Edmond About à l’École normale et à l’École d’Athènes/02

Edmond About à l’École normale et à l’École d’Athènes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 395-424).
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EDMOND ABOUT
Á L’ÉCOLE NORMALE ET Á L’ÉCOLE D’ATHÈNES
LETTRES ET DOCUMENS INÉDITS

II[1]

Les deux amis sont arrivés et Charles Garnier va nous dire quelques incidens de cette entreprise, dont About a parlé au début de son livre.

« Nous sommes logés à Egine dans une espèce de khani[2], fort pittoresque, encombré de tonneaux de salaisons et de grains et orné de harengs secs suspendus en guirlandes aux solives du plafond. Nous dînons tant bien que mal, et plutôt mal que bien, avec trois œufs et un morceau de fromage, le tout arrosé de cet exécrable vin résiné. Nous sommes en plein caractère, des costumes de toute sorte, des gens qui vous regardent ébaubis, des loques de couleur admirable, des types particuliers, puis de la saleté partout, une odeur infecte d’huile rance et de fromage pourri. Enfin, l’estomac peu garni, nous allons faire nos lits dans une soupente borgne, ou plutôt aveugle, où il n’y avait pas de fenêtre, et tout transis, tout secoués, la tête un peu tournée, nous nous fourrons sous nos couvertures en pensant que les voyages sont charmans, mais qu’ils ont un bien plus grand attrait lorsqu’ils sont finis.

« 4 avril. — Ce matin, au saut du lit, ce qui a lieu de bonne heure, nous visitons un peu la ville, les restes du temple près de la mer et le grand hôpital fondé par Capo d’Istria ; mais ce qui nous toucha le plus, ce fut de voir que le temps était devenu fort beau, et que le panorama du golfe avait pris une teinte gaie et brillante, qui contrastait heureusement avec celle de la veille.

« Constantin et About vont à la recherche de mulets ou de chevaux ; on trouva un âne qui refusa de marcher et deux chevaux bruns, le premier assez fringant et alerte, le second borgne et poussif, et, de plus, fort entêté. On charge les bagages sur le dos du cheval aux yeux de velours et on couche les échelles sur le dos du borgne, qui, peu habitué à ce genre de faix, se mit à tourner sur lui-même comme pour s’en déharrasser en décrivant avec nos échelles de formidables moulinets. Les conducteurs modéraient son manège en le caressant du bâton, Constantin avec son parapluie bleu tâchait de passer entre deux barreaux pour lui piquer le derrière, la foule s’amassait, les chiens aboyaient, nous étions là, About avec son fusil et moi avec ma grande pique, indécis de savoir à qui resterait la victoire, lorsque, à force de frapper, de piquer et de gouverner les bâtis d’échelles, on parvient à mettre en bon chemin le porteur récalcitrant, qui profite cependant du moindre petit bout de mur pour y cogner nos échelles. Enfin la caravane part et nous quittons la ville profondément impressionnée par cet incident, et sans doute fort humiliée de la conduite tenue par un cheval de confiance.

« La route d’Egine au temple est très accentuée, très variée et caractéristique ; mais, bon Dieu, que de cailloux, que de rochers, que de pierres ! C’est la mort aux souliers. Et pourtant tout cela couvert de végétation, une vraie carrière fleurie. Nous passons près de petits moulins à eau, puis au-dessous de Paléa Egina avec ses ruines moyen âge, puis enfin près d’un petit bouquet de cinq ou six maisons assez proprettes vues du dehors, et après avoir monté quelque temps, nous arrivons à une petite cahute sise à trois quarts d’heure de marche du temple ; c’était la plus voisine du lieu de mon travail, c’est là que nous nous installons. Notre habitation était occupée par un brave homme de fermier, sa femme et son fils, qui se groupaient dans trois pièces. Le désir de gagner quelques drachmes leur fait nous céder les deux plus grandes et ils se réfugient tous dans la troisième, d’environ quatre mètres superficiels. Les pièces qui nous étaient réservées étaient, au rez-de-chaussée, une espèce de réduit avec cheminée, bahuts et paniers en bouse de vache, c’est là que Constantin prendra son domicile ordinaire et fera notre cuisine ; au-dessus et communiquant avec une échelle et par une trappe, une pièce d’environ six pieds sur dix. La moitié de cet endroit est occupée par un grand coffre à grains ; élevé de deux pieds au-dessus du sol, il ressemblait à un lit de camp ; c’est là-dessus que nous mettons nos matelas. La chambre est haute d’environ six pieds au-dessus de la partie la plus basse, ce qui ôte toute envie de se tenir debout au-dessus du coffre à grains. Pour ouverture, une porte donnant sur une terrasse couvrant la salle de nos hôtes, une fenêtre fermant par un volet sans croisées ni vitres, plus une dizaine de trous qui avaient servi aux échafaudages et qu’on avait oublié de boucher, ce qui permettait aux vents de nous faire de petites visites en sifflotant. Une autre petite fenêtre d’un pied carré, toujours avec un volet pour fermeture approximative, et quelques lézardes dans le plafond, deux tabourets ou escabeaux de bois, un banc, une petite table qui encombrait la pièce, une cruche d’eau, un verre et une tablette, voilà notre habitation. Du reste, cela était encore assez propre pour un intérieur grec, et l’on balaye devant nous et le coffre et les planches.

« Quant à la nourriture, nous y trouverons des poules, on pourra de temps à autre nous dénicher un agneau, et avec le riz, les pommes de terre et le café que nous avons emportés, la nourriture ira assez bien, le vin aussi, vin résiné encore et bon ; je m’y habituerai.

« Après avoir déjeuné à la cahute, nous repartons avec un seul cheval pour porter nos échelles au temple. Il y a un peu moins d’une heure de marche par un chemin fort ardu, moitié fait, moitié à faire ; on traverse des échelles et des escaliers de pierre, le tout couvert de lentisques, de genêts, d’anémones surtout. Pierres et fleurs entremêlées, c’est encore un jardin comme végétation, une carrière comme terrain.

« En arrivant au temple, la solitude que je me plaisais d’y rencontrer était troublée par une dizaine de gens que nous apercevions de loin grimpés sur les ruines ou accroupis dans les agnus castus. C’était l’équipage du Mercure. Malgré l’ennui que me causaient ces visiteurs, je renouvelle connaissance avec le commandant, qui, ainsi que je le pensais, m’aurait offert son brick, s’il eût su notre traversée.

« Enfin, après deux heures de compagnie, l’équipage est parti et me laissa tranquillement regarder et admirer mon temple. Je suis enchanté de mon travail, il est du plus haut intérêt, mais il y a beaucoup de besogne, et, malgré mon désir de ne pas flâner, je crois en avoir pour un mois de relevés.

« La vue que l’on a du temple est tout simplement superbe. Salamine, Kleusis, Athènes, la pointe de Sunium et l’île de Saint-Georges, tout cela forme un panorama magique, éclairé comme il l’est aujourd’hui par un beau soleil. C’est quand on voit d’aussi belles choses qu’on voudrait être entouré de tout ce que l’on aime pour faire partager à tous son plaisir et son enthousiasme.

« À cinq heures, brûlant d’être seul, je renvoie About et Constantin à la case pour préparer le dîner, et pendant une demi-heure, unique possesseur de ma ruine, je l’interroge sur chaque face, je la caresse du regard. Elle est à moi, à moi seul. Je vais passer la de bienheureux instans, je rêve découvertes et succès, je me laisse empoigner par l’archéologie, cette science contestable qui fait tant de victimes et que l’on vient à aimer avec passion. Je m’arrache à regret à ma contemplation, à mes rêveries, et je pars pour retrouver mes compagnons ; mais la route à peine indiquée se dérobe, je me perds, j’escalade roches et roches, je traverse des bois de sapins, des pousses de cactus et me trouve seul et perdu au milieu de cette grande nature. Il y avait là une sensation bizarre, une espèce de frayeur de me voir ainsi isolé, une espèce d’orgueil de me trouver ainsi le maître du sol. Un silence profond, une mer superbe à ma droite, un ciel tout rouge qui s’assombrit bientôt et partout un chemin inconnu. Je fumai bien des pipes en pensant à l’existence bizarre et sauvage que je me proposais ; je regardai ces buissons de lentisques et ces bouquets de pins qui me cachaient le chemin et m’entouraient de toutes parts en me demandant si je ne m’étais pas trop fourvoyé ; enfin, après près d’une heure d’escalades, de marches et de contremarches, arrivé au haut d’une colline découverte, j’aperçus au loin mon gîte. Il me fut alors facile de me diriger, et bien que me faisant un chemin moi-même, un chemin au milieu des pierres et des ronces, j’arrivai tout haletant à la cahute, attendu avec impatience par About, qui, n’ayant pas de temple à dessiner, se sentait un fort bel appétit.

« Le dîner fut joyeux, nous étions dans la nouveauté ; le vin résiné aidant, les propos de jeunesse eurent beau jeu ! Nous sortons prendre l’air qui nous calme un peu et voir avec regret que la lune, cachée par le brouillard et entourée d’une auréole cendrée, présageait pour le lendemain un temps détestable. »

En effet, le temps redevint très mauvais et fit beaucoup souffrir nos deux compagnons dans leur masure rudimentaire. About n’eut guère à s’en ressentir, car il songea bien vite à retourner à Athènes, prétextant divers objets qu’il y avait oubliés. Le 8 avril au soir, Garnier recevait le petit mot suivant d’About, écrit d’Egine et annonçant le départ de celui-ci :

« Mon cher Garnier, je file sur Athènes ; j’ai trouvé notre ex-bateau tout prêt à partir. Il me ramènera samedi : j’espère vous rapporter Curzon dans mes bras. En attendant, vivez en joie : je vous laisse le beau temps.

