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Elpénor (Goethe) 
Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de Goethe, tome IIILibrairie de L. Hachette et Cie (p. 64-93).


PERSONNAGES.

ANTIOPE.

LYCUS.

ELPENOR.

ÉVADNÉ.

POLYMÉTIS.

JEUNES GENS.

JEUNES FILLES.

SCENE’ I.

ÉVADNÉ, JEt’NES FILLES.

ÉVADNÉ.

Doublez le pas, descendez ; ne tardez pas trop longtemps, bonnes jeunes filles. Entrez. Ne donnez pas trop de soins à votre habillement et à votre chevelure, Quand votre tâche sera terminée, le temps viendra de vous parer. 11 faut, le matin, être alerte à l’ouvrage.

UNE JEUNE FILLE.

Nous voici, et les autres suivront tout à l’heure. Nous nous sommes éveillées nous-mêmes pour cette fête ; tu nous vois prêtes à faire ce que tu ordonneras.

ÉvadnÉ.

Eh bien, empressez-vous avec moi. A la vérité, c’est à demi joyeuse, à demi fâchée, que je vous appelle pour le service de ce jour ; car il apporte à notre maîtresse bien-aimée, sous les vêtements de la joie, une secrète douleur.

1. Goethe a écrit ce fragment on vers rhythmiques de diverses mesures.

GCETHB. — TH. III 5

LA JEUNE FILLE.

Oui, et à nous toutes aussi ; car il nous quitte aujourd’hui le précieux enfant auquel nous lie depuis longtemps la plus heureuse habitude. Parle, comment la reine le souffrira-t-elle ? Rendra-t-elle, de sang-froid, ce cher nourrisson à son père ?

ÉVADNÉ.

Déjà l’avenir m’inquiète. L’ancienne douleur subsiste encore dans son âme ; la double perte d’un fils et d’un époux sont des blessures qui saignent encore. Et, quand l’agréable société de cet enfant lui sera retranchée, pourra-t-elle résister à son ancienne affliction ? Comme les spectres des enfers apparaissent surtout au solitaire, la froide et triste main du deuil effleure et remplit d’angoisse Antiope abandonnée. Et à qui rendra-t-elle ce nourrisson chéri ?

LA JEUNE FJLLE.

C’est aussi à quoi j’ai songé. Jamais elle n’aima le frère de son époux ; la dureté de cet homme la tenait bien éloignée. Nous n’aurions jamais cru qu’elle embrassât dans le fils de ce frère l’objet d’un tendre amour.

ÉVADNÉ.

S’il lui appartenait, comme ce jour la récompenserait de tous ses soins maternels ! Ce bel enfant, aux yeux de tout le peuple, brûlant d’impatience, s’élève solennellement, du cercle inférieur de l’enfance étroitement gardée, au premier degré de l’heureuse jeunesse : mais Antiope en jouit à peine. Tout un royaume la remercie de ses soins, hélas ! et le chagrin ne fait que gagner un nouvel accès et une nouvelle pâture dans son sein. Car, pour les plus difficiles et les plus nobles efforts, l’homme ne recueille pas autant de joie que la nature en dispense aisément avec un seul de ses dons.

LA JEUNE FILLE.

Ah ! quels beaux jours elle a vécus, avant que le bonheur s’éloignât d.e son seuil ; avant qu’il s’enfuit, en lui ravissant son époux, son fils, et la laisslt soudain désolée !

ÉvadnÉ.

Évitons de renouveler, par des plaintes si vives, le souvenir de ce temps ; apprécions les biens qui lui sont restés, dans la. précieuse richesse d’enfants, ses proches parents.

LA JEUNE FILLE.

Appelles-tu riche celui qui nourrit des enfants étrangers î

ÉVADNÉ.

S’ils prospèrent, c’est encore un sujet de joie. Oui certes, elle obtient une belle compensation dans le iils de Lycus. Ici, sur ce rivage solitaire, il grandit promptement à ses côtés, et il lui appartient maintenant par l’amour et l’éducation. Elle cède désormais, de bon cœur, à ce proche parent la portion du royaume paternel qui revenait à son fils ; elle lui cédera même un jour ce qu’elle a hérité en terres et en trésors de ses propres parents. Elle le met en possession de toutes ces richesses, et cherche doucement à se consoler en faisant du bien. Il vaut mieux pour le peuple n’avoir qu’un seul maître, lui ai-je entendu dire, et maintes paroles encore, par lesquelles elle voudrait présenter sous un jour favorable le malheur qui l’a frappée.

LA JEUNE FILLE.

Il me semble l’avoir vue aujourd’hui contente et l’œil serein.

ÉVADNÉ.

Il m’a semblé aussi. Oh ! puissent les immortels maintenir son cœur dans la joie, car les heureux sont plus faciles à servir !

LA JEUNE FILLE.

Lorsqu’ils sont généreux et que l’orgueil ne les a pas endurcis.

ÉVADNÉ.

Tels que l’équité nous fait juger notre maîtresse.

LA JEUNE FILLE.

Je l’ai vue joyeuse et l’enfant plus joyeux encore ; les rayons dorés du matin brillaient sur leur visage. Alors un sentiment d’allégresse a traversé mon cœur, pour éclaircir la nuit des temps passés.

ÉVADNÉ.

Ne nous amusons pas à discourir comme des femmes, quand il y a beaucoup à faire. La joie ne doit pas nuire au service, qui est plus réclamé aujourd’hui qu’en d’autres temps. Montrez votre allégresse par le zèle avec lequel chacune s’empresse de faire son ouvrage.

LA JEUNE FILLE.

Commande et nous ne tarderons pas.

ÉVADNÉ.

Il est épanoui le cœur de notre princesse : je m’en suis aperçue. Elle veut que ses trésors, qui dormaient, réservés en secret pour la génération nouvelle, se montrent maintenant et brillent, consacrés à ce jour ; elle veut que cette fête s’appuie dignement sur la propreté et la belle ordonnance, comme sur deux compagnes. Ce qui m’est confié, je l’ai étalé : maintenant veillez vous-mêmes à l’ornement des salles ; déployez les tapis brodés et couvrez-en le sol, les sièges, les tables ; distribuez avec discernement ce qui est précieux et ce qui ne l’est pas ; préparez assez de place pour de nombreux convives, et placez en leur lieu, pour le plaisir de l’œil, les vases travaillés avec art. Que les vins et la nourriture ne manquent pas non plus ; ainsi le veut la princesse, et j’ai veillé à la chose : ce qui est offert aux étrangers, il faut que la grâce et la prévenance l’accompagnent. Les hommes, je le vois, ont aussi leurs ordres ; car les chevaux, les armes et les chars sont mis en mouvement pour solenniser cette ftte.

LA JEUNE FILLE.

Nous allons.

ÉVADNÉ.

