Edgar Quinet (E. Faguet)

Edgar Quinet (E. Faguet)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 170-201).
EDGAR QUINET


I

Edgar Quinet, Lyonnais comme Pierre Valdo, comme Ballanche et un peu comme Chalier, et prédestiné au mysticisme, au symbolisme et à l’éloquence, est né à Bourg en 1803. Le Bressan n’est pas lyonnais, il ne l’est nullement quand il est de la Bresse montagneuse, suisse ou savoyarde, qui commence à l’est de l’Ain. Il l’est très nettement, sauf mélange de sangs, quand il est originaire de la vaste plaine, Bresse proprement dite, qui va de la Saône au Revermont, plus encore s’il est de la Dombes, ce pays stagnant, brumeux, fiévreux et mélancolique, tout en marais, en terres détrempées et molles, en végétations grasses, en grandes flaques luisant sous le soleil de midi, ou fumant sous le soleil du matin, tout plein de langueurs et tout peuplé des hallucinations de la fièvre. Quinet, homme mûr, a chanté ce pays avec transport ; enfant, il l’a adoré. Il a redit souvent les vacances à Certines, en pleine Dombes, dans la maison paternelle, dans la compagnie des faucheurs, des pêcheurs et des paludiers, le long des ruisseaux lents et des marais immobiles d’où se dressaient les profils graves des hérons, d’où s’enlevaient lourdement les sarcelles, où glissaient entre les feuilles plates les gros serpens d’eau au col bleu. Toute sa jeunesse « a été embarrassée, enveloppée de cette influence d’une nature primitive, qui n’était pas encore domptée, réglée, asservie par l’homme. Elle agissait sur lui en souveraine… Elle l’obsédait de ses plaintes, de ses sanglots, de ses misères, de ses impénétrables, contagieuses désolations. Elle le plongeait dans une atmosphère où les hommes ont peine à vivre, toute pleine d’aspirations sans but, d’espérances sans corps, d’êtres imaginaires qui ne sont plus possibles dans le milieu actuel. » Le jeune Quinet était rêveur avec de dangereuses délices, de bonne heure concentré et silencieux, semblant choisir pour camarade favori ce jeune homme dont il parle à sa mère, qui, pendant trois heures de promenade, ne lui adresse pas une parole. Avec cela une sensibilité précoce, sensibilité toute de rêves et d’aspirations poétiques. À seize ans, sa vie passionnelle se partage entre la musique, les psaumes de David, et ses lettres à sa mère, qui sont trop belles, trop bien écrites pour cet âge. L’influence maternelle fut très grande sur lui, celle de son père absolument nulle. Sa mère, protestante convaincue, tout en lui laissant faire sa première communion catholique, nourrit discrètement, mais constamment et d’instinct, d’autant plus fortement par conséquent, cette avide jeune âme de religion grave, triste et énergique. Le jeune Quinet est sérieux, réservé, un peu timide et ambitieux de grandeurs morales. « Ses sentimens sont sérieux et pénétrans. « Il déteste la petite vie de salon des villes de province, c’est-à-dire jeux niais, riens de conversations et commérages. Il lui faut des conversations sentimentales ou des entretiens religieux. On le met aux mathématiques, ce qui était très bien fait. Il travaille ferme. Sa première année de mathématiques spéciales fut une chose rude. Il est admissible à l’École polytechnique. Mais une seconde année, c’eût été trop. Il y renonce, glisse à la pente de son instinct, lit, rêve, médite, roule dans son esprit une histoire symbolique de l’humanité qui sera plus tard Ahasvérus, apprend l’allemand, lit de l’allemand, s’occupe de la pensée allemande, dont Cousin commence à enivrer les esprits. C’est sa seconde patrie qu’il découvre là. Nous en avons tous plusieurs. La plus forte est la première ; mais les autres, que la vie nous donne, ou contrarient la première, ou la confirment ou la renforcent. L’Allemagne, pour Quinet, était bien le complément de la Dombes, second pays du rêve, de l’abstraction qui s’enivre d’elle-même, de la pensée solitaire qui elle-même se poursuit indéfiniment, comme une promenade patiente et chercheuse dans de grands espaces silencieux. Il ne se contenta pas d’en rêver ; il y alla. Et il alla à l’Allemagne modeste, douce et humble, non pas à l’Allemagne des grandes villes, mais à l’Allemagne exclusivement scolaire, familiale et patriarcale, très tendre et pieuse, à Heidelberg, le joli village savant, la grande université dans la petite ville pittoresque, le μουσεῖον (mouseion) discret et calme, où l’on fait de l’érudition toute la journée, et le soir, selon la saison, de si bonne musique ou de si fraîches promenades. Ce fut la vraie patrie de son âme. Il ne tarit pas sur le charme, la douceur insinuante, l’enveloppement tiède et doux dont il y est vite et pour jamais possédé, sur le rafraîchissement qu’il y trouve après sa vie tant de Paris que de province. Certines lui-même est vaincu, quoique regretté encore par momens. Il n’y a rien de si beau et de si bon au monde que de causer symbolique avec Creuzer en se promenant au bord du Neckar et de traduire Herder en très bon français en le commentant avec une séduisante imagination. — Je n’y contredis point, et voilà qui est bien ; mais remarquez comme tout concorde et conspire. Avant d’aller en Allemagne, notre Lyonnais était bien déjà le plus Allemand des Français. Quel devait-il en revenir, après Heidelberg, Herder, Creuzer, le Neckar, et Minna, qu’il ne faut pas oublier puisqu’il ne l’oublia point, et, après de longues fiançailles, tout allemandes encore, l’associa à sa vie ? Il en revint tout pénétré de mysticisme, de symbolisme, de gravité pieuse, de candeur aussi, d’aptitude extraordinaire et presque dangereuse à être pleinement convaincu, de cette douceur apostolique, si profonde et si tendre, qui ne devient un peu féroce que quand on la contrarie, n’y ayant rien de plus doux que l’huile et de plus dangereux que l’huile bouillante, d’un penchant désormais décidé à méditer, à prier, à prêcher, à psalmodier, à dogmatiser, et, le cas échéant, à exorciser. Il en revint aussi, traducteur et commentateur de Herder, féru d’histoire « vue par les grands côtés, » contemplateur de grands espaces et de grandes périodes, très dévot à cette idole de notre siècle qui s’appela la philosophie de l’histoire, aimant à passer en revue l’humanité, convoquant volontiers les générations dans une Josaphat de son invention, toutes choses qui à l’onction sacerdotale ajoutent le grand regard circulaire de l’inspiré, et compliquent l’apôtre d’un poète épique.


