El Niño de la Rollona – Récits des bords du Guadalquivir
Le Guadalquivir rappelle à son embouchure les grands fleuves d’Amérique qui semblent tomber à regret dans la mer après avoir parcouru de mystérieuses contrées. Dans sa lente promenade à travers l’Andalousie, combien il a reçu de rivières aux noms sonores et charmans, sans compter le Xenil, qui lui arrive des sommets neigeux de la Sierra-Nevada en s’échappant des fontaines de Grenade ! Il a coulé paisiblement le long des grèves dorées et autour des îles verdoyantes où l’oiseau se réfugie durant les brûlantes chaleurs de l’été ; il a baigné les murs de Cordoue, la ville des califes, et traversé Séville, la plus insouciante et la plus folle des cités d’Europe. Enfin, au moment de perdre son nom et de s’absorber dans l’Océan, quand il porte déjà de grands navires, ses eaux reflètent encore les ruines du château moresque de San-Lùcar-de-Barrameda. Est-il donc étonnant que le vieil Oued-el-Kebir s’attriste de laisser derrière lui ces villes, ces plaines et ces montagnes illustrées par vingt siècles d’histoire ? Ainsi s’afflige le cœur de l’homme qui vieillit, n’emportant de son active carrière et de ses longs voyages que de stériles souvenirs ; mais quelle mélancolie ne se dissiperait aux rayons du soleil de l’Andalousie ? À peine si l’hiver effleure de son souffle cette province privilégiée. Remontez le Guadalquivir à quelques lieues de son embouchure, et vous verrez les vastes prairies qui le bordent couvertes de pâquerettes à la fin de janvier. Allez un peu plus haut : sur la rive droite, les agaves dressent comme des candélabres leurs tiges fleuries, et sur la rive gauche, des orangers, plus gros, plus élégans surtout que les pommiers normands, s’étendent comme une forêt, tout chargés de fruits mûrs.
Devant un de ces vergers se trouvait amarré, — au mois de février 184…, — un petit navire anglais qui portait écrit sur l’arrière ces deux mots : Mary-Scilly. Les Scilly sont, comme chacun sait, les innombrables îlots semés à la pointe nord-ouest du pays de Cornwall, que nous appelons les Sorlingues. La goélette Mary, après avoir laissé à Cadix sa cargaison de houille, était venue sur les bords du Guadalquivir charger des oranges. Pendant huit jours, les matelots furent occupés à transporter à bord dans des paniers ces fruits embaumés, qu’ils versaient dans la cale avec la même indifférence et le même flegme que s’il se fût agi d’y entasser du charbon. La beauté du climat et la douceur de la température semblaient ne faire aucune impression sur ces marins endurcis aux fatigues d’un rude métier. Parmi eux cependant il y avait un enfant de douze ans, un mousse, que son âge rendait plus accessible aux influences de ce printemps hâtif. Aux heures de repas, il courait à terre avec bonheur, tout surpris de pouvoir errer à l’aventure sans rencontrer à chaque pas les haies, les barrières, les clôtures de toute sorte qui, en pays anglais, défendent les propriétés contre les atteintes du passant. D’une main avide il cueillait sur les cactus ces fruits épineux chers aux muletiers et aux bohémiens que l’on nomme en Espagne higos chumbos, et croquait à belles dents les olives noires oubliées sous les arbres par le laboureur : il lui semblait que tout devait être délicieux dans un pays où les oranges mûrissent en plein champ.
Le moment vint cependant où la Mary allait partir. Deux heures avant le coucher du soleil, tout étant prêt à bord, le petit bâtiment hissa son pavillon, et l’on envoya le mousse larguer les amarres qui le retenaient au rivage. L’enfant accomplit sa tâche ; mais, au lieu de retourner sur le navire, il courut se cacher derrière un buisson. Obéissant à l’impulsion du reflux, qui commençait à se faire sentir, la Mary prit doucement son essor ; puis, une faible brise du soir venant à donner dans les voiles à peine gonflées, elle se mit à glisser sur les eaux calmées avec la rapidité du patineur qui, lancé à toute vitesse, joint ses deux pieds et semble voler sur la glace. Le mousse restait à la même place, immobile, couché dans l’herbe, qu’il étreignait de ses mains comme s’il eût voulu s’accrocher à la terre. Les rayons obliques du soleil, se glissant à travers le feuillage, traçaient sur la pelouse les dessins fantastiques d’un tapis moresque. L’air était tiède et tout imprégné de cette humidité féconde qui active la végétation au printemps. Tandis que les grives gourmandes, chassées de nos froids climats par la gelée et par la neige, couraient gaiement sous les arbres sans s’effrayer de sa présence, l’enfant tenait ses regards fixés sur un vautour venu de la sierra de Ronda, qui se balançait sur ses courtes ailes et décrivait de grands cercles au milieu des airs. Dans le ciel, sur la terre, et aussi sur les eaux du fleuve majestueux régnait un calme profond, une sérénité que l’on ne trouve point dans les pays troublés par le travail incessant de l’homme. C’était sans doute cet instinct du repos, ou, si l’on veut, de la douce paresse, qui se révélait à l’enfant, soumis dès le premier âge à de rudes labeurs. Il rêvait les yeux ouverts, ne pensant à rien, comme si un de ces enchanteurs dont parlent les contes arabes l’eût plongé dans un sommeil extatique.
Cependant la fraîcheur du soir vint le tirer de cette longue somnolence. Rappelé subitement à la réalité, l’enfant monta sur un arbre pour chercher du regard son navire, et, ne l’apercevant plus, il se mit à pleurer. Nous tenons toujours par quelque lien secret aux choses dont nous croyons pouvoir nous détacher avec le plus d’indifférence. L’enfant versa donc des larmes abondantes ; il eut peur de se voir tout seul dans ce lieu désert, lorsque les ténèbres lui eurent caché la cause des bruits qui çà et là résonnaient à son oreille. Puis, comme la nature sait proportionner l’intensité des émotions à la force de celui qui les ressent, il céda à la fatigue qui endormait son chagrin, et ne tarda guère à s’assoupir entre deux grosses branches de l’arbre sur lequel il avait grimpé.
On est aussi matinal que les oiseaux, quand on a passé la nuit comme eux à la belle étoile. Au premier chant de l’alouette, l’enfant, poussé par la faim, s’enfonça dans les terres. Des cavaliers au teint hâlé, vêtus à l’andalouse, passaient au galop de leurs chevaux, portant sous le bras la longue lance qui leur sert à piquer les taureaux à travers les plaines. Ils jetaient sur l’enfant étranger un regard si dédaigneux, que celui-ci n’osait leur adresser la parole ; d’ailleurs ils n’eussent rien compris à ses questions. Après une longue marche, le petit déserteur arriva à une maison d’assez belle apparence, précédée d’une cour spacieuse, dont la porte, ouverte à deux battans, semblait convier le voyageur à entrer. Il franchit le seuil, allongea la tête en mettant ses mains derrière son dos, et attendit qu’une voix humaine lui criât : Qui es-tu ?
Pendant quelque temps, il n’entendit que le chant des muletiers qui vannaient l’avoine dans l’écurie et le roucoulement des pigeons qui gémissaient sur les toits. Deux grands lévriers, couchés près du puits, le contemplaient du coin de l’œil avec une parfaite indifférence, et l’enfant eût attendu longtemps encore, si un barbet de mauvaise humeur, assis sur un fauteuil de cuir près d’une fenêtre, n’eût annoncé sa présence par des aboiemens qui retentirent dans toute la maison. Alors parut sous le péristyle une duègne à l’œil sévère qui lui fit signe d’avancer. L’enfant, un peu effrayé, fit un pas en avant et ôta poliment sa casquette de laine. Les lévriers s’étaient levés, et à la porte de l’écurie se montraient les muletiers, le chapeau pointu fortement incliné sur le front, et rallumant la cigarette de papier déposée derrière leur oreille.
— Qui est là ? demanda une voix qui sortait du salon ; quelque mendiant sans doute, puisque Cordero a aboyé.
— Señora marquesa, répondit la duègne, c’est un enfant qui a tout l’air d’un petit vagabond.
— Que demande-t-il ? L’aumône, un morceau de pain ?
— Il n’a rien demandé encore, señora. Je ne sais pas ce qu’il veut, mais à coup sûr ce n’est pas là un gitano.
La marquesa se leva. Suivie de Cordero, qui aboyait et grognait alternativement, elle s’approcha du petit mousse et le regarda avec curiosité. Après quelques secondes de réflexion : — J’y suis, dit-elle à demi-voix, c’est un Anglais… Quel dommage que j’aie oublié cette langue, moi qui lisais autrefois Rasselas si couramment ! — You,… y ou,… Ingles ?…
— Yes, ma’am, répliqua l’enfant avec un sourire involontaire. Et il fit signe qu’il éprouvait le besoin de faire un solide déjeuner.
— Je l’avais deviné, s’écria la marquesa en se tournant vers les serviteurs, qui admiraient son habileté à parler une langue aussi baroque que l’anglais. Ce pauvre enfant aura déserté son navire, parce qu’on le maltraitait : il a l’air de mourir de faim ! Holà ! Melitona. sers-lui quelque chose à manger…… Bread, hiijos, wine, tocino, tu entends, mon enfant, on va te donner tout cela… Comment t’appelle-t-on ?… What’s your name ?
— Bill, repartit l’enfant.
— Bien, fit la marquesa ; Bill pour William ; nous disons nous autres Guillermo ; chaque pays, chaque mode. Viens déjeuner, viens… Pobrecito ! il a l’air tout à fait gentil.
La vieille Melitona se fût bien passée du surcroît de besogne que lui causait l’arrivée imprévue du petit Anglais. L’enfant avait grand besoin d’être lavé, et sur l’ordre que lui intima sa maîtresse, la Melitona, impatiente et irritée, se mit à le frotter, à le savonner tant et si bien qu’il sortit de ses mains luisant et poli comme une casserole de cuivre rouge. La marquesa eut presque envie de l’embrasser et de passer sa main dans les boucles de ses cheveux blonds ; mais les vêtemens du mousse étaient imprégnés d’une odeur de goudron et de fumée à peine supportable au grand air, sur le pont d’un navire. Elle se contenta de l’admirer, tandis qu’il dévorait avec un appétit prodigieux les tranches de tocino[1] frites dans l’huile et les figues sèches étalées devant lui.
Le repas fini, Bill resta dans la salle à manger, picotant d’une main distraite des grappes de raisin sec ; puis il se mit à découper une orange, dont il tailla l’écorce en petits morceaux de toute forme. La Melitona, voyant qu’il ne partait point, essaya de l’y décider en balayant l’appartement, ce qu’elle ne faisait pas tous les jours. Bill demeurait impassible au milieu de la poussière, examinant avec curiosité les grands fauteuils de cuir à clous dorés et les portraits de famille accrochés à la muraille. Quand la marquise eut achevé sa toilette et qu’elle descendit de nouveau pour demander son chocolat, elle fut un peu surprise de le trouver là si comfortablement établi.