Bien ! Je vous suivrai à l’instant : la vue de mon prince m’arrête seule encore. Il s’approche rayonnant, pareil à l’étoile du matin. Laissez-moi d’abord le bénir, lui qui semble un nouvel astre de bonheur, levé sur tout un peuple.

SCÈNE IL

ELPKNOR, ÉVADNÉ.

ELPÉNOR.

Es-tu là, bonne et fidèle amie, qui prends toujours parte ma joie ? Vois ce que m’apporte l’aurore de ce jour ! Celle que j’aime tant à nommer ma mère veut me congédier aujourd’hui avec mille témoignages de son amour. Elle m’a donné cet arc et ce carquois richement rempli ; son père les avait conquis sur les barbares. Dès ma première enfance, cet arc me plaisait plus que toutes les armes qui sont suspendues aux grands piliers. Je le demandais souvent ; non point par des paroles : je l’enlevais du pilier, et faisais frémir la corde nerveuse ; puis je regardais en souriant ma chère parente et tournais autour d’elle, et tardais à replacer l’arc. Aujourd’hui mon ancienne envie a été satisfaite : il est à moi maintenant ; je le porterai avec moi, quand j’accompagnerai mon père à la ville.

ÉvadnÉ. 

•C’est un beau présent ! Il t’en dit beaucoup.

ELPÉNOR.

Quoi donc ?

ÉVADNÉ.

L’arc est grand, difficile à courber : si je ne me trompe, tu ne peux encore.

ELPÉNOR.

Je pourrai bientôt.

ÉvadnÉ.

C’est aussi ce que pense ta bonne mère adoptive. Elle a confiance qu’un jour tu sauras, avec la force d’un homme, tendre la corde rebelle ; c’est en même temps un avis qu’elle te donne : elle espère que tu lanceras tes flèches contre un digne but.

ElpÉnor.

Oh ! laisse-moi faire ! Je n’ai encore abattu, à la chasse, que le léger chevreuil, les faibles oiseaux à l’humble vol ; mais, si je puis le tendre un jour….(ô dieux, faites que ce soit bientôt !…) j’atteindrai et ferai tomber du haut de ses nuages l’aigle audacieux.

ÉVADNÉ.

Quand tu seras éloigné de tes montagnes, de tes bois, où tu vécus avec nous jusqu’à présent, te souviendras-tu encore de nous et des premiers plaisirs de ta jeunesse ?

ELPÉNOR.

Tu es donc inexorable ? Tu ne veux pas me suivre ? Tu ne veux pas me donner tes soins plus longtemps ?

ÉVADNÉ.

Tu vas où je ne puis t’accompagner, et tes prochaines années ne comportent déjà.qu’avec peine les soins d’une femme ; la tendresse des femmes nourrit l’enfant : l’adolescent est mieux élevé par les hommes.

ELPÈNOR.

Dis-moi, quand viendra mon père, qui m’emmène aujourd’hui dans sa ville ?

ÉVADNÉ.

Pas avant que le soleil ne monte au haut du ciel : le jour naissant t’a réveillé.

ElpÈnor.

Je n’ai pas dormi ; j’ai seulement sommeillé. Je sentais des mouvements tumultueux dans mon âme, agitée de tout ce que je dois attendre aujourd’hui.

ÉVADNÉ.

Comme tu désires, tu es aussi désiré ; car les yeux de tous les citoyens t’appellent.

ElpÈnor.

Écoute, je sais qu’ils sont préparés les présents qui me viennent aujourd’hui de mon père. Sais-tu ce que peuvent m’apporter les messagers ?

ÉvadnÉ.

Avant toutes choses de riches habits, je pense, comme doit en porter celui sur lequel sont dirigés les yeux de la foule, afin que ses regards, qui ne pénètrent pas au dedans, se repaissent du dehors.

ELPÈNOR.

J’espère autre chose, ma chère !

ÉVADNÉ.

De parures et de riches ornements, ton père rfen sera pas non plus avare aujourd’hui !

ELPÈNOR.

Je ne mépriserai point ces choses, si elles viennent ; mais tu conjectures comme si j’étais une fille. C’est un cheval qui viendra, grand, courageux et prompt ; ce que j’ai si longtemps souhaité, je l’aurai et je l’aurai à moi. Le bel avantage que j’avais en effet ! Je montais tantôt celui-ci, tantôt celui-là : ce n’était pas le mien ! Et, à mes côtés, un vieux serviteur tout tremblant !… Je voulais courir à cheval, et il voulait me garder en sû reté à la maison. Je n’aimais tien tant que d’être à la chasse aux côtés de la reine ; mais je voyais bien que, si elle eût été seule, elle aurait galopé plus fort, et moi aussi j’aurais .voulu être seul. Non, ce cheval, il me restera en propre ; j’en userai à cœur joie. J’espère que l’animal sera jeune, ardent et fougueux : le dresser moi - même serait mon plus grand plaisir. »

ÉVADNÉ.

J’espère qu’on aura songé à ton plaisir et en même temps à ta sûreté.

ElpÉnor.

L’homme cherche le plaisir dans les dangers, et bientôt je veux être un homme. On m’apportera encore, je le devine aisément, une épée, une plus grande que celle dont j’étais armé à la chasse : une épée de combat. Elle se ploie comme un roseau, et abat, d’un seul coup, une forte branche. Elle perce même le fer, et aucune trace de brèche ne reste sur le tranchant. La poignée est ornée d’un dragon d’or, et des chaînes pendent autour de la gueule, comme si un héros l’avait vaincu, enchaîné, dans une sombre caverne, et l’avait traîné, tout dompté, à la lumière du jour. J’essayerai bien vite la lame dans la forêt prochaine ; là je veux pourfendre les arbres et les abattre.

ÉVADNÉ.

Avec ce courage, tu vaincras l’ennemi. Afin que tu sois l’ami de tes amis, puissent les Grâces mettre dans ton cœur une étincelle du feu qui, entretenu, de leurs mains toujours pures, sur l’autel céleste, brûle aux pieds de Jupiter !

ELPÉNOR.

Je veux être un ami fidèle ; je veux partager ce qui rne vient des dieux, et, quand j’aurai tout ce qui me charme, je veux tout donner de bon cœur à tous les autres.

ÉVADNÉ.

Maintenant, adieu ! Ils ont passé bien promptement pour moi ces jours ! Gomme une flamme qui s’est eniin emparée fortement du bûcher, le temps dévore les vieillards plus promptement que la jeunesse.

ElpÉnor.

Aussi veux-je me hâter de faire des choses glorieuses.

ÉVADNÉ.

Puissent les dieux te donner l’occasion et la haute faculté de distinguer nettement ce qui est glorieux de ce qu’on glorilie !

ElpÉnor. 

Que me dis-tu ? Je ne puis comprendre.

ÉVADNÉ.