II

Il fut l’un et l’autre, tout de suite, mais rien de plus, dans sa première manière, de 1830 à 1843, après la période d’éducation et avant la période de vie fiévreuse et des grandes batailles. Ce qu’il est à cette époque, c’est un historien philosophe qui cherche dans l’histoire le développement de la pensée de Dieu. En d’autres termes, il recommence Herder, il recommence Ballanche, il recommence Vico, il recommence Bossuet. Car la philosophie de l’histoire, depuis ceux qui l’ont créée jusqu’à ceux, exclusivement, qui semblent y avoir renoncé, n’a jamais été que la pensée de Bossuet reprise, remaniée, pétrie à nouveau par des cerveaux moins fermes que le sien ; ç’a toujours été une pensée religieuse, le projet de retrouver et l’effort pour retracer le dessein de Dieu sur le monde. Vico, Herder, le proclament formellement, Ballanche le laisse entendre, Quinet ne le cache pas. L’axiome qui est au principe de la philosophie de l’histoire, c’est que Dieu existe et que Dieu a une intention relativement à l’humanité. La philosophie de l’histoire est une forme savante du providentialisme, et l’histoire, selon la philosophie de l’histoire, c’est l’histoire de la Providence. C’est du Bossuet tout pur, avec cette différence, au désavantage de Bossuet, que le philosophe-historien moderne cherche le secret de Dieu, tandis que Bossuet a la foi qu’il le connaît, ce qui ôte à Bossuet et donne à l’autre des mérites supérieurs de belle invention. De tous les philosophes-historiens, tout autant que Bossuet, mais avec sa manière propre, Quinet est certainement celui qui, le plus, se place aussi près que possible de Dieu comme centre. Il ne le quitte point. Il assiste à son conseil et le suit dans toutes ses voies. Pour lui, non-seulement il y a dans l’homme un instinct mystique permanent, mais il semble qu’il n’y ait que cela ; non-seulement il y a toujours de la religion dans l’histoire, mais il n’y a pas autre chose. Dieu, c’est tout l’homme ; l’histoire religieuse, c’est toute l’histoire. C’est l’instinct religieux qui crée les sociétés : — « Si vous ne placez quelque divin instinct dans le cœur des peuples au berceau, tout demeure inexplicable. Quand la société a-t-elle commencé ? Je viens de le dire. Elle est née le jour où d’une manière quelconque la pensée de la Divinité a jailli de l’esprit de l’homme… En ce moment à la famille a succédé l’état, à l’homme l’humanité. » — C’est l’instinct religieux qui modèle les sociétés et leur donne leurs formes diverses et leurs formes successives. À telle religion tel peuple, non point parce que tel peuple se crée telle religion, théorie positiviste qu’il faut laisser à Montesquieu, mais parce que telle religion crée tel peuple, lui donne l’existence, puis le modèle exactement sur elle, en tout le détail, le conduit, l’anime, le pousse, décroît et le fait décroître, l’abandonne et fait qu’il tombe, disparaît et fait qu’il meurt. Cette théorie est la façon même de voir de Quinet, c’est son esprit même. Il ne peut pas penser autrement. Quand il n’a pas une pensée religieuse, il ne pense pas. Ce n’est pas une théorie ; c’est, il n’y a pas d’autre mot, une vision en Dieu. Si les Indiens sont divisés en castes, c’est que le Dieu indien « se compose de parties subordonnées les unes aux autres, et, comme en s’incarnant dans le monde physique le Dieu indien est tombé de chute en chute dans les formes les plus infimes de la nature, il fallait, par analogie, qu’il se trouvât une échelle, un abîme de dégradations continues dans la genèse sociale. » Ce n’est pas l’état social qui s’est reflété dans la religion, c’est l’idée de Dieu qui a constitué l’état social et qui l’a arrêté dans ses formes fixes et sa hiérarchie rigoureuse. L’Inde, c’est Brahma sensible. Si l’Indien est polygame, c’est aussi que Brahma est le polygame universel, et la famille indienne n’est que l’image de l’union multiple de Dieu avec la nature ; et si, encore, dans la famille indienne le chef de famille est tout et le reste n’est rien, c’est que, dans le mariage de Dieu avec la nature, Dieu est seul réel, et le reste fiction, apparence et néant. Si l’Hébreu ne connaît point de castes (ce qui est contestable), c’est que son Dieu n’est pas divisé, n’est pas fractionné, n’est pas hiérarchisé. Dieu un et indivisible, peuple un et égalitaire. Si les païens ont été esclavagistes, c’est parce qu’ils ne pouvaient pas être païens sans être esclavagistes. Point de polythéisme sans esclavage. L’olympe est une hiérarchie de grands seigneurs, de moindres seigneurs, de vassaux, d’esclaves, d’esclaves d’esclaves. Tel olympe, telle terre, tels Dieux, tels hommes. C’est Mercure qui a créé Dave, et le cyclope l’esclave des mines. D’où est sorti le moyen âge ? Tout entier du dogme de la prédestination : « je crois voir le moyen âge tout entier naître du seul dogme de l’inégalité de l’amour divin, le petit nombre des élus former une sorte d’oligarchie céleste sanction de la féodalité terrestre, et la grâce donnée sans mérite ni démérite appeler le règne du bon plaisir sur la terre comme dans le ciel. » Voilà l’histoire du monde ; elle n’est rien autre chose que l’histoire de Dieu. Elle naît de l’Idée de Dieu par une sorte d’incarnation, de génération plutôt ; l’idée, quand elle est religieuse, et uniquement quand elle est telle, créant immédiatement le fait, la série de faits conformes à elle, calqués sur elle et qui la réalisent. — Aussi une idée religieuse, si mince et peut être puérile qu’elle vous paraisse, au milieu des événemens les plus redoutables, se moque des événemens, n’en tient compte, et elle a bien raison de les mépriser. L’univers tremble sous les pas des Barbares. De quoi s’occupe l’Église ? De décider si le Dieu-Homme a une double volonté, l’une divine, l’autre humaine. Cela seul l’intéresse, « elle ferme l’oreille à tout autre bruit ; elle dit la première le mot de la Convention : Périsse l’Univers plutôt qu’un principe ! » Ne souriez pas : elle a raison. Cette idée peut mépriser les Barbares ; car « elle va porter pendant mille ans tout le monde social. » En effet, « sitôt que le concile a établi deux natures et deux volontés dans le Dieu chrétien, il arrive que le monde social, se formant sur ce plan, se partage en deux volontés, en deux natures : l’une divine, qui est l’Église ; l’autre humaine, qui est l’État. Voilà la constitution du genre humain changée par cette seule déclaration qui, tout à l’heure, paraissait stérile. » — Et ne voyez-vous pas qu’aussi bien c’est Dieu qui mène le monde qui s’agite, non pas seulement par l’intermédiaire, pour ainsi parler, de cette idée que les hommes se font de lui et d’où toute organisation sociale dérive immédiatement et pleinement, mais qu’il le mène directement et par la main, par l’effet de sa volonté propre sans cesse agissante, de sa providence sans cesse éveillée ? Waterloo est une décision de Dieu : — « Il est bien évident que ce jour-là nous avons reçu le coup d’en haut. Ces trois armées qui se succèdent quand l’une est lasse, de Wellington, de Bulow, de Blücher, et ce dernier qui débouche de la forêt en un clin d’œil, sans être aperçu, tout cela marque une stratégie que l’homme n’a pas faite. » — Ne voyez-vous pas encore, comme déjà l’avait montré Ballanche (que peut-être Quinet n’a pas lu), que les évolutions du monde sont gouvernées par la loi essentiellement mystique, essentiellement divine, inexplicable sans la Providence, de l’inventeur expiant l’invention, du bienfaiteur expiant le bienfait ? Pourquoi Waterloo ? Pourquoi 1815 ? Parce que, « comme tous les grands inventeurs,.. comme Prométhée,.. comme Christophe Colomb,.. la France devait donner la Révolution au monde et payer son bienfait par un jour de mort. » — Telles sont les idées historiques d’Edgar Quinet. Elles sont tellement dominées par ses idées religieuses qu’elles se confondent avec elles. Jamais, depuis Bossuet, Dieu à travers l’histoire, ou bien plutôt l’histoire vue à travers Dieu, n’avait occupé, maîtrisé, possédé un esprit humain avec une telle puissance et une telle suite. Et, certes, il y a des vues pénétrantes et profondes dans ces livres qui s’appellent le Génie des religions et le Christianisme et la Révolution française. Mieux que Ballanche, Quinet a montré, par exemple, le caractère foncièrement égalitaire, malgré tout, et comme malgré elle, de l’Église chrétienne. La nouveauté de l’Église chrétienne, ce n’est pas tant sa constitution démocratique primitive, qui devait se perdre, c’est l’admissibilité de tous les chrétiens aux fonctions de l’Eglise ; c’est que l’Église n’est pas une caste. Ni confondue avec l’État, comme en Grèce et à Rome, ni caste fermée et héréditaire, comme en Orient et en Judée, l’Église est une aristocratie ouverte ; c’est même le modèle des aristocraties ouvertes ; car elle ne juxtapose pas, comme les autres aristocraties ouvertes, l’hérédité et la cooptation. Elle n’admet que la cooptation seule. Elle répugne à être caste, à ce point qu’elle répugne, non-seulement à être héréditaire, mais à ce que ses membres individuellement aient une famille. Chose curieuse, et que Quinet déclarerait providentielle, à quoi je ne m’oppose point, que dans le temps même où l’Église a cessé d’être égalitaire par l’élection des évêques, elle le soit devenue autant et plus parle célibat ecclésiastique, par la nécessité, désormais inévitable, pour l’Église, de se renouveler sans cesse par cooptation à travers toutes les classes de la société, sans jamais pouvoir transmettre et accumuler et amoindrir aussi sa puissance par la voie périlleuse de l’hérédité. — Mieux que personne encore, ou tout au moins avant d’autres, Quinet a deviné les raisons du monothéisme juif et arabe. « Le désert est monothéiste. » Le mot n’est pas de Quinet, mais l’idée est de lui, et avant lui n’avait pas été exprimée, à ce qu’il me semble : — « C’est là qu’éloigné du monde sensible, séquestré en quelque sorte, loin de toute forme, de tout signe et presque de toute créature, l’homme s’élèvera presque nécessairement à l’idée pure du Dieu-Esprit. Trois cultes sont nés, ont grandi dans le désert… Jéhovah, le Christ, Allah, trois dieux sans corps, simulacres, sans idoles, sans figures palpables. Le désert nu, incorruptible, est le premier temple de l’esprit. » — À la vérité, ceci, dans Quinet, est une manière de contradiction. Ce qu’il vient de nous montrer, c’est le désert créant Jéhovah, et voilà une théorie qui fait dépendre l’idée religieuse des choses, et non les choses de l’idée religieuse ; dans son système ordinaire, c’est Jéhovah qui devrait nécessiter le désert. Mais l’idée n’en est pas moins belle, et peut-être en est-elle plus juste.

Je sais peu de choses, encore, aussi nettement démêlées et aussi probables, eu égard surtout au temps (1841) où le passage a été écrit, que ce que j’appellerai la loi d’évolution religieuse dans Edgar Quinet. La religion est crainte, — adoration, — méditation ; elle commence par la peur, continue par la prière, finit par l’abstraction philosophique ; on tremble, puis on adore, puis on cherche à expliquer. De là divisions et subdivisions successives ; car s’il n’y a qu’une manière d’avoir peur, il y en a plusieurs d’adorer, il y en a infiniment d’expliquer les choses. Donc grandes religions vagues dans le principe, religions successivement plus nombreuses et plus variées dans le cours des temps ; et religions impersonnelles, pour ainsi parler, dans les commencemens, et religions de plus en plus individuelles dans la suite, jusqu’à ce qu’elles perdent en vérité le caractère de communions, de religions proprement dites, et laissent place libre et matière prête à une nouvelle religion, primitive à sa manière, élémentaire, sentimentale, par où la réflexion n’a point passé, ni l’esprit philosophique, ni le système. En cela, comme en autres choses, la raison est organisatrice d’abord, destructrice ensuite, et par suite, de l’élément primitif fécond, qui est fait de sentiment et de foi. — Cela n’est pas aussi formellement exprimé dans Edgar Quinet que je le donne ici ; mais il a bien eu cette idée, et c’est par elle qu’il commence[1]. C’est qu’aussi Quinet est un très bon théoricien religieux et très bon critique des choses religieuses ; et ce n’est que quand il veut faire rentrer toute l’histoire civile dans l’histoire religieuse qu’il est singulièrement hasardeux. — À la vérité, il le veut toujours ; et c’est en cela qu’il est étrange, et guide très dangereux. D’abord, il multiplie trop complaisamment et arbitrairement les concordances entre l’histoire religieuse et l’histoire civile ; il les multiplie et il les crée jusqu’à donner l’apparence d’une espèce de monomanie. Ensuite, la concordance admise, il veut toujours que ce soit le fait religieux qui soit la cause et le fait civil qui soit l’effet, ce qu’il ne sait pas, ni nous, ni personne ; et non jamais que ce soit l’inverse, ce que nous ne savons pas non plus, mais ce qui est possible ; et non jamais que ce soient effets parallèles de profondes causes communes, ayant entre eux rapports de parentage, non rapports d’effet à cause, ce qui est parfaitement possible encore. — On sent qu’il lui est impossible de concevoir même cette dernière hypothèse, ou la précédente. Il est si profondément déiste qu’il ne saurait admettre, non-seulement que le divin soit d’invention humaine, ce qui n’est plus du déisme, mais même que quoi que ce soit qui touche au divin, que quoi que ce soit qui a un caractère religieux, soit chose du même ordre qu’un fait civil. Sitôt qu’une idée a un caractère religieux, elle a tout de suite à ses yeux une prééminence extraordinaire, et il faut que tous les faits civils qui l’entourent ou qui la suivent sortent d’elle. — Le bon sens s’étonne un peu. Il lui semble que l’instinct mystique est un instinct humain, très profond, très universel, éternel probablement, mais enfin que ce n’en est qu’un, que beaucoup de choses humaines doivent avoir d’autres causes que celle-là, que l’histoire est bien loin d’avoir la rigidité qu’elle devrait avoir si elle tenait tout entière dans le développement du sentiment religieux et n’était qu’un prolongement de ce sentiment unique ; que l’histoire est bien souple, au contraire, et bien fuyante et bien complexe ; que l’histoire n’est pas hiératique, et que de tous les qualificatifs c’est celui peut-être qui lui convient le moins. Il semble excessif de considérer la religion, non-seulement comme cause unique dans les choses humaines, mais même comme cause permanente. L’instinct religieux sans doute (et je dis l’instinct religieux parce que ce ne serait peut-être pas vrai de l’instinct mystique proprement dit) est éternel, et je veux bien, comme l’a écrit Fustel de Coulanges, que l’homme soit « porté à se faire une religion de tout ce qui emplit son âme ; » mais en vérité cet instinct religieux, surtout en la forme mystique, est quelquefois très fort et quelquefois très faible. Sans que l’humanité disparaisse, il s’atténue et semble quelquefois disparaître presque. Il est des siècles où il est une cause, et très puissante ; il en est où il n’est qu’un prétexte ; il en est où il n’est qu’un souvenir. Les religions sont des crises, très puissantes, très fécondes, probablement très salutaires ; mais ce sont des crises dans l’histoire de l’humanité ; et après avoir été des crises, elles deviennent des habitudes, chose d’une valeur morale assez faible ; et après avoir été des habitudes, elles deviennent des conventions, puis des convenances, choses qui n’ont certes pas la puissance de créer l’ordre civil, ni même de le soutenir. L’erreur de Quinet, c’est de mettre tout cela sur le même plan. Il le faut bien dans son système, puisque, n’y ayant pour créer continûment la société humaine que la religion, si la religion subissait des éclipses, la société humaine aurait des intermittences ; mais c’est précisément ce qui prouve que le système n’est pas très juste. L’homme a des raisons d’être et de durer dont une est certainement l’instinct religieux, et quand cet instinct est fort, l’homme existe certainement plus qu’à l’ordinaire ; mais il a d’autres raisons d’être aussi, qu’il faut connaître et dont il faut tenir compte. Le système historique de Quinet est manifestement incomplet. — Mais ce qui est bien plus intéressant que de le réfuter, c’est de remarquer combien est curieux le cas d’un homme du XIXe siècle en qui la pensée religieuse, en qui l’idée de Dieu est le fond et comme le tout, qui est comme constitué de religion, ainsi que le serait un ascète indien, un chrétien du IVe siècle ou un janséniste du XVIIe. Et quand on songe qu’après tout, comme nous le verrons par la suite, Quinet n’est point un esprit imperméable, qu’au contraire il subit assez facilement les influences successives, il me semble qu’il en faut conclure que le mouvement religieux du XIXe siècle n’a pas laissé d’être assez fort, de 1820 à 1850 environ, à ce qu’il me semble. Car c’est au milieu de philosophes et d’esprits libres qu’écrit Edgar Quinet, c’est à un public essentiellement laïque qu’il s’adresse, lui-même se croit parfaitement libre penseur, et, dans le sens vrai du mot, il l’est ; et c’est l’esprit le plus foncièrement, le plus pleinement, le plus invinciblement mystique qui puisse être, jusque-là que la vision en Dieu n’est plus chez lui une théorie, mais est bien autre chose, une habitude et une fatalité de son intelligence. Et il n’a point étonné ; il a paru naturel, peut-être seulement un peu sublime dans son naturel. Imaginez l’effet qu’il eût produit au milieu du XVIIIe siècle, et par là mesurez les distances. Il y a des philosophes déistes au XVIIIe siècle ; mais ils le sont en ce qu’ils s’élèvent à l’idée de Dieu et y aboutissent. Quinet en part ; elle est son principe, elle est au commencement de tout raisonnement qu’il fait, et de toute idée, quelle qu’elle soit, qu’il puisse avoir. Voilà la différence, qui est immense comme de tout à rien. Voilà la distance parcourue dans le flux et le reflux des idées, et voilà qui prouve qu’on revient de loin. Cela peut permettre aux positivistes de nos jours la modestie, et aux religieux la confiance.


