Einstein et l’Univers/01
CHAPITRE PREMIER
LES MÉTAMORPHOSES DE L’ESPACE
ET DU TEMPS
vez-vous lu Baruch ? » clamait autrefois le bon
La Fontaine tout secoué d’enthousiasme. Aujourd’hui
c’est en criant « Avez-vous lu Einstein ? »
qu’il eût harcelé ses amis.
Mais, tandis que, pour accéder à Spinoza, il n’est que d’entendre un peu de latin, des monstres effrayants montent la garde devant Einstein et s’efforcent par des grimaces horribles d’en défendre l’approche.
Ils s’agitent derrière d’étranges grilles mouvantes, tantôt rectangulaires et tantôt curvilignes qu’on appelle des « coordonnées ». Ils portent des noms monstrueux comme eux-mêmes. Ils s’appellent vecteurs contrevariants et covariants, tenseurs, scalaires, déterminants, vecteurs orthogonaux, symboles à trois indices généralisés, que sais-je…
Tous ces êtres, importés du fond le plus sauvage de la jungle mathématique, s’accolent ou se subdivisent dans une promiscuité étrange, par ces chirurgies étonnantes qu’on appelle l’intégration et la différentiation.
Bref si Einstein est un trésor, un horrible troupeau de reptiles mathématiques en éloigne le curieux. Qu’il y ait en eux, comme dans les gargouilles gothiques, une secrète beauté, c’est certain.
Mais il vaut mieux, armés du fouet éclatant qu’est le verbe, les chasser loin de nous et monter jusqu’aux splendeurs einsteiniennes par le clair et noble escalier du langage français.
Qui est le physicien Einstein ? Il n’importe point ici. Sachons seulement qu’il a refusé de signer naguère l’immonde manifeste des 93, ce qui lui a valu les persécutions des pangermanistes.
Au surplus, les vérités géométriques, les découvertes scientifiques ont une valeur intrinsèque qui doit être jugée et pesée objectivement, quel que soit celui qui les a trouvées.
Pythagore eût-il été le dernier des criminels et des malhonnêtes gens, cela n’enlèverait rien à la validité du carré de l’hypoténuse. Un théorème est vrai ou faux, que le nez de son auteur ait la ligne aquiline des fils de Sem, camuse de ceux de Cham ou rectiligne de ceux de Japhet. Est-ce réellement un signe que l’humanité est asymptote à la perfection, que d’entendre dire quelquefois : « Dis-moi quel temple tu fréquentes et je te dirai si ta géométrie est juste » ? La Vérité n’a pas besoin d’état-civil. Passons.
Toutes nos notions, toute la science, toute la vie pratique elle-même sont fondées sur la représentation que nous nous faisons des aspects successifs des choses. Notre esprit, aidé par nos sens, classe avant tout celles-ci dans le temps et dans l’espace, qui sont les deux cadres où nous fixons d’abord ce qui nous est sensible dans le monde extérieur. Écrivons-nous une lettre : nous mettons en suscription le lieu et la date. Ouvrons-nous un journal : ce sont ces indications qui y précèdent toutes les dépêches. Il en est de même en tout et pour tout. Le temps et l’espace, la situation des choses et leur époque apparaissent ainsi comme les piliers jumeaux de toute connaissance, les deux colonnes sur lesquelles repose l’édifice de l’entendement humain.
Leconte de Lisle l’a bien senti, lorsque avec sa profonde et philosophique intelligence il écrivait, s’adressant pathétiquement à la divine mort :
Délivre-nous du temps, du nombre et de l’espace
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.
Le nombre n’est ici que pour définir quantitativement le temps et l’espace, et Leconte de Lisle a bien exprimé, dans ces vers magnifiques et célèbres, que ce qui existe pour nous dans le vaste monde, ce que nous y savons, voyons, tout l’ineffable et trouble écoulement des phénomènes ne nous présente un aspect défini, une forme précise qu’après avoir traversé ces deux filtres superposés que notre entendement interpose : le temps et l’espace.
Ce qui donne aux travaux d’Einstein leur importance, c’est qu’il a montré, comme nous allons voir, que l’idée que nous nous faisions du temps et de l’espace doit être complètement revisée. Si cela est, la science tout entière, — et avec elle la psychologie, — doit être refondue. Telle est la première partie de l’œuvre d’Einstein. Mais là ne s’est pas bornée l’action de son profond génie. Si elle n’était que cela, elle n’eût été que négative.
