Ecrivains précurseurs du siècle de Louis XIV – Gabriel Naudé



ÉCRIVAINS
PRÉCURSEURS
DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

i.

GABRIEL NAUDÉ.


Il n’en est pas des grandes époques de l’art comme des hommes de génie qui y brillent : tout intéresse dans la vie de l’écrivain supérieur ; on remonte volontiers, avec lui, le sentier de son enfance ; on prend plaisir à le suivre dans ses développemens, à voir cette nature vivace se déployer à l’aise, et grandir dans les obstacles, jusqu’à ce qu’elle se soit imposée au monde. Mais les grands siècles littéraires ne jouissent pas du même privilége ; on les accepte en général pour ce qu’ils valent, sans trop s’inquiéter de leurs premiers essais et des tâtonnemens de toute sorte qui se rencontrent partout au début. C’est que dans chaque phase de l’esprit humain, à mesure qu’il entre plus de personnages en scène, l’intérêt se reporte sur les derniers venus, et l’on oublie ceux qui, comme dans la tragédie classique, avaient fait l’exposition de la pièce. Il y a cependant ingratitude à ne s’occuper ainsi que des acteurs du premier plan, et à ne pas tenir compte de ceux qui ont ouvert la voie et servi d’anneau de transition entre deux époques de l’art. C’est ainsi qu’il en est arrivé pour le xviiie siècle. Les grands écrivains du règne de Louis XIV renièrent dédaigneusement ceux qui avaient bercé leur enfance. On aurait dû leur savoir gré de leurs tentatives, on aurait dû se souvenir qu’ils avaient appartenu à un temps difficile, où les commotions du siècle précédent agitaient encore les esprits, et où la science, confondue avec l’art, était impuissante, faute de but et d’esprit de critique. Le xvie siècle avait légué au xviie les haines mal éteintes de la Ligue, l’écho de la parole brutale et populaire de Luther, le dogmatisme de Calvin, et le scepticisme tolérant et facile de Montaigne ; lourd et accablant héritage qui eût affaissé l’intelligence, ou du moins l’eût dirigée en un autre sens, si la main puissante de Richelieu n’eût serré en un faisceau, et presque à les briser, les élémens politiques épars, et si Pascal n’avait enchaîné le Doute derrière le char de la Foi. Ceci posé, il est facile de concevoir qu’entre Luther et Bossuet, entre Bacon et Descartes, entre l’empirisme et l’idéalisme, entre Montaigne qui, ayant peur de la mort, se console en disant : que sais-je ? et Pascal qui, voyant à ses pieds l’abîme du néant, se retient à la religion avec une force surhumaine ; il est facile de concevoir qu’il se soit trouvé, entre Charron et Malebranche, au commencement du xviie siècle, une école mixte et de transition, à demi croyante et à demi sceptique, à demi littéraire et à demi savante, qu’on a oubliée parce qu’elle a côtoyé tous les partis, sans être d’aucun, parce qu’elle a beaucoup écrit, sans rien laisser qui fasse date, et qu’on puisse appeler un monument. Cette école, en poésie, subissait l’influence espagnole, ne marchait plus que l’épée au côté, récitant, sous les balcons, et la mandoline en main, des vers pleins d’une redondante afféterie et d’un bel esprit étudié. En érudition littéraire, elle conservait les savantes traditions des polygraphes du siècle précédent, de Budée et de Casaubon, et surtout des critiques de l’université de Leyde, Juste Lipse et Scaliger. Il y a donc deux divisions distinctes dans les écrivains de ce temps, et il importe de les bien séparer. D’abord, ce sont les littérateurs qui suivaient la cour, affectant les bonnes fortunes comme Voiture, faisant les braves et les fanfarons comme Scudéry ; acquérant une réputation avec des quatrains et des madrigaux, débités aux réunions de cet hôtel Rambouillet que le spirituel essai de M. Rœderer n’est guère parvenu à réhabiliter. Le temps, pour les poètes et les prosateurs, se passait en repas joyeux et assaisonnés de pointes, en galanteries débitées aux dames avec affectation de bon ton et de belles manières, ou en ces lectures de romans étendus, comme l’Astrée qu’aimait encore tant l’abbé Prévost. On visait aussi à la profondeur dans cette coterie ; Balzac faisait profession d’admirer beaucoup Tacite qu’il appelait l’ancien original des finesses modernes. Mais à côté de ce cercle, qui envahissait les siéges de l’Académie française et les boudoirs des dames, à côté de ces poètes de cour, insoucians, très répandus, ne se mêlant guère de religion, plus occupés d’un bon dîner ou d’un madrigal agréablement tourné, que du problème de la destinée humaine, il s’était formé une autre association d’hommes lettrés et nourris de la culture grecque et latine. Ces hommes, la plupart médecins, tous enclins à un amour vif de l’érudition, succédaient à l’école savante, laborieuse, sceptique de Henri Estienne ; mais ayant de moins que ce grand homme, la persévérance au but et la hardiesse de l’entreprise, ils éparpillèrent leur science en d’ingénieux traités, en de savantes dissertations ; ils dépensèrent en monnaie courante une érudition immense, un jugement sain, un esprit vif et assez prompt à saisir le côté vrai des choses. Au xvie siècle, à part la poésie, à part Rabelais, il n’y avait guère eu de littérature en France, mais plutôt un très remarquable élan vers la science littéraire et critique. L’école dont nous parlons a mêlé la littérature à l’érudition ; après elle, il y a eu progrès, l’art a suivi sa voie, et la science la sienne. On trouve d’un côté Molière, Corneille et Racine, de l’autre Mabillon, d’Achéry et Edmond Martène. De pareils noms sans doute jettent bien de l’ombre derrière eux, et bien des torrens de lumière dans l’avenir ; mais il nous paraît juste pourtant qu’on n’oublie pas tout-à-fait ceux qui ont posé la première pierre du grand édifice littéraire, ceux qui ont ouvert à tous les trésors de la science, et qui, pleins de désintéressement et d’activité, ont vécu sans faste, obscurément, dans le silence des bibliothèques. Ce comité philosophique dont nous voulons parler, qui avait des rapports étendus avec les érudits du siècle, se bornait à un cercle étroit et intime qui ne se mêlait pas aux soirées de la cour. Gabriel Naudé est l’homme autour duquel nous essaierons de grouper les adeptes les plus remarquables de cette société savante. Ce sont là les derniers des Gaulois ; en plein xviie siècle, ils appartiennent encore par beaucoup de points au xvie ; ils sont autant latins que français ; ils savent bien l’antiquité, mais ils n’ont pu encore oublier Érasme et son siècle. Déjà en eux pourtant perce le bon et franc esprit français qu’avaient mis en vogue Rapin, Pithou et tous les auteurs de la Satyre Ményppée, bons bourgeois qui furent à peu près sous la Ligue ce que fut le cercle de Naudé sous Richelieu.