III

Ce n’est point un autre Quinet que je vais essayer de peindre ; c’est le même, mais jeté dans l’action, et forcé par elle à décider et à conclure. Il avait un mysticisme vague, dont pouvaient s’accommoder et se réjouir toutes les âmes religieuses, à quelque culte qu’elles appartinssent, et qu’il promenait à travers l’histoire universelle, en y admirant partout l’empreinte de la main divine, quelque nom, du reste, que portât Dieu. Jeté dans l’action, il faudra qu’il dise et un peu qu’il sache, avec qui il est dans la grande mêlée des partis religieux et philosophiques. Il faudra qu’il se réduise pour se préciser. Ce travail se lit en lui entre 1841 et 1843, entre son cours de la faculté de Lyon et son cours du Collège de France, entre le Génie des religions et les Jésuites. Il était déiste dans l’âme, religieux et convaincu de la nécessité d’une religion de toutes ses forces, chrétien avec complaisance ; d’autre part, très individualiste, très passionné pour la liberté de penser, très réfractaire à l’autorité en affaires intellectuelles. Il était individualiste en choses religieuses, comme l’est assez naturellement un inventeur en choses religieuses. Il se sentait plus que prêtre, il se sentait un peu fondateur de religion, tant il était bon et spécieux interprète des dieux, sarer interpresque Deorum. Chrétien individualiste, chrétien libre, fils de protestante du reste, et ayant beaucoup vécu, vivant encore de la vie morale de sa mère, il ne pouvait devenir que protestant. — Il le devint, sans affiliation formelle, très nettement. La France protestante fut son rêve, plus ou moins avoué, quoi qu’il en ait dit même parfois, mais persistant, depuis 1842 jusqu’à la fin presque de sa vie. C’est l’idée qui domine, même quand il s’en défend, dans les Jésuites, le Christianisme et la Révolution française, l’Enseignement du peuple, la Révolution. Il s’y sent toujours ramené et comme acculé et par tous ses désirs et par toutes ses répugnances. Point de catholicisme : il a comme fermé l’esprit humain ; il a, par la rigidité d’un dogme fixé et irréparable, arrêté les essors possibles de l’intelligence, surtout arrêté la faculté de produire de nouvelles idées religieuses, de nouvelles formes religieuses, et de nouveaux états d’âme religieux, interdiction et empêchement qui sont évidemment pour Quinet les plus sensibles et les plus insupportables rigueurs ; il a, pour cette cause, stérilisé intellectuellement, et même d’autre sorte, les pays restés sous son influence, Italie, Espagne, France même, n’était qu’elle a à demi échappé à son autorité par la liberté de penser ; il a, sous sa forme dernière, le jésuitisme, proscrit presque, non plus seulement la pensée religieuse indépendante, mais la pensée même, montrant une défiance significative pour tout ce qui est un véritable acte intellectuel, et une condescendance significative tout autant pour tout ce qui est simple amusement de l’esprit. Point de catholicisme donc ; et pourtant il faut une religion ; la société ne peut pas se passer d’esprit religieux ni de sentiment religieux ; il y a péril de mort à ce qu’une religion disparaisse sans être remplacée par une autre. Reste donc que la France devienne protestante ? Jamais Quinet ne veut le dire formellement. Mais ce qu’il dit toujours, c’est qu’il est extrêmement regrettable que la révolution religieuse n’ait pas réussi en France au XVIe siècle, et même plus tard ; et ce qu’il répète toujours, c’est que la France périra par le catholicisme ou ne sera sauvée que par une révolution ayant un caractère religieux, et fondant une religion.

Cette révolution est nécessaire : l’histoire y tend ; l’histoire universelle n’est que la préface du christianisme définitif de demain. Demain c’est le Credo de Nicée complété. Nicée a décrété « la déclaration des droits de Dieu ; le moyen âge a travaillé à la déclaration des droits de l’Église ; l’assemblée constituante a ajouté à l’antique Credo la déclaration des droits du genre humain. Ces professions de foi semblent d’abord se contredire et se heurter, quoiqu’elles soient nées les unes des autres. Qui les conciliera ? Qui rassemblera dans un symbole nouveau ces fragmens de la législation divine et humaine ? » Voilà le travail de l’avenir. Mais il faut se hâter. On a perdu beaucoup de temps. Les nations protestantes ont fait l’essentiel de cette révolution en gardant le christianisme et en répudiant le catholicisme. Elles n’ont plus qu’à améliorer. Nous, nous avons tout à faire. Nous avons tout à faire, parce que nous avons fait une révolution en 1789, en oubliant cette idée essentielle, cette idée unique, car il n’y en a pas d’autre dans l’esprit d’Edgar Quinet, que toute révolution est religieuse, ou n’est pas. Pourquoi la révolution française a avorté ? Parce qu’elle n’a pas existé. Elle n’a pas été une révolution religieuse, en d’autres termes elle n’a pas été. Elle n’a été qu’un fantôme de révolution. Elle a été éclectique en religion ; elle n’a pas fait choix. Dès lors qu’était-elle ? Spectatrice. Il ne s’agissait pas de regarder, mais de fonder. Aucune fondation humaine, si ce n’est sur une religion nouvelle. Une révolution qui n’apportait pas une religion nouvelle avec elle n’était une révolution qu’en ce qu’elle croyait en être une, et sur cette pensée remuait et secouait beaucoup de choses. De changement, point ; on l’a bien vu l’orage passé. Voulez-vous une preuve ? La révolution sociale était consommée le 4 août 1789. Les restes de la féodalité étaient détruits, l’égalité proclamée et fondée sans retour, ce que demandaient les cahiers de 89 obtenu. Et la révolution continue ! Pourquoi ? D’autres historiens répondent : parce que les révolutions ne s’arrêtent jamais pour avoir obtenu ce qu’elles demandaient. Elles seraient trop courtes. L’élan donné, elles continuent, l’agitation répandue se développe jusqu’à ce qu’elle s’épuise, les partis se forment, se disputent le pouvoir, et s’exterminent jusqu’à ce qu’un l’emporte. D’autres historiens répondent : parce que la révolution a eu à lutter contre le gouvernement, puis contre l’Europe, ce qui n’a pu se faire qu’au milieu de convulsions terribles. Quinet voit une raison plus profonde. La révolution sociale était faite, la féodalité effacée, l’égalité fondée ; mais tout le monde sentait que ce n’était pas là la révolution, qu’elle était ailleurs, qu’il fallait la chercher. La révolution française, ç’a été la recherche fiévreuse de la révolution à faire. Un instinct avertissait qu’il y avait quelque chose à trouver qu’on n’avait point. On ne s’est pas rendu suffisamment compte de ce quelque chose, sauf quelques grands esprits comme Chaumette ; et c’est pour n’avoir pas trouvé qu’on a échoué. Ce quelque chose, c’était la religion nouvelle, cette religion qui eût été l’esprit, le souffle, l’âme des nouvelles institutions et les eût gardées de périr. Il y a eu quelques essais en ce sens, le culte de la Raison, celui de l’Être suprême. Le culte de la Raison était le rêve d’un esprit élevé et pur, de « l’ingénu Chaumette, » mais trop abstrait pour la foule. Le culte de l’Être suprême était le rêve d’un pseudo-catholique, élève du vicaire savoyard, manière d’éclectique en choses religieuses comme son maître[2], esprit faux, sans largeur, sans véritable sens religieux, et qui, du reste, détestait les protestans. Ce qu’il fallait faire alors, c’était une révolution religieuse, et c’est pour cela que l’idée de Chaumette reste la plus grande idée de la révolution française ; mais une révolution analogue à la réforme, dans le même esprit, par les mêmes moyens.