« Adieu et à bientôt. — E. ABOUT.

« Je n’ai pas le temps de voir les antiquités d’ici : je leur donnerai un coup d’œil au retour.

« Laissez-le (Constantin) prendre mon fusil, s’il a envie de vous tuer quelques perdrix ; je lui ai bien recommandé de ne pas le heurter. »

Seulement, le retour d’About ne se produisit pas et Garnier dut passer seul la vingtaine de jours dont il avait besoin pour mener à bien son travail. C’était la restauration du temple qu’on considéra alors comme celui de Jupiter Panhellénien, puis de Minerve, restitué maintenant à l’antique Aphaïa, situé au Nord-Est de l’île, à une dizaine de kilomètres de la ville, sur le bord de la mer. En dépit du froid, du vent, de la pluie, le jeune architecte ne perd pas son temps, observe, mesure, prend des levés, fouille même au besoin, pour recueillir tous les vestiges du passé qu’il veut expliquer. Fragmens de marbres, tuiles ou pierres, il scrute tous ces débris pour surprendre le secret que le temps a enseveli. Pour cela il faudrait des fouilles plus profondes et mieux conduites que celles que peut faire Charles Garnier avec les instrumens de fortune dont il dispose. Mais l’argent lui manque, ainsi d’ailleurs que l’autorisation de sonder le terrain. À ce propos, lui arrive une amusante aventure qu’il conte assez gaîment.

« Aujourd’hui (23 avril), pendant que je déjeunais, je vois apparaître à ma porte ouverte deux Grecs assez déguenillés qui riaient bêtement en me regardant. « Buon giorno, me dit le plus grand, vous allez bien ? » Je lève la tête, pensant que j’avais affaire à des marins polyglottes, et leur demandai en français et en italien ce qu’ils désiraient. « Buon giorno, vous allez bien ? — Mais oui, mais oui, et vous ? — Vous allez bien ? Buon giorno. » Je ne m’occupe plus d’eux, et je continue mon déjeuner. Au bout de deux minutes : « Buon giorno, vous allez bien ? » Nouveau silence et nouveau : « Vous allez bien ? » juste dit comme dirait un perroquet, et avec cela ils riaient comme des imbéciles, avec de grandes dents et une mâchoire rayée. Ma foi, après une dizaine de « Vous allez bien ? » et autant de Buon giorno, impatienté, je me levai, les pris par les épaules et les mis à la porte. Ils s’en allèrent sans rebiffade, en ouvrant davantage la bouche, riant à se mordre les oreilles et en répétant : « Buon giorno, vous allez bien ? » En revenant, Constantin, qui avait rencontré mes deux Grecs, m’apprit que j’avais mis à la porte le gouverneur de l’île et son adjoint. Horreur ! Ils venaient au surplus me dire que, pour fouiller, il fallait écrire à Athènes ; et dire que, pour cette bonne nouvelle, je les ai si mal reçus ! J’irai les voir à Egine avec Constantin, qui leur expliquera ma méprise. Aussi faut-il être bête de se déranger pour me dire à peu près : Zut ! et pour ne pas savoir le français. Ce sont des Grecs ingrats, ils devraient être destitués. »

Malgré cela, le travail de Garnier fut rapidement mené, et avec un sentiment très réel de l’architecture antique. Il lui fit grand honneur plus tard, quand l’auteur le soumit à l’Académie des Beaux-Arts, qui jugea la restauration neuve et complète, et en accepta les conclusions sur la polychromie des temples grecs, une question alors fort débattue. Garnier la tranchait par ses trouvailles, et il pouvait maintenant, après des constatations aussi heureuses, oublier les fatigues de son isolement, pour venir à Athènes retrouver les amis qu’il y avait laissés. Le 25 avril, il y était de retour, après divers incidens, dont le manque d’argent fut le principal. Dès le lendemain soir, il allait assister, en compagnie d’About, à une soirée dansante sur la frégate française le Charlemagne, stationnaire au Pirée. Écoutons-le narrer cet épisode, dont About, sans qu’il s’en doute, fait une partie des frais.

« 27 avril. — Je suis allé hier soir au bal de la frégate. Toute la journée, About et moi, nous étions indécis pour savoir si nous irions. La difficulté d’avoir des voitures, très demandées, et qui coûtaient quarante ou cinquante piastres pour le trajet d’Athènes au Pirée, nous faisait fort réfléchir. Enfin, nous nous décidons le soir à y aller. Nous enverrons Constantin d’avance au Pirée, avec nos effets, et là, nous nous y habillerons. J’emporte ! e costume de l’endroit, habit brodé, tricorne et épée, un vrai costume de sergent de ville. J’avais l’habit de Mézières et le tricorne et les souliers vernis de Beulé, avec aussi son épée. Nos paquets sont faits, et Constantin les porte en nous précédant ; mais ce vieux bonhomme a la bonne idée, avant de partir par la grande route, de nous faire passer par la place des voitures. Nous sommes aussitôt assaillis par une foule de cochers qui n’avaient pas trouvé pratique ; les demandes exorbitantes avaient fait reculer les gens économes. Enfin, nous faisons prix avec l’un d’eux, qui nous mène au Pirée pour deux drachmes. Il y avait loin des prix de la journée.

« Nous arrivons à la frégate, toute décorée et toute pavillonnée ; puis des lustres en fusils, en pistolets, des candélabres avec des canons, des consoles avec des revolvers et des faisceaux de haches et de sabres, tout cela, ma foi, fort bien arrangé. A neuf heures, on annonce Leurs Majestés. Le tambour bat aux champs, et le roi Othon pénètre, avec sa femme, sur le pont de la frégate. Le Roi avait le costume du pays, fort beau et fort riche, mais pas fort joli ; une fustanelle trop ample, qui ressemblait à un jupon empesé, gâtait tout le costume. Quant à la Reine, elle était mise comme une femme de la halle dans ses beaux habits du dimanche : robe rouge groseille avec bouffettes bleues, coiffure de diamans cachée dans de gros nœuds de rubans bleus et rouges. C’était d’un canaille !… Le bal s’ouvre, le Roi danse avec Mme Forth-Rouen, dont le mari danse avec la Reine. Je danse avec Mlle Pittakis, plus enfarinée que jamais. La danse finie et mes devoirs remplis envers la seule demoiselle que je connusse, je me mis en observation et je passai vraiment deux bonnes heures à admirer tous les costumes.

« C’était une vraie merveille ; chaque pays, chaque province avait là représentans ou représentantes dans leurs plus beaux atours ; c’était étincelant de couleur et d’or, et d’une invention dont je n’avais ni ne pouvais avoir l’idée. Combien je regrettais de Curzon, et que j’étais taché qu’il ne fût pas là ; il eût aussi été bien heureux de cette magnificence. Nous aurions passé ensemble de bons instans à nous communiquer nos impressions, ce qui m’était impossible avec About, qui courait de-ci et de-là, papillonnant à droite et à gauche, parlant à l’un, lâchant l’autre, et ayant, par sa démarche pressée et ses mouvemens précipités, l’air d’avoir envie de satisfaire quelque petit besoin. Quelle toupie hollandaise que ce garçon ! Il se cogne à tous les gens, abat toutes les quilles, renverse le quatre-cents, puis revient, repart ensuite, toujours bourdonnant et tontonant, plein de gaieté, de verve et d’entrain.

« Vers onze heures, j’ai une grande conversation avec le Roi, qui me demanda mon état, mes impressions sur la Grèce, mon avis sur l’architecture. Il fut pour moi charmant, je le fus aussi pour lui, bien que j’abusai un peu du mot Monsieur, et sans doute pas assez de celui de Majesté ou de Sire. Dame ! c’était mon premier entretien avec une tête couronnée, je n’étais pas encore bien au courant.

« Après cela, nous descendons au buffet, faisons un carnage sur les vins de Bordeaux et le punch ; nous sommes aimables avec les dames et leur passons des provisions, et je remonte faire le cotillon avec une jeune Grecque très jolie, que j’avais déjà deux fois débarrassée de sa soucoupe à glace. Le cotillon se passa très bien et gaiement ; le brave Roi vient me chercher deux fois pour les figures, me parle encore parmi tout cela ; je le traite comme un ami, nous sommes au mieux ensemble. Mais il n’est meilleure compagnie qui ne se quitte. A trois heures, nous laissons le bal, nous quittons la frégate ; mais, ne pouvant trouver de voiture, nous revenons à pied du Pirée à Athènes. Le temps était beau ; nous fumons force cigares, et, causant de l’un et de l’autre, nous arrivons à l’Ecole un peu avant cinq heures. Un quart d’heure après, l’ami du Roi dormait d’un profond sommeil. »

Le croquis d’About, dessiné tandis qu’il observe et saisi sur le vif pendant qu’il essaie lui-même de noter le spectacle dont il donnera plus tard le tableau dans son propre livre, ne manque ni d’intérêt ni d’agrément. Il y en aurait plus encore au récit de la longue excursion que les deux amis entreprirent, dès le 1er mai, en compagnie du peintre paysagiste Alfred de Curzon ; mais si Charles Garnier entama ce récit, il ne le mena pas au-delà des deux premières étapes. Dans ses heures d’isolement et d’ennui à Égine, Garnier se promettait bien de ne plus recommencer à voyager à travers la Grèce : quand il eut retrouvé la compagnie de ses amis, il ne voulut plus les quitter et s’embarqua avec eux pour parcourir le Péloponèse. Il se proposait même de tenir encore un journal de cette route nouvelle. Mais les loisirs y abondèrent moins qu’à Egine, et le voyageur ne poussa pas plus loin ce projet, dont voici à la fois les premières et les dernières pages.

