la défensive.

Lors de la visite de Cook, en 1778, Kaméhaméha, bien jeune alors, s’était cependant rendu compte de la supériorité des étrangers sur ses compatriotes. Il devinait l’avantage qu’il y aurait pour lui à s’attacher quelques-uns de ces hommes blancs, habiles dans l’art de manier les outils, de travailler le fer et le bois, de construire des embarcations en état de tenir la nier, alors que ses pirogues de guerre étaient à la merci d’un coup de vent. Au-delà de Mauï, il rêvait la conquête d’Oahu, de Kauaï, de l’archipel entier. Comment l’entreprendre avec des pirogues creusées dans un tronc d’arbre ? Comment franchir avec ces frêles esquifs les cent lieues de mer qui le séparaient de Kauaï ?

Mouillé eu rade de Mauï, Metcalf attendait avec impatience le retour de Kaméhaméha pour obtenir de lui un chargement de bois de santal, en échange il lui apportait des outils, du fer et du cuivre, qui furent acceptés avec empressement. Mais ce que Kaméhaméha convoitait surtout, c’était une des embarcations de la goélette, que Metcalf lui promettait, mais ne se pressait pas de lui livrer. Une nuit, la veille du départ de Metcalf, Kaméhaméha donna ordre aux siens de s’en emparer par la force. Ils échouèrent, la goélette ouvrit sur eux un feu meurtrier, et Metcalf, levant l’ancre précipitamment, gagna le large, laissant une centaine de cadavres d’indigènes sur la plage et abandonnant à terre un quartier-maître de son équipage, Isaac Davis, et un matelot anglais, John Young, qui ne purent rallier le bord. Kaméhaméha les sauva de la fureur des Kanaques, les prit sous sa protection, les attacha à sa fortune par les liens de la reconnaissance, les éleva plus tard au rang de chefs et les combla d’honneurs et de bienfaits. Tous deux épousèrent des femmes indigènes, tous deux ont laissé des descendans qui ont occupé aux îles des positions élevées. Emma, reine douairière des îles Havaï, qui vient de mourir à Honolulu, âgée de quarante-neuf ans, était petite-fille en ligne directe du matelot Young, devenu l’ami, le confident du fondateur de la dynastie des Kaméhaméhas.

Ce fut une étrange destinée, celle de ce matelot anglais abandonné sur une plage lointaine de l’Océanie, soustrait à la mort par le caprice prévoyant d’un chef avide d’apprendre de lui les rudimens d’une civilisation dont il sentait la supériorité, instructeur prisonnier d’un sauvage intelligent, grandissant avec lui et par lui, mourant enfin riche et honoré, gouverneur de l’Ile où le hasard l’avait jeté. Soixante années après sa mort, la petite-fille du matelot recevait à Windsor l’hospitalité de la reine Victoria et les honneurs rendus aux souverains.


I

Emma naquit à Honolulu le 2 janvier 1836. Elle était fille de George Naea, chef indigène, et de Fanny Young. Elle perdit ses pareils de bonne heure et fut adoptée par Thomas-Charles Hooke, riche médecin anglais établi dans l’archipel. En moins de cinquante années, la civilisation avait fait de rapides progrès, Kaméhaméha Ier était mort le 8 mai 1819, après avoir achevé son œuvre et fondé l’unité nationale. Impatient de civilisation, ce conquérant sauvage avait brisé toutes les barrières lentement édifiées par des siècles de barbarie. Maître incontesté de l’archipel, il en avait ouvert l’accès au commerce, à l’industrie, aux idées religieuses de l’Europe, demandant à l’Amérique et à l’Angleterre des matelots, des artisans, des armes, des missionnaires. En 1793, Vancouver reçut de lui l’accueil le plus empressé, et, en échange des approvisionnemens et des présens de toute nature que Kmêhaméha Ier lui prodigua, il lui remit des instrumens de labourage dont il lui enseigna l’usage, des graines, des outils, du fer, et, à sa visite suivante, il lui amena, sur sa demande, un taureau, cinq vaches, des brebis et quelques béliers. Les immenses troupeaux qui paissent aujourd’hui les pâturages de l’archipel proviennent de ce présent de Vancouver.

L’Amérique, de son côté, répondait avec empressement à l’appel de Kaméhaméba Ier et à celui de ses successeurs. Les États-Unis entrevoyaient dans un avenir peu éloigné l’importance maritime de l’archipel comme point de ravitaillement de leur flotte baleinière. Conquérir à leur foi une population païenne, ouvrir à leur commerce des débouchés nouveaux, prendre pied dans l’Océan-Pacifique, la perspective était trop tentante pour y résister. Les sociétés religieuses de la Nouvelle-Angleterre se disputaient l’honneur d’évangéliser les îles ; les armateurs de New-Bedford et de New-Haven devinaient les avantages que leur offraient les ports de l’archipel havaïen, situés à peu de distance des nouvelles pêcheries et où leurs navires devaient trouver un hivernage facile et des vivres abondans. Les négocians de New-York, dont l’esprit d’entreprise grandissait avec le succès, aspiraient à ouvrir de nouveaux marchés à leurs produits ; le gouvernement des États-Unis, enfin, sorti à son avantage de la guerre qu’il venait de soutenir, en 1812, avec l’Angleterre, tenait à honneur de devancer sa rivale et d’étendre au loin son influence politique. Le sentiment religieux, l’instinct commercial, L’ambition patriotique se réunissaient donc pour favoriser une tentative à laquelle les fonds, la sympathie et le dévoûment ne firent pas défaut un instant.

Fidèles à leurs traditions, les missionnaires américains se préoccupaient avant toute chose de l’éducation. L’école était le vestibule du temple. Sur tous les points où ils s’établirent, ils fondèrent des écoles publiques et gratuites. La première, créée à Honolulu, était destinée aux enfans des chefs. Emma y fut admise de droit et élevée avec les héritiers du trône, le prince Lot Kaméhaméha, né en 1831 ; son frère, Alexandre Liholiho, né en 1834 ; et leur sœur, la princesse Victoria. Elle y apprit moins l’anglais, qu’elle savait parfaitement, que l’histoire, la géographie, le piano, le dessin, et y reçut l’éducation que l’on donnait alors aux jeunes filles de Boston et de New-York.

Kaméhaméha II n’avait fait que passer sur le trône. Kaméhaméha III lui avait succédé et marchait dans la voie tracée par son ancêtre. Sous lui, les missionnaires étaient maîtres ; ils gouvernaient en son nom sans rencontrer de résistance, réformant les mœurs à coups de décrets, faisant sur cette terre nouvelle et sur cette race, avide de civilisation et essentiellement maniable, l’essai longtemps caressé d’un gouvernement théocratique et libéral. Érigeant la Bible en code, à la fois éducateurs, législateurs et administrateurs, forts de la droiture de leurs intentions et de la sincérité de leurs convictions, ils n’admettaient aucun de ces tempéramens que suggère le maniement d’intérêts complexes et qu’impose un état de transition, un trente années, ils amenèrent le peuple havaïen de la barbarie à la civilisation ; ils lui enseignèrent l’usage des vêtemens, leur langue, leur foi, leurs idées ; ils lui imposèrent la monogamie, l’abstinence des liqueurs fortes ; ils lui apprirent ses droits et ses devoirs, la lecture, l’écriture, le calcul, travaillant sans relâche, semant sans compter les idées nouvelles sur ce sol où la semence germait si vite et si facilement.

Mais plus on forçait les étapes sur cette route d’ordinaire âpre et rude du progrès, plus la marche en avant était rapide, exempte de heurts et de résistance, plus aussi la mortalité croissait. Par un étrange phénomène, elle progressait, en raison directe des conquêtes de la civilisation, conquêtes pacifiques en apparence, meurtrières en réalité. Tout ce qui, en Europe, en Amérique, contribue au bien-être de l’homme, au maintien de sa santé physique, à la prolongation de son existence, aboutissait à un résultat diamétralement opposé. L’usage du vêtement, brusquement imposé à une race primitive, sous un ciel tropical, lui inoculait des maladies jusqu’alors inconnues : une vie plus sédentaire, des habitations mieux closes, une alimentation différente, plus conforme aux lois de l’hygiène, ne faisaient qu’activer la dépopulation ; cette civilisation nouvelle agissait sur cette race comme un poison mortel et sûr qu’elle absorbait avidement, confiante dans ceux qui la lui offraient et dont la bonne foi égalait l’impuissance.

Déconcertés par des résultats qui dépassaient toutes leurs espérances dans le présent, mais justifiaient les plus vives appréhensions pour l’avenir, les missionnaires américains se virent en outre en butte aux attaques et aux réclamations de ceux de leurs compatriotes que le négoce et l’espoir du gain attiraient seuls dans l’archipel. Ces lois restrictives, cette discipline austère les gênaient dans leurs affaires non moins que dans leurs plaisirs. Ils voulaient écouler leurs produits, vendre à haut prix leur gin et leur whiskey, acquérir des terres, cultiver la canne à sucre, fabriquer du rhum ; or, les lois faites par les missionnaires interdisaient la vente des spiritueux, la fabrication des liqueurs fortes, le transfert des propriétés aux étrangers non naturalisés. Les capitaines et matelots baleiniers qui, après six mois de pêche dans les rudes parages de la mer d’Oehotsk et du détroit de Behring, venaient passer quelques semaines sous le chaud soleil des tropiques, dans ces îles qu’ils avaient entendu vanter comme une nom elle Cythère, s’imitaient d’y trouver les cabarets fermés, les femmes cloîtrées chez elles par l’ordre des missionnaires, l’ivresse et la débauche punies comme des crimes.

