Edgar Quinet et son œuvre

Présentation anonyme, extraits de l’œuvre de
Edgar Quinet et son œuvre
Revue pédagogique, second semestre 1887 (p. 397-404).

EDGAR QUINET ET SON ŒUVRE


[Nous reproduisons sous ce titre les principaux passages de la remarquable introduction que Mme Edgar Quinet a mise en tête de son nouveau livre, Edgar Quinet avant l’exil (Calmann Lévy, éditeur). Nous nous associons pleinement au vœu exprimé par la veuve de l’illustre écrivain, de voir Edgar Quinet devenir de plus en plus un guide et un inspirateur de la jeunesse ; et nous ferons remarquer à cette occesion que le catalogue des bibliothèques scolaires et celui des bibliothèques des écoles normales, publiés par le Musée pédagogique, ont donné à ses ouvrages une place importante ; on y voit figurer l’Histoire de la campagne de 1815, la Révolution française, Mes vacances en Espagne, l’Enseignement du peuple, l’Esprit nouveau, l’Histoire de mes idées, Marnix de Sainte-Aldegonde. Qu’il nous soit permis de regretter une omission, certainement involontaire, dans les deux catalogues que nous venons de mentionner : celle des Pages choisies d’Edgar Quinet, volume publié il y a quatre ans par Mme Quinet à l’usage des lycées et des écoles, et que nous avions, lors de son apparition, signalé à toute l’attention de nos lecteurs. — La Rédaction.]

L’œuvre d’Edgar Quinet n’est pas uniquement dans ses livres ; sa vie fut un apostolat.

Ses entretiens, ses lettres répandaient la vérité, le patriotisme. Il se dépensait avec une ardeur, une générosité inépuisables, et quand je songe à la passion continue de justice, de liberté, qu’il exhalait par la parole, les écrits, les actes, je m’étonne d’avoir pu le conserver jusqu’à sa soixante-treizième année.

Rien ne peut dépeindre combien il souffrait en voyant les sophismes envahir les esprits, avec quelle véhémence il s’en indignait, avec quelle douceur et quel art infini de ménagements il redressait les idées fausses. Mais avant d’arriver au diapason de calme qui permet d’écrire ou de parler, il passait par des états d’esprit très douloureux. Et cela a duré vingt-quatre ans ! Que dis-je ? avant l’exil, il avait traversé les crises terribles de 1848 jusqu’au coup d’État. En remontant dans son passé je trouve encore d’autres époques de tourmentes : sa lutte contre les jésuites en 1843, l’interdiction de son enseignement. Luttes d’autant plus poignantes qu’il voyait distinctement l’avenir ; tous ses pressentiments se sont réalisés. On peut dire qu’il a souffert avant, pendant et après les événements qu’il s’efforçait de conjurer par ses avertissements.

Il a tout sacrifié à la Patrie, repos, bonheur ; je ne parle pas du sacrifice de sa fortune ; rarement on a eu autant que lui le dédain des intérêts personnels. Je ne crois pas que personne ait poussé aussi loin le mépris, je dirai l’horreur de l’argent.

Sa vie a été couronnée par l’exil, cette autre mort, car elle efface chez les contemporains le souvenir vivant du proscrit, sa figure, l’âme de son œuvre et son influence.

À quoi serviraient ces immolations, ces nobles existences sacrifiées à la vérité, à la justice, si la nation pour qui une grande âme se dévoue ne recueillait nul enseignement d’un tel exemple ? Je sais que cette mémoire restera une des plus hautes, des plus vénérées ; est-ce tout ? Sa vie doit produire mieux qu’une trace lumineuse sur le ciel de la Patrie. Edgar Quinet mérite de rester le guide, l’inspirateur de la jeunesse ; des fils intellectuels d’Edgar Quinet, voilà ce que la terre de France fera surgir encore.

Un grand contraste dans ce caractère, c’est l’esprit héroïque de l’homme d’action, la persévérance opiniâtre du lutteur, avec la nature la plus douce, la plus idéale, faite pour le recueillement et la poésie. Sans une organisation robuste, il eût été brisé cent fois.

Je voudrais montrer en lui le caractère du réformateur, l’esprit nouveau qui anime tous ses livres et dont le but est le même : la régénération, la grandeur de la Patrie.

À vingt ans déjà, il veut pour la France des institutions républicaines, il aiguise sa plume contre l’obscurantisme dans son premier essai littéraire. Tant que l’ancien régime règne, il se sent oppressé dans son pays bien-aimé ; aussi les voyages, les séjours à l’étranger deviennent des éléments indispensables à son activité.