« Kalamaki, 2 mai. — Le café pris, ce matin, nous sommes partis avant cinq heures de Mégare en jetant un dernier coup d’œil à ce pays si pittoresque. Notre caravane, augmentée de deux gendarmes, se composait alors de sept bêtes et de sept gens. Le commencement du chemin est assez facile ; mais arrivé aux roches Skironiennes, il a fallu quitter nos montures et aller à pied. Le sentier est trop dangereux pour le faire à cheval, une espèce d’escalier taillé quasiment dans la roche, quelquefois à cinq cents pieds au-dessus de la mer, quelquefois dans la mer même, mais tout cela de deux pieds au plus de largeur : en haut, on a le vertige, en bas les vagues vous éclaboussent, quand la mer est un peu forte. Le chemin est même interrompu par les eaux et il nous a fallu passer deux fois dans la mer pour le retrouver. A notre droite, nous passons près d’un grand rocher conique de plus de deux cents pieds de haut, tout lisse et presque à pic ; ça me rappelait la montagne d’ivoire de je ne sais plus quel conte. J’étais un peu en arrière de la caravane ; tout heureux de ce que je voyais, je me laissais aller à ce plaisir, nouveau pour moi, de voyager à cheval ; je suis tout surpris de me trouver vis-à-vis de deux Grecs déguenillés et à cheval, avec fusils, sabres, pistolets, tout un arsenal de guerre. Sont-ce là les brigands dont on parle ? Pourquoi nos gendarmes les ont-ils laissés passer ? Les Grecs s’arrêtent, j’en fais autant, et ils me demandent fort brusquement du tabac. Je comprenais ce mot et m’empressai de leur fourrer la plus grande partie du contenu de ma blague, m’estimant fort heureux de ce que mes voleurs se contentent de si peu. Je rejoins ensuite mes compagnons, qui m’assurent que mes brigands étaient tout simplement des gendarmes. Il fallait donc le dire. Ça n’empêche pas, gendarmes tant qu’on voudra je crois bien qu’ils cumulaient.

« La route continue, moitié à pied, moitié à cheval, tantôt, grimpant et tantôt descendant, et nous passons enfin les roches Skironiennes sans rencontrer le centaure et sans nous être rompu le cou, puis nous nous trouvons dans une espèce de parc naturel. Un charmant bois de sapins et lentisques au bord de la mer, avec de belles petites allées, toutes sablées, des fleurs odoriférantes, des petits oiseaux qui chantaient, une route délicieuse, quoi ! C’est par ce chemin parfumé que nous arrivons à Kineta, poste de gendarmes. Là, au pied d’un grand figuier sans feuilles, nous installons notre déjeuner et faisons un repas fort agréable. Puis, le café pris, Curzon et moi faisons deux dessins. Le temps passe vite lorsqu’on s’occupe et qu’on est heureux, et nous serions encore là à travailler si l’heure du départ n’avait sonné. Les gendarmes qui nous avaient accompagnés et qui venaient d’être payés, trouvant des camarades dans le poste de Kineta, prétendirent alors que la route était très sûre jusqu’à Kalamaki, et finalement nous lâchèrent à mi-chemin. Au surplus, le temps était si beau, la route si charmante, que nous ne pensons plus guère aux brigands. Après avoir passé deux heures à cheval sur une route quasi unie et découverte, nous descendons de nos montures pour faire un peu de chemin à pied et nous dégourdir les jambes. Puis, une heure et demie avant d’arriver à Kalamaki, nous laissons de Curzon, le grand jambier, continuer sa promenade pédestre et remontons, About et moi, sur nos chevaux. Le cheval de Curzon étant resté seul et libre par devant, le premier cheval de bagages, celui qui portait nos cartons et nos instrumens, venait après, puis About sur son cheval, moi ensuite sur le mien, et, un peu à droite enfin, Lefteri fermant la marche, monté sur le dernier cheval de bagages. Quant à Antonio et à Nicolas, ils marchaient tantôt devant, tantôt derrière, en fumant paisiblement une cigarette. Tout à coup, le cheval de Curzon, poussé par quelque accès de gaieté, se met à danser un peu, à trotter, puis finalement à galoper. Le cheval de bagages, encouragé par cet exemple et sans ménagemens pour son précieux fardeau, galope à sa suite. About ne peut à son tour retenir son cheval, stimulé par ce déplorable exemple et qui lutte de vitesse avec ses devanciers. Quant à moi, je me sentis presque aussitôt emporté de toute la vitesse des quatre jambes de mon coursier, qui, se trouvant par derrière, voulait passer par devant. Lefteri, seul, eut sur son cheval une influence salutaire et le retint assez pour l’empêcher de nous suivre à la piste. Ce fut alors une course échevelée, les chevaux s’excitaient l’un l’autre, les agoyates[3], qui couraient après pour tâcher de les arrêter, ne faisaient au contraire que les stimuler. Curzon levait les bras au ciel en voyant ses dessins et ses cartons s’enfuir, et Lefteri, plus inquiet du sort de ses chevaux que du nôtre, suivait de l’œil notre course vagabonde. Le cheval de Curzon disparaît bientôt à nos yeux, le cheval de bagages sème sur sa route tout ce qu’il portait sur son dos, mes cartons d’abord fort mal attachés et qui tombaient à dix pas de nous, puis des débris d’assiettes, de chambre claire, de vêtemens et de papiers qui s’envolaient. About continuait avec son cheval son galop furibond, pendant que Curzon, resté au loin derrière nous, interrogeait tous les buissons pour retrouver les objets perdus.

« Quant à moi, ayant depuis longtemps quitté le chemin frayé, je courais à toute bride au milieu des champs et à la suite des autres ; ma pipe me gêne pour tenir la bride, je la fourre dans ma poche ; mon chapeau s’envolait, j’étais forcé de le retenir d’une main, je m’en débarrasse en le jetant par terre ; et alors, libre des deux mains, je tire tant que je puis sur la bride : mais c’est comme si je chantais, la vitesse est toujours aussi grande. J’arrive enfin à dix pas d’un ravin de douze pieds de large et de huit de profondeur ; si mon cheval saute pardessus ou par dedans, je suis certainement roulé et jeté en bas, la tête la première. Je retire mes pieds des étriers, tout prêt à sauter avant d’être sur le fossé, puis, tirant de toutes mes forces la bride à droite, je force le cheval à tourner la tête ; il fait deux ou trois ronds sur lui-même, se cabre et finalement s’arrête. Je ne perds pas de temps et descends aussitôt, pas fâché du tout de me sentir sur mes jambes. Lefteri arrive, je lui remets la garde de mon diable de cheval et vais à la recherche de mon chapeau et de mes bagages. Je trouve le premier et quelques parties des seconds. Curzon était encore au loin, suivant la trace de notre passage et ramassant par-ci par-là quelques épaves. Je trouve encore un pinchart[4], une paire de bas, et m’en vais alors tout inquiet à la recherche d’About, depuis longtemps disparu. Dix minutes après, je l’aperçois enfin se détachant sur le bord de la mer et revenant sans cheval et ayant l’air un peu éclopé. Lefteri, le voyant revenir à pied, prend à son tour de l’inquiétude pour ses bêtes ; il donne le cheval de bagages à garder à Nicolas, monte sur le mien et part au galop dans la direction de Kalamaki, à la recherche de nos montures ; il parle en passant à About, qui lui indique à peu près la route suivie, et continue sa course. About arrive enfin près de moi et me dit qu’ayant été entraîné sur le bord de la mer, puis à travers champs, et que ne voyant pas la fin de la galopade, il s’était résolument jeté par terre, où il était resté quelques instans assez étourdi. Curzon vient nous retrouver, suivi d’Antonio ; nous cherchons encore sur la route les quelques objets qui s’étaient égarés. Enfin, harassés, abrutis, un peu vexés, nous arrivons à Kalamaki, où nous retrouvons les chevaux qui étaient déjà à l’écurie et qui ne paraissaient pas se douter de l’ennui qu’ils nous avaient causé. Quant aux bagages portés par le cheval, ils étaient en partie démantelés, et il ne restait sur le dos de l’infidèle coursier que la selle et mon sac. Le sac de Curzon était perdu, ainsi que son fond de chambre claire. »