— Tu te trouves mieux, n’est-ce pas, you… feel better ?
— Quite well, perfectly well, répondit l’enfant, dont les yeux brillaient de joie.
— Diable ! se dit la marquise, il se trouve si bien qu’il ne s’en ira pas. Je ne puis cependant le mettre à la porte ; où irait-il ? Par malheur je suis à bout de mon anglais, et je ne sais comment me faire comprendre… Essayons de lui parler par gestes. — Eh ! petit, tu veux donc rester ici ?…
L’enfant regarda la marquise d’un air suppliant, rougit et baissa la tête.
— Que va dire Melitona ? pensa la marquise, et que ferai-je de ce petit inconnu, qui pourrait bien être un mauvais sujet ? Avec cela qu’il est sans doute hérétique, le petit monstre !… Il a pourtant l’œil doux et le regard affectueux ! Voyons, c’est là une question qu’il faut décider tout de suite…
Vidant d’un trait sa tasse de chocolat, la marquesa fit signe à Bill de le suivre. Elle le conduisit dans une petite pièce transformée en chapelle, dont elle ouvrit la porte tout doucement, et fit entrer l’enfant le premier. Bill ôta sa casquette, plongea le doigt dans le bénitier, fit un signe de croix et s’agenouilla. La marquise, transportée de joie, l’attira vivement à elle sur le palier et l’embrassa de tout son cœur.
— Si j’ai oublié l’anglais, dit-elle en lui prenant la main, tu auras bientôt appris l’espagnol ! Nous nous entendons sur un point capital, le reste viendra tout seul. Je te garderai, pauvre petit, reste avec nous, puisque la Providence t’a envoyé sous mon toit !
Trois jours après, Bill portait un charmant petit chapeau plat orné d’une touffe, la veste brodée sur toutes les coutures, le pantalon attaché par une ceinture de soie et ouvert au-dessous du genou, ainsi que les guêtres andalouses. On le connaissait dans les habitations voisines sous le nom de Guillermo el Ingles ; tout le monde lui faisait bonne mine dans la maison, excepté le barbet Cordero, jaloux de ne plus occuper exclusivement les loisirs de la marquesa. Enfin Melitona, bien qu’elle murmurât quelquefois contre les instincts trop charitables de sa maîtresse, s’habituait à la présence de cet enfant, qui répandait autour de lui le mouvement et la vie. Dans ses momens de bonne humeur, elle se laissait aller à l’appeler familièrement el Ruhiecito, le blondin.
Dona Fernanda, marquesa del Carmejo, avait passé la première jeunesse. La mort de son mari tué dans les guerres civiles l’avait laissée à vingt-cinq ans maîtresse d’elle-même. Se voyant veuve et sans enfant, elle s’était retirée dans sa maison des champs. Cette habitation rustique ne se recommandait ni par son architecture, ni par ses jardins ; on n’y remarquait ni tourelles, ni fossés, ni grand parc planté de vieux arbres et percé de longues allées : elle ressemblait plutôt à ces gros logis bourgeois de solide apparence dans lesquels se plaisaient nos pères, avant que la manie de construire des castels se fût emparée de tous les marchands enrichis. Au lieu de massifs groupés avec art et entourés d’allées couvertes de sable fin, la marquise n’avait sous les yeux que de grandes plantations d’orangers et de citronniers, çà et là quelques grenadiers, des lauriers et des chênes verts, le tout enclos de murs assez élevés. Par-delà cette réserve s’étendaient sur les coteaux de véritables forêts d’oliviers au feuillage pâle. Des prairies immenses, dans lesquelles paissaient en liberté des troupeaux de bœufs, complétaient ce domaine. C’était la vie champêtre sans aucun agrément de détail, mais dans toute son ampleur, l’espace, l’abondance, les horizons lointains couronnés par de hautes montagnes, et le mouvement des serviteurs mêlant les refrains de leurs vieilles chansons aux hennissemens des mules et aux mugissemens des taureaux. Après les premières années de son veuvage, la marquesa avait ressenti plusieurs fois les atteintes de la mélancolie au sein de cette nature sévère. Un soir qu’elle était plus triste que de coutume, des larmes coulèrent de ses yeux, et elle demeura longtemps en proie à une inexprimable angoisse. Revenue de cet abattement, elle essuya ses pleurs, et regardant son visage dans le miroir : — J’ai été jolie, se dit-elle, et il m’en reste bien encore quelque chose. En ajoutant à ces débris de beauté beaucoup de bienveillance et d’aménité, je me ferai aimer ici de toutes les bonnes gens qui m’entourent. Cela ne vaut-il pas mieux que d’attendre dans un salon les flatteries qui ne viennent pas toujours ? — À partir de ce moment, la marquesa avait pris son parti. Un air de bonté cordiale régnait sur sa physionomie calme et légèrement souriante, qui inspirait la confiance et la sympathie. Toute passion s’était apaisée dans son âme, qui ne demandait qu’à répandre au dehors son affectueuse bienveillance.
Ce fut donc avec un joyeux empressement que la marquesa accueillit l’enfant étranger. Il lui semblait que la Providence l’avait envoyé vers elle tout exprès pour combler le vide de son cœur. Elle n’aurait plus à redouter dans l’avenir les ennuis de la solitude et les langueurs d’une existence sans but. Quelle plus agréable occupation que d’élever, de façonner à sa guise cet enfant abandonné, trop jeune encore pour ne pas suivre avec docilité la direction qui lui serait donnée, assez grand déjà pour comprendre le prix d’un bienfait ? — Il me devra tout, pensait la marquesa, et moi je lui devrai d’avoir goûté quelque chose des douceurs de la maternité, qui m’ont été refusées ! Il m’aimera comme sa mère, puisque je le traite comme mon fils…
Elle commença par lui apprendre à parler l’espagnol. Cet enseignement était plein de charmes. Les mots sont comme l’enveloppe de la pensée, et ces leçons, faites à tout propos durant la promenade, plaçaient Guillermo dans la situation d’un enfant naïf qui reçoit de la bouche d’une mère tendre ses premières inspirations. L’élève faisait des progrès rapides ; l’accent natal disparaissait peu à peu de sa prononciation, et la vieille Melitona n’éclatait plus de rire à chaque parole qui sortait du gosier de l’Inglesito.
Quand il fut en état de se bien faire comprendre, la marquesa lui dit : — Tu peux converser maintenant et t’exprimer en bon castillan. Pour premier exercice de conversation, raconte-moi ton histoire. Qui es-tu ?
L’enfant semblait avoir oublié tout son passé. Cette question lui rappelait qu’il était arrivé à la porte de la marquise comme un mendiant, et il se mit à fondre en larmes.
— Mon cher enfant, dit avec émotion la marquesa, la question que je t’adresse, d’autres me l’ont faite, et je n’ai su quoi répondre !…
— Ah ! señora, répliqua l’enfant, n’aurez-vous pas honte de moi, si je vous dis que je suis un orphelin ?…
— Pobrecito, je ne t’en aimerai que davantage ! Y a-t-il longtemps que tu as perdu tes parens ?…
— Mon père habitait Dublin, et il faisait un grand commerce avec les pays lointains. Un jour il disparut ; nous étions ruinés… On vendit tout ce qu’il y avait dans la maison. J’avais huit ans alors ; ma mère m’emmena à la campagne, où nous vécûmes bien pauvrement.
— Où était allé ton père ? demanda la marquise.
— En Australie, señora, répondit l’enfant ; il espérait y refaire sa fortune. Pendant cinq années, ma mère attendit de ses nouvelles ; aucune lettre n’arriva. Dévorée d’inquiétude, elle partit pour Londres dans l’intention de s’embarquer avec moi : elle voulait aller rejoindre mon père ; mais à Londres elle tomba malade. L’argent de notre passage fut bientôt dépensé ; il ne nous restait plus qu’une guinée quand ma mère… expira. J’étais orphelin, et dans une complète misère. On me mit à bord d’un navire ; un jour que nous chargions des oranges sur les bords du Guadalquivir, je fus pris d’un si grand chagrin, que je me sauvai à terre…
— Ainsi tu es Irlandais, et ton père était un caballero…
— Oh ! oui, señora, un gentleman, comme on dit là-bas, un homme riche, bien élevé, et moi j’étais à bord du navire le serviteur d’une demi-douzaine de matelots grossiers… Si l’on vient me réclamer, vous me cacherez, n’est-ce pas, señora ?
— Sois tranquille, mon cher enfant, dit la marquesa ; tu m’appartiens, et personne n’a aucun droit sur toi. Tu veux bien être mon fils !…
— Oh ! señora, s’écria l’enfant en lui prenant les deux mains, je suis si heureux près de vous !
Quelques semaines après cette conversation, la marquesa, qui ne se montrait que rarement dans les villes voisines, reparut un dimanche avec Guillermo sur la promenade du Puerto-Santa-Maria. Qui n’a pas vu cette gracieuse petite ville, mollement assise aux bords du Guadelete, en face de Cadix, n’a jamais senti l’enivrement que cause le bonheur de vivre sous un climat privilégié. Il y avait sur le paseo toute une société choisie : mères de famille à la démarche solennelle, causant avec dignité de choses futiles ; jeunes filles au pas svelte, à l’œil vif, cachant des idées sérieuses sous leur rire épanoui, et qui ressemblaient, par le mouvement de leurs éventails, à de gais oiseaux battant de l’aile. Toutes ces belles promeneuses regardèrent la marquesa del Carmejo du coin de l’œil ; quelques-unes la saluèrent d’un geste affectueux, d’autres semblèrent avoir oublié son visage. Quant aux caballeros, ils s’inclinèrent respectueusement sur son passage, témoignant par leur politesse empressée qu’ils étaient heureux de la revoir. Guillermo marchait à côté de la marquesa ; cette apparition sur la place publique d’une ville élégante était son entrée dans le monde. Il composait son maintien, et prêtait une oreille attentive aux avis que lui donnait tout bas sa mère adoptive. Chacun se retournait pour le regarder : les messieurs abordaient les dames pour demander s’il n’était pas vrai que la marquise n’eût jamais eu d’enfans ; les jeunes filles se poussaient le coude, et imitaient la démarche sérieuse du jeune garçon aux cheveux blonds en disant à demi-voix : Mira et rubiecito, — regarde donc le blondin ! — Puis elles riaient aux éclats derrière l’éventail.
Bientôt la curiosité fut vivement excitée sur toute la ligne des promeneurs. À peine la marquesa avait quitté le paseo, que déjà l’on se formait par groupes, et l’on s’entretenait de ce qui importait fort peu à chacun.