Ces prescriptions excessives avaient leur raison d’être. La population indigène, livrée depuis des siècles à une licence sans frein, luttait avec peine contre les entraînemens de sa nature passionnée pour le plaisir et la volupté. Chez elle, comme chez la plupart des races primitives, l’idée de pudeur n’existait pas plus dans l’ordre moral que le mot dans la langue. On avait fabriqué le mot, mais l’idée était lente à pénétrer ces cerveaux, qui n’en comprenaient pas l’utilité et n’en appréciaient pas les avantages. Ils se soumettaient pourtant, en apparence, sans conviction aucune, toujours prêts à revenir à leurs anciens erremens, et trouvant dure, parce qu’elle leur était inintelligible, la loi nouvelle que leur prêchaient les missionnaires.

L’histoire des règnes de Kaméhaméha II et de Kaméhaméha III fut celle des luttes soutenues par les missionnaires pour conserver le pouvoir et suscitées par leurs adversaires pour le leur enlever. Les indigènes n’y prirent pas part. bien qu’investis de droits politiques, entre autres celui de voter les lois par l’intermédiaire d’un parlement où ils siégeaient en grande majorité, l’habitude de l’obéissance passive sous un maître absolu paralysait toute velléité de résistance. Puis ils reconnaissaient la supériorité intellectuelle et morale de ces nouveaux instituteurs, qui leur en imposaient, autant par la confiance que leur témoignaient le roi et les chefs, que par une vie irréprochable, conforme aux maximes qui faisaient le fond de leur enseignement.

Législateurs médiocres, les missionnaires américains furent, en revanche des initiateurs éminens. Ils introduisirent aux îles les méthodes d’enseignement adoptées aux États-Unis, où l’instruction primaire est si largement répandue. Intelligente et docile, la race indigène fit, sous leur direction, des progrès rapides, et si, à l’heure actuelle, on trouverait difficilement dans l’archipel havaïen un ou une indigène de vingt ans ne sachant pas lire, écrire et compter, c’est à eux qu’est dû ce résultat remarquable. À côté des écoles primaires, ils créèrent des écoles normales où se formèrent des instituteurs canaques. L’éducation des enfans des chefs fut l’objet de leurs soins particuliers. À ces héritiers des traditions féodales ils enseignèrent les principes politiques, les doctrines égalitaires des États-Unis et aboutirent à ce résultat de convertir ces représentans des idées rétrogrades en partisans des théories avancées et en chefs d’un mouvement qui, en peu d’années, effaça toute trace de féodalité et substitua au pouvoir absolu les formules du gouvernement parlementaire.

Cette organisation nouvelle date de 1840. À sa tête, comme ministre de l’intérieur et président du conseil, figurait John Young, oncle d’Emma, l’un des partisans les plus dévoués du parti missionnaire. Ce parti reconnaissait pour chef le docteur Judd, homme sincère et convaincu, autoritaire par tempérament, d’idées étroites, mais de volonté tenace, puisant dans la foi que sa cause lui inspirait le sentiment de son infaillibilité, administrateur intègre, mauvais diplomate, comptant trop sur la providence pour réparer les bévues auxquelles l’entraînait son zèle à la servir. Pendant quelques années, conseiller occulte et tout-puissant du roi, le docteur, Judd consentit, en 1840, à prendre en mains le pouvoir avec le titre de ministre des finances et à appeler auprès de lui pour le seconder, en qualité de ministre des affaires étrangères, M. R.-C. Wyllie.

Né en Écosse, M. R.-C. Wyllie avait beaucoup voyagé ; possesseur d’une fortune considérable, acquise au Mexique et aux Indes, les hasards d’une vie aventureuse l’avaient amené aux îles, où le retenaient les charmes d’un climat merveilleux et l’étude d’une civilisation naissante. Curieux d’observer et d’apprendre, il avait réuni et publié, sous forme de notes, le résultat de ses excursions dans les îles et les travaux statistiques auxquels il s’était livré sur la population, la production agricole, les recettes et les dépenses de l’administration. Ce travail, qui se terminait par des appréciations dont le temps a démontré la justesse, avait attiré l’attention sur lui et le désignait pour être l’un des ministres du régime nouveau que l’on inaugurait, l’as plus que le docteur Judd, M. R-C. Wyllie ne consultait son intérêt en entrant aux affaires. L’ambition d’être utile le décida seule à accepter.

Chaque année voyait grossir le nombre des étrangers, des Américains surtout, que le développement du commerce, l’affluence des navires baleiniers, les fortunes rapides réalisées par les premiers colons attiraient dans l’archipel. Américains, Anglais, Allemands fondaient des comptoirs, créaient des plantations. Bien accueillis du roi, des chefs et de la population, leurs prétentions croissaient avec leurs forces. Les Américains, bien que jalousant l’influence prépondérante des missionnaires de Boston, en tiraient orgueil ; la conquête religieuse de l’archipel ne suffisait plus à leur ambition nationale ; ils y voyaient le prélude d’une annexion qu’autorisait à leurs yeux la décroissance rapide de la race indigène.

Sur la demande de kaméhaméha III, la France et l’Angleterre s’étaient engagées, en 1843, à reconnaître et à respecter l’indépendance havaïenne. Invité à suivre l’exemple de ces deux puissances et à se joindre à elle, le gouvernement des États-Unis avait refusé, alléguant sa politique traditionnelle de ne se lier par aucun acte diplomatique de nature à l’obliger, à un moment donné, à une action collective. Il protestait toutefois de sa volonté bien arrêtée de respecter, en toute circonstance, l’autonomie d’un royaume à l’indépendance duquel il avait toujours pris le plus vif intérêt. Le cabinet de Washington était sincère dans ses déclarations. Il n’entrait pas dans ses intentions d’annexer à son immense territoire un archipel situé à sept cents lieues de ses côtes. L’influence considérable qu’il y exerçait par ses missionnaires, par son commerce, ses baleiniers et ses nationaux lui suffisait Mais ce point de vue n’était point celui où se plaçaient les missionnaires et les colons américains. Pour les premiers, l’annexion était la consécration politique de leur œuvre religieuse. Pour eux, comme pour les colons, elle assurait, en outre, en l’augmentant, leur fortune personnelle. L’annexion, c’était la hausse considérable du prix des terrains dont ils étaient propriétaires, c’était une grande impulsion donnée à l’exploitation du sol, au commerce, aux armemens pour la pêche de la baleine ; aucun de ces avantages n’échappait à l’œil clairvoyant et pratique de l’Américain du Nord.

Divisés sur presque toutes les questions, les missionnaires et les colons américains se rencontraient sur ce terrain commun. Par des moyens différens ils tendaient au même but. Les missionnaires, par leurs rapports et leurs publications, s’attachaient à gagner à leurs vues l’opinion publique si puissante aux États-Unis et à vaincre par elle la résistance du cabinet de Washington et du congrès lui-même. Les colons s’efforçaient de persuader le roi et les chefs, de les amener à prendre l’initiative d’une demande d’annexion, leur faisant entrevoir des indemnités considérables, le maintien de la plupart de leurs privilèges, une existence large et facile sous la protection des États-Unis, et, en cas de refus, une annexion inévitable dans un délai peu éloigné, sans aucun des avantages qu’ils pouvaient encore stipuler.

À la population indigène hésitante, répugnant par instinct à l’aliénation de ses droits, ou parlait de l’occupation de Tahiti et des îles Marquises par la France ; on affectait de craindre qu’après avoir pris pied dans l’Océan-Pacifique du sud, elle ne convoitât l’archipel havaïen. On exagérait à dessein quelques difficultés locales entre le représentant de la France et le gouvernement au sujet des missionnaires catholiques ; on attribuait enfin à l’Angleterre des visées île même nature et on s’efforçait de persuader aux indigènes que la perte de leur indépendance n’était qu’une question de temps, et qu’ils avaient tout à gagner à devenir citoyens libres de la grande république.

La découverte de l’or en Californie en 1848 donnait un point d’appui inattendu à la propagande annexioniste. Un nouvel état se créait et se peuplait en peu d’années ; une ville riche et puissante surgissait sur la côte du Pacifique, attirant à elle des flottes entières, devenant le centre d’un commerce considérable, offrant à l’archipel un débouché qui dépassait de beaucoup sa puissance de production. Au début, tout manquait, sauf l’or, à San-Francisco, et l’or de San-Francisco affluait à Honolulu, où les navires se succédaient sans interruption, achetant à haut prix fruits, légumes, bétail, sucre, café, enrichissant les Kanaques, qui d’ailleurs partaient en foule pour ces merveilleux placers où la fortune, semblait-il, était aux premiers arrivés. Quelle preuve plus palpable, plus tangible de la puissance et de la richesse des États-Unis que cet afflux soudain de l’or, que ces nombreux navires se disputant les produits du sol, que cette hausse énorme et soudaine du prix de la main-d’œuvre, décuplant le salaire des matelots, des ouvriers du port et de toute cette population indolente, vivant de peu et brusquement envahie par la fièvre du gain !