Ici s’arrête le récit de Garnier et c’est dommage, car si sa plume n’avait pas la virtuosité de son pinceau d’aquarelliste, elle ne manquait pourtant ni de vivacité, ni de pittoresque. Pendant les quelques semaines que dura cette excursion pénible, mais variée, Garnier eût trouvé l’occasion de recueillir bien des incidens, qu’About a notés et semés au cours de son livre, et sur lesquels nous serions aises de posséder un double témoignage. Cette randonnée, qui ôtait la plume aux doigts de l’architecte, l’avait mise aux doigts d’About, et il avait annoncé à ses amis, en particulier à Taine, qu’il voulait écrire son voyage en Morée. C’est sans doute la première idée de la Grèce contemporaine, dont le plan devait s’élargir dans la suite et s’accroître de quelques enseignemens et de beaucoup d’ironie. Est-ce le dessein d’About qui coupa court à celui de Garnier ? Vraisemblablement. En tout cas, le jeune architecte y renonça de bonne grâce et ne mania plus, en chemin, que ses crayons ou ses pinceaux, pour saisir au passage des types ou des sites caractéristiques. Peu après le retour de la caravane à Athènes, sans doute dans les premiers jours de juin 1852, les amis se séparèrent, Garnier et Curzon retournant en Italie et About demeurant à Athènes, où il persistait à s’ennuyer. Du moins n’oubliait-il pas ses amis de Paris, et voici, à titre de preuve, un charmant billet qu’il écrivait alors, le 5 juillet 1852, à la sœur d’Arthur Bary, M, le Louise Bary, qui allait devenir, quelques années plus tard, Mme Charles Garnier, en lui envoyant une futilité athénienne. Le tour de l’envoi est aussi enjoué qu’aimable :

« Mademoiselle, j’ai envoyé une de ces petites écharpes à ma sœur. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble, que je suis assez le frère d’Arthur, le fils de vos parens, et votre ami, pour oser vous traiter avec le même sans-façon fraternel, et vous en envoyer une autre. Je me risque avec d’autant plus de confiance que je crois bien que cela ne sera pas mettable à Paris. Les Athéniens, ont un goût à part, et le journal des modes de Trieste, qui est le Carpentras de l’Autriche, aura bien du mal à les civiliser. La haute société met sa gloire à porter des robes à quatorze volans, et il s’est célébré avant-hier un très beau mariage pour lequel on avait fait venir les chapeaux d’Angleterre ! Il n’y a que les mendians qui s’habillent bien, parce qu’ils ne s’habillent pas. Et voilà pourquoi cette écharpe ne servira jamais à votre toilette, et ne sera qu’un très fragile monument d’un très solide souvenir.

« Quand ce chiffon de soie et ce chiffon de papier arriveront, l’un portant l’autre, au lycée Charlemagne, je serai l’hôte du monastère de Pathmos. J’ai pensé qu’il serait prudent, dans les grandes chaleurs de l’été, de prendre quelques bains de nez dans la poussière des manuscrits. C’est la bonté paternelle de l’Institut qui m’a fait ces loisirs. Ce sage vieillard craint, avec quelque raison, qu’on ne s’amuse trop dans Athènes, et il nous recommande de mettre du Pathmos dans notre vin. Ce qui me console un peu, c’est que, si je trouve un moine qui ait des dispositions, je lui apprendrai à faire des calembours. Nous avons vu par de brillans exemples que l’homme et même la femme ont pour le calembour une aptitude naturelle, qui ne demande qu’à être cultivée. Au moins ce n’est pas vous qui me contredirez sur ce point. Si je pouvais, en même temps, convertir un vieux Turc, notre gloire serait complète : on ferait des calembours dans le paradis de Mahomet.

« Et vous, vous aurez bientôt les vacances, et votre frère. Quand je pense que ce mortel harmonieux qu’on appelle M. Poirson[5] s’apprête à conduire ses élèves au concours, je crois rêver. Vous irez peut-être à Fontainebleau, peut-être en Normandie, peut-être à deux pas de Paris ; vous causerez avec Mme T…, qui a de si bonnes dents pour mordre le prochain ; vous rirez avec « la petite femme qui danse, » suivant l’expression du mufti Francisque, et avec la jolie Mme Girette. (Dire que, sans l’Ile de Pathmos, il n’y aurait pas eu d’Apocalypse, et que l’affreux petit Girette ne se serait jamais appelé Jean ! ) Gustave vous jouera du piano ; vous prendrez du bon temps ; vous embrasserez Arthur ; vous verrez nos amis, et peut-être vous parlerez des absens. On est joliment absent, allez, quand on est où je suis et surtout où je serai. Il me semble que je serai à mille lieues de vous ; et cependant je ne serai qu’à neuf cent cinquante !

« Adieu, mademoiselle ; j’embrasse vos bons parens et vos frères, et je leur demande la permission de vous embrasser aussi. »

On ne conçoit guère une lettre d’About sans malices. Il y en a de plus ou moins intelligibles dans ce billet envoyé à une jeune fille. Par exemple, Mme Girette était une charmante personne, dont la grâce avait, à son insu, conquis About, qui se dépitait de la voir mariée à un autre, De ce fait, l’enfant issu de ce mariage lui était devenu « affreux. » Ce sont là jeux de prince. Caprice aussi l’idée d’aller deux ou trois mois à Pathmos, qu’About avait envisagée sérieusement et qui tout à coup tombait à l’eau, selon sa propre expression, comme une pièce de Ponsard. La raison de ce revirement subit ? La visite qu’un ami parisien se proposait de faire bientôt à l’exilé de Grèce, visite qui devait se passer à Corfou. Eut-elle lieu réellement ? Je l’ignore, car les documens sont rares sur cette période de la vie d’About, qui semble avoir surtout passé son temps à s’ennuyer et à ne rien faire. On a publié quelques fragmens de lettres écrites à cette époque au diplomate Charles Tissot, futur ambassadeur de la République française, ancien élève de la pension Jauffret et du lycée Charlemagne, au temps de Sarcey et d’About. Mais ces fragmens ont été mis au jour avec trop de fantaisie chronologique pour qu’on puisse s’y fier à cet égard. Ils peuvent seulement nous renseigner sur la curiosité d’About, toujours en éveil, et sur la façon dont il l’exerce, recueillant tous les détails dont il fera son profit ultérieur. A l’automne, une lettre de Charles Garnier, rentré à Rome et songeant toujours au temple d’Egine, vint tirer About de son indolence et le contraindre à écrire une longue réponse. Elle date du 5 octobre 1852. La voici :

« C’est fort aimable à vous, mon cher Garnier, de vous souvenir encore de cet affreux pays d’Athènes et de ses maussades habitans. Et, ce qui n’est pas moins beau de votre part, ce sont les efforts héroïques que vous avez faits pour écrire une lettre lisible. Si les prix de vertu n’étaient pas distribués depuis un mois, je vous recommanderais à M. Ancelot. Vous m’avez fait un plaisir si grand, et si inespéré, que je m’empresse de vous répondre courrier par courrier, contrairement à toutes mes habitudes.

« Vous êtes bien heureux de vivre en pays civilisé et d’avoir à qui parler. Je comprends que la Grèce ne vous ait pas plu : pour s’y trouver bien, il faut être ours, ou le devenir. J’ai passé presque tout l’été à Athènes, un bien long et bien triste été. J’allais passer mes soirées à l’ambassade très régulièrement : j’étais devenu un meuble de la maison. Vous savez peut-être que le petit de Cazaux est parti, assez mal avec M. et Mme Rouen, qu’il a offensés sans le vouloir. Les attachés sont maintenant M. de La Tour du Pin, qui a beaucoup de monde et pas mal d’esprit, quoi qu’on die, mais ce n’est pas un garçon fondant ; l’autre est M. de La Valette, un grand bon enfant qu’on scie de toutes les manières, sous prétexte qu’il achète lui-même son sucre et sa bougie, et qu’il fait reluire ses souliers avec les basques de son habit. Mme Rouen est toujours ce que vous l’avez connue, bonne femme pour ceux qu’elle aime, et femme d’esprit pour tout le monde. Elle a passé l’été à soupirer après la France, et, maintenant, il est fort probable qu’elle passera l’hiver dans le même exercice. Ils ont cependant leur congé, mais ils n’en profitent pas : je ne sais pourquoi ; c’est de la haute politique.

« Toutes vos autres connaissances d’Athènes se portent à merveille ; je ferai vos commissions quand je pourrai sortir. En ce moment, j’ai une patte foulée : encore une chute de cheval : vous savez que c’est ma spécialité. Notre maison n’a pas mal l’air d’un hôpital. Le petit Guérin est allé à Constantinople, à Troie, à Smyrne, à Beyrouth, à Jérusalem, au diable enfin. Son voyage a duré trois mois et il ne fait que de rentrer à la maison. Vous connaissez ses qualités d’homme de ménage : il est parvenu à ne dépenser que neuf cents francs en trois mois, ce qui est prodigieux. Mais son économie lui a été funeste. Il a été pris à Jérusalem d’une fièvre terrible, qui lui a attaqué le foie et qui ne sera pas facile à guérir. Il voyageait avec un curé de Bordeaux, qui est mort, en chemin, de la fièvre. Pour lui, il est rentré ici très las, très malade et très découragé ; ce qui le soutenait un peu, c’était la certitude de trouver des lettres de sa famille : la première qu’il a ouverte lui a appris la mort de son père. Vous jugez si notre maison doit être gaie. Nous nous droguons de compagnie, car j’ai eu aussi ma part de fièvre : personne n’y échappe. De son côté, Mlle Daveluy est très souffrante : elle a une névralgie aiguë qui la prive de sommeil, et qui fait tomber tous ses cheveux, qu’elle avait fort beaux. Je ne sais pas si vous savez que M. Daveluy, dès le jour de son arrivée, a établi un cordon sanitaire autour de sa fille, et pris les mesures les plus jalouses pour qu’aucun de nous ne pût seulement causer avec elle ; c’est seulement depuis le retour de Guérin et le mien, c’est-à-dire depuis cinq ou six jours qu’il s’est relâché de sa sévérité, et nous avons diné chez lui pour la première fois il y a trois jours.