— Messieurs, dit enfin une dame âgée, vous ne comprenez pas ce qu’est venue faire ici doña Fernanda ? C’est bien simple pourtant. Elle est venue dire : Je ne veux plus me remarier ; tant pis pour vous ! Il ne fallait pas me laisser dans mon exil… J’ai adopté un fils…
— Mais ce fils, quel est-il ? demanda une petite femme au teint bilieux et à la voix rauque.
— Allez le lui demander, répliqua la dame âgée… Sans doute quelque parent. N’a-t-elle pas de la famille aux environs de Ségovie ?
— C’est vrai, interrompit une troisième interlocutrice que l’on reconnaissait à la finesse de ses traits pour une Madrileña : elle a des cousins dans la Vieille-Castille ; mais le plus jeune de ces parens éloignés est un capitaine de cavalerie qui m’a fait danser cet hiver à Madrid…
— Cet enfant n’est ni un Castillan, ni un Andalou, reprit un caballero à la fine moustache noire relevée en croc. Vous n’avez pas observé comme il marque le pas en marchant à la manière d’un Anglais ?…
— Il y a Là-dessous un mystère, s’écria la petite femme au teint jaune ; il y a là une énigme dont j’aurai le mot avant dimanche prochain. Je connais Fernanda depuis l’enfance ; j’étais à son mariage. Elle ne demeure pas si loin du Puerto que je ne puisse lui faire une visite avec ma galère. Après-demain je fais atteler, et je cours lui arracher son secret.
Le surlendemain, doña Barbara, — tel était le nom de la petite femme qui se disait l’amie de la marquise, — partait dans sa galère attelée de deux mules. On eût dit qu’elle courait entreprendre une expédition de la plus haute importance, tant elle paraissait sérieuse et préoccupée. Il ne s’agissait pourtant que d’aller troubler dans son repos une âme douce et aimante.
L’arrivée du coche de doña Barbara fut un événement dont s’émurent les muletiers, la vieille Melitona, les deux lévriers et le barbet Cordero. L’enfant, qui était à étudier dans une chambre haute, quitta ses livres pour regarder à la fenêtre, et la marquesa, ressentit un léger frisson lorsqu’elle vit son ancienne amie s’avancer vers la porte. Il lui sembla que l’indiscrétion en personne faisait irruption sous son toit.
— Ma bonne Fernanda, dit doña Barbara en lui tendant la main, tu es un peu surprise de me voir ; mais tu as beau te cacher, tes amies pensent toujours à toi !… Tu as vraiment là une habitation charmante !… Et puis tout alentour des propriétés considérables… Que l’on dise donc encore qu’il n’y a pas de châteaux en Espagne !
La marquesa répondait de son mieux à ces politesses exagérées, et qui ne ressemblaient guère au simple langage de l’amitié. Lorsqu’elle eut fait asseoir doña Barbara dans le salon, celle-ci prit un air sérieux.
— Fernanda, dit-elle, sais-tu qu’on a beaucoup parlé de toi au Puerto ? Vraiment, ma chère, ta présence a fait sensation… Chacun disait que tu n’étais pas changée !
La marquesa s’inclina avec un sourire d’incrédulité.
— Tu ne me crois pas, reprit doña Barbara, je te reconnais bien là ! Tu as toujours été fantasque, et tu ne veux pas voir le monde comme il est ! Si tu avais entendu ce que disait de toi don Geronima, tu sais, ce colonel de si bonne mine qui nous fréquente assidûment,…. eh bien ! ce colonel ne serait pas éloigné de demander ta main…
— Remercie-le bien de ma part, dit la marquesa, je me trouve heureuse dans ma liberté, et je compte rester… veuve.
— Vieillir dans la solitude, dans l’abandon, sans famille, sans avoir personne à qui léguer ses biens !
— Les biens de mon mari retourneront à ses héritiers ; les miens m’appartiennent, et je les léguerai à qui je voudrai.
— Tu peux les léguer à qui tu voudras, cela est clair ; tu peux les donner à un inconnu, à un vagabond, au premier gitano qu’il te plaira d’enrichir… Il y a des caractères fantasques auxquels plaisent les coups de théâtre, les actions romanesques…
La marquesa rougit un peu ; elle se sentait attaquée dans ses pensées les plus intimes, et mise en demeure de s’expliquer sur un sujet qu’elle était résolue à ne pas traiter avec une amie aussi curieuse.
— Ma chère Barbara, dit-elle en reprenant tout son calme, tu parais me porter beaucoup d’intérêt et t’occuper de mes affaires comme s’il s’agissait des tiennes ?
— Sans doute, répliqua doña Barbara ; puisque tu as eu la fantaisie de te montrer avec un jeune garçon que personne ne connaît, on a bien le droit de te demander, en amie, et pour couper court à des interprétations désobligeantes, ce qu’il est, où tu l’as ramassé ?…
— Le pauvre enfant ! il ne se doute guère du bruit qui se fait autour de lui !
— Et autour de toi à propos de lui… Est-ce un enfant adoptif ? D’où vient-il ? Pourquoi l’avoir pris avec toi de préférence à quelqu’un de ta famille ?
— Mes plus proches parens sont à La Havane ; ils y vivent dans l’opulence, et n’ont nullement besoin que je les prenne sous ma protection…
— Le colonel affirme que cet enfant est étranger, qu’il est Anglais…
— Le colonel n’a pas deviné juste.
— Ce qu’il y a de certain, c’est que le monde commence à jaser…
— C’est son métier…
— On est fort intrigué au Puerto de ce blondin, qui a l’air d’un défi jeté à la curiosité publique.
— Et cette curiosité publique, ma bonne amie, tu serais bien aise de la satisfaire…
— Moi !… oh ! je n’y tiens guère… J’aime mes amies, et je voudrais pouvoir les disculper quand on les accuse. Tu veux lutter contre le monde, ma pauvre Fernanda, et tu te jettes dans l’inconnu pour tromper l’ennui qui t’accable…
— Mais je ne m’ennuie pas, répondit la marquesa.
— C’est-à-dire que l’ennui t’a vaincue, subjuguée ; tu n’as plus la force de rentrer dans la sphère où tu devais vivre et d’où tu as eu la faiblesse de t’exiler…
Après le départ de doña Barbara, la marquesa, un peu émue, se mit à se promener dans les allées de son jardin. — Voyons donc, se dit-elle intérieurement, est-ce que je m’ennuie ? Le repos que je goûte ici ne vaut-il pas le trouble et l’agitation des grandes villes ?… Ah ! le monde en veut à ceux qui le délaissent ;… il appelle faiblesse ce que je nomme, moi, force d’âme et énergie de la volonté ! En vérité, pour un peu plus il y verrait de l’orgueil !… Je vis avec les petites gens dont je fais le bonheur ; aucun d’eux ne me contredit, et je règne doucement sur mon petit domaine. Les matinées ont bien leur tristesse, le milieu du jour est quelquefois lent à couler, les soirées ne passent pas aussi vite que je le voudrais, cela est vrai, j’en conviens ; mais j’y suis faite. D’ailleurs toute existence a ses langueurs !
En achevant ces paroles, elle poussa un soupir et leva les yeux sur les bosquets qui l’entouraient. Le barbet Cordero marchait devant elle de ce pas lent et incertain d’une bête apathique déshabituée de courir. Le profil de la Melitona, assise dans la cuisine, se dessinait derrière la vitre, immobile comme une peinture. À côté du puits, la roue d’irrigation, mue par deux mules, versait l’eau avec la régularité monotone d’une cascade. Autour de la maison tourbillonnaient les hirondelles, qu’un grand chat maigre surveillait éternellement du haut du toit, l’œil au guet, la griffe allongée. Cet ensemble de détails composait une scène parfaitement calme, mais qui ressemblait un peu à un tableau mécanique. Il ne s’y produisait rien de saisissant, rien d’inattendu. Dans ce petit monde rustique, bêtes et gens, tous, jusqu’aux oiseaux, agissaient par accoutumance, et la marquise se surprit à compter, pour la millième fois, le nombre des orangers plantés dans l’allée principale. À ce moment, elle sentit vibrer dans son âme cette corde secrète que doña Barbara avait touchée avant de partir ; elle crut voir se dresser le fantôme de l’ennui, qu’elle se flattait d’avoir vaincu. Des larmes allaient jaillir de ses yeux, lorsque parut Guillermo, qui courait gaiement ; près de lui gambadaient les deux lévriers devenus ses compagnons inséparables. Un rayon de soleil se jouait sur le visage épanoui de l’enfant ; le vent faisait flotter ses cheveux blonds, et ses traits, ordinairement empreints d’une mélancolie rêveuse, s’illuminaient d’une joie naïve.
La marquesa lui tendit les bras, et l’enfant l’embrassa avec effusion. Ils avaient grand besoin de se retrouver ensemble. Guillermo, fatigué par quelques heures d’étude, s’était laissé aller au souvenir de sa verte Irlande, et l’émotion lui montait au cœur. Quant à doña Fernanda, elle venait de descendre plus avant que jamais dans le fond de sa pensée, et elle en avait rapporté ce que nous en retirons toujours, de la tristesse et un vague effroi.
Pendant plusieurs années, tout alla bien dans la maison des champs où la marquesa del Carmejo avait confiné sa vie. Son fils adoptif croissait en grâce et aussi en savoir. Un moine, don Cajetano, chassé de son couvent par la révolution, lui enseignait le latin, l’histoire, la géographie. Dans ses longs entretiens, le religieux aimait à montrer à son élève l’Espagne envahie par les Maures et refoulée jusqu’au pied des Pyrénées, triomphant peu à peu de l’islamisme, puis s’établissant sur les côtes de l’Afrique et couvrant les deux Amériques de ses colonies ; mais Guillermo avait trouvé un précepteur d’un genre tout différent dans le vieil Andrès, le doyen des serviteurs employés aux écuries de la marquise. Andrès avait fait les campagnes du Pérou et du Chili ; il en était revenu écloppé, la figure balafrée de coups de sabre. La tête remplie du souvenir de ces guerres lointaines, l’ancien soldat courait sans cesse à cheval à travers les domaines de la marquise, sous prétexte d’exercer partout sa surveillance : il se faisait tout simplement illusion à lui-même, et croyait continuer encore ses campagnes. Lorsque don Guillermo approcha de sa quinzième année, Andrès réclama l’honneur de lui apprendre à monter à cheval. L’élève devint bientôt un excellent cavalier, bien que le maître ignorât les véritables principes du grand art de l’équitation. Le vieux soldat avait rapporté de l’Amérique du Sud la mauvaise habitude de porter les étriers trop longs et de s’appuyer sur la fourchette, méthode vicieuse qu’eût blâmée l’illustre La Guerinière, et qui eût excité l’indignation de Pluvinel, le classique auteur du Manège royal.