Naudé était né à Paris, dans la paroisse Saint-Méry, vers les premiers jours de février 1600. Ses parens, honnêtes gens, disent les biographes, étaient sans doute de petits marchands de ce quartier obscur et populeux. Comme le jeune enfant manifestait un grand goût pour la lecture, on lui fit faire ses études au collége d’Harcourt, sous le professeur Padet. Sa philosophie terminée, on conseilla au jeune Naudé la théologie. Mais son esprit critique, qui s’était déjà nourri de Charron et qui aimait assez l’allure dégagée et naïve de Montaigne, se souciait peu des syllogismes en forme de la Sorbonne, et s’arrêta à la médecine comme à une science plus positive, et qui ne l’empêcherait pas d’ailleurs de se livrer à ses goûts d’érudition littéraire et de recherches bibliographiques. C’est à cette époque, de 1620 à 1622, qu’il fit la connaissance de Guy-Patin, avec lequel il suivit les leçons de médecine de Moreau. Bien qu’étudiant encore et ayant à peine vingt ans, Naudé s’était fait connaître par un discours sur les libelles[1]. Cette publication, qui avait obtenu sans doute quelque succès, décida le président de Mesmes à prendre le jeune savant pour bibliothécaire. Quoiqu’un pareil emploi le détournât de ses études médicales, Gabriel Naudé dut l’accepter, parce qu’il favorisait cette passion pour les livres que nous verrons plus tard se développer en lui à un si haut point. On faisait grand bruit alors d’une secte d’illuminés allemands qui devinaient les mystères de la nature, à l’aide d’une lumière intérieure, et par une intuition immédiate. Le fameux démonographe Maier s’en était fait l’apologiste ; la secte avait de nombreux adeptes, comme en ont toujours les doctrines mystérieuses et surnaturelles, comme en ont trouvé en Espagne les Adombrado et plus récemment en France les convulsionnaires et le charlatanisme de Cagliostro. Naudé, voulant dessiller les yeux de l’entendement et abattre les taies et cataractes du mensonge, publia un traité contre ces frères de la Rose-Croix[2]. Il offrit son livre à M. de Guénégault, conseiller du roi en ses conseils, et il lui dit dans l’épître dédicatoire : « Je confesse ingénuement la présomption n’avoir eu telle force en mon endroit, que, donnant vol à mon ignorance, par-dessus les forces de ma capacité, elle m’ait peu persuader que ce petit liure se deust présenter au ciel estoilé de vos mérites, garni d’une telle effronterie, que d’espérer de luy pouvoir augmenter la lumière par le flambeau et petites estincelles de mes conceptions. » Malgré cette modestie, le livre de Naudé, qui avait été écrit en quinze jours, est un charmant traité plein d’une colère fort amusante contre ces ténèbrions et anacritiques frères de la Rose-Croix, qui n’étaient qu’une fange relentie et une bourbe empunaisée, troublant les plus crystalines sources de la nature. Les citations, choisies, pleines de sens et de goût, n’y envahissent pas trop le texte, comme cela a lieu dans les productions postérieures ; et, l’auteur ne voulant pas se détraquer de l’écliptique de son ouvrage, sans avoir rencontré le tropique de la vérité, est moins sujet à cette méthode digressive, qui plus tard, chez lui, devient fatigante et ôte beaucoup de leur charme au piquant de l’érudition et à la verve féconde d’un style souvent poétique et saisissant. Quoi qu’il en soit, malgré les efforts de Gabriel Naudé, et quoiqu’il ait dit « qu’après avoir fouillé, descouvert et tronçonné cet arbre à la racine, il lui serait facile de fagoter les branches et en faire des bourrées, lesquelles se réduiraient en cendres, soudain qu’elles seraient eschauffées par la moindre flamme du feu de la vérité, » les Rose-Croix trouvèrent encore long-temps des prosélytes, et un défenseur dans le trop célèbre médecin anglais Robert Fludd.

