Eléonore de Roye, princesse de Condé

Eléonore de Roye, princesse de Condé
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 870-891).
ELEONORE DE ROYE
PRINCESSE DE CONDE

Eléonore de Roye (1535-1564), par M. le comte Jules Delaborde, Paris 1876.


I.

Les doctrines de la réforme gagnèrent d’abord en France les personnes de la plus haute naissance. Que les grands lettrés s’y fussent laissé entraîner, on le comprend aisément ; on s’explique moins bien que les plus grandes dames aient quitté l’ancienne religion où elles avaient été nourries : si les plus vertueuses furent parmi les mieux disposées à écouter les austères leçons de Calvin, c’est qu’elles y voyaient sans doute une défense contre la corruption d’un temps impudique et cruel. L’esprit d’opposition au XVIe siècle était à la fois aristocratique et religieux, et par là s’explique la trempe admirable de ces natures chez lesquelles la primauté que donne le sang, la primauté matérielle, était accompagnée de la primauté morale, de celle que conquièrent les âmes qui veulent se vaincre, se réformer, se posséder pleinement et qui tendent toujours, à travers les accidens de la vie humaine, à la conquête d’un bien éternel.

Nous trouvons, parmi les premières femmes qui furent troublées et séduites par la nouvelle foi, des princesses du sang, Marguerite de Valois, reine de Navarre, Renée de France, duchesse de Ferrare, noms bien connus de tous ceux qui aiment les lettres françaises. Non inferiora secutus était la devise de Marguerite de Valois. L’histoire de la duchesse de Ferrare sera prochainement, nous l’espérons, racontée avec de grands détails. Tout récemment le comte Jules Delaborde vient de tracer avec une sorte de piété le portrait d’une autre princesse protestante, d’Éléonore de Roye, la première femme de Condé. Déjà M. le duc d’Aumale, dans son Histoire des princes de Condé, avait raconté cette vie si courte et si traversée d’épreuves ; mais dans cette Histoire la princesse ne figure en quelque sorte qu’au second plan : elle sert de satellite à la figure vivante, animée et parfois héroïque de celui qui le premier porta le nom de prince de Condé. Dans l’ouvrage du comte Delaborde, tous les rayons de l’histoire sont projetés sur Éléonore de Roye ; l’écrivain protestant s’est épris de cette faible et tendre fleur du parterre du XVIe siècle, sitôt tranchée dans sa racine. Son style est monté sur le ton de l’hagiologie ; bien qu’il s’agisse d’une huguenote, son récit a la ferveur de la Vie des Saints. Son héroïne lui sert, si l’on m’accorde un mot employé par les peintres, de repoussoir contre toutes les impuretés, les vices et les horreurs d’un temps lamentable. Eléonore de Roye mérite assurément tous les éloges ; pourtant on voudrait trouver dans le portrait qui nous en est donné quelque chose d’un peu plus humain et plus terrestre. Il y a forcément quelque faiblesse dans les plus grands cœurs : le temps en efface sans doute la trace ; il ne laisse subsister que les actes, les lignes monumentales du caractère. L’historien moraliste doit s’efforcer pourtant, s’il veut rendre la vie à la poussière, de ne pas oublier la complexité de la nature humaine et de chercher, à travers et sous les plus grandes actions, ce qui les rend encore plus méritoires, ce je ne sais quoi que nous charrions dans notre sang et qui appartient toujours au vieil homme, lors même que nos yeux ont aperçu la vérité et que nos cœurs ont été touchés de la grâce ineffable.

Il n’est peut-être pas généreux de chercher curieusement ce qui a pu faire défaut à ceux que le malheur a trop éprouvés, et Éléonore de Roye est de ce nombre. Nous aurons peu de chose à dire de son enfance. Sa grand’mère était Louise de Montmorency, la sœur du connétable Anne, son grand-père Ferry de Mailly. Louise de Montmorency avait épousé en secondes noces le maréchal de Coligny, père du fameux amiral. Une des filles qu’elle avait eues de son premier mariage, Madeleine de Mailly, fut mariée en 1512 à Charles de Roye[1]. Éléonore vint au monde le 24 février 1535, au château de Châtillon-sur-Loing, où demeurait sa grand’mère. Elle eut deux marraines : Éléonore, la seconde femme de François Ier, et Marguerite, la sœur du roi. Ses deux parrains furent le dauphin François et l’évêque de Béziers. La maréchale mourut (22 juin 1545) quand sa petite-fille n’avait encore que dix ans, confessant sur son lit de mort son attachement aux idées nouvelles. La comtesse de Roye, qui s’y sentait déjà portée, les adopta désormais comme un héritage et y éleva ses deux filles, Éléonore et Charlotte, plus jeune que son aînée de deux ans.

Éléonore fut mariée à l’âge de quinze ans. Coligny était devenu le conseil de la comtesse de Roye; il lui conseilla de donner sa fille à Louis de Bourbon, songeant ainsi à rattacher en faisceau les maisons de Montmorency, de Roye, de Châtillon et de Bourbon, pour les opposer à l’ambitieuse maison des Guise. Qu’était alors Louis de Bourbon ? Un cadet assez obscur ; il figure sur l’état de la maison de Henri II, en 1549, sous le nom de « Louis, M. de Vendôme, gentilhomme de la chambre du roi, aux gages de 1,200 livres[2]. » Voici comment le peint le duc d’Aumale : « Perdu dans la foule des courtisans, ce jeune homme de dix-neuf ans ne se distinguait même pas par la haute et imposante stature qu’on remarquait chez ses ancêtres. Il était de très petite taille et sans doute un peu voûté, car certains recueils d’anecdotes le représentent comme bossu et contrefait; mais cette tradition, dont il serait difficile d’indiquer la source, s’accorde mal avec la chanson bien connue qui fut faite sur lui ;

Ce petit homme tant joly,
Qui tousjours cause et tousjours ry,
Et tousjours baise sa mignonne,
Dieu gard’ de mal le petit homme!


D’ailleurs il n’avait rien de chétif; leste, vigoureux, il excellait à tous les exercices du corps; nul, dans un jeu de paume, ne servait mieux la balle; nul ne maniait mieux ses armes dans un carrousel et ne faisait parader avec plus de grâce un cheval difficile. D’après des portraits authentiques, ses yeux étaient vifs et perçans; sa figure, agréable sans être régulière, s’encadra plus tard dans une de ces barbes fortes, d’un blond ardent, que reproduisent si souvent les maîtres du XVIe siècle. Son esprit était brillant et assez cultivé; sa parole facile, entraînante, avec une pointe de raillerie que sa bonne humeur faisait oublier; rien de puritain assurément, beaucoup de gaîté et d’ardeur, le désir et le don de plaire, le caractère résolu, l’âme fière, le cœur grand et généreux. »

On possède à la Bibliothèque nationale un portrait d’Éléonore de Roye; ce portrait du temps, à la sanguine et au crayon, fait partie de la riche collection Gaignières. Éléonore n’était point jolie, elle avait le visage trop large, le front semble aussi beaucoup trop grand; mais la mode était alors d’épiler les cheveux au haut du visage, de même que les sourcils. Les cheveux blonds sont relevés et portent le petit bonnet qui revient en pointe aiguë sur le haut du front. Les yeux bruns ont quelque chose de pur et de riant. La bouche est fine, et les lèvres minces sont plissées, comme dans presque tous les portraits de l’époque. Car il y a dans tous les portraits du même âge comme un air de famille, qui tient en partie à la mode, en partie à la manière de voir des artistes, qui se modifie de siècle en siècle. Le nez est grand et un peu épais, le menton court et trop fuyant. La figure en son ensemble a quelque chose de très juvénile, on n’y lirait point les fortes qualités qui devaient illustrer la princesse de Condé. A voir le corsage très étroit sous l’énorme fraise qui porte la tête, on devine une petite stature. Le seul caractère qui rappelle et retienne l’attention est le regard, qui est scrutateur et d’une malice mystérieuse.