Après avoir démoli, après avoir déblayé nos connaissances de ce qu’on croyait en être le piédestal inébranlable et qui n’était, selon lui, qu’un échafaudage fragile masquant les harmonieuses proportions de l’édifice, il a reconstruit. Il a creusé dans le monument de vastes fenêtres qui permettent maintenant de jeter un regard émerveillé sur les trésors qu’il recèle. En un mot, Einstein a d’une part montré, avec une acuité et une profondeur étonnantes, que la base de nos connaissances semble n’être pas ce qu’on a cru et doit être refaite avec un nouveau ciment. D’autre part, il a, sur cette base, renouvelé, rebâti l’édifice démoli dans ses fondements mêmes, et lui a donné une forme hardie dont la beauté et l’unité sont grandioses.
Il me reste maintenant à tâcher de préciser, d’une manière concrète et aussi exacte que possible, ces généralités. Mais je dois insister d’abord sur un point qui a une signification considérable : si Einstein s’était borné à la première partie de son œuvre, — telle que je viens de l’esquisser, — celle qui ébranle les notions classiques de temps et d’espace, il n’aurait point, dans le monde de la pensée, la gloire qui, dès aujourd’hui, auréole son nom.
La chose est d’importance, car la plupart de ceux qui, — en dehors des spécialistes purs, — ont écrit sur Einstein, ont insisté surtout, et souvent exclusivement, sur ce côté en quelque sorte « démolisseur » de son intervention. Or, on va voir qu’à ce point de vue, Einstein n’a pas été le premier ni le seul. Il n’a fait qu’aiguiser davantage et enfoncer un peu plus, entre les blocs mal joints de la science classique, le burin que d’autres avant lui, et surtout le grand Henri Poincaré, y avaient dès longtemps porté. Ensuite il me restera à expliquer, si je puis, le grand, l’immortel titre d’Einstein à la reconnaissance des hommes, qui est, sur cette œuvre critique, d’avoir reconstruit, réédifié par ses propres forces quelque chose de magnifique et de neuf : et ici, sa gloire est sans partage.
La science entière depuis Aristote jusqu’aujourd’hui a été fondée sur l’hypothèse ou, pour mieux dire, sur les hypothèses qu’il existe un temps absolu et un espace absolu. Autrement dit, on a fait reposer nos notions sur l’idée qu’un intervalle de temps et un intervalle spatial entre deux phénomènes donnés sont toujours les mêmes, pour quelque observateur que ce soit, et quelles que soient les conditions d’observation. Par exemple, il ne fût venu à l’esprit de personne, tant que régna la science classique, que l’intervalle de temps, le nombre de secondes qui sépare deux éclipses successives de soleil, pût ne pas être un nombre fixe et identiquement le même pour un observateur placé sur la terre et un observateur placé sur Sirius (la seconde étant d’ailleurs définie pour tous deux par le même chronomètre). De même, personne n’eût imaginé que la distance en mètres de deux objets, par exemple la distance de la Terre au Soleil à un instant donné, mesurée trigonométriquement, pût ne pas être la même pour un observateur placé sur la Terre et un autre placé sur Sirius (le mètre étant d’ailleurs défini pour tous deux par la même règle).
« Il existe, dit Aristote[1], un seul et même temps qui s’écoulera en deux mouvements d’une manière semblable et simultanée ; et si ces deux temps n’étaient pas simultanés, ils seraient encore de la même espèce… Ainsi, pour des mouvements qui s’accomplissent simultanément, il y a un seul et même temps, que ces mouvements soient, ou non, également vites ; et cela, lors même que l’un d’eux serait un mouvement local et l’autre une altération… Par conséquent, les mouvements peuvent être autres et se produire indépendamment l’un de l’autre ; de part et d’autre, le temps est absolument le même. » Cette définition aristotélicienne du temps physique date de plus de deux mille ans. Elle représente avec beaucoup de clarté l’idée de temps telle qu’elle a été acceptée jusqu’à ces toutes dernières années par la science classique, en particulier par la mécanique de Galilée et de Newton.