Autour du roi les intrigues, les sollicitations redoublaient. Elles assombrirent les dernières années de son règne. Sous la pression des principaux chefs du parti missionnaire et des résidens américains, il consentit enfin à examiner le traité de cession qu’on lui soumettait ; il hésitait à le signer quand il mourut subitement le 15 décembre 1854. Il est constant que les excès dans lesquels on l’entraînait, pour lui arracher une signature qu’il ajournait, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, hâtèrent sa fin. Les honteux moyens auxquels on eut recours et auxquels les missionnaires restèrent étrangers, se tournèrent ainsi contre leurs auteurs. Kaméhaméha III, vieux avant l’âge, usé par les excès d’une jeunesse dissolue et les luttes d’un règne de vingt-neuf années, n’avait que quarante et un ans lorsqu’il mourut. Il ne laissait pas d’héritiers directs, mais il avait adopté pour fils et successeur son neveu, le prince Alexandre Liholiho, fils cadet de Kékuanaoa et de Kinau, fille de Kaméhaméha Ier.

Né le 9 février 1834, le nouveau souverain n’avait que vingt ans quand la mort de son oncle l’appela au trône. Comme presque tous les nobles havaïens, il était de haute stature, mais l’obésité, autre signe caractéristique des chefs, ne détonnait pas sa taille mince et élancée. Ses traits étaient réguliers, le front haut, le sourire charmant. Ses yeux vifs et intelligens éclairaient une physionomie très sympathique. Ses manières étaient celles d’un gentilhomme anglais de haute race ; il en affectait volontiers la tournure et la tenue. Son intelligence était plus prompte qu’étendue, plus en superficie qu’en profondeur. L’imagination dominait chez lui ; il concevait rapidement, mais se rebutait facilement, et la mobilité de son esprit nuisait à la fixité de ses plans. Son frère, le prince Lot, son aîné de deux ans, et depuis roi sous le nom de Kaméhaméha V, offrait avec lui un contraste frappant. Plus sérieux, plus réfléchi, le prince Lot avait toutes les qualités qui manquaient à Kaméhaméha IV, moins ce don de séduction qui, chez ce dernier, suppléait à ses lacunes. La plus sincère amitié unissait les deux frères, et bien qu’il fût l’aîné, le prince Lot avait vu, sans le moindre sentiment de jalousie, son frère cadet appelé, par la préférence de leur oncle, à hériter du trône.

En 1848-1849, les deux princes âgés de quinze ans et de dix-sept ans, avaient fait un voyage en Europe. Ils avaient successivement visité les États-Unis, l’Angleterre et la France. Ce voyage laissa dans leur esprit des impressions très vives et très différentes de celles qu’en attendait le docteur Judd, chargé de les accompagner, aux États-Unis, ils furent blessés par les préjugés de couleur et le peu de distinction que l’on y semblait faire entre la race cuivrée et la race noire. En Angleterre, ils reçurent au contraire un excellent accueil ; la cour et l’aristocratie leur firent fête. En France, les préoccupations politiques dominaient tout ; aussi revinrent-ils très imbus des idées anglaises et grands admirateurs d’un système politique dont la stabilité ressortait encore à leurs yeux par le contraste de la France révolutionnaire et des États-Unis républicains.

Élevée auprès des deux jeunes princes et de leur sœur, la princesse Victoria. Emma avait pris part à leurs études et à leurs jeux. Née en 1836, elle était de deux ans plus jeune que le roi. De taille moyenne et bien prise, elle avait le front haut, les traits réguliers, les yeux beaux, beaucoup de race et de charme dans les manières. Sa Physionomie respirait la douceur et la bonté. Bonne musicienne, éprise des choses de l’intelligence, elle était très au courant de la littérature anglaise. De goûts sérieux et d’esprit réfléchi, elle aimait s’occuper d’œuvres de charité et de questions religieuses. Ses qualités, autant que son rang, la désignaient au choix du nouveau souverain, épris d’elle depuis son enfance.


II

Leur mariage fut célébré le 19 juin 1856. La popularité du roi, l’estime et l’affection dont la jeune reine était l’objet, donnèrent aux fêtes officielles le caractère de réjouissances nationales. On espérait que Kaméhaméha IV, uni à la femme de son choix, à la compagne de son enfance, renoncerait aux amours faciles et à des excès de nature à compromettre sa santé. On augurait favorablement de l’influence qu’Emma devait exercer sur cette nature brillante, mais faible, si facilement dominée par son entourage immédiat. Aussi, dès le début, la reine s’occupa-t-elle d’introduire dans le palais des habitudes d’ordre et d’étiquette, de réformer et de monter leur maison, d’ouvrir ses salons, d’attirer autour du roi et d’elle une société agréable et de l’y retenir par le charme de son accueil. Très épris de sa jeune femme, Kaméhaméha IV se prêta de bonne grâce à ses projets. Préoccupée de l’avenir de la race havaïenne, de la décroissance constante de la population, elle prit l’initiative de la fondation d’un hôpital national et réunit par ses efforts et ses contributions personnels un capital assez considérable pour créer et assurer le maintien d’un vaste établissement construit et outillé d’après les données les plus récentes de la science, dirigé par des médecins bien rétribués et auquel ta population reconnaissante donna le nom d’hôpital de la Reine.

Très imbue des idées anglaises sur le rôle et les devoirs de la femme, Emma était sévère pour elle-même et pour les autres Ce n’était pas chose facile de réformer dans l’entourage du roi les mœurs dissolues, tradition d’un passé encore bien récent, et de convertir en une cour correcte l’assemblage assez hétérogène de jeunes chefs et de jeunes étrangers que la conformité des goûts et des amusemens groupait autour d’un roi jeune lui-même et amoureux de plaisirs. Si rapides qu’eussent été les progrès faits par la race indigène, si favorablement accueillis qu’eussent été les enseignemens des missionnaires, ils n’avaient pu changer en quelques années le fond même de la nature d’une population sensuelle. C’était déjà beaucoup pour les missionnaires d’avoir obtenu, comme ils l’avaient fait, une décence apparente, d’avoir contraint le vice à se dissimuler, d’avoir gagné à leur foi et converti à leur morale une grande partie des indigènes.

Kaméhaméha IV était un de leurs adeptes les plus sincères. Les dogmes du christianisme avaient séduit et charmé son imagination. La nature délicate et fine répugnait aux traditions grossières de la théogonie kanaque, mais il n’avait pu secouer entièrement le joug des vices héréditaires. En dépit de lui-même, il se laissait ressaisir à certains jours par les passions violentes et brutales de sa race et de son sang. Il se plongeait alors dans l’orgie, noyant sa raison dans l’eau-de-vie, s’abandonnant aux instincts sensuels qui sommeillaient en lui. Terrible dans sa colère et ses comportemens, il rougissait, la crise passée, des excès auxquels il s’était laissé entraîner et dont sa santé délicate subissait longtemps le contre-coup. Les crises étaient rares ; laissé à lui-même, il les eût peut-être évitées, mais il avait dans son intimité, comme amis et aides-de-camp des jeunes hommes de son âge, Américains et Anglais, adonnés eux aussi, au vice de la race angle-saxonne, qui l’entraînaient par leur exemple et faisaient naître l’occasion pour satisfaire leurs passions et réveiller les siennes. L’influence de la reine le retenait sur cette pente dangereuse ; il l’aimait sincèrement ; mais imbue des traditions du respect et de la soumission que les femmes devaient à leurs maris et surtout aux chefs, Emma se bornait à de timides remontrances et n’osait demander au roi d’éloigner de lui des compagnons dangereux. Une circonstance pourtant lui permit d’intervenir et elle le fit avec énergie.