« Voilà les seules nouvelles que je puisse vous donner ; je ne sors pas. Cependant le bruit public vient de m’apprendre que notre ami, le père Guérin avait été nommé consul à Syra, ce qui porte son traitement à 12 000 francs. Vous le connaissez assez pour deviner sa joie. Beulé ne nous a pas écrit depuis son départ, mais j’ai de ses nouvelles par ma mère qui a vu la sienne. Vous avez parfaitement raison, mon cher Garnier, dans ce que vous me dites de Beulé. Je suis sûr que s’il avait été moins absorbé par son travail, et moi moins embêté par ma correspondance de France, je n’aurais pas été si lent à lui rendre justice. Nous avons beaucoup causé, dans les quelques jours qui ont précédé son départ, et j’ai pu juger des excellentes qualités de son cœur. Mais j’ai eu tant de chagrins depuis mon arrivée dans ce pays que cela doit excuser bien des sottises.

« Je viens de perdre tout mon été : je n’ai ni travaillé ni voyagé, végété tout au plus. Je n’ai vu ni Constantinople ni rien de rien, si ce n’est Corfou. Voilà un pays à paysages ! Quinze millions d’arbres, des fabriques vénitiennes, des lacs, et la mer partout. C’est ce que j’ai vu de plus ressemblant à l’idée qu’on se fait de la Grèce. Mais le troupier anglais gâte tout. Vous avez eu tort de trimer tant autour du Péloponèse, où l’on ne trouve rien : à Corfou, vous auriez trouvé de tout, et même des femmes à l’usage de l’homme. Je connais quelques officiers qui ont cherché pendant deux ans dans Athènes la doublure de ce qu’y cherchait Diogène. Enfin ils ont trouvé, ils ont été ravis, ils m’ont fait part de leur découverte, et j’ai été saisi d’horreur. Jugez ! Il faut que le pain soit bien noir, pour qu’un affamé comme moi n’en veuille pas. A Corfou, c’est bien différent ; et à Rome aussi, j’aime à le croire.

« Le bon Théophile Gautier a passé ici quatre jours que j’ai consacrés à le piloter. Il est enchanté de vous, et je suis sûr que, si vous aviez jamais besoin d’un coup de plume, il vous le donnerait de grand cœur. Curzon, en revanche, ne lui a plu qu’à moitié : il lui a trouvé l’air pauvre et piteux. Quant à vous, il vous définit : un charmant artiste, et un adorable enfant. Au reste, vous savez que vous avez laissé ici un souvenir équivalent chez tous ceux qui vous ont connu. Le père David ne me rencontre jamais sans me demander des nouvelles de notre jeune ami. Je vais lui dire que vous avez des moustaches. Il part mardi pour Constantinople ; de là il ira probablement en Italie, puis en France, Dieu sait quand. Le colonel Touret s’est fendu de tout son chic pour Théophile Gautier et Mme Grisi : il faisait bon le voir à la musique. Depuis leur départ, il ne dit plus que Théophile, mon ami Théophile, notre bon et cher Théophile. Mais votre amie la plus solide, c’est encore la duchesse ; cette amitié-là repose sur un soubassement inébranlable. Elle ne parle de vous qu’en soupirant ; et elle ajoute : « Il était dit que je ne ferais que l’entrevoir. » Allah est grandi Par exemple, elle n’est pas encore remise avec Curzon qui n’a pas voulu la connaître : elle gardera sa dernière dent contre lui.

« A propos de Curzon, Logothète a reçu pour lui trois ou quatre lettres qu’il a payées, et que nous ne savons où envoyer. Si vous savez son adresse, faites-moi donc l’amitié de me l’envoyer. « Croiriez-vous que nous n’avons plus ce pauvre Petro ? J’en ai eu un chagrin mortel. M. Daveluy l’a chassé pour mille et un crimes abominables, dont le plus irrémissible est de nous être attaché. Il se croyait toujours le domestique des membres de l’École, bien plus que du Directeur. J’espère le faire entrer chez la duchesse. Notre ami Nicolo triomphe, et je l’ai surpris hier à se raser avec mes rasoirs en signe de joie. Je serai longtemps à me consoler de Petro, et nous ne le remplacerons jamais.

« Votre chien de gouvernement romain est bien agaçant : il me force d’écrire en pattes de mouches, et de finir plutôt que je ne voudrais. M. Daveluy m’a formellement promis que je pourrai aller l’été prochain en Italie : je tâcherai que l’été tombe au mois de mai ou d’avril. Et ces messieurs, quand nous arrivent-ils ? M. Lebouteux vient-il seul, ou son courageux ami persiste-t-il à l’accompagner ? C’est là que nous ferions une belle tablée, cinq Athéniens et deux Romains ; et il y aurait de forts plums-puddings. Adieu, je vais manger ma bouillie, je prends médecine demain matin, dont Dieu vous garde. Passez un joyeux hiver ; dansez dru ; buvez, si c’est possible, et faites mieux encore, s’il y a de quoi. Tout cela n’est pas fait pour nous. Ecrivez-moi quand vous aurez le temps ; je suis un correspondant fidèle et tout à vous.

« Envoyez-moi toujours la liste des renseignemens que vous demandez sur Egine : je verrai le père Pittakis, et je m’informerai un peu partout. Attendez encore un peu pour vous marier, je vous dirai pourquoi. »

Pour être compris, cet amical bavardage a besoin d’un commentaire. About cite bien des noms en courant. D’abord, ceux du chargé d’affaires de France à Athènes, le Genevois baron Forth-Rouon, et sa femme, une belle Portugaise de naissance, qui faisait fort aimablement les honneurs de la légation, où elle s’ennuyait ferme ; puis, les divers membres de cette légation, sur lesquels le spirituel écrivain fournit des détails fort circonstanciés, plus ou moins exacts. Les deux Guérin dont il est question plus loin, sont très différens d’âge et de situation : l’un, le père Guérin, était depuis longtemps chancelier de la légation et venait d’être nommé consul à Syra ; l’autre, Victor Guérin, le petit Guérin, était élève de l’Ecole où il avait suivi About à cinq mois d’intervalle. Ce fut un voyageur intrépide, qui a laissé nombre de descriptions de l’Orient hellénique, plus aisées que savantes. A son propos, quelques traits nets viennent marquer l’état précis de l’Ecole d’Athènes à ce moment. L’autoritarisme ombrageux du directeur Daveluy est souligné en passant, et About semble faire amende honorable au caractère de Beulé, à qui il ne rendit pas toujours pareille justice : au surplus, Beulé ne portait guère de sympathie à son camarade. Enfin, deux serviteurs fidèles de l’École sont mentionnés par About : Logothète, d’abord cavas, puis intendant de l’établissement, où il séjourna cinquante ans, toujours prêt à rendre les services les plus divers ; et que Garnier représenta, à son passage, dans une aquarelle vibrante ; puis le camérier Petro, dont About a vanté ailleurs le génie pour le café à l’orientale et qui demeura trente-cinq ans à l’Ecole, car le départ dont il est question ici ne fut qu’un faux départ et Daveluy ne se montra pas inflexible au serviteur congédié.

À ces noms de fonctionnaires de rangs divers, il faut joindre ceux de quelques autres Français. En premier lieu, le colonel Touret, un soldat philhellène venu avec le corps militaire de Fabvier et qui, depuis, n’avait plus quitté la Grèce libérée, se dévouant corps et âme à son roi. Par ses fonctions, par son caractère, le colonel Touret était le plus en vue des Français devenus Hellènes. Autour de lui se groupaient naturellement ceux de ses compatriotes qui passaient à Athènes un plus ou moins long temps. On a vu comment il avait adopté Théophile Gautier. Parti de Paris aux environs du 10 juin, Gautier avait gagné d’abord, par Marseille et la mer, Malte et Syra, où il resta vingt-quatre heures. Là, le paquebot qu’il montait, le Léonidas, avait pris comme passagers Garnier et Curzon, allant, eux aussi, visiter Smyrne. L’écrivain voyageur fait une allusion obligeante a cette rencontre. Ce hasard fut, pour Garnier, le point de départ d’une liaison amicale avec Gautier, et l’on connaît la curieuse pièce de vers monorimes que celui-ci composa un jour, à l’occasion d’une invitation à dîner :


Garnier, grand maître du fronton,
De l’astragale et du feston,
Abandonnant le feuilleton, etc.,


et la suite d’une soixantaine d’autres sur ce même ton.