Des paroles, tant fussent-elles nombreuses, n’expliqueraient pas cette prière : car c’est un vœu et une prière plus qu’une leçon. Je te la donne en ce jour pour escorte. Tu as parcouru, en jouant, les premiers sentiers, et maintenant tu entres dans le chemin plus large. Suis toujours ceux qui ont l’expérience. Je ne te serais pas utile, et ne ferais que t’égarer, si je voulais te décrire, dès l’entrée, trop exactement les lointaines contrées que tu vas parcourir. Ce que je puis te conseiller de mieux, c’est de suivre les bons conseils et de respecter l’âge.

ELPÉNOR.

Je le ferai.

ÉVADNÉ.

Demande aux dieux pour compagnons les bons et les sages. N’offense point la fortune par la folie et l’orgueil. Elle est, il est vrai, favorable aux défauts de la jeunesse, mais, avec les années, elle demande davantage.

ELPÉNOR.

Oui, j’ai en toi beaucoup de confiance, et ta maîtresse, toute sage qu’elle est, a, je le sais aussi, beaucoup de conliance en toi. Elle t’interrogeait fort souvent sur divers sujets, quand même tu ne lui répondais pas sur-le-champ.

ÉVADNÉ.

Celui qui vieillit chez les princes apprend beaucoup, apprend à taire bien des choses.

ElpÉnor.

Que je resterais volontiers auprès de toi, jusqu’au jour où je serais aussi sage qu’il faut l’être pour ne pas faillir !

ÉvadsÉ.

Quand tu te jugerais tel, il y aurait plus de danger. Un prince ne doit pas être élevé dans la solitude. Seul, on n’apprend pas à se commander à soi-même, bien moins encore à commander aux autres.

ELPÉNOR.

A l’avenir, ne me retire pas tes conseils !

ÉVADNÉ.

Tu les auras, si tu me les demandes ; et même sans les demander, si tu peux les entendre.

ELPÉNOR.

Lorsque j’étais assis devant toi auprès du feu, et que tu me racontais les exploits du vieux temps ; que tu vantais un homme de bien ; que tu exaltais le mérite d’un noble cœur : alors je sentais un feu courir dans ma moelle et dans mes veines ; je disais, au fond de mon âme : « Oh ! fusse-je l’homme dont elle parle ainsi ! »

ÉVACUÉ.

Oh ! puisses-tu, avec une ardeur toujours égale, t’élever jusqu’à la hauteur qui est accessible ! C’est le vœu le meilleur que je puisse t’offrir, avec ce baiser d’adieu. Cher enfant, sois heureux !… Je vois approcher la reine.

SCÈNE III.

ELPÉNOR, ANTIOPE, ÉVADNÉ.

ANTIOPE.

Je vous trouve ici en conversation amicale.

ÉVADNÉ.

La séparation invite à renouveler le lien de l’amitié.

ELPÉNOR.

Évadné m’est chère : la quitter me sera pénible.

ANTIOPE.

Tu vas aujourd’hui au-devant de la réception la plus belle : lu apprendras enfin ce qui t’a manqué jusqu’à ce jour.

ÉVADNÉ.

Heine, as-tu encore quelques ordres à me donner ? Je rentre dans le palais, où bien des choses appellent la surveillance.

ANTIOPE.

Je n’ai rien à dire, Ëvadné, rien aujourd’hui. Car toujours, ce que tu fais, je n’ai qu’à l’approuver.

SCÈNE IV.

ANTIOPE, ELPÉNOR.

ANTIOPE.

Et toi, mon fils, sois heureux dans la vie qui t’attend ! Si vivement que je t’aime, je me sépare de toi satisfaite et tranquille. J’étais déjà préparée à me séparer ainsi de mon propre fils, aie livrer, de mes tendres mains maternelles, au rigoureux devoir. Jusqu’à ce jour tu as suivi celle qui t’aimait : va maintenant, apprends à obéir pour apprendre à commander.

ElpÉnor.

Je te rends mille grâces, ô la meilleure des mères !

ANTIOPE.

Récompense ton père, qui, dans sa bienveillance pour moi, m’accorda le spectacle charmant de tes premières années, et m’associa à la douce jouissance de ta gracieuse jeunesse, ma seule consolation, quand le sort m’eut si cruellement blessée.

ELPÉNOR.

Je te plaignis souvent ; souvent mes vœux ardents regrettèrent pour toi un fils, pour moi un cousin. Quel compagnon j’aurais eu en lui !

ANTIOPE.

Il n’était guère plus âgé que toi. Les deux mères promirent en même temps aux deux frères un héritier. Vous grandissiez ; une nouvelle lumière d’espérance’éclaira l’antique maison des ancêtres et rayonna sur le vaste royaume, patrimoine commun ; chez les deux rois s’alluma un nouveau désir de vivre, de régner avec sagesse et de faire la guerre avec puissance.

ElpÉnor.

Autrefois ils menaient souvent leurs armées en campagne ; pourquoi donc plus aujourd’hui ? 11 y a longtemps que reposent les armes de mon père.

ANTIOPE.

Le jeune homme combat pour que le vieillard jouisse. Il échut alors en partage à mon époux de repousser au delà de la mer les ennemis ; il porta la dévastation dans leurs villes : une divinité

jalouse le guettait perfidement, lui et tous les trésors de ma vie. Avec une joyeuse ardeur, il se mit à la tête de son armée ; il laissa son cher fils sur le sein de la mère. Où l’enfant semblait-il plus en sûreté qu’à la place où les dieux l’avaient eux-mêmes déposé ? C’est là qu’à son départ il le laissa et lui dit : « Grandis et prospère, et viens, bégayant tes premiers mots, essayant tes premiers pas, sur le seuil, au-devant de ton père, qui reviendra bientôt heureux et vainqueur ! » Ce fut un vœu inutile.

ELPÉNOR.

Ta douleur me saisit, comme l’ardeur qui brille dans tes

yeux peut m’enflammer.

Antiope.

II tomba, dans le cours de sa victoire, accablé par une perfide embuscade. Alors mes larmes brûlantes baignèrent mon sein pendant le jour, pendant la nuit ma couche solitaire. Presser mon fils dans mes. bras, pleurer sur lui, était le soulagement de ma misère ; et lui, lui aussi, le voir arraché de mon cœur !… je ne pus le supporter, je ne le supporte pas encore.

ELPÉNOR.

Ne t’abandonne pas à la douleur, et permets que je te sois aussi quelque chose.

ANTIOPE.

0 femme imprévoyante, qui t’es ainsi toi-même anéantie et

toute ton espérance !

ElpÉnor.

Pourquoi t’accuser, quand tu n’es pas coupable ?

ANTIOPE.

On paye souvent trop cher une légère négligence. Je recevais de ma mère messages sur messages ; ils m’appelaient et m’invitaient à soulager ma douleur auprès d’elle. Elle voulait voir mon fils, qui était aussi la consolation de sa vieillesse. Les récits et les entretiens, et redire et rappeler les temps passés, devait ensuite affaiblir la profonde impression de mes souffrances. Je me laissai convaincre et je partis.