Pourtant il semble qu’en face d’Aristote, Épicure déjà ait esquissé l’attitude qui plus tard opposera Einstein à Newton. Voici en effet ce qu’écrit Lucrèce exposant la doctrine épicurienne :
« Le temps n’existe pas par lui-même, mais par les objets sensibles seuls, dont résulte la notion de passé, de présent, d’avenir. On ne peut concevoir le temps en soi et indépendamment du mouvement ou du repos des choses[2]. »
En fait, l’espace ainsi que le temps ont été considérés par la science depuis Aristote comme des données invariables, fixes, rigides, absolues. Newton ne pensait rien dire que d’évident et de banal lorsqu’il écrivait dans son célèbre Scholie : « Le temps absolu, vrai et mathématique pris en soi et sans relation à aucun objet extérieur, coule uniformément par sa propre nature… L’espace absolu, d’autre part, indépendant par sa propre nature de toute relation à des objets extérieurs, demeure toujours immuable et immobile. »
Toute la science, toute la physique et la mécanique, telles qu’on les enseigne encore aujourd’hui dans les lycées et dans la plupart des universités, sont fondées entièrement sur ces énoncés, sur ces notions d’un temps et d’un espace absolus, pris en soi et sans relation à aucun objet extérieur, indépendants par leur propre nature.
En un mot, et si j’ose employer nette image, le temps de la science classique était semblable à un fleuve portant les phénomènes ainsi que des navires, mais qui ne s’écoule pas moins et d’un même mouvement quand il n’y a pas de navires. Pareillement, l’espace était un peu comme la rive de ce fleuve et insensible aux navires qui passent.
Pourtant, dès l’époque de Newton, dès même celle d’Aristote, un métaphysicien un peu réfléchi aurait pu apercevoir qu’il y avait quelque apparence choquante dans ces définitions.
Le Temps absolu, l’Espace absolu sont de ces « choses en soi » que l’esprit humain a de tout temps considérées comme lui étant directement inaccessibles. Les spécifications d’espace et de temps, ces étiquettes numérotées que nous attachons aux objets du monde extérieur, ainsi qu’on fait dans les gares aux colis pour ne les point perdre (… et la précaution n’est pas toujours suffisante), ces données ne nous sont fournies par nos sens, armés ou non d’instruments, qu’à l’occasion d’impressions concrètes. En aurions-nous la notion en l’absence de corps attachés à ces données, ou plutôt auxquels nous attachons ces données ? L’affirmer comme font Aristote, Newton, la science classique, c’est faire une supposition audacieuse, et non nécessairement fondée.
Le seul temps dont nous ayons la notion, en dehors de tout objet, est le temps psychologique si lumineusement scruté par M. Bergson, et qui n’a aucun rapport, que son nom, avec le temps des physiciens, de la science.
C’est en réalité Henri Poincaré, ce grand Français dont la disparition laisse un vide qui ne sera jamais comblé, qui a le mérite d’avoir, avec la plus grande netteté et la plus intelligente hardiesse, soutenu la thèse que le temps et L’espace, tels qu’ils nous sont donnés, ne peuvent être que relatifs.
Quelques textes ici ne seront pas inutiles ; ils montreront qu’Henri Poincaré a vraiment le mérite de la plupart des choses qu’on attribue, dans le public, couramment à Einstein. De cette démonstration, le mérite d’Einstein ne sera pas diminué, car il est ailleurs, nous le montrerons.