On a poursuivi pendant la révolution française l’idéal de la liberté de conscience, de la liberté des cultes. Voilà qui est bien puéril. Jamais l’histoire n’a procédé ainsi. Ce que les novateurs ont toujours fait, c’est la dictature religieuse d’abord, quitte à la tempérer plus tard, quand l’œuvre nouvelle est accomplie : « Si Luther et Calvin se fussent contentés d’établir la liberté des cultes sans rien ajouter, il n’y aurait jamais eu l’ombre d’une révolution religieuse au XVIe siècle. Qu’ont-ils fait ? Le voici. Après avoir condamné les anciennes institutions religieuses, ils en ont admis d’autres sur lesquelles ils ont bâti des sociétés nouvelles ; et c’est après que les peuples ont contracté ce tempérament nouveau que la porte a été rouverte plus tard à l’ancien culte, qui, par la désuétude, avait cessé de se faire craindre. C’est ainsi et non autrement que l’Angleterre, les États Scandinaves, la Hollande, la Suisse, les États-Unis, ont pu contracter une âme nouvelle[3]. » — Religion nouvelle imposée par la force, deux cents ans dans cet état, puis proclamation de la liberté des cultes : voilà le secret que les révolutionnaires de 1789 n’ont point vu ou n’ont point osé voir. — Chose curieuse, ce que les révolutionnaires n’osaient pas faire en religion, ils le faisaient en politique. « Abolir la liberté sous le prétexte qu’on l’établira plus tard, » c’est ce qu’Edgar Quinet recommande en religion, c’est ce que les révolutionnaires ne font qu’en politique : « Abolir la liberté sous prétexte qu’on l’établira plus tard, c’est le lieu-commun de toute l’histoire de France ; ce fut aussi celui de la révolution. Mais les temps ont prouvé que c’était ajourner la révolution elle-même. Il nous appartient de le dire, cette voie était mauvaise ; elle a préparé la servitude. » Les révolutionnaires se sont donc trompés dans l’application, pour ainsi parler, de leur régime. Ils ont appliqué à la révolution politique la force, la compression, la tyrannie, toutes choses qui ne sont nécessaires et excellentes qu’appliquées à la révolution religieuse. C’est l’erreur capitale de la révolution française. Encore un coup, que n’a-t-elle eu les yeux fixés sur la réforme ! « Partout où elle a éclaté au XVIe siècle, ses premiers actes ont été le brisement des images, le sac des églises, l’aliénation des biens ecclésiastiques, l’injonction d’obéir dans l’intime conscience au nouveau pouvoir spirituel, le bannissement non-seulement des prêtres, mais de tous les croyans qui gardaient l’Eglise au fond de leur cœur. Voilà ce qu’a fait la réforme et comment elle a pu s’établir et s’enraciner dans le monde[4]. » Il n’y pas d’illusion plus forte que de croire que « la force ne peut rien contre les idées. » « Les révolutionnaires, en choses de religion, ont trop compté sur l’esprit public ; c’est là qu’ils ont été libéraux. Ils se sont imaginé qu’une ancienne religion disparaît de la terre, par l’indifférence, la désuétude, ou par la discussion. Il n’est pas jusqu’à ce jour un seul culte, si faux, si absurde que vous puissiez vous le figurer, qui ait disparu de cette manière. Tous ceux qui ont cessé d’être sont tombés non par l’indifférence, mais parce que l’ordre formel leur a été donné de mourir… Si le christianisme se fût contenté de discuter avec le paganisme… les temples d’Isis et de Diane seraient encore debout en Égypte et en Grèce[5]. » — En vain pourrait-on dire que le vœu de la France était contraire à l’établissement par la force d’une religion nouvelle. Oui, sans doute, sur la question religieuse « tous les cahiers se résument par ces mots : Concilier la liberté nouvelle avec le catholicisme et avec l’ancienne royauté[6] ; » mais la question n’est point de savoir si telle était la volonté du pays, mais si l’histoire permet qu’une révolution ne soit pas religieuse, et qu’une révolution religieuse ne soit pas violente. Or, précisément, contre tous les principes, la révolution française a été violente sans être religieuse. Alors à quoi bon être violente ? Ne vous y trompez point, c’est pour cette raison que les hommes ont maudit la Terreur. Ce n’est pas en tant que Terreur qu’ils la détestent, mais en tant que Terreur ne s’appliquant pas aux choses où elle est légitime, en tant que Terreur hors de son domaine naturel, en tant que Terreur hors de son emploi, en tant que Terreur dévoyée. Appliquée à la fondation d’une religion nouvelle, elle n’eût ni étonné, ni scandalisé : « Robespierre et les jacobins qui ont eu l’audace de décimer une nation n’ont pas eu l’audace de fermer avec éclat le moyen âge. Leurs violences sont ainsi sans proportions avec l’idée ; elles n’en sont que plus intolérables. Les massacres de Moïse n’ont point nui au judaïsme, ni ceux de Mahomet au Coran, ni ceux du duc d’Albe au catholicisme, ni ceux de Ziska et d’Henri VIII à la réforme… Les hommes même sans loi, pris en masse, se sont toujours montrés démens pour ceux qui ont versé le sang au nom du ciel. Ils ne gardent leurs sévérités que pour ceux qui, en versant le sang humain, n’ont su y intéresser que la terre[7]. » — Telle est la grande erreur, la grande fausse direction de la révolution française. À la différence de toutes les autres, elle a été relativement libérale en questions religieuses. Au fond, c’est le fanatisme qui lui a manqué. La durée si courte de ce grand bouleversement social ne s’explique que trop par l’absence de fanatisme vrai et profond : « Ce qui est rare, c’est de persévérer dans la première ardeur, de ne pas se laisser abattre par sa propre victoire ; or, c’est ce qui a manqué le plus aux hommes de la révolution. Une si grande fureur s’est dévorée elle-même… Après cet immense fracas, le silence universel ; un éclat formidable, et presque aussitôt un oubli complet de soi-même et des autres. Il semble d’après cela que les révolutions soutenues d’un esprit religieux soient les seules qui n’usent pas les forces humaines[8]. » — Tel était Quinet dans cette période qui va de 1842 à 1865. Son mysticisme doux et tendre était devenu fougueux, ardent et agressif. L’influence de Michelet, l’atmosphère de Paris, le cours du Collège de France, qui était une manière de champ de bataille, les attaques des journaux, les répliques, la poussière du Forum enfin, l’avaient animé et transformé. Le doux rêveur inoffensif d’Ahasvérus, sans cesser d’être inoffensif, était devenu agressif et militant. L’exil, comme il arrive toujours, qui devait le calmer plus tard, n’avait pas commencé par le calmer. Plus lucide qu’autrefois, écrivant sur les jésuites un livre, très incomplet, mais qui est très loin de n’être qu’un pamphlet, écrivant sur la révolution un très beau livre, où il ne perd le sang-froid que quand il parle religion, mais où, à la vérité, il parle religion bien souvent, voyant très bien, par exemple, l’empire sortir nécessairement de la confiscation des biens des émigrés au profit des propriétaires, démêlant très bien dans Napoléon Ier l’Italien gibelin du moyen âge, historien, en somme, beaucoup moins nuageux qu’autrefois, protestant contre la Terreur en la considérant trop comme un « système, » ce qu’elle n’a guère été, je crois, mais avec raison nonobstant, et dans un temps et au sein d’un parti où c’était là un acte d’indépendance, et une trahison courageuse ; il ne sort de la réflexion froide, de la logique et, en vérité, du bon sens, que sur la question religieuse ; mais quand il y touche, il sort complètement de tout cela. Il surprend alors comme un anachronisme, si habitué qu’on soit aux anachronismes les plus extraordinaires, quelque temps que l’on étudie. Cent cinquante ans après Bayle, on est étonné un instant de rencontrer un homme qui a l’âme d’un ligueur ou d’un Théodore de Bèze, chez qui l’instinct religieux est assez profond d’abord, et ensuite assez excité, pour qu’il accepte Calvin tout entier, en le trouvant peut-être trop modéré, et qui, tranquille du reste, pontife grave, et écrivant solennellement de grands livres en beau style oratoire, fait son entretien ordinaire et son rêve cher des massacres de Moïse, de Mahomet, de Ziska et d’Henri VIII. C’est l’idée première qui persiste, l’idée que l’humanité n’est jamais que l’expression d’une pensée religieuse, manque de laquelle tout croule, tout se dissout, tout s’anéantit. Bonald pensait ainsi et De Maistre, chacun du reste à sa façon. Quinet est un De Maistre protestant, moins l’esprit, n’en ayant point, ou un Bonald protestant, moins la logique, n’en ayant pas une très sûre. Comme tous les deux, et comme tous ceux qui n’ont qu’une idée maîtresse, il a la passion de l’unité. L’unité nationale autour de l’unité religieuse et se fondant avec celle-ci, c’est sa pensée de derrière la tête. Il frémit quand il pense que nous sommes un empire divisé et que tout empire divisé périra. Nous sommes inférieurs en ceci aux mahométans : « On ne s’aperçoit pas qu’ils remarquent très bien que, dans notre Occident, l’Église dit une chose et l’État une autre ; ne pensez pas trouver ailleurs la cause principale de notre impuissance à nous les associer. Cette division les frappe comme une infériorité de notre part ; elle est, pour notre monde chrétien, le défaut de la cuirasse. Les mahométans ont atteint avant nous l’unité religieuse et sociale ; nous leur offrons d’en déchoir pour entrer avec nous dans la contradiction. » Unité ! unité ! le salut est là ! C’était le cri de De Maistre ; c’est celui de Quinet. Il est possible qu’ils aient raison ; mais à prendre le mot rétrograde dans le sens courant, ils sont rétrogrades également et tous deux à souhait. Depuis le christianisme d’abord, et depuis la réforme ensuite, ce n’est pas vers l’unité politico-religieuse que nous marchons ; mais vers l’indéfinie division et subdivision des idées et des besoins intellectuels et moraux, en telle sorte que non-seulement il y a plus que jamais une Église et un État, mais au sein de l’État plusieurs églises, et dans chaque église des sectes ou au moins des tendances différentes, et entre les églises des pensées, des croyances ou des convictions individuelles. L’individualisme, c’est justement ce que les esprits comme De Maistre, Bonald et Quinet ne peuvent pas comprendre, ou, s’ils le comprennent, haïssent, redoutent et repoussent de toutes leurs forces. Au fond de leur pensée reste le rêve d’unité religieuse et politique de Louis XIV et de Calvin, qui est le même. Quoi qu’on puisse dire de cet esprit, et quand même, après avoir été celui du temps passé, il devrait être celui d’un temps à venir ; ce qui est assuré, c’est qu’il n’est pas du nôtre.