En janvier 1857, le roi réunissait à dîner son frère, le prince Lot, sa sœur, la princesse Victoria, ses aides-de-camp et ses secrétaires. Aucun excès n’avait été commis pendant le repas auquel la reine présidait. Suivant la coutume anglaise, les dames se retirèrent après le dessert ; les invités se mirent à fumer et à boire. Le roi et le prince Lot les quittèrent pour rejoindre la reine, et les libations continuèrent jusqu’à une beure assez avancée de la soirée. Au nombre des convives du roi se trouvait M. M…. son aide-de-camp. Excité par le vin et les liqueurs, il avait quitté la salle du banquet sans que ses compagnons eussent remarqué son absence, lorsque des cris dans le parc qui entourait le palais vinrent donner l’alarme. Au détour d’une allée, ils rencontrèrent le prince Lot, le roi et M M… Le roi, très ému et très irrité, donna ordre à l’officier de service d’arrêter et de détenir au palais M. M…, l’accusant d’avoir insulté la princesse Victoria. Le lendemain, la jeune femme de M. M… vînt supplier le roi de pardonner à son mari, coupable, disait-il, d’avoir trompé par l’obscurité et en état d’ébriété, abordé la princesse qu’il prenait pour une des femmes de la reine. Le roi était disposé à se montrer indulgent, mais Emma, blessée dans sa dignité et résolue à obtenir du roi qu’il fit un exemple, insista si vivement que M. M… ne recouvra la liberté qu’à la condition de quitter le royaume et de s’engager à n’y plus rentrer. Peu s’en fallut que cet incident n’amenât des complications graves. M. M… se refusait à partir ; excipant de sa qualité d’étranger, il en appelait au représentant de l’Angleterre, Le roi fit acte d’autorité. M. M… fut transporté de nuit abord d’un paquebot en partance pour San-Francisco, et le gouvernement anglais s’abstint d’intervenir, estimant qu’en acceptant, sans lui en avoir référé, les fonctions d’aide-de-camp du roi, il avait aliéné sa qualité de sujet anglais.

Toujours mobile dans ses impressions, Kaméhaméha IV, renonçant, pour un temps au moins, aux plaisirs de la table et d’une vie oisive, se consacra avec ardeur aux soins du gouvernement et aux œuvres charitables dont la reine Emma avait pris l’initiative. Généreux par nature, bon et compatissant, il apportait dans ses aspirations philanthropiques l’ardeur et l’enthousiasme qu’il mettait en tout, ainsi qu’un fond d’exaltation religieuse qui se réveillait en lui à la suite des écarts dans lesquels l’entraînait trop facilement son tempérament. La reine encourageait en lui ses dispositions nouvelles ; l’annonce de sa grossesse augmentait encore son influence. Le 20 mai 1858, elle accouchait d’un enfant mâle qui recevait le titre de prince de Havaï. La joie des souverains fut partagée par le pays tout entier, qui vit dans la naissance d’un héritier la consolidation d’une dynastie reconnue par les puissances étrangères et chère aux indigènes. De grandes réjouissances publiques fêlèrent cet heureux événement, et la jeune reine reçut de tous côtés les preuves les plus évidentes de la sympathie qu’elle inspirait.

Le seul danger qui pouvait menacer l’indépendance havaïenne vouait des tendances annexionnistes de la colonie américaine riche nombreuse et puissante. Le contrepoids naturel se trouvait dans les sympathies de la France et de l’Angleterre. Celles de l’Angleterre n’étaient pas douteuses, mais avec la France les rapports étaient tendus. L’hostilité des missionnaires américains contre les missionnaires catholiques, les lois restrictives sur l’importation des vins et des spiritueux avaient provoqué, de la part de la France, des remontrances dont il n’avait pas été tenu compte, ni la proposition de négocier un traité, proposition à laquelle le gouvernement havaien n’avait répondu jusqu’ici que par des fins de non-recevoir. Cette situation préoccupait Kaméhaméha IV : il se décida à y mettre un terme et à ouvrir avec le représentant de la France qui, depuis trois ans, attendait vainement une réponse, des conférences pour régler par un traité les questions pendantes. Il désigna comme plénipotentiaires M. Wyllie, son ministre des affaires étrangères et son frère le prince Lot, qu’il venait d’appeler au ministère de l’intérieur. C’est de cette époque que datent mes premiers rapports avec ce prince qui devait, plus tard, être roi sous le nom de Kaméhaméha V, et dont je devins le ministre et l’ami. Rien alors ne faisait prévoir ces changemens. Kaméhaméha IV était jeune et plein de vie, la reine venait de donner un héritier au trône et, pour le moment, simple chancelier du consulat, je devais seconder mon chef dans ses négociations comme secrétaire des conférences.

J’aimais le pays où je me trouvais ; je ne désirais pas changer de résidence, j’étudiais beaucoup et je m’appliquais surtout à me rendre un compte exact des forces productrices du sol, des conditions du commerce, de la législation qui le régissait et de l’avenir qui lui était réservé. Entouré de gens qui prédisaient, dans un avenir peu éloigné, l’absorption de la race indigène par les États-Unis, je cherchais à démêler si tel était vraiment le cours fatal et nécessaire des choses. Je m’intéressais à ce peuple dont les qualités comme les défauts sont tout en dehors, dont l’hospitalité, vis-à-vis des étrangers, méritait un autre retour. Partisan sincère de son indépendance, j’avais peu à peu épousé cette idée avec passion. Je me révoltais contre ce fatalisme politique et religieux qui condamnait un peuple à périr pour ajouter une étoile de plus au drapeau de l’Union. Une race autochtone, au sein d’un archipel distant de plus de cent cents lieues de mer du continent américain et de l’Asie offrant à tous un sol hospitalier et une sécurité absolue sollicitant timidement son admission dans les rangs des nations civilisées, me paraissait avoir des droits incontestables à vivre de sa vie propre et à conserver sa place au soleil. Mes convictions n’étaient un secret pour personne ; on me considérait comme un adversaire déclaré de l’annexion, mais mon opinion n’avait alors que peu de poids ; plus théorique que pratique, elle ne s’appuyait pas encore sur les données de l’expérience, sur les argumens solides. Je demandais les unes au temps, les autres au travail et accumulais patiemment des provisions de faits et d’observations, arsenal dans lequel je devais un jour puiser pour édifier et défendre tout un système politique.

Ouvertes le 12 août 1856, les conférences se terminèrent par la signature, le 29 octobre 1857, du nouveau traité La discussion fut vive et sur certains points, notamment celui relatif à la réduction des droits de douane sur les spiritueux, la résistance les plénipotentiaires havaïens était pleinement justifiée. Ils représentaient que la réduction de ces droits ne profiterait en rien à la France, qui n’entretenait aucun commerce direct avec l’archipel ; ils prouvaient, en outre, ce qu’il était impossible de contester, que la consommation des spiritueux était un fléau pour la race indigène et que la France, qui l’interdissait à Tahiti aux indigènes, ne pouvait logiquement l’imposer aux îles Havaï. Mais de Paris les ordres étaient péremptoires, et le gouvernement havaïen, forcé d’accepter le traité tel quel ou de courir les risques d’une rupture, céda. Le traité fut signé à la grande satisfaction des négocians allemands, anglais et américains, qui profitèrent seuls de la réduction des droits sur les spiritueux en important du gin et du whiskey. Pas un baril d’eau-de-vie français ne bénéficia de ce dégrèvement, dont la France assuma bénévolement la responsabilité.

Plus habile, l’Angleterre recueillait les avantages de nos exigences et s’appliquait, en toute occasion, à ménager les légitimes susceptibilités d’un peuple vis-à-vis duquel elle se posait en protectrice et amie. Ses navigateurs, Cook et Vancouver, avaient laissé dans l’archipel d’impérissables souvenirs. Un Anglais, M. Wyllie, possédait la confiance du roi et dirigeait la politique extérieure ; Kaméhaméha IV et son frère n’avaient pas oublié l’accueil sympathique qu’ils avaient reçu en Angleterre ; enfin, la reine Emma, Anglaise d’origine, était, en ce moment même de la part de la reine Victoria, l’objet d’une offre délicate qui flattait à la fois son amour-propre de femme et de mère, celle d’être marraine du jeune prince de Havaï, dont le prince de Galles acceptait d’être parrain.

Tout entier à la joie que lui causait la naissance de son fils Kaméhaméha IV semblait avoir entièrement renoncé aux liqueurs fortes. Sa santé s’était rétablie, mais toujours impuissant à résister à la tentation quand la vigilance de la reine ne réussissait pas à l’écarter, il devait une fois encore se laisser entraîner à des excès plus graves, destinés à avoir une profonde influence sur le reste de sa vie.

Le 3 août 1859, le roi, accompagné de la reine, de son secrétaire particulier, M. Neilson, et de ses aides-de-camp, quittait Honolulu pour aller passer deux mois dans l’île de Mauï, où il possédait des terres considérables. Les habitudes d’intempérance de M. Neilson n’étaient un secret pour personne, et la reine Emma avait plusieurs fois sollicité le roi de l’écarter de sa personne Le roi s’y était refusé : son intimité avec Neilson datait de plusieurs années, il avait pour lui une amitié que justifiaient, d’ailleurs les qualités d’esprit et de cœur de ce compagnon de sa jeunesse. Ainsi que le roi, Neilson semblait avoir, depuis quelque temps, réformé ses habitudes, mais dans l’oisiveté de la vie de la campagne il se laissa entraîner par son vice avec d’autant plus de violence qu’il s’était abstenu plus longtemps. Dans le pavillon détaché qu’il occupait à quelque distance de la demeure du roi, on jouait et on buvait chaque soir. Kaméhaméha IV ne sut pas résister à la tentation de l’exemple ; pendant plusieurs jours, il se plongea dans l’orgie noyant sa raison dans l’eau-de-vie, sourd à toutes les sollicitations de la reine jusqu’au jour où, dans un paroxvsme de rage, de colère et de folie, il s’arma d’un revolver et tira sur son compagnon de débauche en lui disant : « Que Dieu vous damne, Neilson ! » Le malheureux tomba, frappé à mort. Subitement revenu à lui-même à la vue du sang qui roulait et de sa victime qui râlait, Kaméhaméha IV s’abandonna à un accès de désespoir tel que les assistans réussirent à grand peine à l’empêcher de tourner contre lui-même l’arme dont il venait de se servir.