Voici comment s’exprimait Henri Poincaré, dont l’enveloppe charnelle a péri, il y a des années déjà, mais dont la pensée continue à dominer tous les cerveaux qui réfléchissent, étendant plus loin chaque jour ses ailes triomphales :
« Il est impossible de se représenter l’espace vide… C’est de là que provient la relativité irréductible de un mot vide de sens. Je suis en un point déterminé de Paris, place du Panthéon, par exemple, et je dis : Je reviendrai ici demain. Si on me demande : Entendez-vous que vous reviendrez au même point de l’espace ? je serai tenté de répondre : Oui. Et cependant j’aurai tort, puisque d’ici à demain la Terre aura marché, entraînant avec elle la place du Panthéon, qui aura parcouru plus de 2 millions de kilomètres. Et si je voulais préciser mon langage, je n’y gagnerais rien, puisque ces 2 millions de kilomètres, notre globe les a parcourus dans son mouvement par rapport au Soleil, que le Soleil se déplace à son tour par rapport à la Voie Lactée, que La Voie lactée elle-même est sans doute en mouvement sans que nous puissions connaître sa vitesse. De sorte que nous ignorons complètement et que nous ignorerons toujours de combien la place du Panthéon se déplace en un jour. En somme, j’ai voulu dire : Demain, je verrai de nouveau le dôme et le fronton du Panthéon, et s’il n’y avait pas de Panthéon, ma phrase n’aurait aucun sens et l’espace s’évanouirait… »
Poincaré complète ainsi sa pensée :
« Supposons que, dans une nuit, toutes les dimensions de l’Univers deviennent mille fois plus grandes : le monde sera resté semblable à lui-même, en donnant au mot de similitude le même sens qu’au troisième livre de géométrie. Seulement, ce qui avait un mètre de long mesurera désormais un kilomètre, ce qui était long d’un millimètre deviendra long d’un mètre. Ce lit où je suis couché, et mon corps lui-même se seront agrandis dans la même proportion. Quand je me réveillerai le lendemain matin, quel sentiment éprouverai-je en présence d’une aussi étonnante transformation ? Eh bien ! je ne m’apercevrai de rien du tout. Les mesures les plus précises seront incapables de me rien révéler de cet immense bouleversement, puisque les mètres dont je me servirai auront varié précisément dans les mêmes proportions que les objets que je chercherais à mesurer. En réalité, ce bouleversement n’existe que pour ceux qui raisonnent comme si l’espace était absolu. Si j’ai raisonné un instant comme eux, c’est pour mieux faire voir que leur façon de voir implique contradiction. »
On peut facilement étendre ce raisonnement de Poincaré. Si tous les objets de l’Univers devenaient par exemple mille fois plus hauts, et mille fois moins larges, nous n’aurions non plus aucun moyen de nous en apercevoir, car nous-mêmes et nos rétines et les mètres dont nous nous servirions pour mesurer les objets, serions déformés en même temps et de même. Bien plus, si tous les objets de l’Univers subissaient une déformation spatiale absolument irrégulière, si un génie invisible et tout-puissant le distordait d’une manière quelconque, en tirant sur lui comme sur une masse de caoutchouc, nous n’aurions aucun moyen de le savoir. Rien ne tend mieux à prouver que l’espace est relatif, et que nous ne pouvons concevoir l’espace en dehors des objets qui servent à le mesurer. Pas de mètre, pas d’espace.
Poincaré a poussé si loin ses déductions dans ce domaine, qu’il en est arrivé à affirmer que la rotation même de la Terre autour du Soleil n’est qu’une hypothèse plus commode que l’hypothèse inverse, mais non point plus vraie, car elle impliquerait sans cela l’existence d’un espace absolu.
Certains polémistes peu avertis ont même, — on s’en souvient, — voulu tirer argument de cette démonstration poincariste pour justifier la condamnation de Galilée. Rien de plus amusant que les efforts faits alors par l’illustre mathématicien-philosophe pour se défendre de ce grief, et, ma foi, il faut bien reconnaître que la défense ne fut pas parfaitement convaincante. C’est qu’on ne fait pas à l’agnosticisme sa part.
Poincaré est donc à la tête de ceux pour qui l’espace n’est rien qu’une propriété que nous donnons aux objets. Pour lui, la notion que nous en avons n’est, si j’ose dire, que la résultante héréditaire des tâtonnements sensuels par quoi nous essayons péniblement d’embrasser le monde extérieur à un moment donné.
Après l’Espace, le Temps. À cet égard aussi les objections du relativisme philosophique étaient depuis longtemps dans l’air. Mais c’est Poincaré qui leur a donné leur forme définitive. Nous ne le suivrons pas dans ses lumineuses démonstrations qui sont bien connues.
Retenons-en seulement que, pour le temps comme pour l’espace, on peut supposer un rétrécissement ou un allongement de l’échelle, auquel nous serions tout à fait insensibles et qui semble montrer l’impossibilité, pour les hommes, de concevoir un temps absolu.
Si quelque génie malicieux s’amusait une nuit à rendre mille fois plus lents tous les phénomènes de l’Univers, nous n’aurions aucun moyen de nous en apercevoir à notre réveil et le monde ne nous paraîtrait pas changé. Et pourtant chacune des heures marquées par nos horloges durerait mille fois plus qu’une des heures anciennes. Les hommes vivraient mille fois plus longtemps, et n’en sauraient rien, car leurs sensations seraient ralenties d’autant.