Le cardinal de Bourbon, évêque de Laon, oncle et tuteur de Louis de Bourbon, demanda et obtint l’agrément du roi Henri II, et célébra le mariage, le 22 juin 1551, au château de Plessis-lez-Roye, de la demoiselle de Roye et de son neveu, qui n’avait encore que vingt et un ans. Les jeunes époux étaient pauvres : on assigna à Éléonore 12,000 livres de rente. Louis de Bourbon ne possédait que quelques chétives seigneuries, il n’avait aucun héritage à espérer, sa fortune était à faire. Un prince de son nom ne pouvait la faire qu’à l’armée : aussi le voyons-nous, à peine marié, partir pour les Pays-Bas; pendant cinq ans, il ne cessa guère de servir, en Italie, dans la campagne qui donna à la France les Trois-Évêchés, à Metz, en Picardie, en Hainaut, en Piémont. Sa jeune femme cherchait une consolation contre son isolement dans l’amitié de sa belle-sœur Marguerite, duchesse de Nevers, et de Jeanne d’Albret, la femme de son beau-frère Antoine de Bourbon ; elle était devenue mère pour la première fois à La Ferté-sous-Jouarre, où elle donna le jour à un fils qui fut nommé Henri de Bourbon (29 décembre 1552). Elle eut deux ans après, au château de Roucy, une fille qui ne vécut pas longtemps. Jeanne d’Albret la quitta l’année suivante pour aller régner en Navarre.

Condé (c’est vers cette époque qu’il commença à être appelé communément prince de Condé) avait montré beaucoup de valeur dans les armées ; il avait vingt-cinq ans et était toujours aussi pauvre. Son frère, en partant pour la Navarre, aurait désiré lui laisser le gouvernement de la Picardie; mais Henri II préféra confier à Coligny le gouvernement d’une province dont la garde était si importante ! La princesse de Condé venait de lui donner une seconde fille. La trêve de Vaucelles avait mis fin à la guerre, et Condé n’avait encore aucune dignité importante. Coligny inaugura son gouvernement de Normandie en rompant imprudemment la trêve, et Condé ne resta pas longtemps inactif : il dut quitter sa femme au moment où elle sortait d’une maladie qui avait mis ses jours en péril. « Je m’en vais visitant cette frontière, écrivait Coligny, le 25 avril 1557, à sa tante, de place en place... Je ne sçay si vous avez rien sceu de l’extrême maladie qu’a eue madame la princesse de Condé; mais on l’a tenue pour plus morte que vifve. M. le cardinal de Chastillon y estait, quy m’a mandé qu’il n’est possible à une personne se resouldre plus chrestiennement qu’avait fait ceste-là.» A peu de temps de là, la princesse de Condé eut la joie de voir sa sœur unie au comte de La Rochefoucauld; mais celui-ci, comme Condé, ne put longtemps goûter le bonheur domestique. Les Espagnols étaient entrés en Picardie, et la bataille de Saint-Quentin mit la France à deux doigts de sa perte. Les deux jeunes femmes apprirent que le connétable de Montmorency était prisonnier, comme La Rochefoucauld, Gaspard de Coligny, d’Andelot, que le duc d’Enghien, frère de Condé, avait été tué. Pour Condé lui-même, il se retira avec Nevers et continua à tenir la campagne pendant l’automne de 1557, l’hiver et le printemps suivant. Sa femme avait eu un second fils, Charles de Bourbon, le 3 novembre 1557, moins de trois mois après la funeste bataille.

Condé, irrité de n’avoir obtenu, après ses bons services, que le titre inutile de colonel-général de l’infanterie par-delà les monts, tomba malade, et sa femme, malgré une grossesse avancée, le conduisit au château de La Fère-en-Tardenois, qui était au connétable. Condé s’y rétablit et se rendit à La Ferté-sous-Jouarre : la princesse faillit y mourir des suites d’un accouchement prématuré; elle donna le jour à François de Bourbon, qui était son cinquième enfant, n’ayant elle-même encore que vingt-trois ans. M. le comte Delaborde fixe vers cette époque le moment où la princesse de Condé commença à faire ouvertement profession de la religion nouvelle. Il faut bien le remarquer, on n’allait pas de la messe au prêche, comme on retourna plus tard du prêche à la messe. Les premiers religionnaires prenaient à la lettre le mot de réforme; ils auraient préféré la réforme de l’église antique à l’établissement des nouvelles églises. Les deux religions n’avaient pas encore lutté les armes à la main. On attendait, on hésitait, avant de déchirer tous les liens du passé. Éléonore de Roye fut décidée par les exemples de Coligny, de son oncle d’Andelot, revenu de captivité, de sa propre mère, de quelques dames de ses amies. C’est en 1558 que Condé écrivit aux réformés de Genève pour leur demander un prédicateur pour sa famille. « Mme de Roye, écrivait le 11 septembre 1559 à Calvin Fr. de Morel, une de ses compatriotes, est une véritable héroïne. Comme elle s’apitoyait sur notre sort devant la reine-mère, et qu’elle rappelait la mort étrange qui a frappé le roi (Henri II), au moment où il nous persécutait le plus cruellement, la reine s’écria : — Comment! j’entends dire qu’il n’existe aucune race plus haïssable. — Mme de Roye répondit qu’il est facile de nous imputer n’importe quoi, puisque personne ne peut nous défendre. » Mme de Roye obtint que la reine verrait secrètement Laroche-Chaudieu, un ministre de l’église de Paris; mais Chaudieu ne put jamais obtenir son audience, bien qu’il allât près de Reims pendant les fêtes du sacre de François II. Cette anecdote a un double intérêt : elle montre comment la princesse de Condé fut conduite à l’Évangile par son amour filial; elle fait voir aussi que les premiers protestans espéraient très naïvement convertir la monarchie; ils ne prévoyaient pas les grands déchiremens qui allaient ensanglanter la France. Ils glissaient dans la guerre civile : les meilleurs ne songeaient qu’aux choses du ciel; les femmes surtout étaient de ce nombre. Leur délicatesse était offensée des désordres de la vie monacale, des complaisances des évêques pour une cour corrompue : leurs âmes vierges étaient pareilles aux châteaux où elles passaient le meilleur de la vie, gardés par des tours, des ponts-levis et des herses : elles rêvaient une religion solitaire qui ne mette rien entre l’homme et Dieu, une foi personnelle, directement inspirée du livre divin. On ne désespérait pas encore d’amener la nation entière au pur Évangile, de lui consacrer les vieux temples, les cathédrales. On se disputait non-seulement la monarchie, mais le clergé, les églises, le peuple des villes et des compagnes.

