Ellénore (1846)
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 354-364).


XLII


Il est un degré d’affaiblissement où les émotions douces font presque autant de mal que les plus cruelles. Ellénore, quoique très-confiante dans la promesse de Lucien, ne s’attendait pas à le voir arriver si tôt, et la surprise, la joie de pouvoir opposer une preuve de dévouement à un acte d’ingratitude, lui causèrent une si vive palpitation qu’elle s’évanouit.

— C’est donc vrai, s’écria Lucien en courant pour la soutenir. Elle se meurt ! Ô mon Dieu ! rendez-la-moi… Ellénore ! Ellénore ! ranime-toi ! mon premier, mon unique amour, vis encore pour être adorée ; vis pour ta vengeance et mon bonheur !

Et Lucien couvrait de baisers brûlants les mains pâles d’Ellénore ; il espérait dans la ferveur de sa prière, dans l’excès de sa passion, pour obtenir du ciel de la voir sortir de l’anéantissement où elle était plongée. Enfin les yeux d’Ellénore s’ouvrirent, un éclair de joie y brilla, le sourire le plus doux vint animer son visage décoloré. Elle voulut parler, mais une forte oppression l’en empêchait. Et Lucien la suppliant de se calmer, de se taire, ajoutait :

— Je ne veux rien savoir. Vous m’avez appelé, j’arrive ; quelle que soit la mission que vous me réservez, je la remplirai, fallût-il aller frapper votre ennemie au sein de l’enfer, ou acheter votre repos au prix de tout ce que je possède, de tout ce que j’espère, de* cette existence que vous m’avez conservée pour la remplir tout entière. Oui, rien ne me coûtera pour vous rendre à la paix, au bonheur que vous méritez ; je ne demande pour récompense que de vous voir renaître. Ah ! vivez pour moi ; on n’a pas le droit de désirer la mort lorsqu’on est passionnément aimé.

La visite du docteur Moreau mit fin à cette entrevue. Il trouva le pouls d’Ellénore fort agité, et ordonna qu’on ne lui laissât voir personne du reste de la journée.

— À quoi bon, dit-elle, me priver de la présence d’un ami, j’ai peut-être si peu de temps à le voir.

— Allons, point de ces idées-là, reprit le docteur, autrement je renonce à vous soigner ; car lorsqu’un malade ne demande pas mieux que de guérir, nous avons souvent bien de la peine à le tirer d’affaire ; mais quand, avec sa maladie, il nous faut combattre la mauvaise volonté du malade, nous ne sommes pas assez forts ; ainsi, prêtez-vous à vivre, quand ce ne serait que par égard pour ma réputation. Songez donc que je serais perdu si l’on pouvait m’accuser d’avoir laissé mourir une jeune et belle femme telle que vous.

M. de la Menneraye se joignit au docteur pour engager Ellénore à se mettre au lit et à éviter toute espèce d’émotions tant que durerait son accès de fièvre. Il était si visiblement consterné de l’état de dépérissement où il voyait madame Mansley, que le docteur s’empressa de lui donner des espérances que lui-même n’avait pas, craignant qu’Ellénore devinât son danger à l’effroi peint sur le visage de son jeune ami.

Le lendemain, lorsque Lucien vint savoir des nouvelles de la malade, on lui dit qu’elle allait beaucoup mieux et qu’elle désirait le voir.

Il la trouva sur son canapé, vêtue d’une robe noire, d’un châle de même couleur ; ses beaux cheveux étaient nattés comme pour attendre un chapeau, enfin, sans sa pâleur extrême et l’air souffrant qui perçait à travers son attitude calme, on l’aurait crue au moment de sortir.

— Grâce à Dieu, je suis en état aujourd’hui de vous exprimer, cher Lucien, tout ce que m’inspire de reconnaissance votre…

— Ne parlons pas de cela, interrompit M. de la Menneraye. En me rendant à vos ordres, je n’ai rien fait que pour moi. Un de nos amis communs, las de combattre avec sa raison contre ce qu’il appelle ma folie, a fini par la prendre en pitié, et s’est chargé de m’instruire de toutes vos actions, même des motifs qu’on leur prêtait. Il espérait sans doute plus de cette relation fidèle que de ses sermons philosophiques. Il est certain que tout ce qu’il m’apprenait de vos sentiments pour M. de Rheinfeld aurait dû me guérir ; eh bien , le croirez-vous ? chaque preuve de dévouement pour cet homme si spirituel vous embellissait encore à mes yeux. — Comme elle sait aimer ! me disais-je. Quel noble aveuglement l’entraîne ! Ah ! pourquoi faut-il tant de talent, de célébrité pour lui plaide ? Pourquoi Tes agitations de l’incertitude, la crainte d’une trahison, les prévisions d’un malheur humiliant, sont-ils nécessaires à la vie de son âme ! à cette fièvre qu’on ne peut ni donner, ni éteindre, qui n’aît d’un regard, qui vît d’obstacles, de tourments, d’injures, et qui, jouet de la fatalité, n’obéit qu’à elle. Mais cette fatalité qui soumet aujourd’hui Ellénore à une Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/357 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/358 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/359 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/360 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/361 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/362 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/363

— Ô mon Dieu ! s’écria l’enfant, effrayé de la pâleur de sa mère, elle est donc bien malade ?…

— Non… mon fils… dit Lucien, elle est morte !