Lorsque Lamartine s’écriait : « Ô temps, suspends ton vol ! » il proférait une chose charmante, mais qui n’était peut-être qu’une niaiserie. Si le temps avait obéi à cette objurgation passionnée, à cet ordre, — les poètes ne doutent de rien ! — Lamartine et Elvire n’eussent pu le savoir ni en jouir. Le batelier du lac du Bourget qui promenait les deux amoureux, n’eût réclamé le paiement d’aucune heure supplémentaire ; et pourtant il aurait, de ses rames, frappé bien plus longtemps les flots harmonieux.
Si j’ose résumer tout cela d’un mot moins paradoxal qu’il ne semblera à première vue : aux yeux des relativistes ce sont les mètres qui créent l’espace, les horloges qui créent le temps.
Tout cela, Poincaré et d’autres l’ont soutenu bien longtemps avant Einstein, et c’est faire tort à la vérité que de le lui attribuer. Je sais bien qu’on ne prête qu’aux riches, mais c’est aussi faire injure aux riches que de leur prêter ce dont ils n’ont que faire, ce dont ils n’ont pas besoin pour être riches.
Il est d’ailleurs un point où Galilée et Newton, tout en croyant à l’existence de l’espace et du temps absolus, admettaient déjà une certaine relativité. C’est l’impossibilité, reconnue par eux, de distinguer les uns des autres, les mouvements de translation uniformes ; c’est l’équivalence de toutes ces translations ; c’est par conséquent l’impossibilité de mettre en évidence une translation absolue.
C’est cela qu’on appelle le principe de relativité classique.
Un fait imprévu a contribué à porter ces questions sur un plan nouveau, et amené Einstein à donner une extension inattendue au principe de relativité de la mécanique classique : c’est le résultat d’une expérience célèbre de Michelson, qu’il importe de décrire brièvement.
On sait que les rayons lumineux se propagent dans le vide interastral ; c’est ce qui nous permet d’apercevoir les étoiles. Cela a conduit depuis longtemps les physiciens à admettre que ces rayons se propagent dans un milieu dénué de masse et d’inertie, infiniment élastique, n’opposant aucune résistance au déplacement des corps matériels qu’il pénètre de toute part. Ce milieu les savants l’appellent l’éther. La lumière s’y propage à la manière des ondes dans l’eau, avec une vitesse voisine de 300 000 kilomètres par seconde et que je désignerai abréviativement par la lettre V.
La Terre circule autour du Soleil dans un véritable océan d’éther et avec une vitesse de translation d’environ 30 kilomètres par seconde. À cet égard la rotation de la Terre peut être négligée car elle imprime à la surface terrestre dans l’éther une vitesse inférieure à 2 kilomètres par seconde.
Depuis longtemps la question suivante s’est posée : la Terre entraîne-t-elle, dans son mouvement orbital autour du Soleil, l’éther qui est à son contact, de même qu’une éponge lancée d’une fenêtre emporte avec elle l’eau ont elle est imbibée ? L’expérience a montré, ou plutôt les expériences ont montré (elles sont variées et concordantes) que la question doit être résolue par la négative.
Cela a été établi d’abord par les observations astronomiques. Il existe en astronomie un phénomène bien connu, découvert par Bradley, et qu’on appelle l’aberration. Il consiste en ceci : lorsqu’on observe une étoile avec une lunette, l’image de l’étoile ne se forme pas exactement dans la direction de la visée. En voici la raison : pendant que les rayons lumineux de l’étoile, qui ont pénétré dans la lunette, parcourent celle-ci dans sa longueur, la lunette s’est légèrement déplacée, entraînée qu’elle est par le mouvement de la Terre. Au contraire, le rayon lumineux dans la lunette n’a pas participé à ce mouvement, ce qui cause précisément la petite déviation appelée aberration. Preuve que le milieu dans lequel se propage la lumière, l’éther qui remplit la lunette et entoure la Terre, ne participe pas au mouvement de celle-ci.
Beaucoup d’autres expériences ont établi d’une manière aussi nette que l’éther, qui sert de véhicule aux ondes lumineuses n’est pas entraîné par la Terre dans son mouvement. Mais alors, puisque la Terre est mouvante dans l’éther, puisqu’elle y avance comme un navire dans un lac immobile (et non pas comme un flotteur porté par le courant d’un fleuve), il doit être possible de mettre en évidence cette vitesse de la Terre par rapport à l’éther.