ELPÉNOR.

Dis-moi le lieu, dis-moi où se passa l’aventure.

ANTIOPE.

Tu connais les montagnes qui, depuis la mer, enferment le pays vers la droite : c’est par là que je pris mon chemin. La contrée semblait tout à fait nettoyée d’ennemis et de brigands. Quelques serviteurs seulement escortaient le char, et une femme était à mes côtés. A l’entrée de la montagne, s’élève un rocher ; un vieux chêne l’entoure de ses fortes branches, et de son flanc coule une source claire. Là les serviteurs s’arrêtèrent à l’ombre ; ils abreuvèrent, suivant l’usage, les chevaux dételés ; et se dispersèrent. L’un cherchait, pour nous restaurer, le miel qui distille dans la forêt ; l’autre gardait les chevaux près de la source ; le troisième agitait un frais éventail de rameaux. Tout à coup ils entendent le plus éloigné pousser des cris ; le plus proche accourt, et une lutte s’engage entre mes serviteurs sans armes et des hommes hardis et bien armés, qui s’élancent de la forêt. Mes fidèles tombent en se défendant avec vigueur ; le cocher lui-même qui, saisi d’horreur, laisse échapper les chevaux et oppose, à coups de pierres, une résistance opiniâtre à la violence. Nous fuyons, puis nous faisons halte. Les brigands croient s’emparer sans peine de mon enfant, mais le combat se renouvelle. Nous luttons avec fureur, défendant ce trésor. J’entoure mon fils avec les indissolubles liens des bras maternels. Ma compagne, poussant des cris affreux, arrête, avec ses mains rapides, les efforts de la violence. Enfin, atteinte d’un coup d’épée, avec dessein ou par hasard, je ne sais, je tombe sans connaissance ; je laisse, avec le sentiment, échapper l’enfant de mon sein, et ma compagne tombe grièvement blessée.

ElpÉnor.

Oh ! pourquoi est-on un enfant ! Pourquoi est-on éloigné, au moment où un pareil secours est nécessaire ! Mes poings se serrent à ce récit. J’entends les femmes s’écrier : « Secours ! vengeance ! * N’est-il pas vrai, ma mère, celui que les dieux aiment, ils le conduisent à la place où l’on a besoin de lui ?

Antiope.

C’est ainsi qu’ils conduisirent Hercule et Thésée, Jason et l’élite des anciens héros. Le danger cherche le noble cœur, qui le cherche à son tour : ils doivent donc se rencontrer. Hélas ! et le danger surprend aussi les faibles, auxquels il ne reste rien que les cris du désespoir. C’est ainsi que nous trouvèrent les bergers de la montagne ; ils bandèrent mes plaies ; leurs soigneuses mains me ramenèrent mourante ; je revins et je vécus. Avec quel sentiment d’horreur j’entrai dans ma demeure, où la douleur et la peine s’étaient assises au foyer ! L’opulente maison royale me parut comme consumée et ravagée par l’ennemi, et mon affliction est muette encore.

ELPLlNOR.

N’as-tu jamais appris si ce fut un traître, un ennemi, qui accomplit ce forfait ?

ANTIOPE.

Ton père envoya soudain des messagers de toutes parts ; il fit visiter exactement par des gens armés les côtes et les montagnes ; mais ce fut en vain, et, par degrés, à mesure que je guérissais, la douleur se ranimait plus cruelle, et une fureur indomptable s’empara de moi. Je poursuivis le traître avec les armes des faibles : j’invoquai le tonnerre, j’invoquai les flots, j’invoquai les périls, qui, pour causer de grands maux, se glissent sans bruit sur la terre. * 0 dieux, m’écriais-je, prenez, prenez, de vos justes mains, la fatalité, qui, aveuglément et sans loi, se promène sur la mer et la terre, et poussez-la au-devant de lui, où qu’il porte ses pas ! Soit que, la tête couronnée, avec des compagnons joyeux, il revienne d’une fête ; soit que, pesamment chargé de butin, il franchisse le seuil de sa demeure : que la fatalité se présente à lui, l’œil immobile, et le saisisse ! » La malédiction était la voix de mon âme, les imprécations le langage de mes lèvres.

ELPÉNOR.

Oh ! qu’il serait heureux celui à qui les immortels donneraient d’accomplir les vœux ardents de ta colère !

ANTIOPE.

Bien, mon fils ! Apprends encore mon sort en peu de mots, car ce sera le tien. Ton père me reçut bien ; mais je sentis d’abord que je vivais désormais dans ses domaines, et qu’il me fallait être obligée à sa faveur de ce qu’il voulait bien m’accorder ; je ne tardai pas à me rendre ici vers ma mère, et je vécus tranquille auprès d’elle, jusqu’au jour où les dieux l’appelèrent. Alors je devins maîtresse de ce qu’elle-même et mon . père me laissaient. Je cherchai inutilement des nouvelles de mon lils perdu. Combien d’étrangers survinrent et me donnèrent de fausses espérances ! J’étais toujours disposée à croire le dernier venu. Il était habillé et nourri, et, à la fin, trouvé menteur comme les premiers. Ma richesse attira des prétendants ; un grand nombre vinrent, de près et de loin, pour m’assiéger. Mon inclination me portait à vivre solitaire, pour m’attacher avec ardeur au regret des ombres du Tartare ; mais la nécessité me commandait de choisir le plus puissant, car une femme seule a peu de pouvoir. Pour en conférer avec ton père, je vins dans sa ville. Je te l’avoue, je ne l’ai jamais aimé ; mais je pus toujours me lier à sa prudence. Là je te trouvai, et, dès le premier regard, je te vouai mon âme tout entière.

Elpenor.

Je puis encore me souvenir comme tu vins. Je jetai bien loin la balle avec laquelle je jouais, et j’accourus, pour contempler la ceinture de ta robe, et je ne voulais pas me séparer de toi, quand tu me montrais et me montrais encore et me faisais connaître les animaux qui s’entrelacent et se poursuivent alentour. C’était un bel ouvrage, et j’aime encore à le voir.

ANTIOPE.

Alors je me parlai à moi-même, en te considérant, comme je t’avais pris entre mes genoux : telle était l’image que mes vœux, devançant l’avenir, avaient promenée au sein de ma demeure ; c’est un enfant pareil à celui-là que je vis souvent, par la pensée, s’asseoir près du foyer, sur le siège antique de mes aïeux ; c’est ainsi que j’espérais le conduire, le diriger, l’instruire, en répondant à ses vives questions.

Elpenor.

C’est ce que tu m’as accordé, ce que tu as fait pour moi.