Poursuivant par mer, le long de la côte d’Asie, Gautier poussa jusqu’à Constantinople, où il demeura quelque temps. Lui-même a décrit, dans un volume, les incidens de son séjour. C’est en rentrant en France qu’il visita Athènes, et on a vu comment About lui en fit les honneurs. Mais Gautier ne dit rien de cette circonstance, dans les quelques pages qu’il a laissées sur sa visite, pages qu’il publia dans le Moniteur universel (1852, 20, 21 et 27 octobre ; 1854, 12 et 29 avril et 6 mai) et qui n’ont pas été groupées en un volume. Tandis que le nom de Beulé est abondamment cité, celui d’About n’y figure pas. En faut-il induire que le bon Théo manqua de gratitude pour son cicérone bénévole, ou que celui-ci ne sut pas gagner la bonne grâce du visiteur ? Les caractères étaient si différens qu’ils pouvaient bien ne pas se complaire. Un détail le donnerait à penser. On sait le mot cruel qui plus tard fut attribué à Théophile Gautier, à propos de la Grèce contemporaine, dont il aurait dit que le livre semblait avoir été écrit par le portier du Parthénon. Mais le racontar est-il bien exact ?

A la même époque que Théophile Gautier traversait Athènes, un autre Français illustre, David d’Angers, le père David, comme dit assez familièrement About, y séjourna plusieurs mois, dans la ville ou aux environs. Nous aurons plus loin l’occasion de revenir sur cet événement, qui ne fut pas sans troubler l’existence d’About. Disons seulement que, selon le propre aveu de celui-ci, c’est lui qui, à quelques semaines de distance, amena Théophile Gautier chez la duchesse de Plaisance, qui, elle, présenta About à David d’Angers. C’était une singulière physionomie que Sophie de Barbé-Marbois, duchesse de Plaisance. Venue en Grèce par goût de la vie indépendante, elle y était restée à la suite de la mort d’une fille bien-aimée et s’y faisait remarquer par les contrastes de son esprit. Aimant à bâtir, elle avait un penchant particulier pour les architectes français et rêvait de faire construire par l’un d’eux, au sommet du Pentélique, un gigantesque autel au Dieu d’une religion dont elle était l’inspiratrice. Entre tous, Garnier lui avait plu, pour sa bonne humeur et pour son talent. Les nouvelles de la duchesse de Plaisance ne pouvaient donc pas être indifférentes au jeune architecte, qui écrivait peu de temps après, à About, pour lui demander des renseignemens plus techniques. Celui-ci se hâta de répondre, et, le 20 décembre 1852, il envoyait à Garnier une longue lettre, contenant d’abord des indications sur les inscriptions grecques qui pouvaient être mises sur la restauration du temple d’Egine. Nous laissons de côté cette dissertation épigraphique, à laquelle l’auteur lui-même ne semble prêter que peu de valeur. Il continuait ainsi :

« Voilà, mon cher Garnier, ce que vous me demandez ; mais la sagesse de Beulé et la mienne espèrent que vous ne vous servirez point de tout cela, et que vous vous abstiendrez de ce chipotage archéologique. Vous avez assez de talent pour faire une restauration très belle sans aucune espèce d’inscription. Notez, du reste, qu’une inscription est plutôt faite pour gâter une belle surface de marbre que pour l’orner. Songez de plus qu’à l’époque de la construction du temple, on avait une écriture informe et quasi illisible ; songez de plus que les Eginètes écrivaient dans le dialecte dorien, et que si vous mettiez dans votre restauration les inscriptions telles qu’elles, ont pu être sur le temple lors de sa fondation, vos juges de l’Académie des Beaux-Arts croiraient que vous vous fichez d’eux. Je vous ai donné pour chaque inscription deux manières d’écrire : la première, qui est archaïque et dorique, ne satisfera par vos juges, et satisferait encore moins des archéologues, qui trouveraient les lettres trop bien faites et les mots trop peu écorchés. La seconde manière, celle que je précède de la conjonction ou, sera nécessairement un anachronisme : il n’est pas possible de mettre sur l’église Notre-Dame une inscription en français du XIXe siècle. Malgré toutes ces bonnes raisons, je vous ai obéi ponctuellement, pensant que c’est un devoir de l’amitié de fournir une corde à un ami qui veut se pendre.

« Quant aux détails que vous demandez sur le temple, j’espère vous les donner d’ici à deux mois, deux mois et demi. L’Institut a mis la topographie d’Egine dans notre programme, et c’est la question que j’ai choisie. Vous devinez bien que je m’arrache les cheveux de n’avoir pas profité du voyage que j’y ai fait avec vous. Mais il aurait toujours fallu y retourner, ainsi peu importe. J’irai bientôt, avec quelque nouveau, y boire à votre santé de ce vin résiné que vous approuviez si vigoureusement. En retour, je compte que vous voudrez bien me faire écrire par le plus lisible de vos amis quelques détails précis et circonstanciés, sur les découvertes que vous avez faites dans le temple, telles que la double colonnade de l’intérieur, et caetera ; avec l’énumération des parties peintes, et le comment de chacune ; avec le diamètre et la hauteur de chacune de ces deux colonnades superposées. Je vous supplie de choisir un homme dont l’écriture ressemble aussi peu que possible à la vôtre. Nous nous sommes mis à deux pour lire votre lettre, et nous n’en avons encore déchiffré que le quart.

« Une autre fois, je causerai davantage ; en ce moment, il est un quart d’heure du matin, et les honnêtes gens ronflent tous, ô ronfleur ! Votre illustre de Curzon est donc en Égypte ? Notre Guérin est à Pathmos, dans les moines jusqu’au cou. Je ne sais rien d’Athènes, mon cher ; je ne sors qu’une fois par jour pour aller à l’Acropole : c’est votre promenade d’autrefois. Nous sommes fâchés avec la duchesse. Figurez-vous que cette vieille guenipe s’est mis en tête de nous envoyer du lait, à Guérin et à moi. Je le refuse, Guérin le boit, et, le lendemain, nous apprenons que sa vache était enragée, que les médecins avaient recommandé de ne pas boire son lait, qu’elle vient de se tuer en se cognant la tête contre un arbre, qu’on a fait l’autopsie, et qu’on a trouvé tous les symptômes de l’hydrophobie la plus pommée.

« Sur ce, mon cher Garnier, mon bon petit Garnier, je vous souhaite une bonne année, et je me plais à espérer que votre restauration ne sera pas partie quand j’arriverai à Rome. C’est toujours à la fin de juillet que j’espère aller vous voir, et entendre quelques-uns de ces calembours que vous tirez si bien par la tignasse. Voici plus de six mois que je n’en ai ni fait ni entendu un seul. Comme on vieillit ! Vous me rajeunirez, vous qui avez tant de gaité et de jeunesse. En attendant, je vous serre bien cordialement la main. »

Pour une fois, About est sobre de nouvelles ; il est vrai que le grec du début a pris une bonne partie de sa lettre. Il va se rattraper dans la lettre suivante, où les renseignemens techniques, qu’accompagnent deux croquis sommaires, ont aussi leur place, mais plus restreinte, et n’empiètent pas sur les anecdotes qu’About veut donner à son ami Garnier. Elle est datée d’Athènes, le 26 mars 1853, et contient le récit de l’excursion qu’About a dû faire de nouveau à Egine, à l’occasion du mémoire qu’il prépare pour répondre à la question de l’Institut.

« Mon cher Garnier, ne bougonnez pas trop contre moi : je ne puis pas vous répondre à toutes vos questions sur Egine. 1° Nous n’avons pu faire de fouilles, pour la même raison qui vous en a empêché, il y a un an ; 2° nous avons été tellement pressés en partant, et j’étais si embourbé dans mes fonctions de chef de gamelle que j’ai oublié d’emporter la lettre où vous me demandiez des renseignemens. Je me la suis fait envoyer à Egine, et elle a eu l’esprit d’arriver juste une heure avant mon départ. Voilà pourquoi je ne puis pas répondre à votre quatrième question sur la hauteur des constructions adossées à l’opisthodome[6]. Quant aux trois premières, je m’en souvenais, et j’ai pu faire ce que vous me demandiez.

« 1° Les colonnes A et F ne portent aucune trace de scellement. Les colonnes B et E en portent.

« 2° Ces scellemens sont parallèles les uns aux autres.

« 3° Les deux colonnes du pronaos[7], ont des trous de scellement des deux côtés.

« 4° Je vous demande pardon de mon étourderie qui ne m’a pas permis de mesurer les constructions adossées à l’opisthodome. Et, sur ce pauvre temple, je n’ai plus que deux observations à vous faire : 1° nous avons trouvé de belles tuiles peintes ; 2° je suis moralement convaincu que le temple n’était pas consacré à Jupiter Panhellénien ; qu’il n’y a jamais eu de temple de Jupiter Panhellénien à Égine, mais seulement une enceinte consacrée, construite au pied du pic Saint-Elie. Mais cela vous est parfaitement égal, et votre restauration n’en sera pas moins belle : qu’elle soit faite pour un Dieu ou pour un autre, le Dieu sera très honoré d’habiter le logement que vous lui préparez.

« Nous sommes allés à Egine en grande troupe : sept hommes, ni plus ni moins, dont j’étais le caporal. Vos deux camarades de Borne, qui sont de charmans garçons, m’ont confirmé dans l’idée que j’avais des architectes : il m’arrive quelquefois d’appeler Louvet Garnier, et quand je ferme les yeux, je prends Lebouteux pour Curzon. Cependant, c’est un Curzon très perfectionné, plus facile à vivre, s’il m’est permis de le dire, et qui ne nous réveille pas pour chercher ses punaises. Elu un mot, ces messieurs m’ont rendu tout le bon temps que j’avais passé avec vous, et ils ont redoublé mon désir d’aller à l’Académie, puisque j’y arriverai avec eux et que je vous y retrouverai.