Ces idées, Edgar Quinet les soutenait avec éloquence, mais avec un défaut qu’il n’avait pas dans sa première manière et qu’il est temps de signaler brièvement. Il était devenu professeur de faculté de 1840, avec tout ce qu’il y a de très bon et de très mauvais dans ce titre glorieux. Le professeur de cours public, à moins qu’il ne soit spirituel, ou n’affecte de l’être, est tenu d’être éloquent. Il faut retenir un public peu homogène, peu capable, sauf une élite, de suivre une exposition purement et sévèrement scientifique, peu constant aussi, qui ne vient pas à toutes les leçons, qui par conséquent ne fait pas crédit, et à chaque leçon exige quelque chose qui l’émeuve, qui le convainque, et qui soit complet et même définitif sur la question traitée. C’est proprement l’impossible. Quelques-uns s’en tirent par l’autorité personnelle, d’autres à force de vrai talent, le talent se tirant toujours d’affaire ; la plupart ne s’en tirent pas du tout. Les plus grands ne peuvent pas s’empêcher, voulant après tout faire leur métier, qui est de retenir trois cents personnes autour d’une chaire, de donner dans les artifices et les prestiges de la parole, c’est-à-dire d’une part dans le jeu de la carte forcée, de l’autre dans la phrase à effet. — Le jeu de la carte forcée consiste à jeter au public, juste à point et au bon moment, ce qu’il dirait lui-même, la banalité du temps, le mot courant de la semaine, er, comme disait Mme de Sévigné, « l’Évangile du jour. » L’Évangile du jour était par exemple, en 1840, l’éloge de Napoléon Ier, l’élégie de la Pologne, ou l’invective contre Rufin, je veux dire contre Loyola. — La phrase à effet, c’est ce quelque chose que cherchait Figaro, ce quelque chose de brillant, d’étincelant, qui a l’air d’une pensée, rapprochement ingénieux sans la moindre solidité, généralisation au hasard dont l’air spécieux séduit pour une minute, et cela suffit dans l’espèce, mais qui étonnera par ce qu’elle a de vide sitôt qu’on sera rentré chez soi. — Ces jeux sont dangereux par l’habitude qu’ils donnent au penseur de se contenter de semblans d’idées, de s’y complaire et d’y rester, surtout quand le penseur était déjà un homme qui n’avait rien de rigoureux dans l’esprit et qui s’était préparé à l’enseignement public par l’élaboration d’Ahasvérus. Edgar Quinet, en toute conscience, et tout en travaillant très sérieusement, ne sut pas se garantir de ces tentations où il n’avait d’avance que trop de pente. Déjà, avant ses cours de 1841 et années suivantes, il avait de ces légèretés graves et de ces étourderies solennelles. Sait-on d’où est né le drame ? De la lutte entre une religion qui décline et une philosophie qui s’élève. L’âme alors, « réveillée en sursaut au milieu de la foi… partagée entre deux impulsions contraires, s’interroge, s’étudie, se divise, pour se donner à elle-même en spectacle et en pâture. L’homme, en ce moment, est véritablement double ; .. l’hymne se brise et des querelles intestines du cœur naissent les dialogues sanglans de la scène. » Voilà de ces choses qui sont irréfutables tant elles sont insaisissables. Est-ce vrai, est-ce faux, est-ce spécieux ? Aucun mot précis ne s’y peut appliquer. Ce n’est rien du tout, et cela a l’air d’être quelque chose. C’est une beauté de cours public. Il a tort de vouloir y ajouter des preuves : « Les peuples qui ont une philosophie sont les seuls qui aient un drame, et l’une et l’autre ont toujours éclaté en même temps… Socrate et Sophocle, Shakspeare et Bacon, Corneille et Descartes, Schiller et Kant. » Je veux bien ; tant la multiplicité des objections possibles me lasse d’avance, et tant la fragilité, l’arbitraire, l’enfantillage des rapprochemens me désarme. Je veux bien ; mais à quoi bon ? À quoi servent ces généralisations oratoires si faciles que rien n’appuie et qui n’éclairent rien, et qui n’apprennent rien, et semblent un jeu de l’esprit pour le divertissement des oreilles ? Elles ne servent qu’à fausser l’entendement de celui qui a le tort de se les permettre et d’en prendre l’accoutumance. Les livres comme le William Shakspeare, de Victor Hugo, sont le dernier terme de cette déplorable méthode. Quinet qui, du reste, n’a jamais écrit un livre comme William Shakspeare, tombe bien souvent dans ce défaut. Il y a dans la révolution française, n’est-ce pas, du Luther et du Grégoire VII ? Certainement, attendu que dans toute période de l’histoire humaine il y a de l’instinct de révolte et de l’instinct de tyrannie. Mais vous ne voyez pas la conclusion magnifique que l’on peut tirer de là et l’espérance sublime qu’on peut en concevoir ? Vous avez la vue bien courte : « Voilà donc les deux principes les plus contraires, Grégoire VII et Luther, qui fermentent dans les mêmes cœurs, les mêmes assemblées, la même révolution : signe palpable que l’avenir, en s’élevant, peut concilier tout ce que le passé a séparé. » Oh ! qu’en savons-nous, et de ce que, par exemple, les hommes ont toujours été bons et méchans, conclurons-nous qu’il doit y avoir un jour conciliation de ces élémens longtemps contraires ! Voilà des manières de raisonner ! — Ce sont manières de professeur éloquent de 1840. Proudhon, qui arrivait à Paris vers ce temps-là, était exaspéré en sortant des cours publics. L’exaspération est de trop ; mais je reconnais que la logique robuste du Jurassien devait quelquefois souffrir. — Jusqu’à la fin, Quinet a eu de ces complaisances à une dialectique facile. Dans la Révolution il dira : « Le premier personnage qui entre en scène est le parlement ; il réclame les États-généraux de 1614 ; pour lui, le plus lointain avenir était de refaire une Fronde. » Réclamer en 1789 les états-généraux, réunis pour la dernière fois en 1614, ce que toute la France réclame, c’est vouloir refaire la Fronde ? En quoi ? Pourquoi ? Quel rapport ? Quel lien ? Que voulez-vous dire ? Rien du tout. Parlement… Fronde… la phrase est faite ; n’est-ce point ce qu’il faut ? — Jusque dans la Création il aura cette illusion de l’esprit qui consiste à croire qu’une idée est juste ou probable parce qu’elle fait une phrase équilibrée : « Si la géologie est avant tout une histoire, elle doit reproduire les lois les plus générales de l’histoire. » Je ne vois pas ce qui l’y force, si ce n’est le nom que vous lui donnez, et qu’elle n’est pas tenue de prendre. Jusque dans l’Esprit nouveau, avec une légèreté, cette fois incroyable, il fera tout un chapitre, et même sept ou huit, sur cette idée : la philosophie allemande moderne (Schopenhauer, Hartmann, il les nomme) est la philosophie du désespoir ; les vainqueurs sont désespérés, les vaincus joyeux, « les vaincus consolent les vainqueurs ; » les Allemands devraient être enivrés de leurs triomphes, « on devrait s’attendre à rencontrer un prodigieux fantôme d’orgueil dans les créations de l’esprit allemand. Tout a réussi à l’Allemagne : elle est au comble de ses vœux. Elle a la force, la victoire. Sa coupe est pleine, son orgueil rassasié. Parvenue à ce faîte, quelles pensées lui auront été inspirées par les complaisances inouïes de la bonne fortune ? Pensées d’allégresse… Non, satiété, dégoût des choses divines et humaines, horreur de l’existence. » Mais, pardieu, Schopenhauer est mort en 1860, et la Philosophie de l’Inconscient, est de 1869 ; et voilà un raisonnement qui se casse le nez. Que Schopenhauer est mort en 1860, Quinet le sait, n’en doutez pas ; mais il ne veut pas le savoir, parce que, s’il s’en souvenait, tout ce développement à la Sénèque serait perdu, et convenez que ce serait dommage. — Mauvaise tournure d’esprit cependant, qui a été à différens degrés la nôtre pendant cinquante ans environ, et dont nous avons beaucoup de peine à nous affranchir. C’est elle qui irritait si fort M. Taine au début de sa carrière ; c’est contre elle qu’il a lutté de toutes ses forces, suivi par d’autres dans cette bonne œuvre. C’était une maladie oratoire. Elle était née de l’admiration pour les orateurs emphatiques de la révolution française, et du désir de les imiter dans les assemblées parlementaires. On lisait les quarante volumes de l’Histoire parlementaire de la révolution française, de Buchez, et l’on faisait son cours avec la secrète intention de se préparer far là à la grande éloquence de la chambre des députés ou de la chambre des pairs. On ne saura jamais combien de professeurs de faculté sont devenus éloquens par émulation de M. Mauguin. Or, cette éloquence parlementaire ne laissait pas d’être souvent un peu creuse et superficielle. Elle était souvent alors ce qu’est maintenant notre éloquence de réunion publique. Les Français, n’ayant pu avoir la parole publique laïque qu’à partir de 1789, avaient eu un apprentissage à faire en cela et une période d’adolescence oratoire à traverser. Guizot, Thiers. Dufaure, ces derniers surtout, ont beaucoup contribué à ramener l’éloquence française à la simplicité et à la stricte logique. Mais ce retour n’était pas accompli vers 1840, et les poètes romantiques devenus historiens et professeurs, avec ambitions politiques, devaient longtemps garder des traces de l’éloquence néo-révolutionnaire qui eut, pendant tout le règne de Louis-Philippe, grande faveur, et en 1848 son plein épanouissement.


IV

L’exil, comme j’ai déjà dit, fut plus favorable que nuisible à Edgar Quinet. Sa pensée y devint plus calme, plus sereine et plus élevée. Même dans la Révolution, sauf les tendances homicides contre le catholicisme, qui tenaient trop profondément au sentiment intime de Quinet pour qu’on pût lui demander de les répudier, il est libéral, équitable et généreux. De 1865 à 1869, il mit à exécution un grand dessein qui, depuis plusieurs années déjà, l’avait sollicité dans sa solitude. Il s’était appliqué à l’histoire naturelle et particulièrement à la géologie ; il avait lu de près et très bien entendu, les savans eux-mêmes le reconnaissent, tous les livres de sciences qui décrivent et cherchent à expliquer la formation de notre petit univers, et en 1869 un Quinet bien inattendu se révéla, un Quinet, non plus disciple de Herder, de Ballanche et de Vico, non plus tenant et compagnon d’armes de Michelet, mais élève de Lamarck, d’Herbert Spencer, de Darwin, de Lyell et de Lortet. C’était un renouvellement prodigieux pour un homme qui avait passé la soixantaine, qui n’avait jamais eu d’éducation scientifique, n’ayant étudié dans sa jeunesse que les seules mathématiques, et qui avait été dominé pendant tout son âge mûr par une sorte de mysticisme sociologique ne soutenant avec l’esprit scientifique que des rapports assez lointains. Rien ne fait plus grand honneur à Quinet. L’ardeur de généraliser a des dangers ; elle a quelquefois de très bons effets. C’est elle qui a conduit Quinet à l’histoire naturelle. La loi suprême de l’humanité, la loi des lois, la loi qui explique toutes les sociétés et leurs causes et leurs progrès et leurs ruines, c’est toujours ce que Quinet avait cherché. Il l’avait cru trouver dans l’action de Dieu sur le monde, ou, au moins, dans l’action sur le monde de l’idée que le monde se fait de Dieu. Dans la solitude pensive de son exil, il s’était peu à peu tourné vers la science, et c’est à la science que l’idée lui était venue de demander le même secret. Il n’étudie la géologie que dans l’espoir d’apprendre la loi de la marche de l’humanité. Il demande à l’histoire naturelle des leçons de politique. Qui le pousse à croire qu’il les y trouvera ? Pourquoi la géologie considérée comme initiation aux sciences sociales ? Et pourquoi, pour savoir la loi de l’histoire, s’adresser à l’histoire naturelle ? Pourquoi ? Mais parce que Quinet, le généralisateur, est toujours le même, quoique ayant changé de voie, et que, s’il a changé de voie, il n’a changé ni d’objet ni de méthode. Il cherche la loi suprême, voilà son objet ; il part de l’idée qu’il y a unité dans les choses, voilà le principe de sa méthode. Il y a unité dans les choses ; elles se ramènent à un ; voilà pour lui ce qui est incontestable et d’où l’on doit partir. Autrefois, il ramenait toutes choses à une seule cause, l’action du divin sur le monde ; maintenant il se dit : nous savons de la géologie, la géologie est plus vaste que l’histoire, voyons ses lois, et comme il y a unité dans les choses, soyons sûrs que les lois de la géologie seront celles de l’histoire, que celle-là expliquera celle-ci, et que le secret sera trouvé. Tel est le dessein de la Création ; appliquer la méthode des sciences naturelles aux sciences politiques et expliquer les lois politiques par les lois de la nature. Mais il faut pour cela être bien sûr qu’il y a, en effet, unité dans les choses. Précisément : qu’il y ait unité dans les choses, c’est ce dont Quinet ne doute pas, ne peut pas douter.