Extrême dans ses résolutions, aussi passionné dans ses remords que dans ses emportemens, le roi n’avait qu’une idée : rentrer dans sa capitale, faire l’aveu public de son crime, se condamner, abdiquer en faveur de son fils, remettre la régence aux mains de la reine et de son frère, et chercher l’expiation dans la solitude. La reine avait peine à modérer ses transports. Agenouillé au pied du lit de sa victime, il sollicitait son pardon. Immédiatement prévenu, le prince Lot accourait auprès de lui. Son influence et son affection, les soins de la reine ramenèrent enfin un peu de calme dans l’esprit du roi. Ils le décidèrent à surseoir à ses résolutions extrêmes et à se laisser guider par leurs avis. Prenant les devans, le prince revint à Honolulu, où la nouvelle du meurtre commis était l’objet de tous les commentaires. Il réunit le conseil privé, exposa les faits, les remords du roi, son désir d’abdiquer, sa résolution bien arrêtée de s’y opposer et de refuser la régence. Il invita le conseil à joindre ses efforts aux siens pour ramener le roi à une appréciation plus saine de la situation. Son dévoûment, son affection pour son frère, la sympathie que Kaménaméha IV inspirait à tous, provoquèrent des manifestations publiques, des adresses dans lesquelles on invitait le roi à ne pas se démettre de ses fonctions. A Lahaina, la reine s’efforçait de relever son courage et secondait de son mieux le prince Lot. Elle montrait à Kaméhaméha IV l’expiation dans l’accomplissement de ses devoirs de père et de souverain, dans le bien qu’il pouvait encore accomplir, elle faisait appel à ses sentimens religieux. Les adresses qu’il reçut l’émurent et il revint à Honolulu, où son frère l’attendait, profondément repentant, résolu à racheter les écarts de sa vie passée et à justifier la confiance et l’affection de ses sujets.

Dès son retour, il s’en expliqua nettement devant le conseil privé, fit, sans rien atténuer, l’aveu de ses excès et de son crime, proclama son fils héritier du trône en cas de décès, désigna la reine comme régente, et confirma son frère son successeur an cas où le prince de Havaï viendrait à mourir sans héritiers. Puis, reprenant une idée de son ancêtre Kaméhaméha Ier, il écrivit en Angleterre pour solliciter l’établissement, dans ses états, d’une branche de l’église réformée, l’envoi d’un évêque et d’un clergé anglican. Sa nature imaginative s’accommodait mal des formes ascétiques du culte méthodiste, mais, élevé dans la religion protestante, il répugnait à l’adoption du catholicisme. La liturgie et les cérémonies du High Church, fort en faveur en Angleterre, le séduisaient. De son côté, la reine, anglicane elle-même, désirait vivement l’établissement d’une église avec laquelle elle fût en parfaite communion d’idées. Tous deux enfui se proposaient de confier à l’évêque dont ils demandaient l’envoi l’éducation du jeune prince. Kaméhaméha IV appuyait sa demande de l’offre d’un terrain pour l’érection d’une église et d’une souscription annuelle assez considérable pour défrayer en grande partie les dépenses du nouveau cierge. Cette demande, bien accueillie en Angleterre, fut prise eu sérieuse considération. Kaméhaméha IV s’occupa lui-même de tout préparer pour l’installation de cette mission, et se plongea dans l’étude et l’examen des questions théologiques avec l’ardeur qu’il mettait à tout ce qu’il entreprenait. Le temps n’avait ni affaibli ses résolutions, ni diminué l’amertume de ses regrets. Agité de sombres pressentimens, il croyait sa fin prochaine : il redoutait de n’avoir pas le temps d’expier sa faute et cherchait dans ses études religieuses une consolation et une espérance. La reine l’y encourageait. Elle connaissait mieux que personne cette nature impressionnable à l’excès, toujours en lutte avec elle-même, chez laquelle les aspirations les plus élevées se heurtaient aux appétits violens, les élans vers le bien aux vices héréditaires, nature complexe, mais si étrangement séduisante qu’on ne pouvait l’approcher sans sympathie, ni la connaître sans l’aimer.

La mort de mon chef, la gestion du poste, m’avaient beaucoup rapproché du roi. Je le voyais alors fréquemment et intimement. Spirituel et intelligent, il causait bien, avec tact et simplicité. Il avait beaucoup lu et retenu. Passionné pour la littérature anglaise il apprenait surtout Shakspeare, Tennyson, Dickens et Thackeray. D’un commerce aimable et facile, il était très aimé de ses inférieurs. Son attachement pour la reine avait quelque chose de chevaleresque et de touchant. Il adorait son fils. Le jeune prince était d’une santé délicate ; il portait la peine des excès de son père et Kaméhaméha IV suivait avec une sollicitude inquiète sa croissance lente et tardive. Dans les anxiétés qu’elle lui causait, il voyait le châtiment de sa faute, la peine du talion, et maintes fois, les larmes aux yeux, je l’ai entendu dire : « Je mourrai jeune, mais je verrai mourir mon fils. » Il ne se trompait pas. Le 27 août 1862, le prince de Havaï succombait à un accès de fièvre après une maladie de huit jours.

Le désespoir du roi fut navrant et, pour ceux qui le voyaient de pies, il n’était pas douteux qu’il n’avait plus lui-même longtemps à vivre. Par une singulière ironie du sort, le jeune prince expirait au moment même où la corvette anglaise Termageant amenait dans le port de Honolulu l’évêque anglican et son clergé ainsi que le consul général anglais et sa femme, chargés de représenter la reine Victoria et le prince de Galles, marraine et parrain du prince de Havaï, dans la cérémonie du baptême. Le coup ne fut pas moins terrible pour la reine Emma ; elle le supporta plus vaillamment, s’attachant à relever le courage du roi, demandant et trouvant des consolations dans ses devoirs de religion et dans ses œuvres de charité, qui l’absorbaient de plus en plus.

La mon du jeune prince de Havaï faisait du prince Lot l’héritier présomptif du trône. Ministre de l’intérieur, le prince Lot, s’il n’avait pas les qualités brillantes de Kaméhaméha IV, possédait une rare fermeté, beaucoup de bon sens pratique et une volonté opiniâtre. Comme son aïeul. Kaméhaméha Ier, auquel il ressemblait beaucoup physiquement et moralement, il aimait la solitude, n’avait aucun goût pour les cérémonies d’apparat et les réceptions officielles. Les différens partis qui se disputaient l’influence et le pouvoir ne savaient trop ce qu’ils avaient à espérer ou à redouter de son avènement. Bien que plus âgé que son frère, sa santé robuste, son genre de vie ne permettaient, pas de douter qu’il ne lui survécût. Kaméhaméha IV, en effet, dépérissait lentement, le 30 novembre 1863, il s’éteignait subitement.

Il avait régné huit ans. Dans ce court espace de temps l’archipel havaïen avait franchi une nouvelle et considérable étape dans la voie du progrès et de la civilisation. Il ne restait plus trace de l’antique barbarie ; le régime féodal, fondé par Kaméhaméha Ier, avait disparu. Un roi jeune, épris des idées modernes, entraîné lui aussi par le courant de son siècle, avait inauguré une ère nouvelle, attiré et retenu l’immigration, développé l’agriculture, pratiqué le régime constitutionnel. Malgré ses écarts et ses fautes, il emportait avec lm l’affection de ses sujets et de la colonie étrangère, dont il avait encouragé l’esprit d’entreprise et favorisé la propagande religieuse. Le jour même de la mort de son frère, le prince Lot était proclamé roi sous le nom de Kaméhaméha V.

Le premier acte du nouveau souverain fut un acte de déférence et de courtoisie à l’adresse de la reine Emma. Il l’invita à continuer de résider au palais, au moins jusqu’après les funérailles de son mari, et lui témoigna, par les attentions les plus délicates, la part qu’il prenait à son chagrin. Puis, après avoir pourvu à l’expédition des affaires courantes, il quitta Honululu et se retira dans sa résidence de Waikiki, à quelques kilomètres de la ville, où il s : renferma dans une solitude absolue pour mûrir ses plans et arrêter le choix de ses ministres. Il projetait, en effet, des changemens considérables et voulait, pour les mener à bonne fin, s’entourer d’hommes résolus, on communion d’idées avec lui et sur le concours desquels il pût faire fond. La constitution essentiellement démocratique de 1852, œuvre du parti américain, imposée à l’ignorance de Kaméhaméha III, subie ensuite par Kaméhaméha IV, lui inspirait une répugnance absolue et lui paraissait incompatible avec les traditions monarchiques du royaume et le maintien de son indépendance. À l’époque où cette constitution avait été élaborée, le parti américain poussait de toutes ses forces à l’annexion des îles aux États-Unis. Aussi un article spécial de sa constitution donnait-il au souverain le droit d’aliéner son royaume et d’en négocier la cession à la république américaine.