Il est probable que l’ouvrage de Naudé sur les Rose-Croix n’avait été pour lui qu’une courte distraction, au milieu des travaux plus importans dont il publia le résultat après un court voyage en Italie, pour prendre à Padoue le bonnet de docteur. La mort de son père l’ayant rappelé, il revint bientôt à Paris, et livra au public son Apologie pour les grands hommes faussement soupçonnez de magie. C’était un noble et grand projet que celui de réhabiliter tant de réputations entachées aux yeux du vulgaire de nécromancie et de supernaturalisme. L’influence encore puissante des écrits magiques et superstitieux de Delrio, de Le Loyer, de Lancre, de Godelman, répandaient partout ces croyances erronées. Les plus grands poètes de l’antiquité, les réputations les mieux établies, n’étaient pas exemptes de ces reproches de magie. Naudé justifia tour à tour Zoroastre et Pythagore, Socrate et Cardan, Thomas d’Aquin et Salomon, des sottes accusations dont on avait terni leur mémoire. Le livre de Naudé est donc un bon livre, bien conçu, quoi qu’on en ait dit, plein de science et de faits curieux ; un livre qui a fait avancer l’esprit humain et a aidé à le délivrer des préjugés qui embarrassaient sa marche. Naudé, dans cette Apologie, montre toute l’indépendance d’un jeune esprit ; il repasse tout par l’estamine de la raison ; il sent, ainsi qu’il le dit, que la fausse persuasion suit l’ignorance comme l’ombre suit le corps, et l’envie la vertu ; il se défie des témoignages imprimés et rencontrez à tâtons sans les esplucher et examiner aussi curieusement qu’ils méritent. L’instant solennel de reconstruction sociale et de transition intellectuelle dans lequel il vit ne lui échappe pas. « Ce siècle, dit-il, est plus propre à polir et aiguiser le jugement que n’a été pas un autre, à cause des changemens notables qu’il nous a fait veoir par la descouverte d’un nouveau monde, les troubles survenus en religion, l’instauration des lettres, la décadence des siècles et vieilles opinions, et l’invention de tant d’ouvrages et artifices. » L’Apologie est le seul livre de Naudé qui soit un ouvrage complet, conçu dans un but d’art et de science. Ce n’est pas sans doute ce qu’il a laissé de plus remarquable, mais c’est une œuvre indépendante des circonstances, une œuvre de progrès faite avec désintéressement, et non pour amuser les loisirs d’un cardinal, ou flatter un bienfaiteur, ainsi qu’il arriva en général pour les productions qui suivirent. On retrouve d’ailleurs, dans l’Apologie des grands hommes soupçonnez de magie, presque toutes les qualités et les défauts du style de Naudé, moins cette finesse de plaisanterie et cette moquerie sceptique que lui donna l’expérience des choses du monde, et qu’il montra plus tard dans le Mascurat. Les citations abondent déjà ici, et cette manière de chercher des comparaisons poétiques dans l’histoire (si fréquente chez Naudé) revient presque à chaque page. S’il s’agit de montrer que, malgré sa faiblesse, il peut essayer d’attaquer l’erreur et d’aborder son vaste sujet, c’est tour à tour cette grosse pierre qui était près d’Harpasa, et qui ne cédait pas aux chocs les plus violens, tandis qu’on la remuait facilement en n’appuyant que du bout du doigt ; c’est cet oiseau de l’île de Chypre qui fait seul évanouir des bandes de locustes et de cavalettes ; c’est encore la troupe de grenouilles qui s’enfuit au premier coup que le vassal frappe sur l’étang de son seigneur. Naudé, à l’époque où, très jeune encore, il publia son Apologie, commençait à acquérir une certaine réputation. Selon la mode du temps, on trouve après la préface les vers qui ont été adressés à l’auteur. Guy-Patin le dit envoyé par Apollon pour tuer Python ; Jouvin plaisante agréablement, en lui disant que son style magique ne sera qu’une preuve de plus en faveur de la magie qu’il veut combattre ; Colletet appelle son livre le Palladium des bons esprits, et Gaffarel l’envoie aux cieux, comme le poète de la première ode d’Horace : Angelico tendis super astra volatu.

Naudé commençait donc à se répandre. Son amitié avec Guy-Patin se resserrait tous les jours. Gassendi, qui débutait avec éclat par ses Exercitations contre Aristote, étant venu se fixer à Paris, fit bientôt la connaissance de Guy-Patin et de Naudé. C’est à partir de la publication de l’Apologie, et du séjour de Gassendi dans la capitale, que commencèrent ces réunions fréquentes, devenues depuis célèbres, et qu’on prit dans le temps pour des parties de plaisir sagement ménagées. Il n’en était rien pourtant. Naudé avait à Gentilly une maison de campagne où venaient souvent souper et coucher les deux amis. Gassendi, pour sa santé faible et délicate, ne buvait que de l’eau et s’imaginait qu’autrement son corps brûlerait ; Naudé, quoique grand de taille et fortement constitué, agissait de même et ne mangeait presque que des fruits et des noix. Patin, au contraire, faisait beaucoup mieux les honneurs de la table ; il a dit toutefois qu’il buvait fort peu[3], et il a ajouté, à cette occasion, qu’il ne pouvait que jeter de la poudre sur l’écriture de ces deux grands hommes. Je crois cependant que pour mettre sa philosophie âcre et chagrine au niveau du scepticisme rieur et modéré, bien que caustique, de ses célèbres convives, il lui était besoin, comme excitant, de quelques verres d’un vin généreux. Mais de quoi parlait-on au milieu de ce petit comité philosophique, réuni le soir autour du foyer, tisonnant à l’aise, abondant en paroles et en causeries animées, comme de vieux propriétaires qui causent de maisons qu’ils bâtissent ou de plantations qu’ils surveillent ? C’est ce qu’il sera facile de deviner, quand nous aurons rappelé ce qu’étaient Naudé, Gassendi et Patin, ainsi que les quelques amis plus rares qui se mêlaient çà et là à leurs réunions.