Un phénomène moral des plus rares, c’est la réunion de deux qualités inconciliables, je veux dire la candeur et la sagacité, la faculté de discerner et de saisir les réalités les plus terrestres, alors que la faculté dominante de l’intelligence la porte vers les sphères idéales.

Dès son extrême jeunesse, avant que le savoir et l’expérience aient mûri sa raison, Edgar Quinet voit du premier coup d’œil dans les choses humaines l’obstacle à vaincre, le péril caché à tous les yeux. Il le saisit, le fait toucher du doigt aux incrédules qui ne peuvent se refuser à l’évidence, mais qui répètent cependant : C’est un rêveur !

Toute la vie d’Edgar Quinet est une suite d’avertissements justifiés par les faits. En 1831, il signale la formation de l’unité allemande, le rôle futur de la Prusse, et l’homme encore obscur qui prépare l’agression contre la France. — « Vous êtes bien injuste pour la Prusse ! » lui répondent ses amis du cercle de M. Cousin.

À la même époque, il travaille à l’indépendance italienne et démontre qu’elle est incompatible avec la papauté. « Rêve insensé, répond le politique étroit ; une Italie morcelée convient mieux aux intérêts de la France. »

— « Le catholicisme stérilise les peuples : il est un arrêt de développement dans la civilisation. » — « Bah ! l’idée religieuse est une vieillerie ; toutes les religions se ressemblent et se confondent avec la superstition. »

— N’envoyez pas vos filles au couvent ! » disait-il encore aux républicains. « L’accord des actes et des paroles ! » c’était sa devise.

En 1883 il dénonce le jésuitisme qui met la France en péril de mort. — « Il voit du jésuite partout », répètent amis et ennemis.

En octobre 1848, Edgar Quinet avertit que le maître futur de la France, c’est le taciturne député assis sur un banc de la Montagne. — « Ah ! par exemple, vous lui faites trop d’honneur ! »

Prenez une à une ses prédictions, depuis celle de 1831 sur M. de Bismarck, jusqu’aux dernières en 1875, et voyez s’il s’est trompé. Il a proclamé la nécessité de l’enseignement laïque pour combattre le cléricalisme. En 1848, il a désigné Louis Bonaparte comme le reptile qui s’enroulait silencieusement autour de la République. Il a prédit en 1862 les désastres du Mexique, et, après Sadowa, la perle de l’Alsace, de la Lorraine.

Pendant la mêlée on ne pouvait se rendre compte de la hauteur de cet esprit prophétique. En lui vivait le génie de l’avenir.

C’est l’avenir qui fait la part équitable de chacun. Notre époque a la manie de spécialiser les intelligences. Edgar Quinet échappe à la classification. Après Ahasvérus, en 1834, on avait reconnu en lui un vrai poète. Dans les œuvres suivantes, il déroute l’opinion, et apparaît sous un caractère nouveau ; par l’Examen de la Vie de Jésus il se range au nombre des doctes écrivains qui ont renouvelé l’exégèse. Il s’élance plus loin et embrasse dans un même tableau toutes les cosmogonies ; le Génie des religions semble indiquer la vraie nature de son esprit.

Tout à coup il aborde la politique, l’ardente actualité ; après chacune de ses brochures contre la politique de juste-milieu, ses amis s’étonnent qu’il ne soit pas jeté en prison. Enfin son cours au Collège de France révèle le maître qui transforme l’enseignement et en fait le plus noble sacerdoce. Il se sert de l’Histoire, des Arts, des Littératures pour enseigner la Patrie, la Justice, la Vérité. Il réveille dans les âmes la conscience, il développe l’homme intérieur, et montre aux jeunes gens des écoles le glorieux but de leur vie, la grandeur de la France par l’esprit nouveau. D’autres historiens ont célébré les héros du passé, Edgar Quinet évoque les héros futurs ; son enseignement préparait à la Patrie un avenir meilleur.

L’âpre débat entre l’esprit de progrès et l’ignorance séculaire a été la préoccupation de toute sa vie ; mais il lui a spécialement consacré trois années pendant la République de 1848. Le premier, il proposa la séparation de l’Église et de l’État. Qui s’en souvient ? On vit si vite, on oublie si vite ! Les armes dont on se sert pour repousser l’envahissement du cléricalisme n’ont-elles pas été forgées par Edgar Quinet ? C’est lui qui, invisible, dirige encore les coups et fournit les arguments quand on manœuvre avec justesse et qu’on frappe à bon escient. Pour trancher cette question de vie et de mort, il dépose à la tribune, en 1850, son projet de loi sur l’enseignement laïque. Enfin il écrit le livre qui renferme ses vues sur ce sujet, l’Enseignement du peuple.

Vint l’exil, la grande protestation du droit qui a maintenu la tradition de la République. Ces années furent aussi les plus fécondes en œuvres capitales.