Bien résolu à ne jamais faire usage de ce droit, Kaméhaméha V estimait que tant qu’il serait maintenu, il provoquerait et justifierait les tentatives annexionistes. Il répugnait également à la nomination des membres de l’assemblée par le suffrage universel sans aucune restriction, la loi accordant le droit de vote à tout étranger qui se faisait naturaliser, et le nombre de ces derniers croissant d’année en année, D’autre part, et aux termes de cette même constitution, le roi devait, à son avènement, prêter serment de l’observer et de la maintenir, Kaméhaméha V était bien décidé à n’en rien faire, Il entendait détruire complètement cette œuvre de parti et lui substituer une constitution nouvelle, libérale, mais essentiellement monarchique et qui affirmât hautement l’autonomie de la race indigène. L’entreprise n’était pas sans danger : il était évident que les américains résisteraient et pousseraient les indigènes à la résistance, qu’ils se poseraient en défenseurs de l’ordre et de la légalité, en partisans d’une constitution ratifiée par deux souverains et que ne pouvait supprimer le caprice de leur successeur.

Le parti américain ignorait absolument les intentions du roi. Très silencieux d’ordinaire, il s’était jusqu’ici renfermé dans un mutisme absolu sur les questions de politique générale. À la chambre, au conseil, il prenait rarement la parole et n’abordait la tribune que pour les discussions administratives de son ministère de l’intérieur. Il vivait retiré, sans autre véritable intimité que celle de son frère et de sa belle-sœur. Son entourage se composait de quelques Américains qu’attiraient auprès de lui sa fortune, sa générosité et l’absence d’étiquette de sa vie de garçon. Ils étaient ses commensaux, se croyaient ses amis et, depuis que la mort du prince de Havaï et la santé chancelante de son frère l’avaient rapproché du trône, ils aspiraient à devenir ses conseillers et ses ministres.

L’opinion publique partageait leurs illusions ; : aussi apprit-on avec étonnement que le roi, rompant ouvertement avec le parti américain, appelait au ministère des hommes nouveaux, connus pour leur hostilité à l’annexion et à la constitution de 1852, Le ministère des affaires étrangères, celui de l’intérieur et la place de secrétaire du roi étaient confiés à des Anglais ; le roi m’appelait an ministère des finances ; un Américain, ancien sénateur au congrès des États-Unis, mais antiannexioniste, M. E.-H. Allen, devenait garde des sceaux et juge en chef de la cour suprême. Ces choix étaient une déclaration de guerre très nette aux partisans de l’annexion ; ils ne s’y trompèrent pas et commencèrent, dans les journaux locaux et dans la presse des États-Unis, très répandue dans l’archipel, une campagne violente contre le nouveau ministère.

Sommé par eux de prêter serment à la constitution de 1852, Kaméhaméha V fit savoir qu’il n’en ferait rien. Il invita ensuite par une proclamation ses sujets à élire clos délégués spéciaux, chargés de discuter avec les nobles et lui une constitution nouvelle et me désigna, avec l’un de mes collègues, pour le représenter dans les discussions, porter la parole en son nom, exposer ses vues et soutenir ses idées. Un moment égarée par les accusations violentes que le parti américain dirigeait contre le roi et contre nous, affirmant que nous ne tendions à rien moins qu’au rétablissement du pouvoir absolu, à la suppression du droit de vote de la liberté de la presse, etc.. l’opinion publique subit dans une certaine mesure la pression de nos adversaires, et lorsque la convention s’ouvrit, le 5 mai 1864, les Américains ne mettaient pas en doute que le ministère ne fût bientôt obligé de se retirer et le roi de renoncer à ses projets.

Abandonnant la clause relative à la cession de l’archipel, clause impossible à soutenir et à justifier, c’était sur la question du suffrage universel que l’opposition entendait livrer bataille. Le roi était convaincu, ainsi que nous, que la république est le dernier mot du suffrage universel, et que la république aux îles n’avait aucune espèce de raison d’être. Les traditions monarchiques y étaient trop enracinées, les institutions républicaines trop peu goûtées et trop peu comprises des indigènes. L’article 62 de la constitution soumise par le roi à l’approbation des délégués substituait au suffrage universel un cens électoral restreint et exigeait certaines conditions de séjour avant d’obtenir la naturalisation. Les articles précédens furent vivement discutés, mais, sur aucun d’eux, l’opposition ne réussit à rallier la majorité. Sur celui-là seul elle avait concentré tous ses efforts. Le roi et ses représentai à la convention étaient, de leur côté, bien décidés à ne pas céder sur ce point, qu’ils estimaient le plus important de tous, aussi la lutte se poursuivit-elle pendant plusieurs jours avec une violence passionnée de la part de l’opposition et une persévérance obstinée de la part du gouvernement. L’agitation n’était pas moins vive au dehors que dans la salle des séances. Chacun sentait qu’une crise était imminente. Les uns s’étonnaient de la longanimité du roi et de notre patience, que l’on attribuait à la crainte que nous inspiraient les menaces de l’opposition. Les autres, convaincus de notre chute prochaine, en concluaient la défaite de la monarchie et voyaient poindre l’annexion. Les partisans de cette mesure, enhardis par leur succès, pleins d’ardeur, se croyaient soutenus au dehors et suppléaient à la force du nombre, qui leur faisait défaut dans le pays, par l’audace qui en tient souvent lieu.

Les amendemens se succédaient, successivement rejetés par les deux partis, qui ne voulaient entendre à aucun compromis. Le roi présidait l’assemblée, sans prendre part aux débals, que mon collègue et moi soutenions en son nom. Le 13 août, la discussion s’ouvrit sur un dernier amendement présenté par un membre de la chambre des nobles. Je me disposais à prendre la parole pour te combattre lorsqu’un huissier nie prévint que le roi désirait m’entretenir dans le salon qui lui était réservé. Je me rendis auprès de lui. Il me demanda si j’augurais favorablement de la tournure que prenaient les débats. Je lui répondis que je n’en attendais aucun résultat satisfaisant ; que l’amendement proposé serait peut-être accepté par les délégués, mais qu’il était inadmissible pour nous et ne tranchait nullement la question. Le roi s’enquit ensuite de ce que je pensais d’un projet qu’on lui avait suggéré et qui consistait à provoquer un ajournement de six semaines pour laisser le temps aux passions de se calmer et nous permettre de ramener à nos vues les délégués dissidens. Je dis au roi que je considérais ce plan comme impolitique et dangereux ; qu’au point où nous en étions, provoquer, ou même accepter un ajournement, c’était renvoyer dans les districts une opposition triomphante qui se présenterait aux électeurs comme défenseurs de leurs droits, et qui mettrait cet ajournement à profit pour organiser la résistance et achever d’entraîner l’opinion publique. J’ajoutai qu’au cas où le roi s’a prêterait ii ce projet, il serait indispensable de modifier son ministère et que, pour moi, j’estimerais ma présence dans le cabinet impossible.

Le roi m’écouta jusqu’au bout sans m’interromprez puis il me dit que, dans une entrevue qu’il venait d’avoir avec sa belle-sœur la reine Emma, elle avait soutenu la même thèse et développé les mêmes argumens : quant à lui, son parti était pris, il refusait tout compromis et était prêt à agir. Il nous priait de tenter un dernier effort, il attendrait le résultat du vote. Je rentrai avec lui. Le roi prit place au i au te u il et la discussion commença. La partie réservée au public était comble, les couloirs regorgeaient de monde. On sentait que l’on touchait à la crise, on attendait les événemens. L’amendement fut rejeté.

Le résultat du scrutin fut accueilli par un profond silence. Le roi se leva et s’adressant à l’assemblée :

« Depuis cinq jours, cet article fait l’objet de vos délibérations et il est devenu évident pour moi que la majorité des délégués se refuse à l’adopter. Dans mon opinion, cet article est le plus important de tous. S’il est rejeté, mon gouvernement cesse d’être une monarchie pour devenir une république. Je vous déclare donc qu’ici s’arrêtent vos travaux.

« Je remercie les délégués de leur empressement à répondre à mon appel. La constitution de 1852 a été octroyée par mon oncle, Kaméhaméha III, lequel a déclaré en termes exprès qu’il l’octroyait à titre d’essai et se réservait le droit de l’abroger. Ce droit, j’en suis le dépositaire. Aussi longtemps qu’il plaira à Dieu de me maintenir sur ce trône, j’en suis le seul défenseur. Je déclare donc la constitution de 1852 abrogée ; j’en octroierai une nouvelle.

« J’invite mes ministres à conserver leurs portefeuilles ; si toutefois quelques membres ou officiers de mon gouvernement désirent se retirer dans les circonstances actuelles, je suis prêt à accepter leur démission.