Gassendi, l’homme à coup sûr le plus remarquable de ce cercle philosophique, et un peu plus âgé que ses deux amis, avait embrassé de bonne heure l’état ecclésiastique. Après de beaux succès dans le professorat, il voulut se consacrer exclusivement à la philosophie. Esprit érudit et critique, plus capable de réhabiliter un système vieilli ou d’en développer l’essence, que de tirer de ses propres conceptions une large théorie, Gassendi essaya de reconstituer les opinions d’Épicure. Venger un écrivain méconnu, montrer qu’il n’avait pas prêché une morale impie et corrompue, c’était un but digne d’une ame généreuse. Mais Gassendi ne voulut pas s’en tenir là ; il tenta de réduire en doctrine et de ramener sur la scène cette philosophie vieillie, de lui faire traverser les siècles par-dessus le christianisme, et de l’implanter tant bien que mal sur le sol de la science moderne ; il voulut enfin, chose conséquente, placer la morale d’Épicure à côté de l’empirisme que venait de fonder Bacon. Ce n’est pas qu’il ne prenne ses précautions ; car, sur le titre même de son livre, il déclare n’adopter du philosophe ancien que ce qui rentre dans les idées catholiques. Mais il a beau faire, il a beau écrire à Campanella qu’il se souvient du sceau qui lui a été imprimé au baptême, sa foi, ainsi que l’a dit M. Cousin, n’est qu’une réserve ou une habitude. Admirateur de Hobbes, qui renouvelait Démocrite, Gassendi tient au monde ancien par Épicure, au monde nouveau par Bacon ; il a, à le bien prendre, fondé le sensualisme moderne, car il ne reconnaît en dernière analyse que des sources externes, que des phénomènes sensitifs pour principes de nos connaissances. Peu lui importe l’unité de l’être et son activité qu’il est accusé d’anéantir. Qu’on lui dise qu’autre chose est la passivité sensible, autre chose la volonté agissante et libre ; qu’on objecte encore qu’il n’y a pas d’individualité dans un être fictif qui se transformerait en des sensations successives, cela ne l’empêchera pas de poser un système dont la conséquence a été déduite avant Locke, puisque Gabriel Naudé dit en propres termes : « Les sens sont les portes de toute connaissance[4]. » On comprend quelle immense influence dut avoir, sur les hommes dont nous nous occupons, la philosophie sensualiste, et combien les réunions de Gentilly devaient être souvent sceptiques et hardies, au milieu des détours sans fin d’une causerie amicale. Gassendi appartenait par plus d’un point aux philosophes du siècle précédent. Écrivant comme eux en latin, il était comme eux érudit, ce qui l’a fait appeler, par Tennemann, le plus savant parmi les philosophes et le plus philosophe parmi les savans. C’était d’ailleurs un bonhomme, comme le dit Guy-Patin dans une de ses lettres, parlant beaucoup, mais avec modération, prêchant de petits sermons dès l’âge de six ans, disert et parfois rhéteur. Il ne se mêlait guère aux choses présentes que dans la conversation intime et pour en rire. Le portrait d’Épicure, dessiné sur un modèle trouvé à Rome, et que lui envoyait Naudé, ou une proposition astronomique de Galilée, l’occupait beaucoup plus que les évènemens de son temps, fût-ce même l’exécution de Cinq-Mars et de De Thou. Gassendi était fort recherché parmi les savans à cause de sa grande réputation, et une reine lui écrivait au milieu de sa gloire : « Je désirerois cultiver avec soin l’estime et la bienveillance d’un si grand homme que vous estes, et d’interrompre vos méditations et vostre loisir par des lettres qui soyent la confirmation de nostre commerce. » Dans ses rapports sociaux, Gassendi était fort doux, modéré, et facile à la discussion. Aussi, dans sa querelle avec Descartes, que je rappelle avec peine, parce que les premiers torts sont du côté du père de la philosophie moderne, Gassendi n’employa pas, dès l’abord, les termes méprisans dont l’accable Descartes ; car, si l’on crie : Ô esprit ! on a vite répondu : Ô chair !

Dans ces réunions, où Gassendi faisait preuve d’une retenue et d’une modération souvent éclectiques, Guy-Patin, au contraire, caractère fantasque, original, apportait un esprit souvent prévenu d’avance, caustique, hardi, plaisant au fond, mais sous une forme amère. Si les gestes et l’extérieur coïncident avec le caractère, ceux de Patin devaient être anguleux et saccadés. Affectant de la froideur dans ses paroles, et visant pourtant à une certaine éloquence de conversation ; peu sensible et ne rapportant guère ses sympathies qu’à de l’amour-propre littéraire ou à de l’amitié scientifique, Guy-Patin, homme de beaucoup d’esprit et d’une littérature fleurie d’ailleurs, était singulièrement tourné à l’ironie et au sarcasme. Il résumait en lui la philosophie de Charron en son côté mécontent et boudeur, et la portion incisive, joyeusement mordante, un peu égoïste du Pantagruel de Rabelais, qu’il avait, dit-on, commenté. C’était, à tout prendre, un homme très singulier et plein de contradictions, incrédule, disant que l’enfer est un feu qui fait bouillir la marmite du clergé, comme Calvin dit que le purgatoire est la chimie du pape, et après cela se disputant vivement avec un conseiller aux monnaies, pour la préséance dans une procession. Il avait encore d’étranges antipathies, il était entier et excentrique dans ses jugemens. Ainsi, il ne parlait qu’avec horreur des Anglais : « Ils lui étaient, dit-il, parmi les peuples, ce qu’est le loup parmi les brutes. » Il détestait aussi le Mazarin, parce que sa maison de Cormeille avait été dans la guerre dévalisée par les soldats. À part sa bibliothèque, qui avait dix mille volumes, à part quelques amis littéraires, Patin n’eut guère d’affection de cœur. Sa place de doyen de l’école de médecine et de professeur au collége royal, ainsi que ses études et ses malades, lui demandaient beaucoup de temps et ne le laissaient guère aux jouissances intimes du foyer. Il n’aimait pas d’ailleurs, il le dit lui-même, à se donner grand souci. Tout pour lui, dans la vie, en dehors de la science, se rapportait à peu près à l’argent. Ainsi, il écrit à un ami, en se mariant, que sa femme lui apporte vingt mille écus, sur père et mère vivans encore. Autre part, à propos de son beau-père, il dit, et on comprendra facilement que ce n’est pas moi qui parle : « Ces gens-là ressemblent à des cochons qui laissent tout en mourant, et qui ne sont bons qu’après leur mort. »

Guy-Patin était très flatté des fréquentes invitations de Lamoignon, il en parle à chaque instant dans ses lettres ; mais bien qu’il se crût honoré de ses rapports avec l’illustre magistrat, sa fierté se trouva piquée quand Delorme écrivit que M. de Lamoignon était son Mécènes. On dit pourtant que quelques grands lui offraient un louis d’or sous l’assiette chaque fois qu’il allait dîner chez eux.