La France avait été sauvée par Guise : aussi, quand la mort d’Henri II laissa le trône à un enfant, les Guise parurent les vrais souverains de la France. Condé n’avait point la foi ardente et naïve de sa femme : il renonça sans doute à la messe moins par amour du prêche que pour devenir, en sa qualité de prince du sang, le chef du parti opposé à la maison de Lorraine. Condé n’était que le second prince du sang, mais il connaissait mieux que personne la faiblesse et la versatilité de son frère; il était pressé d’agir et de faire une prise d’armes. Faut-il le dire? il était dans la gêne, et le besoin d’argent pousse les hommes aux résolutions désespérées. Éléonore de Roye avait donné en gage à des marchands, pour une somme de 20,000 livres, des bijoux et des objets précieux qui en valaient 100,000. Elle avait accouché en juillet 1660 d’une nouvelle fille qu’elle nomma Madeleine en souvenir de sa mère, et elle priait à cette époque le connétable d’acheter la terre de Germiny. Anne de Montmorency refusa et lui fit seulement une avance de 1,500 écus.

Les Guise, pour se débarrasser de Condé, l’avaient envoyé d’abord en ambassade au roi d’Espagne, à Gand; il avait engagé ses terres pour soutenir l’éclat de son rang, et, comme pour faire insulte à sa pauvreté, le cardinal de Lorraine ne lui avait donné qu’une ordonnance de 1,000 écus. On sait l’histoire du « tumulte d’Amboise, » et les massacres qui punirent la conspiration des huguenots; on tomba sur les petits partis qui arrivèrent un à un à Amboise, de diverses parties de la France. « La plupart des soldats obscurs du complot, dit le duc d’Aumale, avaient été passés par les armes, noyés ou pendus sans procès; le massacre fut effroyable. » On disait qu’il y avait une tête à la conspiration, un « capitaine muet. » Condé, soupçonné par les Guise, s’était présenté audacieusement à la cour, il tint le langage le plus fier devant le roi; parlant de ses ennemis, il osa dire : « Je veux leur faire confesser, à la pointe de l’épée, qu’ils sont poltrons et canailles, cherchant eux-mêmes la subversion de l’état et de la couronne, dont je dois procurer l’entretenement à meilleur titre que mes accusateurs. »

Quelles ne devaient pas être pendant ce temps les angoisses de la princesse, qui savait que son mari était bien réellement du complot! Elle ne fut rassurée que quand il quitta la cour et se rendit auprès de son frère à Nérac. Tout le royaume était en émoi, de grands mouvemens se faisaient dans le Midi. Convoqués aux conférences de Fontainebleau, où se rendirent les notables du royaume, Condé et le roi de Navarre craignirent de s’y montrer. Condé envoya à sa femme, retirée à Anisy, un gentilhomme Béarnais nommé La Sague, qui porta aussi des lettres à Mme de Roye, au connétable, à Écouen, et qui vit à Paris le vidame de Chartres et d’autres seigneurs de Paris. La Sague se rendit à Fontainebleau; il livra ses secrets à un officier, qui le trahit; il fut arrêté et « fut tant tiré sur la géhenne qu’il déclara tout ce qu’il savait et davantage[3]. » Les Guise triomphaient : ils persuadèrent au jeune roi que les deux princes retirés à Nérac en voulaient à sa vie. On fit écrire à François des lettres pour inviter le roi de Navarre à amener lui-même son frère à la cour. Mme de Roye, la princesse de Condé, étaient averties que, si Condé se livrait aux Guise, il était perdu. Catherine de Médicis elle-même voulait le sauver. « La reine-mère, dit Tavannes, escrivit au roi de Navarre qu’il vînt, y estant à demi forcé pour plaire à MM, de Guise, et, craignant d’estre découverte, sans escuse, faisait entendre secrètement à la princesse de Condé que c’estait la mort de son mari s’il venait à la cour. Le roy de Navarre et le prince de Condé adjoustent foy aux escrits de la main de la reyne, non aux advertissemens secrets qu’elle donnait au contraire. » Malgré les adjurations de sa femme et de Jeanne d’Albret, Condé se mit en route avec le roi de Navarre. À Limoges, il recevait une lettre de la princesse ; elle l’avertissait que les Guise voulaient le faire mourir : « Que si elle estait homme et en son lieu, elle aimerait mieux mourir en combattant l’espée au poing pour une si juste querelle, que de monter sur un eschaffaut, pour tendre le col à un bourreau sans l’avoir mérité, comme il en estait menacé[4]. » Les gentilshommes venaient de toutes parts s’offrir à Condé pour lui faire escorte. Condé les renvoyait, confiant dans la parole du roi. La princesse vint enfin elle-même, elle tenta de l’arrêter ; il la quitta éplorée, il était poussé par le destin ; trompé par les émissaires de la cour, il continua sa route avec un petit train et à petites journées. Les deux frères arrivèrent enfin à Orléans, où devaient se tenir les états, la veille de la Toussaint.

« Dès lors, écrit l’historien des princes de Condé, on jette le masque. Pas un des officiers de la couronne ne vint recevoir les princes ; aucun honneur ne leur est rendu ; les rues sont désertes, silencieuses et gardées militairement. Conformément à l’usage, Navarre se présenta à cheval devant la grande porte du logis royal : elle resta fermée. Il fallut subir l’insulte et passer à pied par le guichet, entre une double haie de gentilshommes à l’attitude insolente, » Rien ne se peut imaginer de plus dramatique que ce qui suivit : l’arrestation de Condé, obligé de rendre son épée sous les yeux même du roi, sa prison, son procès, l’inébranlable fermeté du prince, sa condamnation à mort.

Eléonore de Roye était accourue ; ses pressentimens ne l’avaient pas trompée. Quelques heures après l’arrestation de Condé, on avait arrêté la comtesse de Roye dans son château d’Anisy, en Picardie. La princesse avait appris à La Ferté-sous-Jouarre cette double arrestation. Elle part aussitôt pour Orléans ; on veut l’empêcher d’abord d’y entrer ; la reine-mère l’autorise pourtant à venir, mais elle ne peut visiter le prince dans sa prison, ni lui écrire. Elle cherche des appuis, implore la reine de France, la duchesse de Ferrare, qui venait de faire une grande entrée à Orléans et qui était belle-mère du duc de Guise, l’électeur palatin, la reine d’Angleterre. Elle confère avec les commissaires instructeurs, avec les défenseurs. La condamnation prononcée, on lui refuse encore de voir son époux. « Elle s’enhardit un jour d’entrer à la salle du roy, devant la majesté duquel elle se jeta à genoux, le suppliant très ardemment, avec larmes et soupirs incroyables, que tant seulement on lui montrât une fois son seigneur et mary, et sur cela, comme elle entrait en défenses et ne se lassait d’importuner le roy, le cardinal (de Lorraine), qui de sa part craignait que sa majesté ne fust esmeue à pitié et compassion, voulant aussi montrer son animosité, chassa cette princesse fort rudement, l’appelant importune et fascheuse, et disant que, qui luy ferait droit, on la mettrait en un cul de fosse elle-même[5]. »

L’exécution devait avoir lieu le 10 décembre, devant le logis du roi, comme pour fêter l’ouverture des états-généraux. Coligny était arrivé, pressentant les dangers qui le menaçaient lui-même; il offrait ses consolations vaines à la princesse; on commençait à dresser l’échafaud où devait rouler la tête d’un Bourbon. Éléonore de Roye passait ses jours et ses nuits dans la prière. « Condé, toujours calme, écrit le duc d’Aumale, attendait patiemment son sort. Il jouait avec des officiers de garde auprès de lui lorsqu’un de ses serviteurs, auquel on avait permis de le rejoindre, feignant de s’approcher pour ramasser une carte, lui dit dans l’oreille : « Notre homme est croqué! » Maîtrisant son émotion, le prince acheva sa partie; il trouva ensuite moyen d’être un moment seul avec ce serviteur, et il apprit de lui que François II était mort. » La mort avait sa victime, et Condé était libre.