« Le petit Badigon était aussi du voyage, qui s’est fait précisément sur le même caïque qui nous a conduits jadis. Nous avions emmené Constantin, ou du moins ce qui reste de Constantin, car il est bien détérioré. Badigon a profité du beau temps pour avoir le mal de mer, et il a dégobilloté en tapinois au bénéfice des poissons. Nos deux nouveaux, que vous verrez quelque jour, venaient faire à Egine l’apprentissage du lit par terre, des punaises et du vin résiné ; enfin, M. Rouen nous avait confié un charmant petit garçon de dix-neuf ans, le fils d’un de ses amis, qui vient flâner en Grèce au sortir des jupons maternels. Nous avons, bien entendu, passé la première nuit dans la VILLE, mais dans un khan infiniment supérieur à la boutique d’épicier où nous avons logé jadis. Nous avions deux chambres, avec des fenêtres, et nous aurions dormi comme des présidens de tribunal, sans les puces, les punaises et les cancrelas. Nous n’avons pas remarqué d’autres bêtes. Vous vous souvenez que Constantin mettait autrefois quatre heures à faire le dîner ; mais au moins il le faisait. Maintenant, il y a du progrès, il ne le fait plus. Je lui avais commandé le fameux agneau à la palikare, et le pilaw dont votre estomac a dû garder le souvenir ; nous étions arrivés depuis deux heures, nous sonnions creux comme des tambours de basque, et quand j’allai demander à Constantin :

« — Eh bien ! l’agneau ?

« — Quel agneau, signor mio ?

« — Et le pilaw ?

« — Quel pilaw, signor mio ?

« Le tout, de cette voix angélique que vous lui connaissez. Le pauvre homme n’avait pensé qu’à faire son petit dîner, qui mitonnait tout doucement sur le feu. Il fallait pourtant manger. Le jeune homme du monde, l’ami de M. Rouen, retroussa ses manches et fit une magnifique soupe à l’oignon, qui obtint l’assentiment général. Radigon, piqué d’honneur, fabriqua une énorme potée de pommes de terre frites, et les apporta sur la table comme un Saint-Sacrement, avec une solennité dont je ne pourrais jamais vous donner une idée, si vous ne connaissiez pas l’homme. On le porta en triomphe, et il inclina son front sous un concert de louanges.

« Le lendemain, on est parti pour le temple au lever de cette bonne vieille aurore, qui à mulet, qui à âne ; le pays continue à ne pas produire de chevaux. L’homme qui nous louait ses bêtes était le même qui transporta jadis vos échelles. J’ai demandé des nouvelles du mulet borgne qui allait se cogner dans tous les passans : la pauvre chère bête est morte peu de temps après votre départ. L’ânier, qui ne me reconnaissait pas, me raconta, chemin faisant, qu’il avait mené l’année dernière un milord qui buvait quatre okes[8] de vin par jour, et qui avait habité près d’un mois chez Aristide. Il m’a été impossible de ne pas vous reconnaître à ce portrait. Vous souvenez-vous de temps en temps, mon cher Garnier, de ce petit résiné si jaune, si clair, si gaillard, qui se laissait si bien boire, et qui ouvrait régulièrement la porte à vos confidences et à vos histoires d’amour ? Si vous l’avez oublié, vous êtes un ingrat, car vous lui devez quelques bons quarts d’heure, et moi aussi. Le jeune Aristide, qui de cornichon est devenu concombre, nous en a apporté un certain nombre d’okes, avec une provision de ces ligues que vous ne méprisiez pas ; et nous avons mangé l’agneau au pied du temple, à l’entrée de cette grotte que vous savez. J’ai la douleur de vous dire que Louvet n’a pas mordu du tout au vin résiné ; Lebouteux a témoigné qu’il s’y accoutumerait sans peine ; quant à nos nouveaux, ils sont tombés dessus comme la grêle, et un coup de plus, ils seraient tombés dessous. Ce qui est certain, c’est qu’ils tutoyaient Radigon comme du pain, et Radigon le leur rendait abondamment. Le temple a été un accessoire du déjeuner : on l’a regardé par acquit de conscience, et, excepté les architectes, je crois que personne n’y a rien compris. Je suis revenu deux jours après pour voir vos scellemens ; sans quoi, j’aurais bien pu en voir dix-huit à chaque colonne. Nous sommes revenus en grande cavalcade, sauf Lebouteux qui se plait sur les bases que la nature lui a fournies. Radigon caracolait avec le sentiment de l’instabilité humaine : il accusait l’ânier de vouloir le précipiter en bas, et, pour l’empêcher d’approcher, il s’était armé d’une énorme pierre. Le lendemain matin, ces messieurs sont repartis pour Athènes, et m’ont laissé avec les deux nouveaux. Il y en a un qui vous amuserait bien : c’est le petit Lebarbier. Il a pour les femmes cette tendresse universelle que je croyais n’appartenir qu’à vous : ce garçon-là vous vole indignement. Croiriez-vous que la seconde fois que nous sommes allés au temple, il a voulu à toute force séduire la femme de l’anagnoste[9], la mère du petit Basile, qui beuglait si bien les chansons ? Vous devez vous souvenir de ce torchon-là. Eh bien ! si je n’avais pas fait le métier du bon gendarme, Lebarbier allait donner l’assaut à cette vertu crottée. Il est vrai que nous n’avions bu que deux okes de résiné, et que Reynald, mon autre collègue, ne s’est jeté que deux fois à bas de son âne. Vous souvenez-vous du chien noir à qui vous donniez à manger ? Il vous fait dire bien des choses, et il mange mieux que jamais.

« J’aurais dû attendre, pour vous écrire, que je fusse en train de blaguer ; mais ces jours-là ne se rencontrent plus guère ; contentez-vous donc de ce chiffon. Nous irons dans quelques jours à Sunium pour installer ces messieurs. Dans le commencement de mai, nous partons pour Constantinople ; avant le 1er juin, j’irai vous dire un grand bonjour à Naples ; et, à partir de ce moment, j’appartiens à votre joyeuse Académie. Vous me trouverez bien renfrogné et bien refroidi : est-ce un mal ? Curzon dirait que non ; moi, je ne sais qu’en dire. Adieu, mon cher Garnier, et à bientôt. Jo vous serre bien cordialement la main. »

Ajoutons quelques précisions à ces propos de jeunesse. Les deux architectes dont il est question, Denis Lebouteux et Victor Louvet, tous deux prix de Rome, l’un en 1849, l’autre en 1850, avaient été les camarades de Charles Garnier à l’atelier Lebas, avant de le redevenir à la villa Médicis. Ils s’étaient rendus à Athènes pour aider Beulé dans ses fouilles de l’Acropole, et lui furent d’un grand secours pour l’examen technique des monumens. Radigon était un autre architecte, dont la prétention surpassait le talent : sa silhouette est suffisamment indiquée par About. Quant aux nouveaux élèves de l’Ecole d’Athènes dont il parle, c’étaient les membres de la promotion de 1853, dont Sarcey avait essayé de faire partie. Celui-ci ne possédait ni l’entregent d’About, ni sa facilité à affronter les examens. Il échoua piteusement, tandis que les jeunes gens désignés furent Hermile Reynald et Edmond Lebarbier. Ni l’un ni l’autre ne devaient se distinguer beaucoup dans des études qu’ils négligèrent plus tard. Lebarbier surtout, renfrogné et déplaisant, laissait poindre déjà une misanthropie qui s’exagéra jusqu’à sa mort et faisait de lui le plus insociable des compagnons. Ce n’est donc pas sans raison qu’About l’égratigne ici et le montre sous un jour inattendu.

A la fin de sa dernière lettre, About confesse que son humeur a changé. A Athènes, jamais elle ne fut bien égale, et même aux jours où elle se montra le plus supportable, elle avait des accès dont se garaient ses commensaux. Il est certain qu’elle s’assombrit davantage alors, et on en (il la remarque. Beulé, par exemple, en parle en ces termes dans une lettre du 8 avril 4853, à Charles Garnier : « About est parti pour la Terre Sainte, malgré toutes nos représentations. Je le crois à moitié fou. Il ne parle plus que de religion, d’ascétisme et de vie contemplative. J’ai peur qu’il ne se fasse moine là-bas. » Il n’alla pas jusque-là, et sans doute cette attitude n’est qu’un mauvais tour de ce bon compagnon qui s’ennuie tous les jours davantage. Lui qui, au début, se plaignait d’avoir une indigestion de ciel bleu, de montagnes bleues, de poussière bleue et de tout ce qui constitue un pays chéri des dieux, en était intoxiqué maintenant, et ne songeait qu’à rentrer en France, à Paris. L’exil avait assez duré ; d’autant que des incidens désagréables s’y étaient mêles. En voici un dont on a peu parlé et qui n’en fut pas moins sensible à About. On a vu que le sculpteur David d’Angers était venu à Athènes. Le coup d’État l’avait chassé de France, et, dans son exil, quittant la Belgique par l’Allemagne et Trieste, l’artiste essayait de se fixer en Grèce, qu’il admirait de confiance. Quand il y débarqua, en mai 1852, Garnier et Curzon y étaient encore. Mais David devait lui aussi en rabattre, du pays et de ses habitans. Pourtant, à Athènes, il voulut laisser un souvenir de son passage, et se mit à exécuter le buste de l’amiral Canaris, le héros de la guerre de l’Indépendance. Il en sortit une œuvre vivante et convaincue, qui enthousiasma Edmond About quand il la vit. Il pensa que cette circonstance était favorable pour faire rappeler en France le sculpteur absent, et aussitôt il envoyait d’Athènes, le 27 juin 1852, un article qui, sous la forme d’une lettre au directeur de l’Illustration, fut publié dans le numéro du 11 juillet suivant, en compagnie d’une gravure représentant l’ouvrage de David.