La hardiesse de Patin ne s’étendait pas seulement aux choses de la religion ; il disait des rois : « Ce sont d’étranges gens que les princes d’aujourd’hui, et peut être que tels ont été pareillement ceux du temps passé. » Au fond des opinions de Guy-Patin perce donc partout un scepticisme ironique et chagrin. La vie n’est pour lui qu’une assez mauvaise farce jouée sur de mauvaises planches par des gens qui ne se connaissent pas et qui espèrent se revoir dans les coulisses[5]. À part ses ouvrages sur la médecine, il ne reste qu’un seul monument littéraire de Guy-Patin : ce sont ses lettres, correspondance charmante, pleine de mensonges et de médisances, de méchancetés et de sarcasmes, comme un journal d’aujourd’hui.

En effet, c’est bien la gazette du temps, rédigée par un esprit fort qui se met à l’aise, tout en ménageant les convenances, par un sceptique, écrivant non pas pour le public, mais pour un petit cercle d’amis. C’est, à coup sûr, l’un des pamphlets historiques les plus amusans que l’on connaisse après les mémoires du duc de Saint-Simon et les historiettes de Tallemant. Guy-Patin se peint tout entier dans ses lettres ; son indignation incessante contre les apothicaires, qu’il appelle de monstrueux colosses de volerie, sa fureur contre l’antimoine, son dédain des marchands, viennent interrompre çà et là, par leurs formes grotesques, les boutades continuelles et les spirituelles saillies de ce caractère plein d’aménité et d’obligeance scientifique, qui fut incrédule par vanité et incisif par amour-propre. Sa nature, fortement accentuée, se développe à l’aise dans ces lettres ; aussi, il ne faut pas s’étonner qu’un homme, qui lui était semblable en certaines parties, Bayle, ait trouvé cette correspondance « pleine de traits vifs et hardis qui divertissent et font faire de solides réflexions. »

Tels étaient les deux hommes les plus remarquables des réunions de Gentilly chez Naudé. Le précepteur du duc d’Anjou, Lamothe-le-Vayer, venait aussi s’y mêler quelquefois, mais toujours sur le ton de cérémonie. C’était un homme de médiocre taille, d’une conversation agréable, fournissant infiniment sur quelque matière que ce fût ; un peu contredisant, à la vérité, mais sans entêtement, parce que toutes les opinions lui étaient indifférentes. Il s’habillait singulièrement, ne pouvait souffrir aucune espèce de musique, mais tombait en extase au bruit du vent ; il se maria à soixante-dix-huit ans pour se consoler de la mort de son fils ; d’ailleurs plein de connaissances variées, mais qui n’étaient nouées à aucun centre, il écrivit tout à la fois des traités de morale à l’usage des princes, les cyniques Dialogues d’Orasius Tubero, et les pages souvent graveleuses de l’Hexameron rustique. Lamothe-le-Vayer tenait, par sa position dans le monde, à ces littérateurs de cour dont se moquaient entre eux nos sceptiques de Gentilly, et par la nature même de son caractère littéraire à l’école de Naudé, qui mêlait l’érudition et l’art. Tout donc entre lui et les amis de Patin se passait en politesses ; il leur offrait ses livres, et en revanche Naudé l’appelait le Plutarque de la France. Du reste, Lamothe-le-Vayer, qui mériterait une étude à part, ne prenait pas pour médecin Guy-Patin. Ainsi, lors de la mort de son fils, on le voit appeler seulement Esprit, Brayer et Brodineau, qui, selon Guy-Patin (que ce jugement peint bien), envoyèrent le jeune homme au pays d’où personne ne revient. À propos de Lamothe-le-Vayer, je retrouve encore dans les lettres de Patin cette acrimonie injuste qui le caractérisait ; il le trouve autant stoïque qu’homme du monde, mais voulant être loué sans jamais louer personne, et avec cela fantasque et capricieux. On trouvait encore de temps à autre, dans la société des trois amis, le savant Diodati, Bernier qui alla porter la philosophie de Gassendi jusqu’aux Indes, le poète Guillaume Colletet, célèbre par ses amours ancillaires, qui épousa successivement trois de ses servantes et accepta d’elles, comme dot, les gages qu’il leur devait ; le bibliothécaire de Richelieu, Gaffarel, lorsqu’il ne voyageait pas, et enfin Sorbière, qui, plus jeune que son maître Gassendi, entra dans le petit comité seulement vers la fin, et qui tour à tour protestant et catholique, retournant sa jaquette, comme dit Patin, ne dut qu’apparaître çà et là, au milieu des courses de sa vie aventureuse, dans les réunions sceptiques dont nous essayons de donner une idée. Le philosophe italien Campanella, qui termina en France son existence orageuse, dut aussi venir quelquefois y causer de Hobbes et d’Épicure avec son rival Gassendi. — Pour Naudé, homme sans ambition, sage, prudent, de mœurs très pures, ne revenant guère des premières impressions, ami discret et réservé, d’affection sûre et plus intérieure qu’expansive, Naudé, dis-je, écrivain de bon goût, emunctæ naris, s’était toujours tenu assez volontiers en dehors des factions politiques présentes et des coteries du temps. Ayant à peine de quoi suffire aux premiers besoins, heureux pourtant en cette médiocrité, il aimait à faire valoir « son petit talent dans la vie contemplative, sans se vouloir empêcher et empêtrer dans l’active. » La modération, était la base de la conduite de Naudé ; aussi, comme il le dit, « il aimait à aller rondement en besogne, ne cherchant qu’un gain honnête et modéré, ne faisant point le muguet, le marjolet, l’enfariné, le fanfaron, ennemi de toutes sortes de grivelées, » et préférant sa bibliothèque Mazarine au premier royaume d’Europe, comme le cicéronien Bembo mettait le style de l’orateur latin au-dessus du duché de Mantoue.