II.

Condé, en sortant de prison, partit avec sa femme pour La Fère. La princesse était malade : elle avait pris à Orléans le germe de la maladie qui devait l’emporter plus tard. A peine reposée, elle partit pour Fontainebleau, où était la cour; son mari l’y rejoignit, et bientôt son innocence fut proclamée par arrêt du conseil du roi et par arrêt du parlement. Condé était sorti de prison plus huguenot qu’il n’y était entré : il voulut avoir le prêche dans les appartemens du château. La reine-mère n’osa refuser, et le nouveau culte fut célébré à la cour même pour le prince, la princesse, la duchesse de Ferrare, Mme de Roye, Coligny et sa femme, Jeanne d’Albret; Théodore de Bèze prêchait chez Condé. « J’ai eu aujourd’hui, écrivait-il à Calvin, une réunion à la maison du prince; il y avait tant de monde qu’on y étouffait presque. » A Saint-Germain, où se porta la cour, et pendant tout le colloque de Poissy, la tolérance régna de même. M. le comte Delaborde cite un extrait d’une relation faite par les théologiens palatins et wurtembergeois, qui n’arrivèrent qu’après le colloque : « Nous fûmes reçus par la princesse de Condé ; son accueil fut des plus aimables. Elle nous fit part de ses vives préoccupations et de ses vœux ardens pour l’extension de la piété chrétienne dans les âmes. »

La reine-mère accordait le prêche aux princes huguenots, pour se défendre contre les Guise : elle comptait bien reprendre d’une main ce qu’elle donnait de l’autre. Elle avait déjà dégoûté Antoine de Bourbon de l’austérité des ministres ; le roi de Navarre s’était retourné avec violence contre les protestans ; Jeanne d’Albret, indignée contre son époux, avait repris avec son jeune fils le chemin du Béarn. La régente n’avait pas encore essayé de corrompre Condé ; elle feignait de n’avoir confiance qu’en lui. « Il est devenu, écrit l’historien des princes de Condé, le plus intime conseiller de cette princesse : il est sans cesse auprès d’elle. S’il quitte un moment la cour, c’est pour paraître dans les rues de Paris avec cinq ou six cents cavaliers, le pistolet au poing, escortant lui-même un ministre qui se rend au prêche ; car il faut cet attirail de guerre pour protéger les réunions protestantes. » L’édit de tolérance de janvier 1562, le premier des édits qui accordaient aux huguenots une existence légale, était partout violé ; enfin le « massacre de Vassy » donna le signal de la guerre civile. Le duc de Guise entra en triomphateur dans Paris aux acclamations de la populace, et Condé dut lui céder la place. Il résolut d’abord « d’aller en sa maison de La Ferté-sous-Jouarre pour y rendre la princesse sa femme, qui estait prête d’accoucher, ayant toutefois adverti l’amiral et Andelot qu’il prendrait son chemin par la ville de Meaux, afin d’aviser ensemble ce qu’ils auraient à faire[6]. » De Bèze et La Noue les accompagnaient. Coligny vint les joindre. En quelques jours, la petite troupe devint une armée, qui par Chartres et Angerville tira vers Orléans. On avait résolu de s’en emparer « pour là dresser une grosse teste, » comme dit La Noue ; et ce projet fut mis à exécution.

La princesse s’était séparée de son mari à Meaux et était partie pour son château de Muret, avec le marquis de Conty, son fils aîné, alors âgé de huit ans, et quelques femmes. « Ainsi que la princesse s’acheminait, passant par un village nommé Vaudevay, près Lizy-sur-Ours, une fourmière de païsans qui estaient en procession luy courut sus, et à monsieur le marquis de Conty, à coups de pierres et de baston de croix et de bannière, sans aucune occasion, sinon que ceste troupe fut suscitée et barée par un prestre malin, en haine de la religion. Or les feux des troubles commençaient à s’allumer, et de toutes parts on en voyait jà des estincelles! Geste fureur et rage populaire esmeut cette bonne dame de telle façon, qu’estant sur la fin du huitième mois, elle accoucha, le jour mesme, de deux fils, par frayeur et avant terme, au village de Gandelu, sans qu’elle eust le loisir de pouvoir gaigner aucune de ses maisons. Et peu de jours après, comme elle estait courageuse et active de son naturel, elle se mit en chemin pour aller à Orléans vers monseigneur son mari, où elle parvint à grandes et difficiles journées : car vous pouvez penser que les passages étaient jà occupés, et qu’il fallait user de ruse et s’exposer en dangers pour faire ce hasardeux voyage[7].

Orléans, le « nombril » de la France, était devenue la capitale protestante. Si les triumvirs avaient pu enlever à Fontainebleau et amener à Paris le jeune roi et la régente, Condé s’était fortement établi sur la Loire. La princesse trouva à Orléans, auprès de son mari, Coligny, Charlotte de Laval et leurs enfans, le comte de La Rochefoucauld, le prince de Portien, Téligny, La Noue, Soubise, Rohan, toute la grande noblesse protestante. Trois mois s’usèrent en vaines négociations : la princesse y fut quelquefois mêlée. Elle alla une fois elle-même trouver à Arthenay Catherine de Médicis, mais l’on ne sait pas exactement ce qui se passa dans cette entrevue.

La guerre commença. D’Andelot était allé chercher des secours en Allemagne. Les protestans se virent contraints de faire avec l’Angleterre le traité de Hampton-Court, qui livrait Le Havre aux Anglais jusqu’à la restitution de Calais. L’historien des princes de Condé n’hésite pas à qualifier ce traité de honteux marché. « Condé, dit-il, et Coligny essayèrent plus tard d’effacer la trace que ce traité inflige à leur mémoire ; ils prétendirent n’avoir pas connu la portée des engagemens pris en leur nom envers Elisabeth, et accusèrent le vidame de Chartres d’avoir outrepassé leurs intentions. » Orléans se préparant à un siège, Condé avait envoyé ses enfans en Allemagne; ils y furent conduits par leur grand’mère, Mme de Roye, qui prit le chemin de Strasbourg. La princesse, inquiète de leur sort, se félicita bientôt de les avoir fait partir : une peste affreuse éclata à Orléans, et le jeune fils de Coligny, Gaspard, du même âge que le marquis de Conty, en fut une des premières victimes. Pendant quatre mois et demi, la princesse de Condé, l’amiral et leurs amis prodiguèrent leurs soins aux malades. On allait des hôpitaux aux remparts, où les dames et demoiselles de la ville portaient la hotte comme les hommes. En peu de semaines, il mourut à Orléans plus de 10,000 personnes, dont un grand nombre étaient des fugitifs de Paris, de Blois, de Tours, de Gien.