Tous les matins, — les dimanches exceptés, — Andrès équipait les deux chevaux, puis il allait éveiller Guillermo, qu’il appelait respectueusement el marquesito. L’enfant et le vieux soldat parcouraient au galop les collines voisines et redescendaient vers la plaine d’un pas moins rapide ; quelquefois ils poussaient une reconnaissance jusqu’aux bords du Guadalquivir. Quel que fût cependant le but de leurs excursions, Andrès assaisonnait toujours ces promenades du récit de ses combats et de ses pérégrinations aventureuses. La vue d’un cavalier passant à l’horizon lui fournissait l’occasion de raconter une de ses rencontres avec l’avant-garde ennemie, et la plus petite voile glissant sur les eaux du fleuve lui rappelait une tempête du cap Horn. — Ah ! marquesito, s’écriait alors le vieux soldat, j’ai eu dans ma jeunesse bien des misères sur terre et sur mer ! J’ai reçu des coups de sabre sur la figure et un coup de lance au genou, sans parler d’une balle qui m’a traversé le bras. Eh bien ! si je redevenais jeune, je recommencerais encore à servir… Qu’est-ce qu’un homme qui n’a rien vu ? Allons, un temps de galop, marquesito, et viva la patria ! — Puis il poussait le cri de guerre de l’Indien des Andes, et les deux cavaliers, piquant de l’éperon leurs chevaux alertes, le corps penché en avant, dévoraient l’espace, comme s’ils eussent été enlevés par un coup de vent.
Ces promenades équestres, faites en compagnie du vétéran des guerres d’Amérique, éveillaient dans l’âme de Guillermo le désir de l’inconnu. Le moine Cajetano surprenait chez son élève les premiers symptômes d’une imagination vive, impressionnable, tournée vers la rêverie. Il s’inquiétait de ce regard vaguement dirigé vers les horizons lointains, et qui ne se posait jamais sur les objets environnans. — À quoi donc adapter cette fantasque nature ? se demandait-il souvent. Que veut, que cherche cet adolescent, atteint déjà d’une secrète tristesse ? — Il résolut de s’en ouvrir, sans plus tarder, à la marquise elle-même.
— Señora, lui dit-il un jour, l’enfant grandit ;… il a seize ans, n’est-il pas vrai ? Ses études avancent, et je ne crois pas avoir rien à lui apprendre désormais…
— Comment donc ! reprit la marquise ; on garde les enfans huit ans et plus dans un collège, et au bout de quatre années celui-ci aurait achevé ses études ?
— Dans un collège, on émiette la leçon pour que chacun en ait sa part : c’est là une des raisons pour lesquelles l’éducation s’y prolonge. Il y en a d’autres encore… D’ailleurs je ne dis pas que Guillermo n’ait plus rien à apprendre, je dis qu’il serait temps de lui. choisir une carrière…
— Pourquoi faire ? reprit lentement la marquesa.
— Pour employer ses facultés et le mettre à même d’accomplir sa mission ici-bas !… Voyons, señora, la carrière des armes est une profession noble et qui convient…
— La guerre m’a tué mon mari ! s’écria la marquise ; vous l’avez donc oublié, don Cajetano ?…
— Pardon, señora ; la marine offrirait au jeune homme une utile application de ses facultés : il a du goût pour l’astronomie, pour la géographie, pour tout ce qui se rapporte à l’étude des sphères célestes et du globe de la terre…
— En ce cas, il faudra que je le quitte…
— Les voyages lointains sont, à n’en pas douter, ce qui le préoccupe, ce qui l’attire…
— Mais, encore une fois, interrompit la marquesa, il faudra donc que je le voie s’éloigner de moi !… S’il sortait d’ici par une porte, l’ennui entrerait par une autre…
— Enfin, señora, reprit don Cajetano, il ne peut commencer par où les autres finissent, par l’inaction et le repos. Voulez-vous cultiver le penchant qu’il montre pour le dessin ? Il trouvera de beaux modèles dans les peintres espagnols.
— Je vous l’ai dit, répliqua la marquise avec une certaine impatience, don Guillermo est devenu mon fils par adoption, ma fortune particulière peut lui revenir : est-il besoin qu’il apprenne un état ?…
— Madame, interrompit le moine, voulez-vous le bonheur de ce jeune homme ? Le voulez-vous sincèrement ? Permettez-lui d’arriver à quelque chose, aidez-le à prendre rang parmi les hommes utiles, sérieux… Ne souffrez pas qu’il végète, qu’il se traîne dans la vie avec le regret de n’être rien.
— N’être rien ! dit la marquise ; mais si je lui donne mon nom !… Après tout, il n’est pas mon fils… Si j’étais vraiment sa mère, peut-être mon amour-propre serait-il flatté de le voir arriver aux honneurs, à la réputation… Enfin il n’est que mon fils adoptif. Je l’ai pris, accueilli, choyé, pour qu’il restât à mes côtés et me tînt éternellement compagnie ! Croyez-vous, don Cajetano, que je mène ici une vie bien joyeuse, et que les distractions abondent dans ces campagnes ?
— Pardon, señora, reprit tristement le religieux ; j’avais cru que vous aimiez sincèrement cet enfant…
— Tout le monde semble se donner le mot pour me tourmenter à l’occasion de Guillermo ! s’écria la marquesa. Ah ! qu’on a de mal à faire le bien ici-bas !… Je ramasse dans la poussière un pauvre petit qui n’a plus ni famille ni patrie, je l’élève jusqu’à moi, je lui donne tout ce qu’on peut rêver ici-bas, et vous, un religieux, un homme de Dieu, vous me demandez si je l’aime !… Les gens du monde, les vaniteux sont venus me demander aussi pourquoi je l’aime !… À qui entendre, à qui répondre ?…
— Señora, je retire toute question qui peut vous blesser, j’avais cru aller au-devant de vos vœux en vous montrant tout l’intérêt que m’inspire votre protégé.
En achevant ces paroles, don Cajetano salua la marquise et s’éloigna à pas lents. Il remonta dans la chambre haute, où travaillait son élève. Le jeune homme, appuyé sur la fenêtre, regardait l’horizon ; des larmes brillaient dans ses yeux. Don Cajetano lui prit doucement la main. — Qu’avez-vous, mon enfant ? lui demanda-t-il.
— Rien, répliqua Guillermo ; je regarde les oiseaux qui volent sur le ciel. Oh ! si j’avais des ailes !
— Si vous aviez des ailes, vous quitteriez ce nid tranquille où une tendre affection veille sur vous ? — Guillermo ne répondit pas ; le religieux continua : — Modérer les désirs du cœur et calmer les élans de l’imagination, telle est la première condition du bonheur ici-bas !
— Faut-il donc renoncer à être, à faire quelque chose, à savoir, à connaître ? s’écria brusquement le jeune homme. Faut-il donc vivre éternellement dans l’obscurité ?
— C’est le sort du plus grand nombre ; n’est-il pas sage de savoir s’y résigner à tout hasard ?
Le religieux ne s’exprimait point ainsi sans se faire violence à lui-même. Il lui en coûtait de comprimer les aspirations d’un jeune cœur qui commençait à s’épanouir ; mais il voulait prévenir les luttes qui eussent infailliblement troublé l’existence des habitans de ce toit hospitalier, sous lequel il avait lui-même rencontré un asile. Il ne lui paraissait pas impossible qu’un jeune homme au caractère doux et mélancolique pût se plier au joug d’une vie simple, régulière jusqu’à la monotonie, et coulant avec le calme d’un ruisseau qui serpente sans bruit et à demi caché sous les roseaux. D’un autre côté, il voyait la marquise veillant avec une affection jalouse sur son enfant adoptif, et prête à taxer d’ingratitude toute volonté contraire à la sienne qu’eût manifestée son jeune élève. Ne valait-il pas mieux, par des conseils donnés à propos, habituer Guillermo à envisager sans illusion la destinée qui lui était faite ?
Le tout était d’y réussir ; mais ce que n’auraient pu faire la raison ni la force, une affection égoïste sut l’accomplir. Alarmée par la conversation que don Cajetano venait d’avoir avec elle, la marquise combla son fils adoptif de prévenances et de cajoleries. Elle le choyait comme un enfant, lui parlait de sa petite voix la plus tendre et allait au-devant de tous ses désirs. Elle s’obstinait à cultiver comme une plante délicate ce jeune homme plein de sève et de santé chez qui elle voulait exciter à tout propos les élans d’une reconnaissance enfantine. Un jour cependant qu’elle le voyait se promener rêveur dans les allées du jardin, il lui prit comme un remords ; elle se reprocha de le tenir en captivité à la campagne. Revenue au salon, elle appela don Cajetano, et, d’un ton confidentiel : — Vous m’avez fait entendre que l’enfant aimerait à voyager,… Lui dit-elle. Moi, j’ai mes habitudes, et la solitude me plaît par-dessus toute chose. Eh bien ! pour être agréable à Guillermo et aussi pour l’avancement de ses études, je me décide à l’emmener à Madrid… Nous irons dans ma galère, à petites journées, avec Melitona, Andrès et le petit chien… Qu’en pensez-vous, don Cajetano ?
Le religieux ne put s’empêcher de sourire, et il répondit : — Et puis après ?…
— Nous reviendrons ici reprendre notre douce vie et nos tranquilles occupations. Ne lui en dites rien au moins. S’il allait se rencontrer quelque obstacle…
Les obstacles ne tardèrent pas à surgir ; il faut si peu de chose pour arrêter les natures paresseuses ! La marquesa commençait à prendre de l’embonpoint, et le mouvement lui causait de la fatigue. Pendant plusieurs semaines, elle songea aux préparatifs sans avoir la force de s’y mettre, et peu à peu s’amortit en son cœur le désir manifesté dans un moment d’expansion et de courage. La Melitona, qui avait pris, elle aussi, son pli à la campagne, s’éleva avec chaleur contre l’inutilité d’un si long voyage ; elle parla même de brigands qui s’étaient montrés sur la route. S’il allait arriver malheur au marquesito ! De son côté, Andrès déclara que la galère avait besoin de beaucoup de réparations, et puis les mules se trouvaient malades. L’apparition des bandits n’était pas ce qui l’eût empêché de partir : mais il s’était fait une habitude de monter à cheval chaque matin et de jouer de la guitare chaque soir sur la margelle du puits. La mauvaise volonté de ces deux vieux serviteurs acheva de dégoûter la marquise de son projet. Dévoués au service de leur maîtresse et pleins de vénération pour sa personne, Andrès et Melitona s’entendaient pour lui désobéir et ne pas quitter les lieux où ils avaient fait leur nid. Par la force de l’habitude, ils étaient devenus comme des immeubles tout à fait impossibles à déplacer.
La marquise n’alla donc point à Madrid. Elle avait rompu avec le monde et s’efforçait de se croire heureuse au sein de la solitude. Son fils adoptif, condamné à grandir dans l’ombre, passait ses journées à lire, à étudier, à dessiner surtout, et trompait par des occupations purement intellectuelles l’ardeur de son imagination et l’activité de son esprit. Malheureusement ce régime le rendait fantasque et timide, sauvage et inquiet, fort par la pensée et incapable d’agir hors des limites étroites de l’existence qui lui était imposée.