« Si quelque jour mon peuple, par la voix de ses députés, exprimait le désir de discuter avec les nobles et moi les termes d’une constitution nouvelle, il me trouverait prêt à faire droit à une si juste requête.

« Les travaux de la convention sont terminés, et la convention est dissoute. »

Les délégués ne croyaient pas à tant d’audace de la part du roi ; ils s’attendaient en effet à une proposition d’ajournement qui, laissant le gouvernement sous le coup d’un échec, leur permettrait de se rendre dans leur districts respectifs pour rendre compte de l’exercice de leur mandat. Aucun d’eux ne se dissimulait qu’il avait été beaucoup plus loin que ne le voulaient ses électeurs. Ils n’ignoraient pas que presque tous les indigènes étaient avec le roi, sympathisaient avec lui et voyaient, en lui, plus encore qu’en son prédécesseur, le véritable représentant de leur race et de leurs aspirations. La tâche des délégués opposans devenait difficile. Ils n’étaient pas prêts, quoi qu’ils en pussent dire, à tenter une résistance à main armée. Très peu les eussent suivis sur ce terrain. Ils en avaient fait la menace : essayer de l’exécuter, c’était courir au-devant d’un échec certain ; s’abstenir était un aveu d’impuissance. Ils se décidèrent à attendre les événemens et à laisser se dessiner l’opinion publique. Elle leur fut hostile, et ils purent s’en apercevoir à leur sortie de la salle des séances. Les membres de l’opposition Jurent accueillis par un profond silence, tandis que de nombreux hurrahs saluaient le roi qui, remontant en voiture, se faisait conduire au palais.

La reine Emma l’y attendait et le félicita chaleureusement. Elle était au courant de ses projets, elle savait la répugnance que lui inspirait la constitution de 1852, elle approuvait soit refus de prêter serment. Maintes fois elle avait assisté aux entretiens intimes de son mari et de son beau-frère, aux sollicitations de ce dernier pour décider Kamohaméha IV à prendre l’initiative d’une révision, aux atermoiemens du roi, peu soucieux d’entreprendre une si lourde tâche. Elle estimait très haut le caractère énergique du nouveau souverain ; elle était sensible aux témoignages de confiance et aux marques de sympathie qu’il lui prodiguait. Longtemps elle avait caressé le désir et l’espoir de visiter l’Europe avec son mari. Kaméhaméha IV l’entretenait souvent du voyage qu’il y avait fait avec son frère. Née à Honolulu, n’ayant jamais quitté l’archipel, la reine Emma souhaitait ardemment voir l’Angleterre, patrie de son aïeul. Kaméhaméha V l’encourageait à donner suite à ce projet. La mort de son fils et de son mari avait éprouvé sa santé et rendait désirable un changement de climat et de milieu, La fortune personnelle de la reine ne lui permettait guère une aussi forte dépense ; le roi lui vint en aide, et, en mai 1865, elle acceptait l’invitation de la reine Victoria de se rendre à Windsor et s’embarquait à bord de la Clio, bâtiment de guerre anglais, que l’amirauté mettait à sa disposition.


III

Fort bien reçue aux États-Unis, elle n’y séjourna cependant que peu de temps et se rendit en Angleterre, où on lui fit un chaleureux accueil. L’aristocratie anglaise rivalisa d’attentions auprès de la petite-fille d’un matelot anglais abandonné sur une plage presque inconnue de l’Océan-Pacifique et qui n’avait certes jamais rêvé qu’un demi-siècle après sa mort son unique descendante serait traitée à Windsor, par la reine d’Angleterre, en souveraine et en amie. En France, l’empereur et l’impératrice l’accueillirent avec une sympathie marquée. Elle passa l’hiver en Italie et revint s’embarquer en Angleterre pour New-York et San-Francisco, où le gouvernement américain avait donné ordre à l’amiral Thatcher, commandant l’escadre du Pacifique, de ramener la reine à Honolulu.

Les impressions qu’elle rapportait de ce voyage n’étaient nullement celles que l’on aurait pu attendre d’une femme, jeune encore, intelligente et instruite, mais n’ayant jamais rien vu d’autre que l’archipel des Sandwich. Je m’attendais bien à ce que le climat de l’Angleterre, de la France et même de l’Italie lui paraîtrait sombre et triste après le radieux soleil et les merveilleux paysages des tropiques, mais je n’avais pas prévu que ce qui l’impressionnerait le plus serait l’aspect, et, pour elle, la révélation de la misère. Toujours préoccupée de questions religieuses et philanthropiques, elle avait beaucoup la sur ces sujets, mais jamais elle n’avait vu, rencontré des Êtres humains souffrans de la faim, du froid, aux prises avec les privations matérielles, et ce spectacle semblait avoir terni à ses yeux l’éclat de notre civilisation européenne. Dans les fréquens entretiens que j’eus avec elle, elle y revenait constamment, et le souvenir des pauvres, des malheureux, avait plus vivement frappé son imagination que les splendeurs de Windsor et des Tuileries. Elle s’estimait heureuse de vivre dans un pays où la misère est inconnue, où le climat, les productions du sol et les conditions économiques rendent la pauvreté facile à subir, facile aussi à éviter. Elle revenait plus passionnée que jamais pour ses œuvres charitables, pour ta diffusion de l’enseignement et la moralisation de la race indigène, auxquelles elle consacrait ses loisirs et ses revenus.

Elle retrouvait l’archipel calme et prospère. Le roi avait eu raison de l’opposition à ses projets de réforme. L’agriculture faisait chaque jour de nouveaux progrès ; la production du sucre, du riz, du coton, du café, augmentait rapidement, et, avec elle le bien-être, l’aisance et la fortune publique. Il n’y avait qu’une ombre à ce tableau : le roi était le dernier de sa race, et, s’il venait à mourir sans héritier direct, il fallait procéder à l’élection d’un nouveau souverain et traverser une crise qui pouvait être redoutable pour l’indépendance havaïenne. La nouvelle constitution avait prévu le cas et remis l’élection à la chambre des nobles et à celle des représentans, mais tous les partisans sincères de l’autonomie souhaitaient ardemment le mariage de Kaméhaméha V.

J’avais eu plusieurs fois l’occasion d’aborder cette question avec lui. Depuis la mort de M. Wyllie, le roi m’avait appelé aux fonctions de ministre des affaires étrangères. L’amitié qu’il me témoignait, l’intimité qui existait entre nous, me permettaient d’insister auprès de lui pour qu’il donnât satisfaction aux désirs de son peuple ; mais, sous ses ajournemens, je devinais une autre cause que l’indifférence ou le désir de conserver sa liberté. Je soupçonnais la vérité ; il me la dit enfin dans un entretien que nous eûmes ensemble quelques semaines avant le retour de la reine Emma. Le culte chevaleresque qu’il professa il pour elle, la confiance qu’il lui témoignait, prenaient leur source dans un sentiment plus vif qu’une affection fraternelle. Il aimait la reine ; mais, connaissant ses idées religieuses et l’opposition du clergé anglican aux mariages entre beau-frère et belle-sœur, il doutait fort qu’elle consentît à l’épouser. Il m’autorisa cependant à lui en parler à son retour, à lui transmettre l’assurance qu’il saurait respecter son refus et, à la prier, si ses scrupules religieux ou ses propres sentimens ne lui permettaient pas de l’accepter pour mari, de lui conserver l’amitié d’une sœur. L’impression que me laissa cet entretien fut que, si la reine Emma refusait, Kaméhaméha V ne se marierait jamais. Dans une conversation avec la reine j’abordai ce sujet délicat, mais, ainsi que je le prévoyais, et que le roi le devinait, ses scrupules religieux et le souvenir de son premier mari étaient d’insurmontables obstacles. Je crois que, dans une situation autre et moins en vue, elle eût plus écouté ses sentimens personnels, et que l’estime et l’affection qu’elle avait pour lui eussent triomphé de ses hésitations. Elles étaient telles qu’il était impossible d’insister, et le roi s’appliqua par tous les moyens en son pouvoir à lui faire oublier sa demande et à maintenir leurs rapports sur le même pied qu’autrefois.

De retour à Honolulu, la reine prit possession de la villa que son beau-frère avait fait préparer pour elle pendant son voyage en Europe, dans un des plus beaux sites de la vallée de Nunanu et à peu de distance de la ville. Elle en fit sa résidence favorite et y passait la plus grande partie de l’année. A la mort de son père adoptif, le docteur Rooke, elle avait hérité de sa fortune et de la maison qu’il possédait en ville. Elle la aménager et l’habitait de temps à autre quand quelque cérémonie officielle ou la présence sur rade d’un vaisseau amiral obligeaient le roi à recevoir. La reine Emma présidait à ces réceptions et à ces dîners, pour lesquels il s’en reposait entièrement sur elle.

Pendant le règne de Kaméhaméha V, Emma s’adonna exclusivement à ses œuvres de bienfaisance, créant et présidant des associations charitables, usant de son influence sur le roi, qui l’appelait en riant son ministre des aumônes, pour venir en aide à ses nombreux protégés.