C’est qu’il reste et resta toujours un esprit profondément théologique. Au fond, cette unité dans l’organisation des choses, c’est le dessein de Dieu, dessein qui doit être unique, puisque Dieu est un. Quinet continue de chercher Dieu. Il le cherche dans la création comme il le cherchait dans l’histoire. Il part de ce principe : Dieu est, Dieu est un, Dieu n’a qu’une volonté. Voici la géologie. Elle est intéressante. Oui ; non certes pour elle-même, qu’importerait ? mais Dieu doit y avoir laissé la marque de sa volonté, et cette volonté étant une, nous aurons du même coup le secret du dessein de Dieu sur nous.

Même en se plaçant au point de vue déiste, cette méthode est bien arbitraire. Qui nous assure que Dieu soit forcé de n’avoir qu’une volonté, et de faire toutes choses de la même manière, et de conduire tous ses desseins sur le même plan, et par exemple, de mener la marche de l’humanité comme la marche du développement des espèces ? Rien ne nous en assure que le désir que vous avez qu’il en soit ainsi pour que tout soit un, ce qui est plus beau. La raison ne vaut pas ; car rien non plus n’assure que pour Dieu comme pour vous l’un soit plus beau qu’autre chose. Là encore vous vous flattez trop d’assister au conseil de Dieu et qu’il n’y a rien de caché pour vous dans sa pensée. Quoi qu’il en soit, telle fut l’idée maîtresse de la Création.

Elle est séduisante parce qu’elle est vaste ; elle est même spécieuse parce qu’elle satisfait ce désir d’unité qu’il faut compter parmi les besoins intellectuels de l’homme. Nous avons besoin de l’ordre universel, et nous avons besoin aussi, jusqu’à présent, que l’ordre universel ressemble à un ordre humain bien établi, ou qui est tombé juste. Pour serrer de plus près, nous avons besoin de symétrie. Il nous faut des correspondances, des « répliques » d’une partie à l’autre du monde. Il nous agrée que la nature soit faite comme l’humanité ou l’humanité comme la nature. C’est un argument pour certains sociologues que la nature soit despotique ou égalitaire, selon qu’ils la voient telle ou telle. Les païens faisaient la nature tout humaine ; ils la créaient à leur image, autrement dit, ils la voyaient avec leurs yeux, lis y mettaient une multitude de puissances individuelles plus ou moins grandes, plus ou moins intenses, agissant chacune à sa façon, sur la matière, se combattant entre elles, ou se hiérarchisant entre elles, selon les temps. En un mot, ils voyaient la nature comme ils se voyaient. Et maintenant que nous connaissons mieux la nature, voici un homme qui n’est pas le seul à juger ainsi, qui s’avise, non plus de penser que la nature ressemble à l’humanité, mais que l’humanité doit ressembler à la nature. Il n’humanise plus la nature, il naturalise l’humanité. Au fond, il fait tout comme les anciens ; il obéit au même besoin ; il veut que les choses se ressemblent les unes aux autres ; il veut l’uniformité universelle par amour de l’ordre universel, et sa méthode est d’oublier les différences pour arriver à voir l’uniformité. Le paganisme était un naturalisme anthropomorphique, et voici que paraît une anthropologie naturaliste ; voici qu’on ne fait plus la nature à l’image de l’homme, mais l’homme sur le modèle de la nature. Procédé inverse, même instinct : vouloir que tout se ressemble. Pourquoi ? Pour croire qu’on comprend, pour avoir un système, c’est-à-dire un ensemble bien lié d’analogies. Et ceci encore pourquoi ? Pour se reposer sur ce système, et respirer enfin dans cette quiétude qu’on appelle la certitude. Un système, comme probablement toutes les œuvres humaines, est un immense effort, inspiré par la paresse, à son profit.

Celui-ci soulève bien des difficultés. Et d’abord, à quelle nature prétendez-vous que doit ressembler l’humanité ? car il y en a plusieurs. À la nature géologique ? Aimerez-vous à croire que les sociétés suivent dans leur développement une marche analogue à celle des révolutions géologiques sur laquelle la science nous donne quelques lueurs ? Pourquoi le croiriez-vous ? Et quelle apparence qu’une race animale doive reproduire en son processus celui de la planète sur laquelle elle vit ? Quinet a tiré quelques considérations de ce point de vue ; mais elles ont par trop évidemment un caractère tout imaginatif. À la nature animale ? Ceci plaît mieux à l’esprit, quoique encore, à moins d’être dans le conseil de Dieu, rien ne nous dise que notre manière d’être doive nécessairement être analogue à celle des animaux. Mais ici encore les objections s’offrent en foule. Quinet les fait lui-même. Par exemple, il s’agit d’expliquer par les lois de la nature animale les lois de la nature humaine. Or, ce qui rend cette synthèse incommode, l’homme change et l’animal ne change pas. L’homme est un être variable, et l’animal un être fixe, relativement au moins, et à considérer des milliers d’années, ce qui, dans la question agitée, est quelque chose : « Tous les autres êtres, comme dit Quinet, dans son très beau langage, sont, pour ainsi dire, immobilisés et fixés dans le temps, sont toujours au même point de la durée, en ce sens qu’ils font exactement le lendemain ce qu’ils ont fait la veille ; l’homme seul a la faculté de se mouvoir non-seulement dans l’espace, mais dans le temps. Cette puissance de locomotion à travers les époques, voilà un trait qui n’appartient qu’à lui et le sépare profondément de la nature vivante. » Assurément, mais dès lors quoi donc ? Quelle lumière l’histoire des animaux pourra-t-elle vous donner sur l’histoire de l’homme ? L’homme, et c’est ce qui lui a donné l’idée du progrès, est un animal changeant et qui aime le changement. C’est un animal inquiet. Il a d’autres définitions ; mais c’est une de celles qui lui conviennent le mieux. Quelque chose de véritablement extraordinaire a paru dans le monde


Lorsque l’âme anxieuse eut habité les corps.


Dès lors l’animal qui veut changer, et qui croit gagner au changement, existait, et, comme dit très bien Quinet, se mouvait non-seulement dans l’espace, mais dans le temps. Si une si énorme différence existe, sans parler des autres, entre l’homme et les animaux, que nous apprendront les animaux sur nous ? Car, remarquez, c’est le secret de l’histoire, c’est, partant, le secret des variations de l’homme que vous demandez à qui ? À ceux qui ne varient point. Où vous conduirait cette considération, si vous la poussiez ? ce serait non à établir une nouvelle philosophie de l’histoire, mais à nier qu’il y en ait une. À vous suivre, pour ainsi parler, plus loin que vous n’allez, on dirait, ce me semble : « l’homme est un animal ; l’animal ne change jamais, sinon quand l’espèce change, se métamorphose elle-même ; donc l’homme ne change point. Il croit changer. Il y a pour lui, pour lui seul, par illusion personnelle, des apparences de changemens dans son état. Il est en réalité toujours le même. Il ne change qu’à disparaître, qu’à se transformer en une autre espèce très différente. Mais ceci n’est plus de l’histoire, mais de la préhistoire ou de la posthistoire. Dans les limites de l’histoire, l’homme ne change point. Il n’y a point de processus, il n’y a point de courbe, de graphique historique. La philosophie de l’histoire n’existe pas. » Conséquence extrême de l’objection que Quinet reconnaît juste, adopte et fait lui-même ; conséquence que, ce me semble bien, acceptait Buffon, où je ne laisse point d’incliner ; conséquence, en tout cas, qui eût dû bien faire réfléchir Quinet sur le système, ou, au moins, la méthode qu’il embrassait avec tant de confiance.

Mais si l’espèce animale, telle que nous la connaissons, ne change point, les récentes hypothèses des naturalistes nous invitent à croire qu’au cours du temps illimité les espèces ont changé, se sont transformées les unes en les autres, ont évolué d’origines très éloignées de l’état actuel aux formes sous lesquelles nous les voyons de nos yeux. Transporter les lois de l’évolution du domaine de l’histoire naturelle au domaine de l’histoire humaine est donc possible, légitime peut-être et raisonnable. Il faut faire une distinction. Qu’une loi qui est une nécessité pour tout être vivant, comme la tendance à la persévérance dans l’être, comme la lutte pour la vie et la survivance du fort, qu’une loi qui est telle que, si elle n’existait pas, l’être cesserait d’être, soit reconnue comme régissant l’homme aussi bien que les animaux, cela sans doute est très raisonnable, et encore, après que vous l’aurez constatée dans l’espèce humaine comme dans les espèces animales, ce qui revient à dire que vous appliquerez raisonnablement à l’espèce humaine les lois du monde animal que vous n’auriez pas eu besoin d’emprunter au monde animal pour les reconnaître chez l’homme. Mais les lois qui n’ont pas un caractère de nécessité, rien n’autorise à les faire comme passer de l’animalité à l’humanité pour comprendre et expliquer celle-ci. Ce n’est point légitime, à peine est-ce indiqué. Et surtout appliquer à l’histoire, si courte, les lois qui ont peut-être régi les transformations des espèces dans des périodes immenses de temps et à travers des monceaux de siècles ; dire : les espèces évoluent selon telle loi en trois cent mille ans, donc l’humanité évolue selon la même loi au cours de six siècles, c’est-à-dire en dix-huit générations : rien n’est plus arbitraire ni plus téméraire, et c’est encore de ces généralisations hardies qu’il ne faut point mépriser, parce que c’est ainsi que l’homme pense quelque chose et que c’est à coups d’hypothèses qu’il conserve en l’exerçant sa faculté de penser, dangereuses pourtant et pleines de hasard, et qu’il faut suspecter en même temps qu’on les forme, et surveiller avec défiance en même temps qu’on les fait naître.

La Création reposait donc sur une idée qui n’est pas prouvée, qui, ce me semble, ne le sera jamais ; elle était destinée à n’apporter aucune lumière vraie sur les destinées tant passées qu’à venir de notre espèce ; surtout à cause d’un véritable vice de raisonnement, qui est celui-ci. Quinet n’explique pas seulement l’histoire de l’homme par l’histoire du monde ; il explique aussi l’histoire du monde par l’histoire de l’humanité, tant il croit à l’existence certaine d’une harmonie préétablie entre les deux. Cela jette une étrange confusion et déroute l’esprit du lecteur. Dans le premier cas l’hypothèse étant forte, et dans le second, l’hypothèse étant plus forte encore, la vraisemblance est altérée par ce que l’auteur croit qui la complète, et la créance du lecteur ébranlée, par ce que l’auteur croit qui la soutient. C’est bien là qu’on voit l’intrépidité de suppositions d’Edgar Quinet et la confiance, l’ingénuité, pour ainsi dire, de son systématisme. Le livre en est comme vicié.

Est-ce à dire qu’il soit méprisable ? Il s’en faut bien. Et d’abord, comme livre descriptif, il est très beau. Quinet était un poète, un poète de second ordre, de ceux qui ont besoin d’une matière déjà élaborée pour féconder leur imagination et l’exciter. Beaucoup sont ainsi. L’un traduit en beaux vers des tableaux peints, l’autre, ou le même, des pages de musique, l’autre de vieilles légendes déjà rédigées par quelque naïf chroniqueur ancien, l’autre des livres de zoologie. Quinet avait fait un poème extrêmement confus, mais où se trouvent de magnifiques pages, Ahasvérus, avec des souvenirs de Ballanche combinés avec des réminiscences de Faust. Il en fit un autre avec les livres de géologie qu’il avait lus, et la Création est un poème des époques de la nature, beaucoup moins imposant, d’une suite beaucoup moins magnifique et puissante que celui de Buffon ; mais singulièrement captivant et pittoresque, et ample et vaste encore.