Dans un pays comme l’Andalousie, où la vie resplendit au dehors, où la jeunesse semble rayonner partout comme un éternel printemps, Guillermo devait sembler une anomalie. S’il n’eût pas appartenu par les liens de l’adoption à une mère riche et titrée, s’il eût été laid et mal bâti de sa personne, on ne se fût occupé de lui ni pour le plaindre, ni pour le blâmer ; mais Guillermo était devenu le représentant d’une famille considérable, et la nature l’avait assez bien traité pour que le monde eût des droits sur lui. On s’étonna d’abord de cette vie solitaire : on plaignit ce jeune homme enchaîné par le caprice d’une mère adoptive, plus tyrannique et plus jalouse qu’une vieille tante ; puis on se moqua de lui. Quelques plaisans du Puerto-Santa-Maria firent sur le pauvre Guillermo des chansons qu’ils confièrent à la discrétion proverbiale des aveugles mendians. Du temps de Cervantes, les aveugles avaient déjà le privilège de réciter aux passans les vers malins qu’il plaisait aux méchans poètes d’écrire contre le prochain. Dans ces chansons, composées à la louange du fils adoptif de la marquesa del Carmejo, on désignait Guillermo par le surnom injurieux de El niño de la Rollona[2]. Du Puerto, ces couplets facétieux se répandirent à Cadix, puis à Séville, et bientôt ils furent connus dans toute l’Andalousie.
Celui que la jeunesse joyeuse des villes voisines tournait ainsi en ridicule et représentait sous les traits d’un enfant imbécile avait atteint sa vingtième année. Son esprit était cultivé ; il savait exprimer sa pensée en plusieurs langues et maniait le crayon avec une rare habileté. Il avait à cheval autant d’aplomb et beaucoup plus de grâce que le vieil Andrès, son maître d’équitation, et il pouvait aussi bien qu’aucun caballero de Séville s’accompagner sur la guitare. Tous ces agrémens, tous ces talens, que le monde eût appréciés s’il les lui eût supposés, étaient comprimés chez Guillermo par une timidité sauvage. Ne s’étant jamais comparé à personne, il s’imaginait ne rien savoir ; il croyait que les jeunes hommes si brillans et si contens d’eux-mêmes dont il entendait citer les noms l’eussent écrasé de leur supériorité. Et comme la solitude a toujours son mauvais côté, il en était venu à haïr ce monde inconnu qu’il redoutait. Dans le fond de son cœur, il y avait comme un besoin de lutter contre des rivaux absens, et de les surpasser pour avoir le droit de les mépriser à son tour.
Andrès, qui lui avait appris à monter à cheval, devint aussi son maître d’escrime. Don Guillermo aimait à manier le sabre et l’épée ; il s’enfermait souvent dans sa chambre pour s’exercer tout à son aise. Des idées chevaleresques bouillonnaient alors dans son cerveau ; il écrivait des ballades, il dessinait des cavaliers croisant le fer. Puis, quand un chien venait à aboyer dans la cour, il tressaillait, la rougeur lui montait au visage ; il cachait ses armes et son papier. Il ne trouvait sa force que dans la solitude, au sein du monde idéal qu’il évoquait durant ses longues rêveries. La marquise connaissait seule ce qu’il y avait de contradictions dans cette nature étrange et complexe ; encore n’en comprenait-elle qu’une partie. Ce sont là des secrets qu’une mère, — ne le fût-elle que par adoption, — ne peut jamais pénétrer complètement.
— Ah ! si je pouvais avoir mon jour de triomphe ! pensait parfois Guillermo, un seul jour, mais éclatant et glorieux ! Comme je me consolerais facilement de ces succès mesquins dont tant d’autres nourrissent leur vanité !…
Et pourtant ce jour ne venait point. Tandis que son esprit captif s’exaltait jusqu’à l’orgueil pour retomber dans la défaillance, son nom, tourné en ridicule, faisait sourire les jeunes gens et les jeunes filles du voisinage. De toutes les personnes qui s’égayaient aux dépens de don Guillermo, aucune n’avait plus envie de le voir de près que doña Barbara, l’amie empressée de la marquesa, celle-là même qui, quelques années auparavant, était venue s’informer du nom et de la naissance du marquesito. Doña Barbara revint donc, mais cette fois en grande toilette et accompagnée de sa fille, doña Leocadia. La marquesa les reçut toutes les deux dans son salon. Elles y étaient depuis une demi-heure environ, causant de choses indifférentes, et contrariées de ne pas voir le mystérieux marquesito, lorsque celui-ci parut, traversant le jardin à grands pas. Il ne se doutait pas qu’il y eût personne au salon. D’une main rapide, il ouvrit la porte en chantant, puis recula, regardant la marquise d’un air si malheureux, que doña Barbara et sa fille se pincèrent les lèvres pour ne pas éclater de rire.
— Entre donc, Guillermo, dit la marquesa d’un ton très doux, tout en roulant de gros yeux ; assieds-toi là, près de ces dames.
Guillermo rougit, pâlit, avança à petits pas sur la pointe du pied, prit place sur le fauteuil et baissa la tête. Quand il la releva, il vit les deux grands yeux noirs de Leocadia qui le considéraient avec une sorte de pitié.
— On dirait que ma fille et moi nous vous avons fait peur, dit dona Barbara en se tournant vers le jeune homme.
— Oh ! non, madame, répliqua Guillermo, non certainement. Je croyais la marquise seule ici.
— Et vous avez été désappointé ?
— Pourquoi les dames disent-elles toujours de ces phrases qui gênent ? pensa Guillermo en regardant droit devant lui… doña Barbara se retourna dédaigneusement vers la marquise, laissant Guillermo réfléchir tout à son aise. Le pauvre jeune homme était à la fois soulagé et piqué au vif de ce que doña Barbara ne lui adressait plus la parole. Peu à peu sa physionomie prit un air de fierté sérieuse, et il parut se résigner au rôle de personnage muet. La marquesa souffrait de voir son fils adoptif s’enfoncer dans une rêverie chagrine qui lui donnait l’apparence d’un oiseau pris au piège.
— Guillermo, lui dit-elle doucement pour le remettre en scène malgré lui, nous parlions tout à l’heure de ton goût pour le dessin. Si tu allais chercher ton album pour le montrer à ces dames ?
Guillermo tressaillit à cette demande, qu’il était loin de prévoir. Aucune main étrangère n’avait encore feuilleté ces pages, qui renfermaient l’histoire de sa vie et l’expression de ses plus secrètes pensées.
— Va donc, reprit la marquesa ; doña Leocadia se connaît parfaitement en dessin, et je suis sûre qu’elle approuvera ton ouvrage.
Habitué à obéir, Guillermo fit un effort sur lui-même pour dissimuler son embarras. doña Barbara ne put s’empêcher de faire un léger mouvement d’épaules quand elle vit ce grand jeune homme s’éloigner d’un air gauche et timide, et refermer sur lui la porte du salon d’une main discrète, comme un enfant bien élevé. Bientôt Guillermo reparut, tenant à la main son album, qu’il ne savait à qui présenter.
— Voyons, donnez-moi cela, dit doña Barbara ; j’aime beaucoup à regarder des images. Qu’est-ce que cela ? Une maison couverte de chaume, entourée de lierre, avec de grandes prairies tout à l’entour, de beaux arbres ?…
— C’est le lieu où j’ai été élevé, señora, le cottage de mon père, situé près de Dublin en Irlande.
— Très joli, ma foi !… Ah ! voici un petit navire avec les voiles déployées… Tiens, vois-tu, Leocadia, c’est un de ces bâtimens anglais comme il y en a souvent à Cadix.
— J’ai été mousse à bord de cette goélette, dit Guillermo ; elle m’a amené ici.
Tout en feuilletant l’album, doña Barbara interrogeait le jeune homme sur l’histoire de ses premières années. Guillermo, ayant à parler sur un sujet précis, reprenait peu à peu son aplomb. Il racontait simplement, mais avec un accent de mélancolie pénétrante, les détails de son enfance, éprouvée par de grandes douleurs. La longue série de dessins, représentant toute sorte de sujets, amenait naturellement des questions sur ses occupations de chaque jour. Entraîné par la pente de la conversation, Guillermo se laissait aller à parler de ses vagues aspirations à la vie active, de ses ennuis secrets, de son insurmontable timidité, de l’effroi que lui inspirait le monde. La causerie devenait intime. Guillermo s’y abandonnait à son insu ; puis, cédant à un caprice de sa nature farouche, il se tut tout d’un coup, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit. Leocadia, qui s’était tenue d’abord fièrement assise, comme un portrait de Velasquez, les épaules effacées, le buste en avant, appuyant sur son menton l’extrémité de son éventail replié, Leocadia se penchait sur les feuillets de l’album, regardant les dessins et écoutant les paroles discrètes et animées de Guillermo.
— Mil gracias, senor caballero, dit doña Barbara au jeune homme en lui remettant l’album ; vous dessinez à ravir, et vous êtes plus romanesque que je ne le pensais, don Guillermo.
— Ma chère amie, répliqua la marquesa, je t’assure qu’il est très gentil et très affectueux…
— Laisse-le donc répondre, Fernanda, dit doña Barbara à l’oreille de la marquise, il est assez grand pour parler ! — Ecoutez-moi, caballerito, vous êtes romanesque, entendez-vous ? Après avoir tant rêvé, vous devez maintenant entrer dans le monde… Il faut que vous fassiez connaissance avec mon fils Mariano ; vous lui donnerez un peu de votre raison, et il vous communiquera quelque chose de la désinvolture qui vous manque. J’espère que vous lui ferez une visite la première fois que vous viendrez au Puerto ?
Guillermo s’inclina sans répondre, regrettant déjà de s’être attiré une invitation qui gênait ses instincts sauvages et solitaires. Don Mariano faisait beaucoup parler de lui dans la province. Il était beau danseur, mauvaise tête, en tous points l’opposé du timide Guillermo, auquel il avait le premier appliqué le surnom de El de la Rollona. Doña Barbara et sa fille n’échangèrent pas une parole pendant leur retour au Puerto-Santa-Maria. La jeune fille semblait fort occupée à regarder les horizons et à étudier le jeu de la lumière à travers les oliviers plantés sur les coteaux. Sa mère ne prenait nul souci de la nature et du paysage, mais elle cherchait à s’expliquer le caractère étrange du jeune homme qu’elle venait de faire poser devant elle. Habituée à vivre dans le monde et à ne rencontrer guère que des gens jetés dans le même moule, elle avait horreur de l’originalité. Guillermo était original, et de plus le ridicule s’attachait à sa personne. C’était à tort peut-être, mais enfin il en était ainsi… Quel dommage ! avec la fortune que lui assurerait sans doute la marquesa, il eût été pour sa fille un si bon parti… Après tout, sa mère adoptive lui donnerait-elle son nom ? Elle n’en avait rien dit à personne, et elle n’y avait peut-être pas encore pensé.