Les soirées de Gentilly devaient être fort amusantes, lorsque la conversation était ainsi tenue par des esprits aussi indépendans, par des types aussi bien caractérisés. La gaieté, la folle joie même, n’étaient pas interdites chez les admirateurs de Rabelais, et après une longue causerie sur le dernier livre de M. de Saumaise, ou après une lecture du catalogue de la prochaine foire de Francfort, entre une échappée contre Richelieu, et quelques bruits de la ville sur les commencemens de Marion Delorme, toute jeune encore, s’il venait à être question du grand Vossius et de sa nombreuse famille, on ne manquait pas de se demander avec Grotius : Scriberet ne accuratius an gigneret facilius ? À quoi Guy-Patin se hâtait de répondre qu’il s’acquittait aussi bien de l’un que de l’autre. L’érudition littéraire, philosophique et médicale faisait donc à peu près tout le fonds des interminables causeries, On se tenait à l’écart de la foule qu’on dédaignait et pour qui on n’écrivait guère. Ainsi Gassendi trouve que la philosophie est contente de peu de juges et doit éviter les jugemens de la foule. À chaque instant Naudé manifeste aussi ses craintes de se profaner, comme il dit, jusqu’à la connaissance du vulgaire[6]. Cette espèce d’aristocratie érudite s’étendait à la littérature ; ainsi, au point de vue du comité de Gentilly, Corneille n’est qu’un illustre faiseur de comédies[7] ; on se moque fort agréablement de Balzac quand il appelle un fagot, un soleil de la nuit[8]. Gassendi faisait, il est vrai, des vers, dans sa jeunesse, mais il avait dit adieu depuis très long-temps à ces sortes d’amusemens ; quant à Naudé, il rendait volontiers mépris pour mépris à cette littérature facile, qui faisait profession de composer des fables et des rencontres amoureuses pour l’entretien des femmes et des petits enfans. Ce dédain mutuel des poètes de la cour et du petit comité dont nous faisons l’histoire, montre bien qu’il y avait peu de rapports entre ces deux coteries. Qu’eussent en effet été faire Naudé et Gassendi aux réunions de l’hôtel de Rambouillet ? et de leur côté, comment les beaux esprits habitués à bien dîner et à recevoir de grasses pensions et de bons bénéfices, se fussent-ils habitués à la pauvreté de Naudé, aux réceptions intimes et sans façon de ses deux amis ? Aussi Tallemant des Réaux, qui abonde dans ses historiettes en récits de toute sorte sur les Voiture et les Chapelain, garde un silence absolu à propos du cercle de Guy-Patin. Il tenait cependant, pour l’allure franche et le piquant du récit, à cette école parisienne dont Gabriel Naudé affectait de prendre le titre. Mais les beaux esprits regardaient ces érudits comme des savans impies et indécrottables dont il était à peu près inutile de parler ; et pourtant ne serait-il pas vrai de dire que, malgré le dédain que professaient, à leur tour, nos savans pour la littérature courante, ils eurent sur La Fontaine, sur Molière, une influence sourde et cachée ? L’esprit si fin de Naudé, et qui nous paraît lourd en certains points, parce que toutes les allusions sont perdues pour nous, n’est-il pas un des germes du génie de l’auteur de Tartufe ?

Lamothe-le-Vayer était donc à peu près le seul écrivain de la cour qui vînt se mêler quelquefois au cercle de Gentilly. La nature de ses écrits, en général sérieux, et sa manière de voir, libre et fantasque en ses allures, l’en rapprochaient volontiers. Je crois pourtant qu’il n’y fut jamais reçu sur ce ton de familiarité et de simple franchise dont on usait envers les autres amis. Il était de la cour, et quand il venait à Gentilly, la servante de Naudé mettait sans doute la nappe blanche, et tâchait de sauver, tant bien que mal, l’honneur de la maison, comme Caleb dans la Fiancée de Lammermoor. Lorsque Lamothe-le-Vayer partageait ainsi la table de Gassendi et de Naudé, le repas, pour être plus cérémonieux, n’en devenait pas plus animé. C’était plutôt une débauche philosophique qu’une débauche réelle ; des choses fort hardies pour le temps s’y disaient comme par tradition de Melanchton et de Bèze, et on allait souvent fort près du sanctuaire[9]. Guy-Patin, impie en son langage et soutenu par les boutades inconséquentes et sans suite de Lamothe, lançait continuellement de vives attaques, qu’avaient peine à réprimer la modération de Gassendi et le caractère facile et un peu faible de Naudé. Le cynique Guy-Patin, qui se ménageait en public, et qui se déboutonnait en fait d’opinions, comme M. de Buffon en fait de style, lorsqu’il était chez lui, apportait là tout ce qu’il avait amassé de fiel contre le clergé. « Les sages voyageurs, dit-il, ne se moquent des chiens du village qu’après qu’ils en sont éloignés et qu’ils ne peuvent plus en être mordus. » Aussi, à Gentilly, sa haine presque voltairienne se déployait à l’aise et contre la moinerie, comme il dit, et contre les cardinaux, qu’il définit volontiers, animal rubrum, callidum, rapax, capax et vorax, omnium beneficiorum. Après la Bible, le livre qu’il admire le plus, ce sont les institutions de Calvin. Là-dessus Naudé, que Patin se vantait pourtant d’avoir déniaisé, se récriait fortement. Il appelait Luther un moine défroqué, et Calvin l’opprobre du monde. Il rejetait sur les actions des hommes le doute hardi que Patin professait en matière de religion, et il avançait, malgré les sarcasmes de son ami, que « l’office de notre esprit est de respecter l’histoire ecclésiastique et de toujours douter de la civile. » Naudé, d’ailleurs, vacillant en ses convictions et comme un peu tremblant à la base, n’était que trop souvent entraîné à applaudir aux sorties âcres et mordantes de Guy-Patin, et aux vaines déclamations de Lamothe-le-Vayer dans ses jours de mauvaise humeur.