Un des moyens qu’on peut imaginer dans ce dessein est le suivant. On sait que la Terre tourne de l’Ouest à l’Est sur elle-même et dans le même sens autour du Soleil. Par conséquent, au milieu de la nuit, la révolution de la Terre autour du Soleil l’entraîne dans un sens tel que Paris se déplace, d’Auteuil vers Charenton, avec une vitesse d’environ 30 kilomètres par seconde (le jour, c’est le contraire, Paris se déplace autour du Soleil, de Charenton vers Auteuil). Supposons donc qu’au milieu de la nuit un physicien placé à Auteuil envoie un signal lumineux ; le physicien de Charenton (ceci, encore un coup, est une hypothèse), qui mesure la vitesse de ce rayon lumineux, devra trouver qu’elle est égale à V − 30 kilomètres.
En effet, par suite du mouvement de la Terre, Charenton fuit devant le rayon lumineux. Par conséquent, puisque celui-ci se propage dans un milieu, dans un éther qui ne participe pas au mouvement de la Terre, l’observateur de Charenton devra trouver que ce rayon lui arrive avec une vitesse plus faible que si la Terre était immobile. C’est un peu comme un train rapide devant lequel fuirait un observateur à bicyclette ; si le train rapide fait 30 mètres à la seconde, si le cycliste fait 3 mètres à la seconde, la vitesse du train par rapport au cycliste sera 30 − 3 = 27 mètres à la seconde ; elle serait nulle si train et cycliste avaient même vitesse.
Au contraire, si le cycliste va à la rencontre du train, la vitesse du train par rapport à lui sera 30 + 3 = 33 mètres par seconde. Pareillement, si c’est le physicien de Charenton, qui au milieu de la nuit, envoie un signal lumineux, et le physicien d’Auteuil qui le reçoive, celui-ci devra trouver que ce rayon lumineux possède une vitesse égale à V + 30 kilomètres.
On peut encore exprimer autrement tout cela. Supposons qu’il y ait exactement 12 kilomètres entre l’observateur d’Auteuil et celui de Charenton. Pendant que le rayon lumineux venu d’Auteuil se propage vers Charenton, Charenton fuit devant lui d’une petite quantité. Par conséquent ce rayon aura parcouru un peu plus de 12 kilomètres avant d’arriver au physicien de Charenton. Il aura au contraire parcouru un peu moins dans le cas contraire.
Or, appliquant une belle idée française de Fizeau, le physicien américain Michelson a réussi à mesurer avec une grande précision les longueurs, au moyen des franges d’interférence de la lumière. Toute variation de la longueur mesurée se traduit par un déplacement d’un certain nombre de ces franges que l’on peut observer facilement avec un microscope.
Imaginons maintenant qu’au lieu d’expérimenter entre Charenton et Auteuil, nos deux physiciens opèrent dans les limites d’un laboratoire. Imaginons qu’ils mesurent, au moyen des franges d’interférence, l’espace parcouru par un rayon lumineux produit dans ce laboratoire, et selon qu’il s’y propage dans le sens du mouvement de la Terre ou dans le sens contraire. Nous aurons ainsi, réduite à ses éléments essentiels, et simplifiée pour la clarté de cet exposé, la célèbre expérience de Michelson. On devrait trouver de la sorte une différence facilement mesurable avec l’appareil précis utilisé.
Eh bien ! pas du tout. Contrairement à toute attente, et à la profonde stupéfaction des physiciens, on a trouvé que la lumière se propage rigoureusement avec la même vitesse lorsque celui qui la reçoit s’éloigne d’elle avec la vitesse de la Terre, ou au contraire lorsqu’il s’en rapproche avec cette vitesse. Conséquence inéluctable : l’éther participe au mouvement de la Terre. Mais nous venons de voir que d’autres expériences, non moins précises, avaient établi que l’éther ne participe pas au mouvement de la Terre.
C’est de cette contradiction, du choc de ces deux faits inconciliables et pourtant réels, qu’est sortie la splendide synthèse d’Einstein, de même que, fulgurante, l’étincelle jaillit du choc de deux silex heurtés.