ANTIOPE.

i Le voici ! » me disait mon cœur, quand je pressais ton front de mes -mains caressantes, et que je baisais avec ardeur tes yeux chéris. « Le voici ! Il n’est pas à toi, mais il est de ta famille ; et, sr un Dieu, exauçant ta prière, l’avait formé des pierres éparses de la montagne, il serait à toi et l’enfant de ton cœur : c’est le fils que ton cœur désirait. »

ELPENOR.

Depuis ce temps-là je ne t’ai plus quittée.

ANTIOPE.

Tu connus bientôt et tu aimas celle qui t’aimait. Ta garde venait, pour te livrer au sommeil, à l’heure accoutumée. Fâché de la suivre, tu t’enlaçais ù mon cou avec tes deux bras, et tu ne pouvais t’arracher de mon sein.

ELPÉNOR.

Je me souviens encore de ma joie, lorsque tu m’emmenas avec toi à ton départ.

ANTIOPE.

Ton père fut difficile à persuader. Je fis longtemps de nombreuses tentatives ; je lui promis de te garder comme mon propre fils. « Laisse-moi l’enfant, lui dis-je, jusqu’à ce que la jeunesse l’appelle à la vie sérieuse. Qu’il soit l’objet de tous mes vœux ; je refuserai ma main à l’étranger quel qu’il soit ; je vivrai et je mourrai dans le veuvage. Que mon héritage soit, pour ton fils, une belle part ajoutée à ce qu’il possède. » Alors ton père se tut et considéra l’intérêt. Je m’écriai : * Prends sans retard les îles, prends-les pour gage. Fortifie ton royaume ; protège le mien ; conserve-le pour ton fils. » Cela le décida enfin, car l’ambition l’a toujours dominé, ainsi que le désir de commander.

ELPÉNOR.

Oh ! ne le condamne pas : être semblable aux dieux est le vœu Hes grands cœurs.

ANTIOPE.

Dès lors tu fus à moi. Souvent je me suis reprochée de pouYoir sentir en toi et par toi un adoucissement à mon affreuse perte. Je te nourris ; l’amour, mais aussi l’espérance, me lia fermement à toi.

ELPÉNOR.

Oh ! puisse-je remplir ton attente !

ANTIOPE.

Ce n’est point cette espérance qui, dans le rigoureux hiver, couronne notre tête de fleurs printanières ; qui, devant les arbres en fleurs, sourit aux fruits abondants : non, le malheur avait transformé mes vœux dans mon sein, et allumé en moi l’immense désir de la destruction.

ELPÉNOR.

Ne me cache rien. Parle : que je sache tout !

ANTIOPE.

Il en est temps ; tu peux l’apprendre : écouto. Je te voyais grandir, et j’observais en silence l’élan et la belle énergie de ton affection naïve. Alors je m’écriai : « Oui, il était né pour moi ! En lui je trouve le vengeur du forfait qui a brisé ma vie. »

ELPÉKOR.

Oui ! oui ! Je n’aurai point de repos que je n’aie découvert le coupable, et la vengeance furieuse, indomptée, se déchaînera, avec réflexion, sur sa tête criminelle.

Antiope.

Je veux ta promesse, ton serinent. Je te mène à l’autel des dieux de cette maison. Ces dieux affligés t’accordèrent une heureuse croissance ; ils reposent, courbés, près du foyer déshérité, et nous entendent.

ELPÉNOR.

Je les honore, et leur offrirais volontiers les dons faciles de la reconnaissance.

ANTIOPE.

Une profonde pitié pénètre le cœur bienfaisant des immortels, lorsque s’éteint la dernière flamme du foyer que longtemps ils protégèrent. Nulle famille nouvelle ne fait briller dans la maison une flamme vivement nourrie ; vainement, d’un souffle céleste, ils rallument le reste fumant : la cendre se disperse dans l’air ; la braise s’éteint. Associés aux douleurs des mortels, ils te regardent, la tête inclinée, et ils ne résistent point, ’pour me désavouer, quand je te crie : « Ici, sur cet autel paisible, où le sang ne coula jamais, promets, jure vengeance ! »

ELPÉNOR.

Me voici ! Ce que tu demandes, je le ferai volontiers.

ANTIOPE.

Infatigable, la vengeance va et vient sans cesse ; elle répand ses ministres jusqu’aux extrémités de la terre habitée, pour menacer la tête courbée des coupables. Elle pénètre même dans les déserts, pour chercher si, dans les dernières cavernes, ne se cache point quelque part un malfaiteur ; elle erre ça et là, et passe devant lui avant de l’atteindre. De son sein descendent les frémissements secrets, et le méchant passe avec angoisse des palais dans les temples, des temples sous le vaste ciel, comme un malade inquiet change de couche Les chuchotements des douces brises matinales dans les rameaux semblent le menacer ; souvent, du sein des nuages pesants, elle se penche vers sa tête, et ne le frappe point ; souvent elle tourne le dos au coupable tremblant, qui a le sentiment de son crime. Dans son vol incertain, elle revient et rencontre son regard fixe. Devant son œil imposant, impérieux, le lâche cœur, palpitant d’une douloureuse convulsion, se resserre dans la poitrine, et le sang chaud passe des membres dans le sein, où il se fige et se glace. Ainsi puisses-tu, si quelque jour les dieux m’exaucent, s’ils te le désignent de leur doigt terrible, te montrer, le front menaçant, à ce malfaiteur ! Compte lentement, sur sa tête chauve, mes années de souffrances. Que la pitié, l’indulgence et la compassion pour les douleurs humaines, compagnes des bons rois, se retirent bien loin et se cachent, alin que, même le voulant, tu ne puisses saisir leur main. Touche la pierre sacrée, et jure d’accomplir toute l’étendue de mes vœux.

ELPÉNOR.

De bon cœur !… je le jure !

ANTIOPE.

Mais qu’il ne soit pas lui seul condamné-à. périr sous ta main : les siens aussi, qui, autour de lui et après lui, affermissent son bonheur terrestre, tu les réduiras à n’être que des ombres. S’il était depuis longtemps descendu dans le sépulcre, mène ses enfants et ses petits-enfants à sa tombe altérée : là tu verseras leur sang, afin qu’en s’écoulant il attire son ombre à l’odeur ; qu’elle s’en repaisse dans les ténèbres, et qu’enfin cette troupe, indignée de mourir, la réveille en tumulte. Que la terreur se répande sur terre chez tous les traîtres secrets qui se croient tranquilles dans leurs cachettes ! Que, du sein de l’angoisse et du souci, aucun ne tourne plus les yeux vers le toit paisible de sa tranquille demeure ! Que nul ne regarde plus avec espérance la porte du tombeau, qui s’ouvre une fois d’ellemême pour chacun, et dès lors, immobile, plus inflexible que l’airain fondu et les verrous, sépare de lui pour jamais les joies et les douleurs ! S’il bénit ses fils en mourant, que le dernier mouvement de la vie s’arrête dans sa main, et qu’il tremble de

CŒTIIE. — TH. III 6

toucher les boucles mobiles de ces têtes chéries !… Par cette pierre froide, solide, sacrée…. (touche-la de ta main !…) jure d’accomplir toute l’étendue de mes vœux !