Il ne faudrait pas croire pourtant que la conversation ne roulât que sur une ironie religieuse, à coup sûr nuisible en des matières qui appellent toute la sévère austérité de l’intelligence. La philosophie, la science, l’érudition, étaient tour à tour en jeu, et, par une bizarrerie assez singulière, non-seulement on employait, dans ces réunions, ces maximes d’état, ce jargon politique et diplomatique auquel, ainsi que l’a fort bien dit M. Sainte-Beuve[10], le règne de Richelieu avait donné cours, mais encore on y causait beaucoup guerre, bataille et stratégie. Je ne sais si l’on doit attribuer cet enthousiasme militaire à l’influence chevaleresque des romanceros espagnols, ou à celle de Strozzi. Mais on n’écrivait à cette époque que la dague posée à côté de l’encrier et les éperons appendus à la bibliothèque. C’est un élan général et irrésistible. Le grand Descartes prend du service en Hollande et en Bavière ; Scudéry se vante de mieux quarrer des bataillons que des périodes et d’avoir employé plus de mèches d’arquebuse que de mèches de chandelle. Naudé lui-même, par une admiration étrange pour l’état militaire, déclare le métier de la guerre au-dessus de ceux « qui passent inutilement leur vie à l’ombre d’une bibliothèque[11]. » Il recueillit même plus tard le résultat des conférences stratégiques de Gentilly, dans un ouvrage spécial[12] qui n’a pas fait oublier Végèce et qu’ont fait oublier Folard et Montecuculli. On voit, par cette tournure guerrière et à demi politique, que les amis de Naudé avaient subi, ainsi que lui, du moins en un certain point, l’influence des idées du temps et des ridicules de l’époque. Toutefois ce cercle philosophique, dont Gassendi fut le principal représentant, eut, il faut le dire, une immense influence sur les destinées de la philosophie ; son esprit, après avoir traversé le xviie siècle en se tenant obscurément caché, et plutôt à l’état d’application qu’à l’état de théorie, dans les réunions de Molière, de Chapelle, de Ninon de l’Enclos, leva hautement la tête, quand le haut clergé du règne de Louis XIV eut perdu son éclat, et quand l’école sombre et claustrale de Port-Royal n’osa plus paraître au grand jour. Alors la philosophie de Gassendi et de ses adeptes, qui avait été d’abord propagée par le voyageur Bernier et l’aventureux Sorbière, fut poussée à ses dernières conséquences. Sensualiste avec Locke et Condillac, rouée avec la régence, impie avec Voltaire, athée avec d’Holbach, elle vint achever son rôle dans un cachot de Bourg-la-Reine, le jour où s’y empoisonna, pour éviter l’échafaud, le dernier représentant de ces théories, le marquis de Condorcet. La tempête révolutionnaire, qui entraîna dans l’abîme tant d’autels, tant de trônes, et qui jeta au Panthéon Marat à côté de Descartes, sut briser tous ces systèmes et lancer l’esprit humain, lesté du passé, comme un puissant vaisseau dans les flots de l’avenir. Le sensualisme tâcha pourtant un moment de se mettre à sa remorque et de le suivre ; vain effort qui rappelle quelque peu l’inutile dévouement de Cynégire.

Les réunions d’Auteuil chez Mme Helvétius durent avoir des points de ressemblance avec les soupers de Gentilly. Cabanis et Garat devaient y dire, seulement avec plus d’esprit et de convenance, bien des choses qu’avaient dites autrefois Gassendi et Naudé. Je ne crois pas pourtant que le caractère de Guy-Patin se retrouvât là en entier. Tout aussi y était plus ouvert, mieux assorti ; il y avait plus de science du bien-vivre, plus d’aisance dans la critique. Mais au fond l’agrément intarissable des causeries, la prodigue verve du bon sens et d’un esprit naturel, le commerce facile, le doute modéré et un peu moqueur, tout rappelait Gentilly dans cette philosophie accommodante dont le dernier et le plus vénérable représentant, M. de Tracy, vient de mourir.

Cependant, pour en revenir à Naudé, sur lequel il est temps d’insister, le président de Mesmes le gardait toujours comme bibliothécaire. Par reconnaissance, Naudé lui dédia son Advis pour dresser une bibliothèque[13]. Le sujet, pour le temps, devait piquer singulièrement la curiosité érudite des beaux esprits ; tous les savans s’empressèrent de lire un livre qui n’avait de modèle que dans deux opuscules assez ignorés, l’un de Juste-Lipse[14], l’autre de Richard de Bury[15]. On trouve beaucoup de sagesse et de bon goût dans ce petit traité, où Naudé professe pour son époque les idées les plus larges ; il veut que tous les livres, hérétiques ou non, soient admis dans ces vastes catacombes de la pensée humaine, qu’on nomme bibliothèques, et qu’il voudrait généreusement voir ouvertes au public ; il met aussi toute son adresse de savant et tout son amour-propre de bibliothécaire en jeu, pour engager, par d’adroites flatteries, le président de Mesmes à acheter des livres. Dans ce dessein, il procède par ces énumérations historiques que nous avons déjà fait remarquer dans son style. Invoquant tour à tour Ptolémée-Philadelphe, qui donna 15 talens des œuvres d’Euripide, et Aristote qui acheta 72,000 sesterces les œuvres de Speusippe, et Platon qui employa 1,000 deniers à l’acquisition des écrits de Philolaus, et Hurtado de Mendoza qui fit venir d’Orient un vaisseau de livres, et Pic de la Mirandole qui dépensa 7,000 écus en manuscrits, et ce roi de France qui mit sa vaisselle en gage contre un livre de médecine, il a pourtant oublié, chose étrange, ce Panorme, tant admiré des bibliophiles, qui échangea sa maison contre un Tite-Live. Si Naudé mettait ainsi à contribution toute la science de l’antiquité pour engager son protecteur à augmenter les rayons de sa bibliothèque, c’est que la passion des livres, cette passion innocente qu’ignoraient les anciens, et qui a brouillé tant de ménages modernes, c’est que l’amour du bouquin l’avait absorbé tout entier. Naudé, d’ailleurs, je me hâte de le dire, avait une plus vaste capacité d’affection, et il aimait tous les livres sans exception, comme M. Xavier de Maistre toutes les femmes. Il ne reconnaissait guère, en fait de livres, deux divisions distinctes, à savoir, le livre rare et le livre commun ; non, pour lui, cette dualité de l’être imprimé n’existait pas, et il absorbait tout dans son vaste panthéisme de bibliophile. Il eût presque dit de ses chers volumes, ce qu’en disait Richard de Bury : « Ce sont nos maîtres ; ils nous instruisent sans verge et sans férule, sans colère et sans rétribution ; quand vous venez à eux, ils ne dorment point ; si vous les cherchez, ils ne se cachent pas ; si vous vous trompez, ils ne murmurent jamais, ils ne sourient point de votre ignorance[16]. » Le centre des affections de Naudé, c’étaient donc les livres. Il a écrit quelque part qu’il ne sortait guère de sa bibliothèque que pour aller à la mangeoire[17], et je n’ai pas de peine à le croire, car toutes ses idées étaient tournées de ce côté, et il eût presque fait comme le Florentin Magliabecchi qui mangeait et dormait sur ses livres, au milieu des puces et de ses araignées chéries. La carrière de bibliothécaire devenait donc de plus en plus celle de Naudé. Sans doute, il s’était souvent demandé si c’était là un état honorable et utile, puisque l’antiquité ne connaissait guère ces sortes d’emplois. Ayant pourtant le modèle de Varron qui gouvernait la bibliothèque du mont Palatin, et plus récemment l’exemple de Budée, d’Heinsius et de Casaubon, il se décida à s’adonner entièrement à ces sortes de travaux. Gassendi s’éloignait de Paris pour mieux philosopher, Guy-Patin devenait de jour en jour plus occupé ; il fallut se séparer et se résoudre à n’entretenir désormais ces doux commerces d’amitié que par des lettres fréquentes. Naudé aussi désirait voyager ; sur la présentation de Pierre du Puy, le cardinal de Bagni le prit comme bibliothécaire et secrétaire de ses lettres latines.