Mme de Roye était arrivée à Strasbourg dans un véritable dénûment avec le jeune François de Bourbon, âgé de sept ans, les deux jumeaux nés à Gandelu et Mlle de Bourbon. « Dieu, madame, lui écrivit Calvin peu après, a honoré vos petits-enfans en les faisant pèlerins en terre estrange. » Elle avait secondé les démarches de son frère d’Andelot. Celui-ci réussit à faire des levées. Les catholiques avaient pris Bourges et Rouen; il ne leur restait plus qu’à prendre Orléans; D’Andelot, qu’on y attendait comme un sauveur, parut enfin vers le commencement de novembre. Il tomba malade à Orléans, et, tandis que la princesse de Condé le soignait, l’armée protestante, prenant l’offensive, marcha droit sur Paris. La princesse de Condé n’apprit qu’à ce moment que son beau-frère Antoine de Bourbon avait été tué au siège de Rouen. Elle n’accorda sans doute pas beaucoup de larmes à ce prince, mais elle envoya un gentilhomme en Béarn pour offrir ses condoléances à Jeanne d’Albret, qu’elle aimait comme une sœur. D’Andelot, rétabli, la quitta et alla joindre l’armée. Condé, qui avait fait jonction avec les reîtres, fut gêné dans sa marche sur Paris; il ne réussit pas à surprendre la capitale. Il fallut bientôt se retirer du côté de la Normandie pour donner la main aux Anglais. Près de Dreux, l’armée royale arrêta les protestans et Condé fut forcé de livrer une sanglante bataille. Il faut en lire le détail émouvant dans l’Histoire des princes de Condé. On en connaît l’issue. Condé, qui avait déployé une vaillance qui avait ému jusqu’aux vieux reîtres, était le soir du 19 septembre le prisonnier de Guise, son mortel ennemi. Le connétable, général en chef des catholiques, en revanche était le prisonnier des protestans, qui l’envoyèrent à Orléans.

On peut se figurer les tourmens de la princesse de Condé, enfermée dans Orléans; depuis des mois entiers, cette ville avait été non-seulement décimée par la peste, mais en proie à cette fièvre étrange qui s’empare des villes assiégées, saisie de colères folles qui s’étaient parfois traduites par d’injustes exécutions. Quelques fuyards apportèrent les premières nouvelles de la bataille; le lendemain du jour où elle s’était livrée, on apprit que le connétable était prisonnier : il arriva dans la soirée même. « Il avait été mené en si grande diligence, blessé et vieil comme il estait, qu’il porta presque le premier les nouvelles où on lui bailla pour hostesse la princesse de Condé, sa fille[8]. » Éléonore demanda à son oncle des nouvelles du prince; mais le connétable ne savait point ce que celui-ci était devenu. Deux jours après seulement, ils apprirent tous deux, par un message de Coligny, que Condé était prisonnier. Le connétable envoya à la reine-mère une lettre citée par M. le duc d’Aumale pour lui recommander le prince de Condé, à la prière de la princesse. « Je suis, disait-il, prisonnier en sa maison, là où elle me faict si bon traitement que je tiens ma vie du soin qu’il lui a plu me faire. Par quoi je vous supplie très humblement de vostre bonté accoutumée avoir extrêmement recommandé mondit seigneur le prince, comme je sçay qu’il vous a pieu luy porter toujours fort bonne et grande affection, et que notre Seigneur a voulu que les charges de cette bataille soient passées, en sorte que j’espère il en réussira une bonne paix. « Le connétable, blessé d’une arquebuse à la mâchoire et d’un coup de pistolet, confia cette lettre à Antoine Caraccioli, prince de Melphe, qui avait été évêque de Troyes et avait abjuré après le colloque de Poissy. Caraccioli avait promis à la princesse de travailler à lui faire obtenir la permission de voir le prince captif; mais de Bèze raconte « qu’arrivé vers la reine il ne s’occupa que de ses propres affaires; il obtint la permission de se retirer dans sa demeure de Chasteauneuf, à la condition de porter des paroles à quelques seigneurs protestans, de qui il fut très mal reçu. » La princesse elle-même le chassa de sa présence.

La captivité de Condé était extrêmement étroite ; Éléonore de Roye ne pouvait avoir aucune lettre de lui, et ses lettres au prince ne lui parvenaient point. En vain implorait-elle la reine : « Quand vous entendrez, par le sieur de Rostain, fidèlement ce qu’il a veu au traitement de M. le connétable et la familière communication qu’il a avec un chacun, encore que l’égalité de l’un à l’autre soit par trop inégale, si m’oseray-je bien tant promettre de votre bonté, que ce quy m’a été jusques icy interdit, de ce que plus je désire me sera plus volontiers alors permis et concédé[9]. » Catherine de Médicis n’était pas émue de ces appels répétés; elle traînait le prince de prison en prison, pour le tenir d’aussi près que possible ; il fut transféré au château de Leneville, près Chartres, puis à l’abbaye de Saint-Pierre à Chartres, à Blois, et enfin au château d’Onzain, près d’Amboise.

La princesse écrivait lettres sur lettres à la reine-mère, à la reine d’Angleterre : elle obtint enfin la faveur de correspondre avec son mari; Condé était un otage important, et pouvait devenir un instrument de paix. « Mon oncle, disait Éléonore de Roye à son oncle le connétable, qui était l’otage des protestans, vous connaissez mal nos ennemis ; ils veulent faire de vous et de mon mari ce que les Parisiens font des châsses de saint Marceau et de sainte Geneviève, lesquelles ils ne permettent jamais approcher trop près l’une de l’autre, de peur que le parentage les fasse s’embrasser tellement qu’on ne les puisse ensuite séparer[10]. »

Les Guise, tout-puissans depuis la bataille de Dreux, ne voulaient point la paix. Coligny était devenu le général en chef des protestans. Il avait confié à la princesse de Condé et à D’Andelot la garde du connétable et s’était jeté en Normandie. Du fond de sa prison, Condé, qui n’était jamais si hautain que dans l’adversité, poussait encore les siens à la lutte. « Il semble, écrivait l’ambassadeur d’Espagne, Perrenot de Chantonnay, que le prince de Condé n’est prisonnier, puisqu’il tient les autres en captivité[11]. » Condé tenta de s’évader, mais n’y put réussir. Le duc de Guise marchait sur Orléans ; il écrivait de son camp à la reine-mère, qui rattachait sans cesse le fil de négociations sans cesse rompues, qu’il « la priait ne trouver mauvais s’il tuait tout dans Orléans, jusqu’aux chiens et aux rats, et s’il faisait détruire la ville jusqu’à y semer du sel[12]. » Le canon tonnait déjà dans la ville, qu’Éléonore de Roye envoyait encore des messagers à la reine-mère. M. Delaborde cite cinq lettres écrites coup sur coup à ce moment par la princesse à la reine. Celle-ci attendait les événemens avec le même calme qu’elle avait montré pendant la bataille de Dreux, prête à faire la paix et à savourer la colère des Guise, jouissant de la « belle peur» des gens d’Orléans, et résignée à tout ce qui arriverait, si le duc de Guise prenait la ville.

Déjà le duc annonçait à Catherine la prise d’Orléans dans les 24 heures, « la suppliant luy pardonner si, contre son naturel, qui n’estait d’user de cruauté, comme elle avait pu cognoistre en la reddition de Bourges et en la prinse de Rouen, il ne pardonnait dans Orléans ni à sexe, ni âge, et mettait la ville en telle ruine qu’il en ferait perdre la mémoire, après y avoir fait toutesfois son caresme prenant[13].» Le 18 février 1563, le duc de Guise était mortellement blessé par Poltrot; tout prenait une face nouvelle. L’étoile des Guise s’éteignait après avoir jeté son plus brillant éclat; et, par une sorte d’ironie, le destin choisissait pour arbitres du sort de la France les deux prisonniers de Dreux, le connétable et Condé. Les conférences qui s’ouvrirent dans une île de la Loire, près d’Orléans, furent promptement suivies de l’édit et de la paix d’Amboise. Cette paix, qui était l’œuvre de Condé, n’était pas faite pourtant pour satisfaire entièrement sa femme. Elle venait de traverser les épreuves de la guerre auprès de Théodore de Bèze : la paix avait été « bâclée. » Le roi n’accordait le libre exercice de la religion « qu’en les maisons de tous les seigneurs tenant fief de haubert et de tous les gentilshommes tenant fief. » Les religionnaires n’obtenaient qu’une chapelle dans les faubourgs des villes, et une seulement par bailliage. On avait bien appelé Coligny, qui tenait la Normandie, mais tout avait été signé avant son arrivée), et il ne dissimula pas son mécontentement en apprenant les termes de l’édit. « Les ministres, écrit l’historien des princes de Condé, connaissant les faiblesses et « l’amoureuse complexion » de Condé, l’accusaient d’avoir cédé aux séductions de la cour de Catherine et d’avoir « haléné » (d’Aubigné) ses filles d’honneur. » Il y eut une discussion fort vive entre Coligny et le prince. « On a fait plus de tort aux églises, dit l’amiral, par un coup de plume, que les ennemis n’en eussent pu faire en dix ans de guerre ; les villes ont été sacrifiées aux nobles, et cependant ce sont les pauvres qui ont montré le chemin aux riches; ceux-ci ne songeaient qu’à piller et à s’enrichir, et ne parlaient que de s’en retourner quand les choses ne tournaient pas à leur fantaisie[14]. »