- ELPÉNOR.

Mon cœur était libre encore de vengeance et de colère, car je n’ai éprouvé aucune injustice ; si dans nos jeux il s’élevait facilement des querelles, plus facilement encore la paix était faite même avant le soir : tu m’enflammes d’un feu que je ne sentis jamais ; tu as confié à mon sein un pesant trésor ; tu m’as élevé’ à la sublime dignité du héros, en sorte que je m’élance maintenant dans la vie, d’une marche plus ferme et sachant ce que je fais. Oui, je te jure, à cette place sacrée, par le premier et le plus fidèle serment de mes lèvres, de consacrer pour jamais à toi et à ton service le premier et le plus ardent courroux de mon cœur.

ANTIOPE.

Laisse-moi, ô mon fidèle, avec ce tendre baiser, imprimer sur ton front le sceau de tous mes désirs. Et maintenant je vais, devant la haute porte, à la source sacrée, qui, jaillissant du rocher mystérieux, baigne le pied de mes antiques murailles. Je reviens dans quelques instants.

SCÈNE Y

ELPËNOR, seul.

Je sens le désir de voir quel est son dessein. Pensive, elle s’arrête devant l’onde claire et jaillissante et semble méditer ; elle se lave soigneusement les mains, puis les bras ; elle se baigne le front, le sein ; elle lève les yeux au ciel ; elle recueille l’eau fraîche dans le creux de sa main, et trois fois la verse solennellement sur la terre. Quelle consécration peut-elle faire ? Elle dirige ses pas vers le seuil : elle vient.

SCÈNE VI.

ANTIOPE, ELPÉNOR.

ANTIOPE.

Laisse-moi te remercier encore une fois, avec un sentiment de joie et d’allégresse.

ELPÉNOR.

Et pourquoi ? .

ANTIOPE.

Parce que tu m’as délivrée du fardeau qui pesait sur ma vie.

ELPÉNOR.

Moi ?

ANTIOPE.

La haine est un pesant fardeau : il refoule le cœur au fond de la poitrine, et, comme une pierre sépulcrale, il pèse durement sur toutes les joies. Ce n’est pas seulement dans la détresse que le pur, l’agréable rayon du joyeux amour est l’unique consolation : lorsqu’il s’enveloppe de nuages, hélas ! la robe flottante du bonheur, de la joie, ne brille pas de réjouissantes couleurs. Comme dans les mains des dieux, j’ai déposé dans les tiennes ma douleur, et je me relève tranquille, ainsi que delà prière. Je me suis lavée du contact impur des furies vengeresses ; l’onde, qui purifie tout, emporte bien loin cette souillure ; un germe secret de paisible espérance s’élève, comme à travers la terre ameublie, et regarde timidement la lumière, qui le colore de verdure.

ELPÉNOR.

Donne-moi ta confiance ! Il ne faut rien me cacher.

ANTIOPE.

Est-il encore parmi les vivants celui que je pleure depuis longtemps, comme descendu chez les morts ?

ElpÉnor. 

Trois fois bienvenu, s’il paraissait à nos yeux !

ANTIOPE.

Parle ; sois sincère ! Peux-tu promettre, s’il vit, s’il revient et se montre à nos yeux, que tu lui rendras de bon cœur la moitié qui lui appartient ?

ELPÉNOR.

De tout mon cœur.

ANT10PE.

Ton père me l’a aussi juré.

ElpÉnor.

Et je le promets et je le jure sur tes mains consacrées et saintes.

Antiope. 

Et je reçois pour l’absent ton serment, ta promesse.

ELPÉNOR.

Indique-moi cependant à quel signe je dois le reconnaître ?

ANTIOPE.

Comment les dieux l’amèneront, quel témoignage ils lui rendront, je l’ignore : mais souviens-toi qu’à l’heure où les brigands me le ravirent, était suspendue à son cou une petite chaîne d’or, trois fois élégamment tordue, et à la chaîne pendait une image du soleil artistement gravée.

ELPÉNOR.

J’en garderai le souvenir."

ANTIOPE.

Je puis te donner un autre signe encore, difficile à imiter, et témoignage tout à fait irrécusable de la parenté.

ELPÉNOR.

Dis-le moi clairement.

ANTIOPE.,

11 porte sur la nuque une tache brune, comme je l’ai remar quée aussi sur toi, avec une joyeuse surprise. De votre aïeul, cette marque s’est transmise aux deux petits-fils, restée invisible chez les deux pères. Prends-y garde, et observe avec attention ce signe certain de la vertu native.

ELPÉNOR.

Nul ne pourra se substituer à lui et m’abuser.

ANTIOPE.

Qu’il soit plus beau pour toi que le but de la vengeance, ce regard vers les derniers ternies de ta course ! Adieu ! adieu ! Cent fois je répète ce que je dis à regret pour la dernière fois, et pourtant il faut que je te laisse, cher enfant. La secrète et profonde contemplation de ton sort futur flotte, comme une divinité, entre la joie et la douleur. Nul n’entre dans ce monde à qui l’une et l’autre ne réservent beaucoup de choses, et aux grands avec une grande mesure. Mais la vie surmonte tout, si l’amour pèse dans sa balance. Aussi longtemps que je saurai que tu es sur la terre, que ton œil voit la douce lumière du soleil, et que ta voix résonne à l’oreille d’un ami, bien que tu sois éloigné de moi, rien ne^me manquera pour le bonheur. Puisses-tu prolonger ta course, afin qu’un jour, unie à mon ombre bien-aimée, je jouisse de t’attendre longtemps, et que les dieux te donnent quelqu’un à aimer comme je t’aime ! Viens, beaucoup de paroles ne servent de rien à ceux qui se séparent. Réservons pour l’avenir les douleurs de l’avenir, et que ce jour d’une vie nouvelle soit joyeux pour toi. Les messagers que le roi nous envoie ne tarderont pas. Ils arriveront bientôt, et je l’attends aussi lui-même. Viens, allons les recevoir, en nous unissant de cœur aux dons et à la pensée qu’ils apportent.

ACTE DEUXIÈME.

SCÈNE I.

POLYMÊTIS, seul.