Excellente chose pour les hommes d’imagination que la science, quelle qu’elle soit au temps dont ils sont. Meilleure que la psychologie, qui quelquefois les dessèche un peu, ou, au moins, les subtilise ; meilleure que la métaphysique, qui les égare un peu, ou semble les volatiliser. La science, même hypothétique, par son objet leur donne une assiette solide, ayant toujours, du reste, des proportions assez vastes, ouvrant d’assez longues perspectives pour donner à leur pensée tout son essor. Jamais Quinet n’avait plus que dans la Création tracé des tableaux profonds et clairs, à larges plans bien distribués où circule librement l’air tranquille ou les grands souffles. Même au point de vue philosophique, il s’en faut qu’il n’ait point profité à réfléchir sur le grand livre ouvert de la nature et qu’il n’y ait point recueilli de bonnes leçons. Il faut tâcher de tout démêler : s’il est vrai, ou bien probable, qu’il n’y ait pas dans l’histoire naturelle à saisir des lois applicables à la sociologie, il y a à y prendre d’excellentes habitudes et attitudes d’esprit, qui, transportées dans la sociologie, font qu’on y voit mieux, et c’est le vrai profit, celui-là, que tire un sociologue de l’histoire naturelle. La contemplation de la nature rend l’esprit calme, froid, par suite plus lucide. Si Buffon a montré, en choses de philosophie morale, un si admirable bon sens, c’est qu’il avait des habitudes de savant, d’observateur et d’homme qui mesure les temps par milliers de siècles, et, certes, ce qui manquait le plus à Quinet jusqu’ici, c’était la raison glacée de Buffon. Il a pris un peu de ces qualités qui étaient loin d’être les siennes à lire Darwin et Herbert Spencer. Par exemple, n’est-ce rien que la transformation que subit dans l’esprit de Quinet l’idée de progrès ? Comme à peu près tous les hommes de son temps, il avait cru au progrès, non-seulement indéfini, mais sans arrêt, et rectiligne, et que tout changement est un profit et que tout pas est une victoire et que toute secousse est une ascension. L’humanité dans ce système est un ambitieux qui réussit toujours. De là, d’abord une très grande chance d’illusion ; ensuite un penchant à s’agiter sans réfléchir dans la conviction que toute agitation ne peut aboutir qu’à un progrès ; ensuite une véritable immoralité dans les considérations historiques, tout événement qui a abouti étant tenu pour une amélioration et justifié par cela seul qu’il s’est produit, en d’autres termes, — tout ce qui a eu lieu étant jugé un bien, — comme étant un mieux. À le prendre rigoureusement, comme beaucoup l’ont pris en notre siècle, le dogme du progrès se ramène ainsi à un fatalisme absolu, qui a deux aspects : fatalisme proprement dit, passif, résigné et approbateur, pour le passé : tout ce qui est arrivé est une bonne chose ; — fatalisme actif pour l’avenir : remuons toujours ; ce qui sera sera, et sera bon. Quinet en causant histoire naturelle avec ses auteurs, remarque ou croit remarquer « que la nature ne marche pas d’un pas toujours égal au progrès, par une ligne droite, continue ; que le même genre n’est pas toujours en progrès ; que les générations d’une espèce ne l’emportent pas nécessairement sur les générations des époques analogues dans les temps antérieurs ; » que, « quand la nature a tiré tout ce qu’elle a pu d’un genre, d’une espèce, elle les laisse dans une immutabilité qui ressemble à un déclin… » Il en conclut qu’il doit en être de même dans la marche de l’humanité, qu’il doit y avoir flux et reflux, progrès et retour en arrière, que, si le présent est toujours fils du passé, il peut lui être inférieur comme il peut lui être supérieur, et, s’il n’est pas tenu de l’adorer, n’est pas obligé non plus de le mépriser. Comme conclusion, ceci est douteux ; rien ne prouve, rien n’indique que, parce que la nature ne connaît pas le progrès indéfini, l’homme ne doit pas le connaître. Comme induction, comme analogie, c’est très bon, et très légitime. C’est, sur un point de sociologie, la remarque judicieuse d’un esprit qui a pris de bonnes habitudes dans l’histoire naturelle ; ce n’est pas plus, mais c’est cela ; et le voilà, le profit, non point logique, mais moral, non pas rationnel, mais psychologique, qu’un sociologue tire de la science générale. Il y a appris, on vient de le voir, à substituer, par exemple, la notion d’évolution à celle de progrès. Le progressiste affirme que les choses sont toujours de mieux en mieux ; l’évolutionniste, plus modestement, estime que les choses ne sont pas toujours la même chose. À cette simple substitution, Quinet s’est libéré, en quelque sorte, s’est affranchi ; il s’est débarrassé d’un dogme qui enchaîne l’approbation au fait accompli, qui justifie également les succès du droit et ceux de la force, et qui même, à bien parler, ne justifie que la force, puisque le droit n’a pas besoin d’être justifié.

Voyez encore son ingénieuse application, qu’il n’est pas le premier à avoir faite, mais qu’il a très heureusement exposée, de la division du travail physiologique à la division du travail social. À mesure que le travail physiologique est plus divisé dans un être, l’être est plus parfait, comme on dit, et, disons simplement, est plus propre à l’acte et possède une plus grande sphère d’action. De même, dans la société, si chaque fonction a son organe, si le travail de la vie sociale se distribue rigoureusement entre des agens divers ayant des tâches très nettement délimitées et incommutables, autrement dit, si l’organisation de la société est intelligemment très compliquée, la société sera meilleure, plus saine et plus forte. — Comme conclusion, ceci n’est pas rigoureux ; nous ne savons pas du tout si une société humaine est un « organisme, » c’est-à-dire un animal ; et Montesquieu n’a pas eu besoin de tenir la société pour un animal pour recommander la division des pouvoirs ; mais, comme analogie, c’est bon ; et si l’histoire naturelle ne nécessite pas telle organisation sociale, il ne nous coûte rien de reconnaître qu’elle éclaire l’organisateur. En tout cas, être, par l’étude des sciences naturelles, amené à cette idée, ou confirmé dans cette idée, peu familière, je crois, à Quinet antérieurement, que le simplisme est une tendance très dangereuse en sociologie, est une chose que nous ne pouvons point ne pas tenir pour excellente.

Non moins ingénieuse encore, quoique plus hasardée, la comparaison du machinisme avec le perfectionnement de l’organisme animal. Les organes de l’animal, ce sont ses outils. Or dans l’évolution-des espèces, « quand un groupe animal acquiert une faculté nouvelle, un organe meilleur, feuille, racine, antenne, écaille, œil, dent ou défense, beaucoup de ses congénères ont à souffrir de cette supériorité ; l’espèce entière en profite. De même, toutes les fois que l’homme s’élève à un art, à une industrie ou à une machine plus complète, beaucoup de métiers, de professions, d’individus souffrent de l’innovation ; le genre humain y gagne et s’élève d’un degré. » Il n’est pas très sûr que Quinet ne cède point ici à ses instincts généralement un peu trop optimistes et ne fausse pas un-peu l’histoire naturelle pour arriver à une conclusion sociologique consolante. Quand un groupe animal acquiert un organe nouveau, il ne fait pas seulement souffrir ses congénères moins bien armés, il les détruit ; le groupe mieux armé fait le vide autour de lui et procrée désormais l’espèce à lui tout seul. Le machinisme considéré comme organe nouveau, si la comparaison est exacte, est donc d’abord tout simplement homicide, ce qui, pour commencer, est attristant… — et ensuite procréateur d’une humanité meilleure, plus forte, produisant plus avec moins d’efforts ! — Peut-être ; mais il n’en va pas de l’homme comme des animaux, et chaque homme ne naîtra pas pourvu de la nouvelle machine comme l’animal de son nouvel organe ; et voilà une bien grande différence ; car l’animal, naissant pourvu de la machine de son père, ne fait que bénéficier du progrès accompli, l’homme naissant aussi nu que l’anthropoïde et trouvant la machine non au bout de son bras, mais à côté de lui, montée, possédée et gardée par d’autres, le plus souvent n’en sera que le serf, et le bénéfice qu’il en pourra tirer de par le bien-être général ne compensera point l’esclavage où personnellement il sera astreint. La question tout au moins n’est point aussi simple que Quinet nous la présente, et ce que j’en dis n’est que pour marquer une fois de plus que ces analogies, si séduisantes qu’elles soient, entre les choses d’histoire naturelle et les choses de sociologie, clochent toujours par quelque endroit. En somme, les différences entre les animaux et l’homme seront toujours plus nombreuses que leurs ressemblances, et toute conclusion tirée des uns pour être appliquée à l’autre sera toujours très hasardée. Le vieux Buffon, avec la ligne de démarcation très forte qu’il trace et qu’il maintient entre le règne animal et le règne humain, reste encore le plus raisonnable. Mais on voit nonobstant quelles qualités d’esprit toutes nouvelles l’histoire naturelle avait données à Quinet, et quel véritable renouvellement de toute son intelligence s’était produit. Il voyait de plus haut, il voyait plus loin ; il avait pris à la science quelque chose de sa sérénité, de sa liberté aussi ; il en était moins asservi à certains préjugés d’école, ou de parti, ou personnels. Il a cité une magnifique et profonde parole de Marc-Aurèle : « Vois, examine de près, comme tous les êtres se transforment les uns dans les autres. Exerce à cela constamment ta pensée. Rien n’agrandit davantage l’esprit, οὐδὲν γὰρ οὕτω μεγαλοφροσύνης μοιητιϰὸν. » Il sentait bien que Marc-Aurèle avait dit très juste, d’une façon générale, mais particulièrement pour Edgar Quinet, et qu’Edgar Quinet devait être très particulièrement reconnaissant à la science, « cette ouvrière des grandes pensées, » et qui nous affranchit des petites.