Le 28 mars, les huguenots célébrèrent une cène générale à Orléans, et Théodore de Bèze leur rappela qu’un an avant la plupart d’entre eux avaient reçu le sacrement à Meaux, quand on s’assemblait pour la défense de la religion. Le même soir, la princesse de Condé recevait chez elle Coligny, D’Andelot, La Rochefoucauld et l’ambassadeur d’Angleterre, qui ne parut préoccupé que du sort ultérieur du Havre et de Calais. La reine-mère fit son entrée solennelle à Orléans, le 1er avril, avec le prince de Condé, le connétable, Coligny, le duc de Montpensier. Elle avait très habilement flatté Condé pendant les négociations; elle avait caressé son ambition, son patriotisme, son impatience des ministres. Pendant que Coligny quittait Orléans et reprenait le chemin de Châtillon avec sa famille, Condé restait à la cour; il siégeait au conseil, il aspirait à diriger, sous le nom de la reine-mère, toutes les affaires du royaume. On ne voit point que Condé ait trahi, dans la plus petite mesure, les intérêts de ses coreligionnaires, et les soupçons dont il était devenu l’objet parmi les plus fanatiques paraissent complètement injustes. Calvin lui-même lui écrivait : « Monseigneur, touchant les conditions de la paix, je sais bien qu’il ne vous estait pas facile de les obtenir telles que vous eussiez voulu. Parquoy, si beaucoup de gens les souhaitent meilleures, je vous prie ne le trouver estrange, veu qu’en cela ils s’acordent avec vous. » Il l’exhorte ensuite à tenir la main à la fidèle exécution de l’édit. C’est ce qu’il fît en toute circonstance : il usa à la cour, à Amboise et à Saint-Germain, du droit de faire célébrer le culte nouveau dans sa maison et le fit célébrer dans les appartemens royaux. Il était toujours prêt à prendre en main, comme la princesse, la cause des petites églises contrariées dans l’exercice de leur foi.

En quittant Saint-Germain, la cour se porta à Vincennes. Le juin, le roi se rendit à Paris pour une procession. Condé l’accompagna jusqu’à la porte de la cathédrale. Le roi revint le soir à Vincennes avec sa mère et Condé. On trouva à la porte Saint-Martin 600 cavaliers, qui n’osèrent attaquer la voiture royale; Éléonore de Roye suivait en litière, avec quelques gentilshommes d’escorte. On se jeta sur elle; elle fut sauvée par l’adresse de son cocher et le courage de son escorte. Le capitaine fut tué, et cinq de ses gentilshommes furent retenus prisonniers.

Condé menaça de partir, avec sa femme, pour La Ferté-sous-Jouarre, s’il n’obtenait justice. Catherine lui fit de belles promesses, mais les coupables restèrent impunis. La princesse de Condé eut peu après la joie de voir revenir d’Allemagne sa mère, la comtesse de Roye, qui lui ramenait ses enfans. Catherine de Médicis fit très bon accueil à Mme de Roye, qui entretenait des rapports intimes avec les princes allemands[15] et qu’elle avait déjà commencé d’employer dans les pourparlers relatifs au mariage qu’elle projetait entre Charles IX et la fille aînée du roi Maximilien. « La belle-mère du prince de Condé, écrit Smith, l’ambassadeur d’Angleterre, à Cecil, est arrivée à la cour. La reine-mère l’a accueillie avec les plus grands égards et lui a donné le pas sur la duchesse de Guise. »

Catherine avait habilement choisi les points où l’âme de Condé était le plus chatouilleuse et le plus vulnérable. Elle l’avait intéressé, et avait intéressé sa belle-mère et sa femme à la reprise du Havre, espérant ainsi obtenir un double avantage : reconquérir une ville importante pour son fils, brouiller Condé et les huguenots avec la reine d’Angleterre. Quand le tentateur veut corrompre une grande âme, il ne parle pas seulement aux passions ignobles, il flatte en même temps quelque passion élevée. Il glisse la faute au fond d’une ivresse généreuse. Il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner Condé que de lui donner une tâche guerrière et patriotique. Nous ne raconterons pas ici l’histoire de la reprise du Havre. Le détail des négociations relatives à cette place se trouve tout au long dans l’Histoire des princes de Condé et dans les curieuses dépêches que M. le duc d’Aumale a retrouvées dans les archives anglaises. Condé eut quelque peine à se dégager des liens où voulait le tenir Elisabeth ; il songea même à faire épouser la reine d’Angleterre par le roi très chrétien, qui avait, disait-il à Smith, « plus d’inclination à l’Évangile qu’on ne pense. » Coligny, plus engagé que Condé, fut aussi rebelle que lui aux exigences d’Elisabeth. Il fallut enfin en venir à l’argument des armes. Huguenots et catholiques versèrent ensemble leur sang dans la tranchée du Havre, qui capitula le 28 juillet 1563.


III.

Éléonore de Roye, qui avait été si forte contre les grands coups du destin, qui avait traversé avec un calme et une douceur héroïques les plus terribles dangers et les plus tragiques événemens, se trouva faible devant des souffrances purement domestiques. Condé, prisonnier des Guise, condamné à mort, de nouveau prisonnier après Dreux, était son héros en même temps que son mari; elle s’inclinait devant les décrets de la Providence, qui le jetait dans les périls et ne l’arrachait à la mort que pour le lui offrir de nouveau; épuisée par ses continuelles grossesses, elle était heureuse de porter dans ses flancs débiles les rejetons de celui qui n’était pas seulement pour elle un prince du plus noble sang, mais le défenseur d’une foi sacrée; qu’allait-elle devenir quand Condé, comme avait fait son frère Antoine, tomba dans les pièges que lui tendit Catherine, et quand le bruit de ses infidélités remplit la cour et les églises? La peste d’Orléans, les poignards fanatiques de Paris, l’avaient épargnée, comme par miracle; elle ne put échapper aux coups que lui porta la main qui n’était faite que pour la soutenir et la protéger.