Je viens d’une ville pleine d’une vive attente, malheureux serviteur d’un heureux maître. Il m’envoie d’avance avec beaucoup de présents vers son fils, et il suivra mes pas dans quelques heures. Bientôt je verrai le visage d’un joyeux enfant ; mais je n’élèverai ma voix qu’avec feinte pour m’associer à la joie universelle ; je déguiserai sous de joyeux dehors de mystérieuses douleurs. Car ici, ici, je porte, à la suite d’une ancienne trahison, un ulcère vivant, que la vie florissante, que toutes mes forces, nourrissent dans mon sein. Un roi ne devrait prendre personne pour complice de ses audacieuses entreprises. Ce qu’il fait pour acquérir et pour consolider un royaume et une couronne, ce qu’il peut être bienséant de faire pour un royaume et une couronne, est, dans l’instrument, une basse trahison. Et cependant ils aiment la trahison et haïssent le traître. Malheur à lui ! Leur faveur nous plonge dans l’ivresse, et nous prenons aisément l’habitude d’oublier ce que nous devons à notre propre dignité. La faveur semble un si haut prix, que nous estimons beaucoup trop peu en échange notre valeur personnelle. Nous nous sentons associés à une action qui était étrangère à notre cœur ; nous croyons être associés et nous sommes esclaves. De notre dos, le cavalier s’élance sur le cheval, et il vole à son but, avant que nous ayons relevé de terre notre visage inquiet. L’horrible secret se presse sur mes lèvres. Si je le révèle, je suis un double traître ; si je le cache, la plus honteuse trahison est triomphante. Compagne de toute ma vie, dissimulation silencieuse, veax-tu, dans ce moment, ôter de des» sus ma bouche ton doigt puissant et doux ? Un secret que j’entretiens, comme un douloureux ennemi, aussi longtemps que Philoctète son ancienne plaie, doit-il s’échapper de mon cœur, et s’exhaler dans l’air comme une autre parole indifférente ? Tu m’es cruelle et chère, noire conscience : tu rne fortifies en me tourmentant. Mais le moment de la maturité viendra bientôt pour toi. Je doute encore, et combien le doute est pénible, quand notre sort dépend de la résolution ! 0.dieux, donnez-moi quelque signe ! Déliez ma langue ou l’enchaînez, comme il vous plaira.

SCÈNE II

ELPËNOR, POLYMÉTIS.

KLPÉNOR.

Sois le bienvenu, Polymétis, qui m’es assez connu depuis longtemps par ta douceur et ta complaisance ; sois aujourd’hui le très-bien venu ! Oh ! dis-moi, quelles nouvelles m’apportes-tu ? Cela viendra-t-il bientôt ? Où sont les tiens ? Où sont les serviteurs du roi ? Peux-tu me révéler ce que ce jour me réserve ?

PolymÉtis.

Mon cher prince ! Comment ? Tu reconnais sur-le-champ ton ancien ami ? Et moi, après la courte absence d’une année, je dois me dire : « Est-ce lui ? est-ce bien lui ? » L’âge s’arrête comme un vieil arbre, qui, s’il ne sèche pas, paraît toujours, le même ; mais toi, cher enfant, chaque printemps développe de nouveaux charmes sur ta figure aimable. On voudrait te garder sans cesse tel que tu es, et jouir toujours de ce que tu deviendras. Ils arriveront bientôt les messagers que tu attends avec raison ; ils t’apportent, de la part de ton père, des présents qui sont dignes de toi et de ce jour.

ELPÉNOR.

Excuse mon impatience. Voilà déjà bien des nuits que je ne puis dormir. Déjà plusieurs fois, le matin, j’ai couru sur le rocher et je regarde autour de moi, et je porte les yeux vers la plaine, comme pour voir ceux qui doivent arriver, et je sais qu’ils n’arrivent pas encore. Maintenant qu’ils sont près, je n’y tiens pas, et je vais à leur rencontre. Entends-tu les pas des chevaux ? Entends-tu ce cri ?

PolymÉtis.

Pas encore, mon prince ; je les ai laissés bien loin en.arrière.

ELPÉNOR.

Dis-moi, est-il beau le cheval qui doit me porter aujourd’hui ?

PolymÉtis. C’est un cheval blanc, vif, sage et brillant comme la lumière.

ELPÉNOR.

Un cheval blanc, me dis-tu ? Dois-je te croire ? Dois-je te l’avouer ? J’aimerais mieux un noir.

POLYMÉTIS.

Tu pourras les avoir comme tu les demanderas.

ElpÉnor. 

Un cheval de couleur foncée attaque le sol avec beaucoup plus de feu. Car, si l’on veut que je l’aime, il faut qu’on ne puisse que par contrainte le tenir derrière les autres ; qu’il ne souffre nul cavalier devant lui ; qu’il bondisse, qu’il se cabre devant les drapeaux flottants ; qu’il ne s’effraye pas des lances baissées, et qu’il réponde à la trompette par de prompts hennissements.

POLYMÉTIS.

Je vois bien, mon prince, que j’avais raison et te connaissais bien. Ton père était indécis sur ce qu’il devait t’envoyer. « 0 maître, lui ai-je dit, ne sois pas inquiet ; voilà bien assez d’habits de fête et de parures : il suffit de lui envoyer beaucoup d’armes et d’antiques épées. S’il ne peut les manier aujourd’hui, l’espérance lui élèvera le cœur, et sa force future tressaillera par avance dans sa jeune main. »

ELPÉNOR.

Oh ! quel bonheur ! 0 jour longtemps attendu ! jour d’allégresse ! Et toi, mon vieil ami, combien je te remercie ! Comment dois-je te récompenser de t’être occupé de moi selon mes désirs ?

POLYMÉTIS.

Il dépend de toi de me faire du bien, à moi et à beaucoup de gens.

ELPÉNOR.

Parle, est-ce la vérité ? Aurai-je tout cela ? Et tout cela, est-ce qu’ils me l’apportent ?

Polymetis. Oui, et plus encore.

ELPÉNOR.

Plus encore ?

POLYMÉTIS.

Beaucoup plus. Ils t’apportent ce que l’or ne peut acheter, ce que l’épée la plus forte ne peut te conquérir ; ce trésor, personne ne s’en passe volontiers, et l’orgueilleux et le tyran se repaissent de son ombre.

ElpÉnor.

Oh ! nomme-moi ce trésor, et ne me laisse pas en suspens devant cette énigme !

PolymÉtis.

Les nobles jeunes gens, les enfants qui viennent aujourd’hui au-devant de toi, t’apportent des cœurs dévoués, pleins d’espoir et pleins de confiance, et leurs visages joyeux sont les présages de mille et "mille autres qui t’attendent.

ElpÉnor. 

Le peuple se presse-t-il déjà dans les rues ?

POLYMÉTIS.

Chacun oublie ses affaires, son travail, et le plus nonchalant a pris l’essor : il n’a qu’un pressant besoin, c’est de te voir, et chacun, dans l’attente, croit fêter pour la seconde fois l’heureux jour qui te donna la vie.

EI.PÉNOR.

Avec quelle joie j’irai au-devant de ces joyeux amis !

POLYMÉTIS.