La protestation individuelle ne lui suffit pas. Renouveler sans cesse chez ses concitoyens la douleur de la liberté perdue, fortifier dans les consciences le sentiment du droit et de la dignité humaine, telle fut l’œuvre de l’exilé. Le patriote alarmé, le Français passionnément attaché à son pays lui parle par la voix des Révolutions d’Italie, par la Fondation de la République de Hollande, par la Philosophie de l’Histoire de France, autant de flambeaux qui éclairent la route obscure.

Historien, poète, philosophe, écrivain familier dans l’Histoire de mes Idées, dramatique dans les Esclaves, du poème il passe sans transition à la stratégie militaire, ce qui faisait dire à Charras : « Quinet sait la guerre. »

À sa Campagne de 1815 succède un grand ouvrage d’histoire ; apôtre de la liberté, il ose tracer à la Révolution elle-même un idéal nouveau.

Dans quelle catégorie la critique placera-t-elle un écrivain qui aborde tous les sujets ? « Est-ce un poète ? un historien ? un professeur ? un philosophe ? un moraliste ? un écrivain politique ? Nous n’osons nous prononcer ; passons en silence, en attendant que la question soit décidée. »

Au moment de publier la Création il me dit :

« Je m’attends fort bien aux objections ; je heurterai tout le monde, parce que je n’appartiens à aucune spécialité d’armes. Chacun se retranche dans son couvent. Le jeune militaire qui sort de Saint-Cyr ne permet à personne de toucher à la question stratégique ; le naturaliste du Muséum, aux sciences naturelles : l’Allemand ne souffre pas qu’on touche aux affaires allemandes. Vous dépaysez les gens toutes les fois que vous n’abordez pas ua sujet qui n’entre pas dans votre profession spéciale. Aussi je puis m’attendre à avoir tout le monde contre moi. Et cependant je fais faire à la science un grand pas. Je comble une lacune que personne n’a pu remplir. Nul n’avait encore défini le genre Homo. Un historien seul pouvait le faire. Combien Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se serait intéressé à la question ! »

Un jour, il définit ainsi lui-même sa propre nature d’esprit :

« Je dois avouer que j’étais né pour la poésie, l’imagination ; je le sens par la joie, la satisfaction infinie que m’ont toujours donnée les ouvrages de pure imagination.

« Oui, l’imagination, la poésie, voilà le bonheur. Le reste, c’est le devoir. Les travaux d’histoire, tout ce qui exige l’érudition, les recherches, ce sont les joies du devoir, mais ce n’est pas le bonheur. Je ne l’ai goûté que lorsque je me plongeais dans des choses d’invention dont le but n’était pas circonscrit, précis. Défendre la vérité, répandre ce que l’on croit la vérité, c’est une grande satisfaction ; mais faire la vérité par la poésie qui est une découverte, voilà ce qui donne le sentiment du bonheur.

» Oui, la nature m’avait créé pour les choses d’imagination. C’est par elles que j’ai éprouvé mes plus grandes joies. Le reste, c’est le devoir, l’Impératif catégorique.

» L’histoire surtout, écrite avec conscience, quel esclavage ! Je me suis toujours fait une loi d’écrire l’histoire avec exactitude, avec une précision rigoureuse.

» Merlin, Prométhée, Ahasvérus, les Esclaves, l’Histoire de mes Idées, voilà ce que j’ai écrit avec le plus de plaisir. »

Il me disait encore :

« Je suis un esprit de liberté qui cherche perpétuellement à se dilater. Voilà pourquoi je ne me renferme jamais dans un seul genre d’ouvrage. J’en sors pour faire immédiatement un ouvrage d’une nature diamétralement opposée. En 1844, lors de ma lutte avec les jésuites, tout le monde devait me croire absorbé uniquement par cette grave question à laquelle je m’étais entièrement consacré, où ma liberté, ma vie même étaient en péril perpétuel. Eh bien ! en terminant mon cours sur les jésuites je fis non pas la suite de ce cours, mais un petit poème, c’est-à-dire le genre de travail le plus éloigné de celui que je venais de quitter.

» C’est au rebours de tous les écrivains qui continuent éternellement le sujet une fois choisi et en publient chaque année un second volume, suite du précédent. Chez moi, ce n’est ni système, ni ostentation, mais un besoin instinctif de ma nature qui cherche impérieusement à se retremper, à se renouveler dans un élément différent de celui où elle était plongée. »

Je n’ai jamais obtenu qu’il traçât les règles de l’art d’écrire ; une seule fois il me dit :

« Tout est résumé dans quatre préceptes : La clarté ! Achever sa phrase. Élaguer les mots inutiles. Pas de répétitions.