V

Les dernières conclusions d’Edgar Quinet, telles qu’on peut les tirer de la République, conditions de la régénération de la France, et de l’Esprit nouveau, sont confuses et mal assurées. Comme tous les penseurs, il n’a pas eu assez d’une vie, pourtant assez longue, pour aboutira une doctrine définitive, n’y ayant que ceux qui pensent peu à qui une existence suffise pour conclure. Lui, surtout, se transformait au moment où il approchait du terme, et le temps lui a manqué pour achever son dernier stade intellectuel. Tout pénétré d’esprit théologique jusqu’en 1865, touché et assez profondément atteint par l’esprit scientifique à la date de 1869, il devait mourir, en 1874, sur une pensée positiviste un peu vague et comme flottante qui n’avait pas pris pour lui toute consistance et solidité. Dans la Révolution, il disait encore : — « Les savans ont aussi leur chimère ; ils se figurent que la science remplacera prochainement la religion. C’est mal connaître l’homme. La religion et la science se rapprochent indéfiniment ; elles ne se confondent jamais ; elles sont les asymptotes de la grande courbe humaine… Il y aura toujours des questions auxquelles la science ne pourra répondre ; et ce mystère formera le fond inépuisable des religions futures. » — Et, dans l’Esprit nouveau, c’est par une espérance de religion scientifique qu’il répond à la dernière angoisse de son cœur et de son esprit. La philosophie de l’avenir sera « la philosophie de la vie universelle. » L’homme trouvera sa loi dans la loi du monde enfin ramenée à l’unité. Il s’apercevra que « la même loi reconnue dans les orbites des astres, retrouvée dans les formations géologiques, dans la succession des règnes, » s’applique à lui, se retrouvant « dans la formation des sociétés et dans le secret de la conscience humaine. » Et, dès lors, son effroi cessera, et son anxiété héréditaire et son inquiétude éternelle ; parce qu’il ne se sentira plus isolé, ce que, jusqu’à présent, il a cru être. Il ne dira plus : « Il n’est rien de commun entre la terre et moi, » découvrant, au contraire, que tout est commun entre la terre et lui, que le monde le soutient, que « tout lui répond dans l’infini » et qu’il « marche en compagnie des mondes. »

Ces dernières pages que Quinet ait écrites sont, certes, des plus belles. Elles sont peu probantes ; ressemblant en cela à beaucoup d’autres pages de Quinet, elles ne prévoient pas assez l’objection, et ne sont que des affirmations bien éloquentes. L’objection ici, c’est que plus va l’homme, et à mesure même qu’il oublie davantage ses religions et ses métaphysiques, plus il s’attache à la morale d’une forte étreinte et y voit sa loi propre, qu’il cherche à établir et à soutenir comme il peut, mais à laquelle il tient comme à quelque chose qui est sa substance et sans quoi il disparaîtrait. Toutes les philosophies, si dissemblables qu’elles soient, tous les systèmes, veulent aboutir à la morale traditionnelle, et trouvent toujours, en effet, avec plus ou moins d’adresse et par un plus ou moins long détour, le moyen d’y aboutir. La morale, c’est l’homme même ; il ne l’oublie que quand il ne pense pas, et sitôt qu’il s’envisage comme faisant partie d’une société, c’est-à-dire dès qu’il se considère comme animal sociable, c’est-à-dire dès qu’il se regarde comme homme, il s’y rattache énergiquement. Or la nature est immorale ; le monde qui nous entoure est immoral ; les règnes, minéral, végétal, animal, sont immoraux ; nous-mêmes, entant qu’engagés à moitié et plus qu’à moitié dans la nature, nous sommes immoraux ; nous sommes immoraux en tant qu’animaux, sacrifiant les êtres faibles pour nous nourrir ou nous amuser, sacrifiant même nos semblables pour nous enrichir ou nous glorifier, et ainsi non-seulement la nature insensible, non-seulement la végétalité, non-seulement l’animalité, mais l’histoire même, en grande partie est immorale, et il n’y a rien qui ne soit immoral, sinon la morale elle-même. Cette morale, est-ce donc la science qui pourra nous l’apprendre, est-ce la science qui pourra la fonder ? Est-ce la science, laquelle ne fait qu’enregistrer et classer des milliards d’actes immoraux et des centaines d’institutions immorales, magnifique organisation au point de vue intellectuel ou esthétique, au point de vue moral horrible et monstrueux chaos, d’où jamais, depuis des monceaux de siècles, une lueur, une étincelle ou une ombre de moralité n’est sortie, si bien qu’à prolonger dans le passé l’histoire démesurée de la nature, la science ne fait qu’augmenter et élargir à l’infini le scandale de l’immoralité de l’univers ? Est-ce de cette science qu’un jour on tirera la morale ? Quelque adresse qu’on y mette, il ne paraît pas. Reste donc cette antinomie ; et reste avec elle le problème ardu du temps présent ; restent avec elle ces tendances de retour vers les anciennes religions et les anciennes métaphysiques ; restent avec elle ces essais aussi de morale sans fondement et sans soutiens, de morale se suffisant à elle-même et isolée ; puisque aussi bien l’être moral, en tant que tel, est isolé aussi et sans rien qui semble lui répondre dans l’ample sein de la nature ; restent enfin toutes les questions qui concernent l’homme même, et sur lesquelles la science l’éclairé sans doute, mais sans pouvoir prétendre à le guider. C’est une sorte de nouvel ὁμολογουμένως τῇ φύσει (homologoumenôs tê phusei) que le Quinet de la Création et de l’Esprit nouveau nous propose. À mesure qu’on connaît mieux la nature, on s’aperçoit que ce ne peut guère être une règle de conduite humaine que de l’imiter. Les stoïciens sont encore des poètes optimistes ; ils le sont moins que les païens ; mais ils ne laissent pas de le demeurer en partie. Si les païens voient dans la nature un peuple de dieux, les uns bienfaisans, les autres désagréables, mais tous, à les prendre en général, pitoyables et susceptibles d’être apaisés et pacifiés, les stoïciens voient dans la nature un immense animal divin, sinon très bon, du moins très intelligent, très raisonnable, pacifique, serein, calme, dont l’ordre, l’harmonie, la constance, le dessein suivi, forment l’essence, et à qui l’on ne saurait guère mieux faire que « se conformer. » Leur morale peut donc encore se rattacher à leur métaphysique ou plutôt à leur cosmologie.

La science moderne ne voit pas l’ordre moral, aucun ordre moral, dans la nature. Si donc elle était prise pour maîtresse de religion et de morale, elle conduirait, ultra-rétrograde en cela, à l’adoration de dieux méchans, ou tout au moins iniques, extrêmement durs et cruels, tels que dans les religions primitives ; et elle conduirait à ne recommander pour notre conduite que l’emploi hardi et intelligent de la force, et l’oppression, sans hésitation et sans remords, du plus faible par le plus énergique, le mieux armé ou le mieux associé. Mais la science ne nous demande pas de la prendre pour guide moral ; elle ne veut être que la science ; elle croit qu’il est fort salutaire que nous l’écoutions et fassions commerce avec elle pour nous donner d’excellentes habitudes d’esprit que nous transporterons ailleurs ; mais elle ne prétend pas nous donner directement ni nous imposer une règle de vie. Ceux qui, sans qu’elle les y invite, lui en empruntent une, s’exposent à se fourvoyer. Il est probable qu’au contraire c’est à mesure que la science verra plus clair, et du reste toujours les mêmes choses, dans l’immense nature, que l’on sentira le besoin de créer une morale parfaitement séparée d’elle et indépendante de ses conclusions, que l’on sentira le besoin, loin de confondre l’homme et de le noyer dans la nature, tout au contraire de l’en distinguer, comme en effet par sa façon d’être il s’en distingue. Et ce ne sera point se refuser à comprendre, ce sera comprendre mieux ; car comprendre, ce n’est point seulement embrasser, c’est distinguer aussi. Que, comme par toute une partie de nous-même nous sommes semblables à la nature animale, pour toute cette partie nous nous conformions à cette nature-là, rien de plus juste, et du reste rien de plus nécessaire ; mais si nous avons à vivre « conformément à la nature, » nous avons à vivre aussi « conformément à notre nature ; » et c’est cela, aussi, qu’il faut se garder d’oublier. C’est toujours Pascal qui a raison : « L’homme n’est ni ange ni bête, et qui veut faire l’ange fait la bête. » Exactement pour la même raison, qui veut faire la bête renonce aussi bien que l’autre à sa nature, et fait la bête encore davantage.


VI

On voit qu’Edgar Quinet, avec sa faculté maîtresse qui fut l’imagination, a accompli une sorte d’évolution à travers les idées du siècle, subissant successivement diverses influences, celle de l’Allemagne, celle de l’université anticléricale de 1840, celle de Darwin et du transformisme, traduisant, à chaque fois, et agrandissant, élargissant en vastes poèmes très brillans les idées qu’il recevait ainsi de la région du monde intellectuel qu’il traversait. Il était éminemment sensible à la suggestion, comme Michelet à l’auto-suggestion, et à contempler, avec la ténacité douce qui était dans son caractère, un objet qui attirait son regard, il arrivait assez facilement, et trop facilement, à une manière d’hypnotisme. L’Allemagne l’a enivré de philosophie de l’histoire et de symbolique, l’Université de France de colère anticatholique, l’Angleterre de philosophie de la nature, et dans chacune de ses possessions, il a montré, avec une puissance de généralisation singulière et un très grand talent littéraire ou plutôt oratoire, l’entêtement, l’idée fixe, l’inflexibilité de regard, l’einseitigkeit, comme disent les Allemands, qui caractérisent en effet les possédés. Le fond persistant, c’était un instinct mystique, comme il n’y en a pas eu de pareil en ce siècle, ni au précédent, ni peut-être depuis trois siècles. Il l’a porté partout. Il a été mystique dans sa façon de considérer l’histoire générale, dans sa façon de considérer l’histoire contemporaine et la politique, dans sa façon de considérer la nature. Il a donné une théologie de l’histoire, une théologie de la révolution française, et une théologie de la vie universelle. Il a été le grand prêtre de l’histoire, de la révolution, et, pour finir, de l’univers. Il était croyant, comme Bayle était sceptique, sans intermittence, et de chaque battement de son cœur ; et il a changé de croyance, mais sans que son besoin de croire en diminuât, et au contraire. Il n’a jamais gouverné, ce dont il en est qui n’hésitent pas à se féliciter ; mais il a eu sa part d’influence. Cette influence, ce qui peut faire la joie des malins, a été, aussi juste et aussi directement que possible, à contre-sens de ses intentions. Il a désiré passionnément une France religieuse, religieuse à sa manière, mais enfin une France religieuse. Il a contribué, dans la mesure où contribue à ces choses un homme dépensée, c’est-à-dire un peu, à faire une France antithéiste. Il s’en est aperçu, et son dernier vœu, très conforme aux sentimens de toute sa vie, a été que de ce qui ruine le plus aux temps modernes le sentiment religieux, précisément de cela, une religion sortît un jour, ce qui est possible, et peu probable. Si ce temps vient, Quinet aura une résurrection, et cet homme, si profondément marqué du sceau du passé, apparaîtra comme un prophète. Pour le moment, nous le lisons avec intérêt et étonnement. Sa puissance poétique, qui est réelle, sans nous charmer, nous frappe et nous impose ; sa fougue de généralisation nous amuse et nous séduit un moment, sans nous éblouir ; son romantisme appliqué à l’histoire et à la politique est la chose qui est la plus éloignée de nos habitudes d’esprit et dont nous nous défions entre toutes ; et nous regardons passer avec curiosité, avec sympathie même, mais avec inquiétude, ce poète, cet orateur, cet inspiré, ce charmeur toujours charmé, au beau geste, à l’attitude noble, à la grande voix, et au regard à la fois vague et fixe de somnambule.


EMILE FAGUET.

  1. Génie des Religions, III.
  2. Autre dogme du vicaire savoyard : « Je regarde toutes les religions particulières comme autant d’institutions salutaires. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. » C’est là une des idées qui s’empareront le mieux des esprits et qui, se glissant dans le génie des plus intrépides novateurs, ôteront jusqu’au désir même d’une réforme religieuse.
  3. Révolution, V, 4.
  4. Ibid., I, 5-9.
  5. Ibid., XVI, 11.
  6. Révolution, VI, 7.
  7. Ibid., XVI, 7.
  8. Ibid., VI, 14.