« Jeune encore, écrit l’historien des princes de Condé, presque aussi sévère en cette occasion que le comte Delaborde, sevré depuis trois ans de toute distraction, exposé, après deux captivités, après tant d’épreuves, à toutes les séductions de la cour la plus corrompue, il se livrait sans frein à tous les entraînemens de sa nature ardente... Comment croire qu’il pût s’occuper sérieusement des intérêts de la religion, alors qu’il était sans cesse à la chasse, au jeu de paume, y mettant une telle ardeur que sa santé en fut souvent compromise? Comment croire à la fermeté de sa foi, déjà et non sans raison réputée assez vacillante, quand on le voyait mêlé à toutes ces fêtes profanes, bals, tournois, spectacles, courses de bagues et de barrières, brillant entre tous par sa dextérité d’écuyer, ses grâces mondaines, son bel air, son bel gigneto, entouré de « l’escadron » perfide des filles d’honneur de la reine-mère, oubliant sa noble et fidèle épouse dans les bras de ces faciles beautés? » Le bruit des désordres de Condé était arrivé à Genève : Jean Calvin et Théodore de Bèze lui écrivirent une lettre, pleine de conseils graves et affectueux : « Mais quand on nous a dict que vous faites l’amour aux dames, cela est pour déroger beaucoup à vostre austérité et réputation. Les bonnes gens en seront offensés; les malins en feront leur risée. Il y a là une distraction qui vous empesche et retarde à vaquer à vostre debvoir; mesmes il ne se peult faire qu’il n’y ait de la vanité mondaine, et il vous fault surtout donner garde que la clarté que Dieu a mise en vous ne s’estouffe et ne s’amortisse. » (13 septembre 1563.)

Quand Calvin et Bèze donnaient cet avertissement à Condé, celui-ci avait déjà quitté la cour et était parti pour la Normandie pour se rendre à l’armée. Sa femme s’était rendue à Gaillon avec la comtesse de Roye; elle y faillit mourir de la petite vérole. La comtesse de Roye tomba malade à son tour, et la princesse de Condé, encore mal rétablie, acheva de s’épuiser en soignant sa mère. Elles quittèrent enfin toutes deux Gaillon, pour se rendre à Muret. Pendant ce temps, Condé était à l’armée : il parut un moment à Muret, après la prise du Havre, avec La Rochefoucauld et le prince de Portien. La mort donnait à Condé des avertissemens plus éloquens que ceux de Calvin et de Bèze : elle lui prit deux enfans, Madeleine et Louis de Bourbon, qui moururent à peu de jours de distance, à Muret, Madeleine à l’âge de trois ans, Louis à l’âge de dix-huit mois. On peut imaginer l’état de la princesse en deuil, usée et minée par la maladie, séparée de son mari, qui était retenu à la cour, quand elle apprit qu’une des femmes de Catherine de Médicis, Isabelle de Limeuil, avait accouché à Dijon, pendant un voyage du roi, dans la chambre même de la reine, d’un fils dont le père, elle le disait hautement, était Condé. La reine mère déploya en cette circonstance une grande sévérité : bien qu’Isabelle de Limeuil fût un peu sa parente, elle la fit arrêter, et l’on commença contre elle une « information. » Les détails en ont été donnés par M. le duc d’Aumale dans un livre publié par la Société anglaise des Philobiblon, On voulait compromettre Condé et « élever la faute de la Limeuil jusqu’à la hauteur d’un crime d’état. » Deux évêques, celui de Limoges et celui d’Orléans, furent chargés de l’information. Ils entendirent Charles de la Marck, comte de Maulevrier : celui-ci accusa la Limeuil d’avoir tramé la mort d’un prince du sang, de Charles de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon, frère cadet du duc de Montpensier ; Limeuil aurait aussi parlé d’empoisonner Anne de Montmorency, « adjoustant ladite Limeuil ce propos, qu’advenant la mort de monseigneur le connétable, monsieur le prince de Condé serait connétable. » Limeuil fut emmenée à Auxonne et enfermée dans un couvent, où elle subit un interrogatoire.

Condé lui écrivait des lettres fort tendres dans sa prison : il prenait soin de son fils. « Je me contanteré de vous dire que j’é notre fils antre mes mains, sint et galliar, et bien pour vivre, lequel vous et moy ne soryons, cant nous voudryons, désavoué, se que ne voudré fère[16]. » On avait cherché à lui donner des soupçons contre Isabelle; « y ne fault point cantryés au sermant aveque moy pour me fère croire quy lèt myen, votre filz, car je n’an né non plus doute que de sens de ma feme. Mais faistes que d’ostre n’an puys antrer en doute et pancés que si le voies, qui diryés bien avecque raysont yt lèt mon fils et le vostre, car à son vissage les deux nostres se reconnesse. » Ainsi la pensée d’une infidélité de sa Limeuil lui était plus odieuse que celle de sa propre infidélité envers une femme admirable dont il ne craignait point de parler dans ses lettres à la prisonnière. L’amour coupable fait tout oublier, et mène les plus fiers à la trahison et à la pusillanimité; n’est-ce pas le cas de dire avec Sénèque : nullum intra se manet vitium.

Condé n’était pas même fidèle dans l’infidélité. Pendant qu’Isabelle était tenue en prison, conduite d’Auxonne à Mâcon, puis à Vienne en Dauphiné, il permettait à la maréchale de Saint-André d’afficher pour lui une passion d’autant plus étrange, que le marquis de Conty, le fils aîné du prince, était fiancé à Mlle de Saint-André. Du moins ce projet de mariage put lui servir d’excuse, quand il accepta de la maréchale le don de la terre et du château de Valéry, dans l’Yonne. Mlle de Saint-André mourut empoisonnée, dit-on, par sa propre mère, qui comptait les jours de la malheureuse Éléonore de Roye et qui méditait, croyait-on, de devenir la femme de Condé. « En étalant publiquement l’irrégularité de ses mœurs, dit le duc d’Aumale, Condé ne violait pas seulement ces règles éternelles dont personne n’a le droit de s’affranchir, et dont la licence même des temps ne saurait faire excuser l’oubli; il se montrait ingrat. Il devait au moins du respect et des égards à la femme dont le dévoûment ne lui avait jamais fait défaut au milieu des circonstances les plus périlleuses. Éléonore de Roye était sortie épuisée d’Orléans; sa santé, soutenue jusqu’alors par son courage, mais minée par tant d’émotions et de fatigues, ne put résister au chagrin que lui causait la conduite de son époux. »

Le 4 juillet 1564, le cardinal de Châtillon écrivait à l’évêque d’Aqs[17] : « Je vous dirai aussi, quant à la disposition de Mme la princesse, qu’elle va diminuant de forces à veu d’œil, qui me garde de partir encore d’icy (de Condé), ne faisant qu’attendre l’heure bien souvent que Dieu la veuille appeler à soy, pour les grandes et estranges douleurs qu’elle souffre, qui la rend et ceux qui l’aiment si affligés que vous pouvez penser. »

La princesse s’était opposée de toutes ses forces au projet de mariage entre son fils aîné et la fille de son indigne rivale, la maréchale de Saint-André. Ce projet, déjoué par la résistance inattendue de la reine-mère et par la mort de Mme de Saint-André, elle avait paru un moment à la cour de Fontainebleau, cherchant peut-être à obliger son mari par sa présence à une conduite plus digne de lui ; elle y avait trouvé son amie, la duchesse de Ferrare : elle s’était retirée comme elle, parce que la reine leur avait signifié que là où se trouvait le roi l’exercice du culte réformé ne pouvait plus être toléré. Elle se rendit de Fontainebleau à Condé-en-Brie, qu’elle ne devait plus guère quitter. Elle y vivait avec les quatre enfans qui lui restaient, Henri, Marguerite, François et Charles. Elle alla un moment à Troyes soigner son mari, qui, après un exercice très violent, avait été « l’espace de huit jours travaillé d’un cothaire qui luy tomba sur le bras et lui a durant ce temps-là faict avoir bien aspres fièvre[18]. » Elle écouta à Troyes les plaintes des religionnaires et intervint en leur faveur auprès de Catherine de Médicis. Le ministre Perussel, qui avait assisté Condé pendant sa captivité et qui était devenu son chapelain, ne la quittait plus. Elle ne vivait déjà plus que pour Dieu.