Ainsi raisonnait doña Barbara, et la nuit se répandait peu à peu autour d’elle ; les étoiles commençaient à briller sur le bleu foncé du ciel. Tout à coup, au moment où la ville du Puerto dessina sa silhouette brune à travers le firmament, la lune se leva du côté de la mer, reflétant au milieu des vagues légèrement agitées son disque d’argent.
— Ma mère, ma mère ! s’écria Leocadia, voyez donc comme c’est poétique ! quel joli dessin on ferait de cela !
— C’est charmant ! répondit doña Barbara, et elle fixa ses regards étonnés sur le visage gracieux de sa fille, qui semblait rêver en contemplant avec une attention inaccoutumée le ciel, la terre et les eaux, illuminés d’une suave et limpide clarté.
Précisément à la même heure Guillermo errait seul dans les allées du jardin, encore ému des incidens de la journée. Assis sur la margelle du puits, Andrès fredonnait, en s’accompagnant sur la guitare, cet air charmant bien connu à Séville, et qui commence par ces mots : Al Puerto, señores… Le vieux cavalier était en verve ; ses ritournelles interminables résonnaient après chaque couplet avec tant d’énergie que les cordes de l’instrument se rompirent. Alors, s’adressant à Guillermo, qui passait et repassait près de lui : — Marquesito, oh ! marquesito ! dit-il à demi-voix. Le marquesito s’arrêta.
— N’est-ce pas qu’elle est jolie ? continua Andrès ; ah ! que arrogante moza !….. Il n’y a pourtant qu’en Andalousie qu’on en voit comme ça ! Au Pérou, il y a de petites femmes très avenantes et vives comme du salpêtre ; au Chili, elles sont gracieuses, douces, un peu blondes. Mais enfin, marquesito ?…
— Tu as donc cassé les cordes de ta guitare, répliqua Guillermo.
— Ah ! bien oui, les cordes de ma guitare, reprit Andrès ; je touche Là une autre corde, marquesito, une corde sensible qui devrait retentir dans votre cœur.
— Tais-toi, vieux fou, dit Guillermo en s’éloignant ; va plutôt voir si les chevaux n’ont pas besoin de boire.
— Les chevaux ont bu, caballerito ; ma besogne est faite, et je pense, comme vous, à la Leocadia,… Que niña tan bonita !…
— C’est vrai, répondit Guillermo ; elle est jolie…
— Et quand on a passé quelques instans auprès d’elle, on regarde la lune, on soupire, on se promène de long en large… C’est tout naturel, marquesito. Voulez-vous me permettre de vous parler franchement ? Je suis vieux, je vous aime bien, caballerito. Laissez-moi vous dire quelque chose… Tenez, ayez la bonté de vous asseoir là, sur le bord du puits.
Guillermo prit place près du vieux serviteur ; celui-ci roula une cigarette, battit le briquet, lança une bouffée de fumée, et dit : — Señorito, la jeunesse est une belle chose. Il y en a qui la mènent bride abattue et l’usent en peu de temps ; ils ont grand tort. Il y en a qui la laissent passer sans s’en apercevoir, et ils n’ont pas raison. Il faut être de son âge ; cela n’empêche point d’avoir de la sagesse. Vous êtes jeune, marquesito, et vous l’oubliez ; on dirait que vous avez l’âge de la marquesa. Cela me fait de la peine, parce qu’on pourra bien rire de vous ; le monde est méchant, il faut qu’il s’amuse de quelque chose.
— Et que m’importe ? interrompit don Guillermo. Je vis dans la solitude.
— Marquesito, la solitude finira par être pour vous une prison dont vous ne pourrez plus sortir sans rencontrer un visage moqueur. Eh bien ! croyez-moi, sortez-en hardiment avant qu’il soit trop tard… Si vous tardez, vous serez pris comme dans une souricière : vous n’oserez plus paraître dehors….. Et alors à qui en sera la faute ?
— S’il n’avait tenu qu’à moi, dit Guillermo avec un soupir, j’aurais……
— Ce qui est fait est fait, reprit Andrès ; quand on s’arrête aux récriminations, on n’avance à rien. Voyons, caballerito, voulez-vous enfin sortir de tutelle, quitter les jupons de la mama ?… Càspita ! si j’étais à votre place !…
— Que ferais-tu ? demanda tristement le jeune homme.
— Je sauterais hardiment par-dessus les barrières qui m’entourent, et, comme un cheval qui a rompu ses entraves, je m’élancerais d’un bond au milieu des jeunes gens. Il y a quelquefois au Puerto des courses d’aficionados : allez-y, et attaquez bravement le taureau…
— Je n’oserais jamais !…
— Vous avez peur, marquesito ; alors souffrez qu’on vous nomme tout au haut El niño de la Rollona !…
— Ce n’est pas le taureau qui me ferait peur, répliqua Guillermo profondément mortifié, mais la foule, le monde, les mille regards tournés vers celui qui descend dans l’arène… Et puis il faut savoir manier l’épée…
— Vous l’aurez bientôt appris, si vous voulez ; je me charge de faire de vous une espada accomplie. Quand j’étais jeune, j’ai paru dans la plaza, et on m’y a plus d’une fois applaudi…
Parmi les nombreux bestiaux que nourrissaient les pâturages de la marquesa, il y avait quelques jeunes taureaux sournois, très prompts à se mettre en colère. Ils servirent aux démonstrations théoriques d’Andrès, qui, sans blesser l’animal, expliquait à son élève la manière de tenir l’épée, et dans quelle position il convenait de porter le coup. Don Guillermo prenait goût à cet exercice ; maintes fois il risqua d’être blessé. En ménageant le taureau, il s’exposait bravement, si bien qu’il acquit en peu de temps beaucoup d’adresse et d’assurance.
— Maintenant, dit Andrès, il vous faut une épée ; vous en trouverez à Cadix ou au Puerto… Choisissez-la légère, solide, d’une bonne trempe.
— Sois tranquille, répondit le marquesito ; dès demain, je me mets en campagne…
— Bravo, caballerito ! s’écria Andrès. Allez donc, et que Santiago vous conduise !
Le lendemain, don Guillermo, tout exalté, alla attendre à la prochaine escale le bateau à vapeur Trajano, qui faisait le trajet entre Séville et Cadix. Les esprits inquiets ou dépaysés dans la vie ne sont nulle part plus à leur aise que sur le pont d’un navire ; les grands espaces qui s’ouvrent autour d’eux calment leurs agitations, et ils ne sont point gênés par les réalités de l’existence. Guillermo se trouvait ce jour-là plus jeune, plus hardi, plus entreprenant : il avait ses vingt ans. Lorsque le Trajano entra dans la mer et que les vagues plus profondes incommodèrent visiblement les autres passagers, réunis en cercle sur la poupe, il ne put s’empêcher de sourire et de les prendre en pitié. Il se sentait supérieur sur un point à ceux qui l’entouraient, et sa vanité en fut doucement flattée jusqu’au moment où le bateau jeta l’ancre à quelque distance du quai, devant les Colonnes-d’Hercule. À peine débarqué, Guillermo se dirigea vers la rue qui porte le double nom de calle de San Francisco y del general Riego. C’était par là qu’il espérait trouver à acheter l’épée de combat dont il avait besoin pour accomplir de glorieux exploits. Il marchait donc à grands pas, cherchant du regard le talisman désiré, lorsqu’un aveugle, conduit par un chien et frappant de son bâton les dalles du trottoir, se mit à crier à tue-tête et avec les plus grotesques contorsions : — Ah ! señores, señoras, caballeros, damas, muchachos, muchachas, écoutez la fameuse chanson nouvelle de El de la Rollona… Le petit enfant mignon,… Le petit blondin,… ah ! ah !… Sa nourrice le tient par les lisières,.. et pourtant il est tout grandet déjà,… il mange tout seul, pauvre petit… Ah ! ah !…
À ces mots, Guillermo fut saisi d’épouvante ; il lui sembla que l’aveugle le voyait, qu’il le montrait du doigt et le poursuivait de ses éclats de rire, auxquels se mêlaient ceux des passans. Faisant un brusque détour par la rue des Flamengos horrachos[3], il se sauva du côté du port, pâle, hors de lui, comme si les huées de la foule l’eussent poursuivi dans sa fuite. Arrivé sur le quai, il avala un grand verre d’eau glacée qu’un aguador fit jaillir des flancs de sa cruche, et s’élança vers le petit bateau qui conduit les voyageurs de Cadix au Puerto-Santa-Maria. Le découragement s’était emparé de lui. Assis sur le bord, la tête baissée, il osait à peine promener son regard sur cette rade admirable, remplie de navires, au fond de laquelle on voit Médina-Sidonia se dresser sur le sommet d’une verte montagne, par-delà les murs du Trocadero et les remparts du Puerto-Real. Le petit bâtiment eut bientôt traversé la baie et franchi la barre du Guadelete, dont les eaux baignent la ville du Puerto-Santa-Maria. En arrivant à terre, Guillermo se demanda s’il s’en retournerait directement sans avoir fait emplette de l’épée. Que dirait Andrès s’il le voyait revenir les mains vides ?
Guillermo réfléchissait au parti qu’il devait prendre, cherchant à apaiser le trouble de ses sens et l’agitation de son esprit ; mais il y a des aveugles au Puerto comme à Cadix : on en trouve en Andalousie presque autant qu’en Égypte. En débouchant sur la promenade, le pauvre jeune homme en rencontra un très âgé, qui portait sur le front une grande visière verte et tâtait la muraille avec son coude. L’aveugle, d’une voix dolente et nazillarde, chantonnait ce refrain : — Il a vingt ans, messieurs, mesdames, — il est grand comme père et mère, — et pourtant, le blondin, il ne quitte point le tablier de sa nourrice ; — voilà pourquoi on l’a nommé El niño de la Rollona… Quinzième et dernier couplet…
Cette fois ce ne fut pas l’épouvante qui s’empara de Guillermo, mais une amère tristesse. Il porta la main sur ses yeux pour arrêter les larmes qui allaient couler le long de ses joues. Bientôt la colère monta jusqu’à son cœur gonflé de chagrin. Il marchait précipitamment et gesticulait avec force, comme s’il eût défié la terre entière. Un chien maigre, qui dormait à l’ombre, au pied d’une borne, prit en mauvaise part ces gestes provocateurs, et se jeta avec des aboiemens furieux dans les jambes de Guillermo. Celui-ci fit un bond de côté, mais il heurta un âne portant des paniers d’oranges, et l’enfant conducteur de l’une injuria le caballero en le traitant de butor, de maladroit. Le gamin était de la race des bohémiens, gens peu respectueux de leur nature. Guillermo exaspéré leva la main sur l’enfant ; celui-ci, avec le manche de son fouet, fit voler le chapeau de son adversaire. Le vent, qui soufflait gaiement ce jour-là, se prit à rouler le chapeau qui s’éloignait toujours, échappant à la main de son possesseur légitime. L’ânier, saisi d’un accès d’hilarité et lâchant la bride à son humeur picaresque, faisait pleuvoir toute sorte d’injures sur Guillermo, et excitait les chiens contre lui. On regardait aux fenêtres, et on riait. Guillermo tenait enfin son chapeau fugitif, lorsqu’un balcon s’entr’ouvrit au-dessus de sa tête.