C’est là sans doute, enfoui dans la collection de l’Illustration, le premier article d’un homme qui, par la suite, devait en publier un si grand nombre. À ce titre seul, ces lignes mériteraient d’être recueillies ; mais elles faillirent avoir, sur le sort d’Edmond About, une influence qu’on ne saurait taire, quoiqu’on ait négligé de le dire. Loin de produire l’effet que l’auteur en attendait, d’abréger l’exil de David, ce généreux langage pensa au contraire faire renvoyer About de l’Ecole d’Athènes. Le ministère de Fortoul s’émut de cet article, qui paraissait contenir une leçon pour le pouvoir, et voulut sévir contre celui qui prétendait la donner. Il ne fallut rien de moins que l’intervention de Guigniaut, le protecteur attitré de l’École d’Athènes, pour sauver About des foudres administratives et empêcher qu’il ne fût expulsé. Grâce à cela, les choses demeurèrent en l’état, mais on devine que ces incidens n’avaient pas rendu Daveluy trop bienveillant pour son pensionnaire et qu’il ne le retint pas, quand le temps fut venu de partir.

La durée du séjour des pensionnaires à Athènes était alors de deux années, mais on les prolongeait volontiers d’une troisième. About ne revendiqua pas cette faveur, et, à la fin de juillet, il gagnait l’Italie, en se rapprochant de la France. Il trouva Garnier à Naples, travaillant à la recherche des monumens funéraires de la maison d’Anjou. Puis, About poussait jusqu’à Rome.

Mais il semble que son séjour fut bref alors. Le 9 octobre, il était à Paris et déjeunait le lendemain avec Taine, qui note le fait. C’était le moment où l’Académie des Inscriptions examinait et jugeait le mémoire sur Egine qu’About lui avait adressé en qualité d’Athénien. Le 25 novembre 1853, en séance publique, Guigniaut appréciait ce travail : « nous pourrions presque dire ce livre, tant l’auteur a mis d’art dans la composition, de précision, d’élégance, de vivacité intéressante dans le style, non sans quelque mélange d’affectation toutefois, sans quelque recherche d’effet. » Et quand l’Académie fit imprimer le rapport de Guigniaut, dans les Archives des missions scientifiques et littéraires (t. III, 1854, p. 459), on y pouvait lire, à la suite (p. 481), la centaine de pages de l’œuvre d’About, que le poids d’un savoir très réel n’alourdit pas. « Ce qui plaît aujourd’hui encore, dans cette improvisation brillante, en a dit naguère l’historien de l’Ecole d’Athènes, c’est, sous la vivacité du trait, un bon sens alerte et la justesse, un peu sèche, mais singulièrement aiguë, de la vision. »

C’est bien la même plume qui a écrit le mémoire sur Égine, et qui devait écrire plus tard, sur la Grèce contemporaine, un livre plus personnel. Seulement, traitant un sujet grave et ancien, l’auteur s’est interdit toute fantaisie, ne gardant de lui-même que celles de ses qualités d’esprit qui n’y pouvaient pas être déplacées ; pas mal d’ironie pour les savans qui l’avaient précédé, Philippe Le Bas, dont il connaissait au juste le savoir, ou le ministre Fortoul, dont le dogmatisme archéologique cousinait avec la politique autoritaire ; une logique narquoise qui s’exprime- en formule » simples, d’une clarté si lumineuse que l’obscurité des hypothèses en est transpercée d’un rayon de raison. C’est là un mérite qu’on ne saurait contester au mémoire sur Egine, et qui a son prix. Sous l’indépendance de l’allure, on sent la vivacité et la décision trop confiante peut-être, trop sûre d’elle-même, mais libre, enjouée, prime-sautière. About dans l’archéologie, c’est un moineau franc dans un musée.

Au surplus, sautillant et empressé, c’était un peu l’air d’About, rêvant de débuter dans les lettres. Que ferait-il ? Il n’en savait rien ; mais il se savait assuré de réussir. Sur ce point, Taine lui porte envie : « About est ici ; j’ai passé deux ou trois après-midi avec lui. Il quitte l’Université ; peut-être écrira-t-il ; peut-être, par les relations qu’il s’est faites, il entrera au ministère des Affaires étrangères. Je nous souhaite l’entrain, la gaieté, la force, l’espérance qu’il y a en lui et dans sa famille. Il ne voit jamais que le beau côté des choses, et est toujours prêt à tout… Il concourt à l’Académie sur un autre sujet que moi (un prix de poésie) ; il m’encourage, il me donnerait des espérances si je n’en avais pas. Son entrain est contagieux. » C’est bien cela : About était un foyer qui dégageait lumière et chaleur. Et ces.qualités, qu’il avait héritées de sa mère, s’augmentaient encore de la force d’optimisme du fils. De loin, il avait réconforté ses anciens camarades de l’Ecole normale, dispersés aux quatre coins de France, par des lettres vives et libres, pleines de bon sens et de réconfort, qui passaient de main en main comme des circulaires et que devait détruire celui qui les recevait le dernier. C’est dommage, et Sarcey regrettait plus tard d’avoir vu ainsi condamnées au feu des pages si bien venues.

C’est la littérature qui gagna et qui garda About : non pas à la façon de Taine, préparant et rédigeant avec méthode des livres dont l’action devait se prolonger : mais dans le journalisme, dont la prestesse convenait à cet esprit délié. Pourtant, son premier succès, bruyant et inattendu, fut un volume sur la Grèce du roi Othon ; car c’est surtout à celui-ci qu’il en avait, et même, au début, son intention était de le prendre plus directement à partie. Le coup fut d’autant plus retentissant que la prose du livre était alerte, l’observation fine et malicieuse, le tableau bien composé, encore que sans sympathie. Mais nous aimons, en France, voir chiffonner l’antiquité, et qui le fait d’une main légère tient un gage de réussite. About, à cet égard, avait tout ce qu’il fallait pour triompher, et si son œuvre manquait de philhellénisme, elle était, en revanche, comme on l’a dit, pleine d’atticisme. Et il n’en fallut pas davantage pour provoquer le sourire des bons juges et des autres ensuite. Aussi la partie fut-elle vite acquise.

Maigre sa verdeur et sa partialité par endroits, le pamphlet d’About demeura et convainquit même la Grèce, puisqu’elle ne tarda pas à se débarrasser d’Othon et de ses Bavarois. En France, on en goûta surtout la verve drue, la malice, l’ironie, qui, sans diminuer le fond des qualités helléniques, savaient en montrer les ridicules et les faiblesses. About eut son succès, franc, vif, incontestable. Aussi ne quitta-t-il pas de sitôt la Grèce et les Grecs. Après une excursion en Italie, About revint au pays de ses débuts littéraires, pour y prendre le sujet d’une aventure romanesque, imaginée pour la plus large part, mais plus vraie que si elle avait été véritable. Le Roi des montagnes était un épisode du brigandage grec, assez bien observé pour montrer combien le mal était profond, assez plaisant pour faire sentir combien le remède était aisé à appliquer. On se plut beaucoup encore aux péripéties de l’histoire du vieil Hadji-Stavros, cruel et débonnaire à la fois. Vrai brigand d’opéra-comique, il s’en fût fallu de peu pour en faire un nouveau Fra Diavolo. About n’y consentit pas alors, et c’est seulement dans ces derniers temps qu’on a mis en musique les exploits d’Hadji-Stavros, leur donnant ainsi un regain de succès. Plus vivant dans le roman qu’à la scène, cet homme étrange semble ainsi une sorte d’ancêtre de Tartarin, au moins par la façon dont ses gestes sont rendus, mélange tous les deux de fantaisie et de réalité refondues dans des personnages agissons et vigoureux. Au contraire, l’action de la Grèce contemporaine se faisait plutôt sentir au théâtre, dans un genre dont le Français fut toujours friand, l’opérette, et l’opérette à sujet antique modernisé : l’existence de la Belle Hélène doit à coup sûr quelque chose à la verve d’About. Celui-ci avait une fortune trop rapide et trop brillante pour qu’on n’essayât pas de lui faire payer ces faveurs : Mais le dernier mot devait lui rester, et, par la verve comme par la crânerie, il allait bientôt imposer, ici comme là, un nom qu’il devait faire l’un des plus populaires de son temps.


PAUL BONNEFON.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Khan ou khani, auberge à chevaux.
  3. Guide des voyageurs.
  4. Siège pliant sur lequel les peintres s’assoient pour travailler en plein air.
  5. Proviseur du lycée Charlemagne.
  6. Vestibule postérieur du temple.
  7. Vestibule antérieur du temple.
  8. Mesure valant un litre et quart.
  9. Lecteur, dans l’église grecque.