Oh ! puisse leur regard pénétrer jusqu’au fond de ton âme ! Car un regard pareil ne s’adresse à nul autre, pas même au roi. Ce que le vieillard aime à conter du bon vieux temps, ce que le jeune homme rêve pour lui dans l’avenir, l’espérance en tresse la plus belle couronne, et la tient, comme une promesse, sur le but fixé à tes jours.

ELPÉNOR.

Ils doivent m’aimer et m’honorer comme mon père.

POLYMÉTIS.

Ils te promettent volontiers davantage. Un vieux roi refoule dans les cœurs les espérances des hommes, et les y enchaîne ; mais l’aspect d’un nouveau prince donne l’essor aux vœux longtemps contenus ; ils éclatent avec ivresse. On jouit outre mesure, follement ou sagement, de respirer à l’aise après une pénible contrainte.

ELPÉNOR.

Je veux prier mon père de distribuer au peuple du pain et du vin, et, de ses troupeaux, la part dont il peut se passer aisément.

POLYMÉTIS.

Il le fera volontiers. Le jour que les dieux ne peuvent nous accorder qu’une fois dans la vie, que chacun le fête hautement ! Il est si rare que les cœurs des hommes s’ouvrent’ensemble ! Chacun n’a souci que de soi. La folie et la fureur enflamment un peuple beaucoup plus vite que l’amour et la joie. Tu verras les pères, posant les mains sur la tète de leurs fils, leur dire en t’annonçant : « Vois ! Il s’avance ! » Les grands regardent les inférieurs comme leurs égaux ; l’esclave lève avec confiance un œil joyeux vers son maître ; l’offensé accueille d’un sourire le regard de son adversaire, et l’invite au doux repentir, au libre et facile partage du bonheur. Ainsi l’innocente main de la joie unit les cœurs dociles, produit une fête sans art, pareille aux jours de l’âge d’or, où Saturne régnait encore doucement, comme un père bien-aimé, sur la terre nouvelle.

ElpÉnor.

Combien de camarades m’a-t-on destinés ? Ici j’en avais trois. Nous étions bons amis, souvent divisés et bientôt réunis. Dès que j’en aurai un grand nombre, nous nous partagerons en amis et en ennemis, et nous imiterons sérieusement, dans nos jeux, gardes, campements, surprises et batailles. Les connaistu ? Sont-ils de bons et complaisants camarades ?

PolymÉtis.

Oh ! si tu avais pu voir cette foule empressée ! Comme chacun offrait son fils, et comme les jeunes gens s’offraient eux-mêmes avec zèle ! D’entre les plus nobles et les meilleurs, douze ont été choisis pour t’entourer et te servir sans cesse.

ELPÉNOR.

Mais j’en pourrai sans doute demander davantage encore pour les jeux ?

PolymÉtis. Tu les auras tous au premier signal.

ELPÉNOR.

Je les partagerai, et les meilleurs seront de mon côté ; je les mènerai par des chemins non frayés, et, grimpant avec vitesse, ils écraseront l’ennemi tranquille dans ses remparts de rochers.

POLYMÉTIS.

Avec cet esprit, cher prince, tu entraîneras les enfants aux jeux de l’adolescence, et bientôt le peuple entier à de sérieux ébats. Chacun se sent derrière toi, chacun entraîné par toi. Le jeune homme contient sa bouillante ardeur, et observe où ton regard commande de porter la mort ou la vie ; l’homme expérimenté se trompe volontiers avec toi, et le vieillard lui-même renonce à sa prudence péniblement acquise, et, par affection pour toi, il rentre une fois encore avec ardeur dans la vie, Oui, cette tête grise, tu la verras, à ton côté, s’opposer au choc de l’ennemi, et cette poitrine versera peut-être les dernières gouttes de son sang, parce que tu te seras trompé.

ELPÉNOR.

Que peux-tu dire ? Oh ! vous n’aurez pas sujet de vous repentir. Je serai certainement le premier où sera le danger, et j’aurai la confiance de vous tous.

PolymÉtis.

Déjà les dieux l’ont inspirée, dans une large mesure, au peuple pour le jeune prince. Il est aisé et difficile pour lui de la

conserver.

ElpÉnor.

Aucun ne me la reprendra : celui qui est brave doit être avec moi.

POLYMÉTIS.

Tu ne régneras pas seulement sur des heureux. Dans de secrets réduits, le fardeau de la misère, des douleurs, pèse sur de nombreux mortels. Ils semblent rejetés, parce que le bonheur les rejette ; mais, sans être vus, ils suivent dans ses sentiers l’homme de courage, et leur prière pénètre jusqu’à l’oreille des dieux. De mystérieux secours sont souvent procurés par le faible au puissant.

ElpÉnor.

J’entends, j’entends les cris de joie et le bruit des trompettes monter de la vallée. Oh ! laisse-moi courir. Ils arrivent ! Je veux aller par ce sentier rapide au-devant de leurs pas. Toi, cher ami, suis le grand chemin ou, si tu veux, reste ici.

(Il s’éloigne. )

SCÈNE III.

POLYMÉTIS, seul.

Comme la flatterie déjà sonne agréablement aux oreilles de cet enfant ! Et pourtant elle est innocente la flatterie de l’espérance. Si quelque jour nous devons te louer pour ce que nous désapprouvons, nous le sentirons plus durement. Qu’il s’estime heureux celui qui passe sa vie loin des dieux de ce monde ! Qu’il les honore et les craigne et les remercie en silence, quand leur main gouverne le peuple doucement ! Leur souffrance le touche à peine et il peut partager leur joie sans mesure. Oh ! malheur à moi ! deux fois malheur aujourd’hui ! Joyeux et bel enfant, dois-tu vivre ? Faut-il que je tienne enchaîné dans ses abîmes le monstre qui peut te déchirer ? Faut-il que la reine apprenne quel noir forfait ton père a commis contre elle ? Me récompenseras-tu si je me tais ? Une fidélité qui ne fait point de bruit est-elle sentie ? A mon âge, que puis-je encore espérer de toi ? Je serai pour toi un fardeau. Avec un serrement de main au passage, tu me croiras très-satisfait. Tu es entraîné par le torrent de ceux qui sentent comme toi ; cependant ton père nous gouverne avec un sceptre pesant. Non, si un soleil me doit luire encore, je veux qu’une affreuse discorde bouleverse la maison, et, quand surviendra la détresse, avec ses mille bras, alors on sentira de nouveau ce que nous valons, comme dans les troubles des premiers temps ; alors on s’empressera de nous prendre, comme une vieille épée au pilier, et de nettoyer la rouille de sa lame. 0 vous, spectres antiques de secrets et noirs attentats, sortez de vos sépulcres, où vous vivez captifs. La dette fatale ne s’éteint pas. Levez-vous. Entourez de sombres nuages le trône qui est fondé sur des tombeaux. Que l’épouvante, comme un coup de tonnerre, traverse tous les cœurs ! Changez la joie en fureur ! Et que, devant les bras tendus pour la saisir, se brise l’espérance !