— Leocadia, ma sœur, viens donc voir, disait une voix sonore ; tiens, regarde El niño de la Rollona qui est mis en fuite par un gamin des faubourgs.
— Chut, Mariano ! chut ! répondit la jeune fille, il pourrait t’entendre… Ces petits bohémiens sont si insolens !…
— Ah ! le nigaud ! reprit don Mariano.
Guillermo entendit très distinctement ce court dialogue. Il s’aperçut qu’il se trouvait devant la maison de doña Barbara, l’amie de la marquesa, et quoique Leocadia eût dit peu de chose lors de sa visite à la campagne, il avait reconnu sa voix.
— Partout les injures pleuvent sur moi, pensait-il avec amertume ; le ridicule m’enveloppe de toutes parts ! Les aveugles, les enfans de la rue, les chiens même se moquent de moi ; les gens bien élevés me décochent leurs sarcasmes du haut des balcons. Si une voix s’élève timidement pour me défendre, c’est par pitié… Fuyons, courons nous ensevelir dans la solitude, au milieu de la nature, bienveillante pour tous et tendre envers ceux qui souffrent… Que leur ai-je fait à tous ces gens ? Je ne les connais même pas…
Renonçant à son projet de la veille, Guillermo prit un cheval et se jeta au galop à travers la campagne, impatient de se blottir sous le toit hospitalier de la marquesa. Le soir même, il raconta tout à Andrès, son fidèle écuyer.
— Eh bien ! dit le vieux cavalier, vous vous désespérez pour si peu de chose ? Vous allez pleurer comme un enfant !… Du courage, marquesito, du courage ; si don Mariano vous a insulté, nous trouverons moyen d’arranger cette affaire-là ;… mais vous voyez bien que doña Leocadia a pris votre défense…
Guillermo secoua la tête. — La mauvaise humeur rend injuste, marquesito, continua Andrès ; moi, je vous dis que cette journée a été moins fâcheuse que vous ne le pensez… Premièrement, vous avez connu par vous-même qu’il est temps de risquer un grand coup pour faire disparaître ce vilain sobriquet ;… secondement, vous avez acquis la certitude qu’au milieu des méchancetés qui se déchaînent contre vous, marquesito, il y a une voix qui s’élève en votre faveur ; et quelle voix !…
— Ah ! qu’il est triste d’avoir besoin d’être défendu ! s’écria Guillermo.
— J’irai à Séville vous chercher une épée de première trempe, ajouta Andrès, et avant une année je veux que toutes les dames du Puerto, doña Leocadia à leur tête, vous applaudissent et vous proclament un héros !
Vers le soir, la marquesa, qui était un peu souffrante ce jour-là, prit le bras de son fils adoptif et fit avec lui un tour de jardin. À la clarté des étoiles, ils se promenaient tous les deux à petits pas, échangeant quelques lentes paroles. On eût dit deux vieillards, et pourtant la marquesa avait quarante ans à peine ; mais elle portait le poids d’une vie allanguie et monotone, plus lourd que celui de la vieillesse. Guillermo, par respect, par condescendance et aussi par gratitude, partageait avec elle le fardeau de cet indéfinissable ennui. Toutes ses impatiences venaient s’amortir contre l’apathie de la noble dame qui l’entourait de soins et le comblait d’affection. Il comprenait que pour toujours il resterait aux yeux de sa mère adoptive l’enfant orphelin dont la misère et la gentillesse avaient excité la sympathie. Changer de rôle, se redresser de toute la hauteur de ses vingt ans, c’eût été troubler le repos de la marquesa et lui faire sentir cruellement qu’au moment où elle allait vieillir, la jeunesse s’éveillait auprès d’elle.
Après les émotions diverses de cette longue journée, don Guillermo ne goûta point le repos accoutumé. En vain il essayait de dormir et appelait de ses vœux la clarté d’un jour nouveau qui effacerait les désolantes impressions de la veille. Un souvenir pénible le poursuivait impitoyablement, celui de la caricature terrible de Goya, au bas de laquelle le peintre, si amer dans sa gaieté, a écrit ces mots : El de la Rollona. Elle représente un enfant déjà grand, tenu par des lisières, et qui plonge dans sa bouche gourmande deux mains pleines de friandises. La face de cet enfant gâté porte le cachet de la sottise, de la lâcheté et d’une éducation sensuelle.
— Et c’est là mon portrait au moral comme au physique ! s’écriai Guillermo avec colère ; voilà ce que je suis aux yeux de tous !… Oh ! non, non : ils me rendront fou par leurs sarcasmes, fou furieux peut-être ; mais idiot,… jamais !
Andrès, qui connaissait à Séville toute sorte de gens attachés au cirque, revint bientôt avec une excellente épée. Guillermo la reçut avec joie et la suspendit au-dessus de son chevet, afin d’aguerrir son esprit, — non à l’idée du combat, il ne le redoutait pas, — mais à la pensée d’affronter la foule. Il se mit à étudier les livres qui traitent de la tauromachie, et assista fréquemment, en compagnie d’Andrès, aux courses qui se célébraient dans les villes les plus voisines ; mais il y allait habillé en homme du peuple, et caché dans les derniers rangs du cirque.
— Eh bien ! lui dit un jour Andrès, il y aura bientôt une funcion de aficionados[4] à Cadix ; voulez-vous mettre votre nom sur le programme : Espada… don Guillermo, marquès del Carmejo ! Comme cela irait bien !
— On rirait, répliqua Guillermo, et puis je n’ose prendre ce titre, qui ne m’appartient pas.
— Qui donc le portera, si ce n’est vous ?
— Mon nom est William O’Bryant.
— Bah ! vous avez le nom que vous a donné la señora marquesa. Voyons, dites-moi oui, et je fais inscrire vos noms en grosses lettres sur le papier jaune.
Il y avait là encore une question de délicatesse, et Guillermo ne pouvait la résoudre sans consulter la marquesa. D’un autre côté, c’eût été lui demander en face : « M’avez-vous légalement adopté ? Suis-je votre fils devant la loi ? Quand me sera-t-il permis de vivre par moi-même et pour moi ? » Jamais Guillermo n’aurait eu le courage de sommer sa mère adoptive de répondre à d’aussi indiscrètes paroles. Derrière cet obstacle réel, il abritait sa propre timidité. La représentation donnée à Cadix par des amateurs se passa sans que Guillermo y eût pris d’autre part que celle d’un spectateur attentif. Andrès se désolait de voir son jeune maître retarder toujours ce début sur lequel il fondait de si grandes espérances.
— Marquesito, lui disait-il avec émotion, je suis bien vieux ; me laisserez-vous mourir sans que j’aie eu le bonheur d’entendre votre nom répété par dix mille voix au milieu des applaudissemens ?
— Mon nom est répété partout avec des sarcasmes ; il est connu déjà, répondait Guillermo, trop connu dans la province !
— Eh bien ! moi, on m’a surnommé el Cojuelo[5], parce que je traîne la jambe, reprit Andrès ; est-ce que je m’en afflige ?… Il y en a qui m’appellent aussi le Balafré à cause de cette grande couture qui me creuse un sillon dans la joue.
— Le ridicule fait au cœur des blessures que l’on cache, et qui ne se cicatrisent pas ! Laisse-moi subir mon sort, mon pauvre Andrès ; la marquesa avait le droit de me faire beaucoup de mal en récompense des bienfaits dont elle m’a comblé.
— La marquesa est une femme, et vous, vous êtes un homme… À vous de relever le nom qu’elle porte, et qui doit être le vôtre !
Ces conversations ne laissaient pas de faire impression sur Guillermo. Il lui semblait que le moment approchait où il lui faudrait à tout prix sortir de cette somnolence et de cette apathie dans laquelle il ne trouvait désormais ni trêve ni repos ; mais comment faire ? par où aborder l’entreprise ? Un soir qu’il feuilletait les anciennes chroniques de la Catalogne, il rencontra la devise du fameux aventurier Roger de Flor, chef des Almogavares : Hierro, despierta te (fer, éveille-toi). Et ces paroles, si simples dans leur énergie, le firent tressaillir. C’est le propre des caractères timides et irrésolus d’entrevoir l’héroïsme et d’aspirer aux grands exploits ; ils sont en cela pareils à l’eau du ruisseau paisible, qui s’arrête devant un petit obstacle et reflète pourtant les plus hautes montagnes. Il se reporta par la pensée aux temps chevaleresques où les âmes ardentes trouvaient à dépenser leur énergie. Et tandis qu’il rêvait ainsi, le temps présent, le temps prosaïque peut-être dans lequel il lui était donné de vivre, passait vite, emportant jour par jour cette première jeunesse, qui marque de son empreinte toute notre existence. — Quand j’aurai tué un taureau, se disait-il quelquefois, quand j’aurai lavé dans le sang d’une pauvre bête l’injure faite à mon nom, en serai-je moins condamné à végéter ici ?… — Alors la voix plaintive de la Melitona fredonnant quelque vieille chanson montait à ses oreilles comme le chant d’une nourrice. Il entendait la marquesa adresser quelques paroles monotones à chacun de ses serviteurs, traverser la cour à pas égaux en jetant du grain à ses pigeons, puis rentrer et fermer la porte du vestibule, qui gémissait tristement sur ses gonds. La bonne dame ne parlait jamais de l’avenir et n’aimait guère à évoquer le passé ; quant au présent, il ne fournissait pas grand sujet de conversation. Quelquefois Guillermo s’enhardissait jusqu’à formuler une plainte vague sur les ennuis de l’existence. — Eh ! mon enfant, répondait la marquise, la vie est heureuse pour toi, tu n’en connais que les douceurs !… J’ai tout sacrifié pour éloigner de toi les amertumes et les épreuves dont tant d’autres ont à souffrir !
À ces paroles, prononcées avec une secrète satisfaction de soi-même, Guillermo ne répondait que par un soupir accompagné de quelques expressions de reconnaissance. Toute explication se trouvait ajournée, et les mois se succédaient sans apporter le moindre changement à sa situation. Pendant l’hiver, la marquise, assise dans son salon, les pieds sur le brasero, se repliait sur elle-même dans l’attitude d’un chat somnolent. Dans les jours brûlans de l’été, — et cette saison dure longtemps en Andalousie, — elle s’abandonnait à une nonchalance langoureuse ; une seule pensée l’absorbait, — se défendre contre les atteintes du soleil. Il se faisait alors un tel silence dans la maison rustique, dont les portes et les fenêtres demeuraient fermées jusqu’à la nuit, que l’on entendait frémir les ailes du plus petit moucheron bourdonnant dans l’air.