Retournée à Condé, elle tomba si gravement malade, que Condé dut quitter la cour pour venir auprès d’elle. La princesse, épuisée par l’hémorragie, pâle de la mort future, comme dit le poète latin, l’esprit déjà plein de visions célestes, pouvait pardonner à l’homme faible, que le devoir et non l’amour ramenait à ses pieds. Pouvait-elle encore l’aimer ? Il est, hélas ! des choses irréparables, il est des pages que le destin tourne de son doigt de fer et qui ne peuvent plus se retourner. Condé était de ces natures violentes qui ne peuvent supporter la solitude, les longues heures passées au chevet d’un malade, les journées languissantes. A peine sa femme semble-t-elle avoir repris quelques forces, il écrit à Portien pour le prier de « venir veoir et consoller vostre bon parent et ami qui est fort ennuyé de l’extrême maladie qu’a eu sa femme, avec vos lévriers et aussy vos chevaulz et armes. » Eléonore écrit au maréchal de Montmorency, le 25 mai 1564 : « Mon flux de sang s’est cessé, mais non pas que nous soions bien asseurés qu’il soit du tout arresté et ne me reprenne plus. Ainsi me voilà toujours aux escoutes, attendant à ce qu’il plaira à Dieu m’envoyer et en déterminer. » Elle était si faible, qu’elle avait des hallucinations, elle entendait des voix ; une nuit, la voix lui dit intelligiblement qu’elle mourrait dans peu de jours et qu’elle s’y préparât. « Et tant s’en fallait que cela l’eût attristée, que toujours depuis elle avait désiré le poinct de cette saincte séparation. » On la portait d’un lit sur un autre ; elle cachait ses souffrances autant qu’elle le pouvait devant son mari. Elle se plaisait à lire les lettres que lui écrivait Pierre Viret. La fin de cette triste vie a été racontée jour par jour, dans une Épistre d’une damoiselle françoise à une sienne amie dame étrangère, sur la mort d’excellente et vertueuse dame Leonor de Roye, princesse de Condé, 1564. On ne peut analyser de telles pages ; il y a des livres qu’on lit moins pour y apprendre quelque chose que pour y trouver ou le souvenir d’une douleur passée ou la vision d’une douleur prévue. Mais figurons-nous un moment cette frêle jeune femme, à la figure encore presque enfantine, si pudique qu’avec peine elle permettait qu’on la pansât, sans cesse défaillante et ne revenant à soi que pour consoler ceux qui l’entouraient ou pour se répandre en prières, non de ces prières que la bouche retrouve en quelque sorte toute seule, des prières où s’élevaient les dernières lueurs de son esprit et se répandaient les dernières ardeurs de son âme : « Seigneur tout-puissant, puisqu’on tous les endroits de ce terrestre manoir, quoi qu’il soit grand et spacieux, et dont tu es créateur, je ne puis trouver par toutes mes diligences si petite place que ce soit propre à repos et vide de pointure, pour librement annoncer, comme je sentais, tes bontés et ta miséricorde, j’en quitte la demeure, le louage et le séjour pour retourner, s’il te plaît, en ce prochain terme, en l’acquit que tu m’as fait par la mort et la passion de ton fils bien-aimé. Rends, mon Dieu et père, par ce inoïen, mon esprit et mon corps tous deux contens et en paix : l’un, libre et manumis, allant à toi, que je vois desjà me tendre les bras, l’autre, restant insensible cà bas jusques à ce que tu le réanimes, au son de ton avènement. »

La princesse fit son testament et prit congé de ses enfans ; elle adressa les conseils les plus touchans à son fils aîné, le marquis de Conty, qui était déjà âgé de douze ans et capable de la comprendre. Le 23 juillet 1564, la princesse appela une de ses femmes de chambre, qu’elle aimait bien fort, et lui dict qu’elle lui estendît les jambes, que la rigueur du froid mortel avait jà retirées, et soudain elle prononça ces derniers mots : « Entre tes mains. Seigneur, je recommande mon âme. » Puis commença d’entrer aux traicts de la mort, où elle demeura beaucoup moins que demi-quart d’heure. » On alla chercher Condé : il donna des larmes sincères à la sainte compagne qui le quittait, âgée seulement de vingt-huit ans; mais ni son rang ni les mœurs de son temps ne lui permirent un long veuvage. Il se remaria un an après. Même après la mort d’Éléonore de Roye, il n’avait pu s’arracher du cœur le souvenir d’Isabelle de Limeuil. Celle-ci avait été relâchée peu de temps après sa confrontation avec Maulevrier, à Vienne en Dauphiné. On la revit à la cour, et Condé retomba sous son joug. Dans une lettre conservée aux Archives de France[19], on montre Condé « aujourd’hui plus que jamais passionné pour sa Limeuil. » « C’est Nal (Catherine de Médicis?) qui avait eu soin de faire conduire la Limeuil à Condé, afin de faire de lui ce qu’elle avait déjà fait de son frère au moyen de la Rouel. » Condé ne justifia pas ces craintes. Il n’avait pas été fidèle à Éléonore de Roye, il resta fidèle jusqu’à la mort à la cause qu’elle avait servie, fidèle à la devise que portaient ses cornettes : « Doux le péril pour Christ et la patrie. » A Jarnac, il se fait mettre sur son cheval, ayant un os de la jambe brisé d’une ruade. « Voici, noblesse française, voici le moment désiré! Souvenez-vous en quel état Louis de Bourbon entre au combat pour Christ et la patrie! » Éléonore de Roye eut-elle une de ses pensées quand, seul, au pied d’un arbre, quelques momens après, il attendait la mort? Qui le sait? S’d est vrai que, dans ces périls suprêmes, la pensée plus lucide embrasse tous les contours d’une vie qui va finir, ce lui fut peut-être une douceur, sur ce champ de bataille, et déjà sous la menace des assassins, de songer à la jeune et tendre femme qui avait eu ses premières amours.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Seigneur de Roye, de Muret, de Buzancy, de Nisy-le-Comte, d’Aulnay, de Pierrepont et de Coulommiers.
  2. P. Anselme.
  3. R. de La Planche, p. 504.
  4. R. de La Planche, p. 6 8-609.
  5. R. de La Planche, p. 698-699.
  6. Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique, t. II, p. 5.
  7. Théodore de Bèze, 12 avril 1562. (Béza ad Turicences et Bernates.)
  8. Mémoires de Castelnau.
  9. 30 décembre, manuscrit de la Bibliothèque nationale.
  10. La Popelinière.
  11. Mémoires de Condé.
  12. De Bèze.
  13. De Bèze.
  14. De Bèze.
  15. On conserve aux archives de Stuttgart une note qui rend compte des tentatives faites par Mme de Roye pour établir un concert entre le prince de Condé et « messieurs les princes du saint-empire, » en vue des affaires de la religion et aussi afin d’obtenir l’abandon du Havre par la reine Elisabeth d’Angleterre.
  16. Information contre Isabelle de Limeuil, p. 66.
  17. Pièces et documens, p. 549.
  18. Lettre de la princesse au prince de Portien.
  19. Fonds Simancas.