» L’art d’écrire a une perspective comme le dessin. La parole, c’est la nature. Mais pour écrire, il faut observer les règles de l’art, les règles du dessin.

» Observer aussi le rythme dans les phrases. Elles ne doivent pas avoir toutes la même longueur, car le style deviendrait pesant et monotone.

» Suivre d’instinct la loi de la respiration, un souffle aisé, nature, ni trop saccadé, ni trop haletant, ni trop lent.

» Proportionner la phrase à la respiration, la couper, si elle est trop longue.

» L’unique moyen de se corriger, — il n’y en a pas deux, — c’est de se recopier plusieurs fois, de refaire plusieurs éditions de son manuscrit. Récrire ce qui est écrit. »

Toujours à propos de style et de correction, il ajoute :

« Jusqu’en 1836, j’ai écrit le français d’instinct. Mon séjour d’Allemagne en 1827 et 1828 m’avait bien gâté la langue. Oui, comme La Fontaine en parlant de Dubartas, je pouvais dire : « Ils ont failli me gâter ! »

» Le voyage en Grèce a coupé court à ce français confus et germanisé. Mais ce n’était pas assez. Depuis 1836 je me suis sérieusement occupé à perfectionner ma langue par l’étude de la grammaire, des grands écrivains du xviie siècle et de Voltaire surtout, que je n’avais pas encore lus à ce point de vue. Dès ce moment j’étais sauvé. Il y a une grande jouissance à faire une chose aussi bien, d’un fini aussi achevé qu’il est en notre pouvoir. Thucydide a pour précepte que, en histoire, il faut dire les choses d’une manière nouvelle et avec une précision rigoureuse. Je crois avoir fait cela. »

Toute lecture éveillait en lui des pensées de haute critique et lui suggérait les aperçus les plus neufs sur tous les objets qui s’offraient à son esprit ; il remplaçait par des points de vue nouveaux les notions admises jusque-là et usées par la routine ; une source pleine de fraîcheur vivifiait les terrains épuisés par les fleurs de rhétorique.

Ce qui distingue Edgar Quinet de tant d’autres écrivains illustres, c’est que tous se font un devoir de surcharger d’ornements leur pensée, et de donner un éclat uniforme à chaque partie de leur œuvre ; quel que soit le sujet, ils le traitent de la même façon. Edgar Quinet, loin de chercher à enjoliver sa pensée, lui garde sa simplicité. Dans l’Histoire de la Campagne de 1815 et dans la Révolution, il dépouille son style de tout artifice et laisse aux idées la noblesse, la majesté de la vérité.

 

Dans sa jeunesse il était très expansif, parlait avec abandon, cédait à l’attendrissement. C’est depuis l’enseignement public, à dater des luttes du Collège de France, qu’il se maîtrisa et se concentra avec une puissance extraordinaire ; ainsi s’amasse la source profonde qui alimente l’apostolat. La dure expérience des hommes, tant d’amis avec qui il fallut rompre, contribuèrent au maintien réservé qu’il s’imposa ; il s’habitua à contenir ses sentiments.

En parlant de sa jeunesse, il disait un mot plaisant : « J’étais absorbé par la fureur ! » Plus tard il est absorbé par la méditation.

« La jeunesse est une sorte de pâmoison, disait-il encore. J’ai vécu ainsi jusqu’en 1839. »

 

On s’est demandé souvent comment Edgar Quinet n’a jamais occupé une place au pouvoir. C’est que son nom était tout un programme politique, un programme dont certains principes sur l’enseignement laïque, sur la question religieuse, eussent effrayé bien des timides.

Sa modestie aussi était un obstacle, elle lui a nui beaucoup plus que ses ennemis.

Demeurer courageux en face de l’ennemi est bien plus facile que de tenir tête aux amis et de déplaire aux siens en soutenant une opinion différente de celle qui a chance de triompher. Qui a le courage de risquer même sa popularité pour rester fidèle à la justice ? Il est doux de vivre en paix avec toutes les nuances du parti auquel on appartient.

Sans s’inquiéter des succès personnels, il s’oubliait entièrement pour ne songer qu’à la France dont il voulait faire l’idéal des nations. Un temps viendra où la parole du maître, si écoutée, si acclamée pendant trente ans, électrisera de nouveau les jeunes générations. Si la France a devant elle un grand avenir, c’est celui qu’il a tracé dans son œuvre.

Pour moi, il ne me suffit pas d’être heureuse et fière de cette haute vertu, de cette âme restée héroïque et jeune jusqu’à sa dernière heure, je voudrais que notre Patrie bien-aimée recueillit le fruit de tant d’efforts, de tant d’amour.