Par une de ces chaudes journées, Andrès, qui avait jadis bravé les feux du tropique, revenait du Puerto-Santa-Maria. Il était allé chercher des remèdes pour une mule malade. À son retour, il monta tout droit à la chambre de don Guillermo, qu’il trouva occupé à lire.
— Marquesito, lui dit-il, voici un papier que l’on m’a remis. Don Guillermo prit le papier ; il était de couleur jaune et portait ces mots imprimés en gros caractères : Programa de la funcion de aficionados. Au-dessus du texte, on voyait l’image d’un taureau furieux qui s’élance dans l’arène tête baissée, en battant l’air de sa longue queue. Parmi les épées figurait le nom de don Mariano…
— C’est pour dimanche ! remarqua Andrès. En ce cas, la course ne peut manquer d’être brillante ; bien qu’il n’y ait à courir que des novillos, je réponds qu’avec un soleil aussi vif, les jeunes bêtes auront de l’entrain.
— Mariano !… Mariano ! répétait le jeune homme.
— Oui, il tiendra l’épée ; c’est le frère de doña Leocadia, un hardi cavalier… Irons-nous, marquesito ?
Don Guillermo répondit : — Nous verrons !…
Lorsque Andrès fut parti, il prit l’épée suspendue à son chevet et traça sur un des côtés de la garde la devise des aventuriers catalans : Hierro, despierla te ! Sur l’autre il écrivit : El de la Rollona.
Le jour de la course, Andrès rôdait dans la cour, tenant sous son bras sa veste du dimanche, qui portait un grand pot à fleurs brodé dans le dos ; le soleil faisait reluire les boutons plats et ciselés des bottes andalouses qui s’entr’ouvraient au-dessus de ses mollets. Don Guillermo, vêtu de la même manière, parut sur le seuil. À sa vue, le visage bronzé et balafré du vieil écuyer s’illumina d’un éclair de joie. Sous le manteau léger jeté autour de ses épaules, don Guillermo cachait l’épée de combat.
Andrès et son jeune maître partirent pour la ville du Puerto-Santa-Maria. Ils galopaient rapidement à travers les flots de poussière soulevés par la foule qui remplissait les chemins. La funcion devait commencer à l’heure où la brise du soir, subitement éveillée, répandant un peu de fraîcheur autour de la baie de Cadix, bruit dans les rares palmiers penchés sur les vieux murs, fait frissonner les orangers et agite gaiement les rideaux qui flottent aux fenêtres.
Dès deux heures de l’après-midi, les portes du cirque furent ouvertes ; à quatre, les gradins se couvraient de spectateurs ; à cinq, un taureau avait déjà succombé. La foule, plus bariolée, plus agitée aussi qu’un champ de coquelicots secoués par le vent, se livrait aux accès d’une joie tumultueuse. Derrière les barrières, qui forment un couloir autour de l’arène, se tenaient quelques spectateurs plus sérieux, véritables dilettantes plus occupés à suivre les chances du combat qu’à regarder les jeunes filles accoudées sur le devant des loges. C’était là que Guillermo avait pris place, le chapeau sur le front, le manteau relevé jusqu’au nez ; Andrès était à ses côtés.
Les aficionados avaient adroitement et bravement rempli leurs rôles. Il est vrai que les taureaux portaient au bout des cornes de grosses boules destinées à amortir la violence de leurs attaques ; cependant chacun convenait que les jeunes cavaliers avaient déployé beaucoup d’intrépidité dans ce jeu dangereux, qui exige autant de sang-froid que d’adresse.
— Vous voyez bien, marquesito, ce n’est pas plus difficile que cela, disait Andrès. De l’aplomb, la main sûre, du coup d’œil, et puis une, deux !…
Comme il parlait ainsi, le toril, — prison étroite et obscure où l’on enferme la bête avant de la lancer, — s’ouvrit tout à coup. Il en sortit un petit taureau gris-noir, d’une couleur équivoque, aux jambes fines, aux cornes courtes, et qui n’avait que la moitié de sa queue. On eût dit que l’absence de cet appendice avait rompu l’équilibre entre les diverses parties de son corps ; il bondissait par saccades et gambadait d’une façon désordonnée. La foule accueillit par de bruyans éclats de rire l’animal écourté, et de toutes parts retentirent les cris de el rabon ! el rabon[6] ! La bête aborda de côté le picador, le renversa sous son cheval, et reçut les banderillas sur ses flancs sans ralentir sa course précipitée. Elle avait l’air d’un acteur qui a hâte d’expédier les premières scènes d’un drame pour arriver au dénoûment. Le public applaudissait toujours, et chacun semblait prendre plaisir à voir les ébats singuliers de ce taureau, qui affectait les allures d’un clown, ou pour mieux dire d’un gracioso de la comédie espagnole.
— Mauvaise bête, murmura Andrès, et qui donnera de la tablature à l’épée !
L’épée parut ; c’était don Mariano. Il entra dans l’arène la bouche en cœur, fier du gracieux costume qu’il portait, tenant d’une main le petit drapeau rouge, de l’autre l’épée. Son regard se tourna vers une loge haute où siégeaient, en compagnie d’autres dames fort élégantes, doña Barbara, sa mère, et sa jeune sœur doña Leocadia. Guillermo suivait des yeux tous les mouvemens du brillant cavalier, qui se posait avec assurance et prenait des allures de triomphateur. Cependant les bonds désordonnés du taureau rabon parurent causer quelque appréhension à don Mariano. Il pâlit imperceptiblement ; son bras fut agité par un tremblement nerveux. Il avait reconnu dans la bête furieuse dont la foule se moquait un adversaire redoutable.
— Il a pâli, il est perdu, dit don Guillermo à l’oreille d’Andrès…
— La bête est mauvaise, répliqua Andrès ; je ne voudrais pas vous voir aux prises avec elle, marquesito !
Don Mariano commençait à se troubler ; les gens expérimentés faisaient silence : il se préparait un grand coup. Ce coup fut porté par le taureau, qui, fonçant sur le drapeau rouge agité devant ses yeux pour le forcer à baisser la tête, renversa le jeune cavalier en brisant son épée, et se mit à gambader de nouveau avec de longs mugissemens.
— Marquesito, marquesito, s’écria Andrès, que faites-vous ?
Les murmures de la foule couvrirent sa voix. Don Guillermo, jetant bas son manteau, avait franchi la barrière l’épée à la main. Andrès voulut le suivre, mais sa jambe blessée lui refusa service, et il resta derrière la haute cloison de planches, haletant, effaré, regardant, la bouche béante, son jeune maître, qui relevait le drapeau écarlate et se mettait en garde. Après avoir parcouru l’arène au galop, le taureau exaspéré revenait sur sa victime pour la fouler aux pieds. Rencontrant don Guillermo, qui l’attendait de pied ferme, il recula d’un pas, fit voler la poussière, baissa la tête, et parut se rassembler pour bondir en avant. Par un mouvement rapide, don Guillermo s’effaça ; la corne de l’animal l’avait effleuré en passant, mais d’une main hardie il perçait jusqu’au cœur le taureau furieux, qui roulait dans des flots de sang. Alors, levant les yeux, il aperçut doña Barbara évanouie sur l’épaule de sa fille, qui lui faisait respirer des sels et lui frottait les tempes en s’écriant : — Chère mère, revenez à vous, Mariano a repris ses sens !… Ah ! s’il savait à qui il doit la vie !…
Don Mariano venait de rouvrir les yeux. Se soulevant avec peine sur le coude, il regardait avec surprise les cavaliers du cirque accourus autour de lui, et qui se disposaient à l’emporter. Quoiqu’il ne fût point blessé grièvement, la secousse avait été rude, et il croyait sortir d’un rêve. La course était finie ; les spectateurs descendaient tumultueusement par les couloirs. doña Barbara, encore tremblante d’émotion, se hâtait de rejoindre son fils ; doña Leocadia soutenait ses pas mal assurés. Mariano essayait de sourire à sa mère pour lui montrer qu’il ne souffrait pas trop. Tout en essuyant la poussière qui souillait ses vêtemens de soie, il ramassa le nœud de rubans enlevé au taureau par le vainqueur et l’épée teinte de sang abandonnée près de lui.
— À qui ferai-je hommage de cette divisa ?… dit-il avec tristesse. Ce n’est pas moi qui ai tué la bête.
— Elle sera pour moi, répondit Leocadia ; je la prends !
— Et cette vieille épée à la garde d’argent ?… D’un côté j’y vois le cri de guerre des Almogavares : Hierro, despierta te !
— De l’autre, répliqua la jeune fille, est tracé un nom…
Et don Mariano rougit en lisant ces mots, qui étaient un remords pour lui : El de la Rollona.
Celui qui l’avait porté s’éloignait alors du Puerto-Santa-Maria. Au bruit de la foule qui applaudissait à son triomphe, don Guillermo s’était esquivé avec Andrès.
— Mais restez donc, marquesito, disait le vieux cavalier, que l’on vous voie, que l’on vous reconnaisse…
— Grâce à Dieu ! murmurait don Guillermo, j’ai donc eu, moi aussi, mon jour, mon heure….. Tu ne rougiras plus de ton jeune maître, mon vieux Andrès… Et il acheva tout bas : La jeunesse est égoïste à sa manière, au moins autant que l’âge mûr… Aurais-je risqué ma vie pour sauver celle de ce jeune fat, si sa sœur n’avait d’aussi beaux yeux ?
L’événement avait fait du bruit au Puerto-Santa-Maria. La marquise l’apprit de la bouche même de doña Barbara, qui vint, conduite par son fils Mariano, serrer la main de Guillermo. Les deux jeunes gens se lièrent d’une étroite amitié, et doña Fernanda, forcée d’ouvrir les yeux, comprit que son enfant d’adoption avait atteint sa grande majorité. Elle en ressentit d’abord un profond chagrin ; mais la placide marquise ne tarda pas à se consoler, lorsque le mariage arrêté entre Guillermo et Leocadia lui eut fait espérer qu’elle n’attendrait pas longtemps l’occasion de reprendre vis-à-vis d’une nouvelle famille ce rôle de mère adoptive qui entretenait doucement sa sensibilité, sans l’exposer à de trop vives émotions.
TH. PAVIE.
- ↑ Viande de porc salé. En argot de bohémien, tocinos signifie des coups de fouet.
- ↑ El niño de la Rollona, ou bien encore El de la Rollona, celui qui, déjà avancé en âge, conserve les manières et les habitudes d’un enfant.
- ↑ La rue des Flamands ivres, située dans le bas quartier de Cadix, près des remparts.
- ↑ Représentation donnée par des amateurs.
- ↑ Le boiteux.
- ↑ Épithète qui s’applique à tout animal, cheval, mule ou taureau, privé de sa queue.