Kaméhuméha V mourut subitement le 11 novembre 1872, jour anniversaire de sa naissance, il atteignait sa quarante-troisième année. Fort et vigoureux, il semblait avoir de longues années devant lui. Comme son frère, il fut emporté en quelques heures sans que les médecins, appelés trop tard, lui fussent d’aucun secours. Avec lui s’éteignait la dynastie des Kaméhaméhas. Aux termes de la constitution, les chambres se réunirent pour désigner un nouveau souverain. Ce choix ne pouvait toutefois porter que sur un chef, de la race des aliis ou nobles. Trois candidats étaient désignés par leur rang. En première ligne venait le prince William Lunalilo, cousin du roi, âgé de trente-trois ans. Membre de la chambre des nobles, actif, intelligent, ambitieux, il avait eu une jeunesse orageuse. Possesseur d’une grande fortune, il en avait usé pour s’abandonner à tous les excès d’une nature ardente, mais telle était la vigueur de sa constitution qu’il avait résisté à cette vie de plaisirs et que sa santé ne paraissait même pas en être affectée. Très populaire parmi les indigènes, aimé des étrangers, William Lunalilo avait contre lui le souvenir de son passé et la crainte de le voir retomber dans des excès qui avaient en un regrettable retentissement. Le seul parmi les chefs qui pût lui porter ombrage était David Kalakaua, jeune noble, de moindre rang, mais bien vu et estimé de tous, et dont la vie régulière contrastait avec celle du prince William.

Aucune loi n’excluait les femmes du trône. La reine Emma pouvait donc être élue. cf. son inépuisable charité, sa vie exemplaire, lui auraient rallié les suffrages, si elle avait consenti à se mettre sur les rangs ; mais ce nouveau deuil qui la frappait ravivait ses douleurs passées. Elle déclara qu’elle n’acceptait aucune candidature et invita ses partisans à voter en faveur du prince William. Le choix était donc circonscrit entre ce dernier et David Kalakaua. Le 8 janvier 1873, William Lunalilo fut élu à l’unanimité moins 3 voix.

Je l’avais beaucoup connu alors qu’il siégeait à la chambre des nobles. A une beauté physique remarquable il joignait une intelligence active, éveillée, beaucoup de dignité. Prodigue comme un grand seigneur, adoré de ses inférieurs, il gâtait tous ses dons naturels par son penchant à l’ivrognerie, domine Kaméhaméha IV, il luttait vainement pour s’en rendre maître ; pendant des mois entiers il étonnait par son absolue sobriété ceux qui l’approchaient, jusqu’au jour où le prétexta le plus futile, le hasard d’une rencontre ou d’une réception, l’amenaient à goûter un verre de Champagne ou d’eau-de-vie. Alors commençait l’orgie furieuse dont il sortait brisé ; quelques jours de repos suffisaient à sa merveilleuse constitution pour en effacer toutes traces apparentes.

Elevé par les missionnaires américains, il avait reçu d’eux une éducation soignée, des convictions religieuses et des idées libérales avancées qui faisaient de lui, dans le parlement, un chef d’opposition éloquent et redoutable, et, parmi les nobles, l’unique adversaire du régime monarchique et le seul partisan des institutions républicaines. On n’avait d’abord vu dans son attitude politique que le désir de se singulariser et de faire au roi, son cousin, une opposition peu dangereuse, à tout prendre. Il n’en était rien. Avec la naissance et les qualités extérieures d’un chef et d’un prince, il avait les instincts et les goûts d’un radical. Elu roi, il apportait sur le trône ces contradictions et, dès le début, il s’en expliquait franchement, discutant lui-même sa raison d’être et tout prêt à mettre en doute sa propre autorité. Il n’était pas marié ; invité par le parlement à désigner son successeur pour le cas où il mourrait sans héritier, il s’y refusa nettement, alléguant que, n’étant pas convaincu de l’excellence de la forme monarchique, il ne se reconnaissait pas le droit de désigner un roi ; il laissait donc à ses sujets, lui mort, et même lui vivant, toute liberté d’exprimer leurs préférences et de lui redemander, s’ils le désiraient, le mandat qu’il tenait d’eux. Il eût été plus logique de ne pas le solliciter, mais il ne devait pas le conserver longtemps. Le 3 janvier 1874, il mourait après un règne de treize mois.

Une fois de plus le trône était vacant et l’assemblée appelée à procéder à une nouvelle élection. David Kalakaua se présentait. Les partisans de la reine Emma la décidèrent à se mettre sur les rangs. C’était une faute. Quels que fussent sa popularité et ses titres, son élection ne résolvait rien. Veuve sans enfans, décidée à ne pas se remarier, elle ne pouvait fonder une dynastie ni donner au pays des garanties d’avenir. David Kalakana était marié, assez jeune pour avoir des héritiers, à défaut desquels son frère pouvait lui succéder. Ces considérations militaient eu sa faveur et, dans l’assemblée, elles entraînaient la grande majorité. Au dehors, il n’en allait pas de même. La reine Emma était l’idole des clauses inférieures ; sa charité lui avait conquis tous les cœurs. Son règne leur apparaissait comme un millénium, un âge d’or, et leurs acclamations passionnées pour celle qu’ils appelaient la bonne reine, leurs objurgations violentes à l’adresse des membres de l’assemblée connus pour leurs sympathies en faveur de la candidature de David Kalakaua, faisaient redouter un mouvement populaire et des désordres graves.

On savait, en outre, que le gouvernement des Etats-Unis, désireux d’assurer à sa marine de guerre un port de ravitaillement dans l’Océan-Pacifique, avait offert au gouvernement havaïen de lui acheter, à l’embouchure de la rivière la Perle, à quelque distance de Honolulu, une zone de territoire pour y installer un dépôt de charbon et des magasins de vivres. La reine était hostile à ce projet, dans lequel elle voyait, avec raison, une menace pour l’avenir et un premier pas dans la voie de l’annexion. On affirmait, au contraire, que David Kalakaua était favorable à cette cession. Il n’en avait pas fallu davantage pour surexciter encore la population indigène, réveiller sa passion pour son autonomie et lui inspirer tout à coup une défiance profonde vis-à-vis de tous les résidens étrangers même de ceux qui, établis depuis de longues années dans l’archipel, s’étaient toujours montrés partisans déclarés de l’indépendance.

En réalité, aucun des deux candidats n’était en faveur de la cession d’une partie quelconque du territoire ; aucun d’eux, l’eût-il voulu, n’eût pu la faire accepter par la population ; rassemblée le savait : douée de plus de sens politique, elle écarta, dès le début, ces appréhensions aussi vaines que passionnées et élut, par 39 voix, David Kalakaua roi des îles Havaï ; 6 voix seulement se portèrent sur la reine Emma.

La foule entourait la salle des séances. Presque tout entière favorable à la reine, elle accueillit la proclamation du scrutin par des clameurs violentes. Un comité de six membres délégués par l’assemblée pour porter au nouveau souverain la nouvelle de son élection fut assailli à la sortie par la multitude exaspérée. En un instant, la salle des séances fut envahie, les membres de l’assemblée arrachés de leurs sièges et obligés de s’enfuir ; plusieurs furent grièvement blessés. Vainement la force armée intervint ; la populace dispersa les troupes, mit à sac le palais de l’assemblée, brisant les meubles, détruisant les archives. Maîtresse de la ville, tout était à redouter de sa fureur ; la présence dans le port de deux frégates américaines, le Portsmouth et le Tuscarora, et d’une corvette anglaise, le Ténédos, prévint de grands malheurs. Sur la demande du ministère, les commandants firent débarquer leurs équipages en armes et rétablirent l’ordre par la force.

La responsabilité des violences commises n’incombait d’ailleurs en aucune façon à la reine Emma, qui avait, fait ce qui dépendait d’elle pour les prévenir et fut la première à les désavouer publiquement. Le jour même de l’élection, elle s’inclinait devant le choix de l’assemblée et faisait acte d’adhésion au nouveau souverain, lequel, de son côté, s’empressait de la maintenir en possession de ses titres et privilèges.

À dater de ce jour, la reine Emma se tint à l’écart de la politique et de la cour. Retirée dans sa villa, elle se consacra de plus en plus à ses œuvres de charité et à ses pratiques religieuses. C’est là qu’elle mourut, en mars dernier, âgée de quarante-neuf ans. La reconnaissance et l’affection des indigènes ont déjà créé autour de son nom une légende. Dans l’histoire de ce petit pays de l’Océanie, elle gardera le nom de la bonne reine. La petite fille du matelot anglais a largement payé à la dynastie éteinte des Kaméhaméha la dette de reconnaissance contractée par son grand-père le jour où le chef barbare de cette dynastie lui sauva la vie sur la plage de Lahaina. À l’œuvre naissante de civilisation dont son aïeul avait été l’instrument elle donna la consécration suprême. Montée sur ce trône, que John Young avait aidé Kaméhaméha Ier à édifier par la force, elle enseigna par son exemple la loi d’amour du christianisme : la charité.


C. DE VARIGNY.