Naudé partit pour Rome, avec son nouveau protecteur, sur la fin de la saison, en 1630. Le séjour de cette ville, où il devait demeurer douze ans, donna à son caractère une souplesse d’opinion peu louable. On voit dès-lors qu’il habite cette vieille Rome qui a passé par tous les abaissemens et par toutes les puissances, par toutes les vertus et par toutes les corruptions ; on sent qu’il foule une terre où il y a eu des esclaves. Secrétaire d’un cardinal, et lancé par conséquent dans un monde où les opinions devaient être peu tolérantes ; forcé de faire ployer à chaque circonstance son esprit douteur et son indifférence philosophique, dans un pays où il n’y avait pas de milieu entre la foi et l’incrédulité, dans une ville où chacun était athée ou croyant ; obligé, par convenance, de changer en prosélytisme, et presque en propagande religieuse, cette opinion souvent manifestée par lui, qu’en fait de culte il fallait demeurer comme l’on était[18], Naudé fut contraint de s’habituer à une hypocrisie d’opinions qui convenait peu à son caractère. Je suis même étonné qu’il ait osé entretenir en Italie des liaisons avec Cremonin dont la religion, selon Patin, était aussi douteuse que celle de Pomponace, de Cardan et de Machiavel. La politique théorique avait déjà séduit Naudé, car son école voyait avec peine la coterie de la cour envahir un sujet qui était, selon elle, de son domaine exclusif. Comme Balzac avait mis du bel esprit et du phœbus dans son Prince, ainsi qu’on disait alors, Naudé voulut porter sa méthode de critique érudite dans la politique. Quelques mois avant son voyage, il publia donc une Addition à l’Histoire de Louis XI. Ce n’est pas une histoire méthodique et profonde comme celle de Commines, ou une chronique scandaleuse comme les pages de Jean de Troyes, mais plutôt des notes un peu diffuses, où on trouve de tout, par exemple, des détails fort curieux sur la barbarie scolastique, et des recherches savantes sur le prix des livres avant l’imprimerie, et sur la typographie elle-même. Naudé professe pour Louis XI une grande admiration. Colletet lui dit même, à la suite des vers grecs, latins et français qui suivent la préface, qu’il n’appartenait qu’à lui d’éclaircir le soleil et de blanchir l’yvoire. D’où viennent de la part de Naudé, homme probe et incapable de mensonge, ces continuels éloges du plus trompeur et du plus parjure de nos rois ? Est-ce parce qu’il a ramené l’unité dans la monarchie, en rabaissant au profit des classes moyennes les grandes têtes féodales qui jetaient de l’ombrage sur son trône ? Non, ces conséquences n’étaient pas encore visibles, bien que Richelieu continuât alors l’œuvre de Louis XI. Ce qui causait l’admiration de Naudé, c’était sans doute la devise : Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. En effet, les traditions de Machiavel avaient propagé parmi les savans cette conviction, que la politique est un art de dissimulation continuelle où la bonne foi est nuisible, et où les moyens importent peu quand la fin doit être bonne. Quoi qu’il en soit, malgré l’essai de Duclos, le caractère de Louis XI, que Walter Scott a commencé à mettre en lumière, attend encore un historien. L’opuscule de Naudé devra entrer dans les matériaux d’un livre qui avait été, dit-on, écrit par l’homme le plus capable de l’exécuter, par le plus grand écrivain que la France ait jamais eu peut-être, Montesquieu. Arrivé à Rome, Naudé continua à s’occuper de politique. Au milieu d’une multitude de publications érudites, de querelles sur l’auteur de l’Imitation de J.-C., de mémoires sur des points bibliographiques, il consacra le temps que lui laissaient tous ces travaux et les affaires du cardinal de Bagni à une Bibliographie politique qui lui coûta, dit-il, beaucoup de peine[19], et qui fut regardée long-temps comme un excellent livre. Cependant, les idées politiques de Naudé prenaient chaque jour une forme plus déterminée. Il en était arrivé à un certain fatalisme historique qui ne voyait dans les révolutions successives de l’humanité que des modifications semblables à celles des formes matérielles, mais sans croire à rien de progressif dans les idées. « Toutes les choses du monde, écrivait-il, sans en excepter aucune, sont sujettes à divers bouleversements qui les rendent beaucoup estimées en un temps, puis mesprisées et ridicules en l’autre, font monter auiourdhuy ce qui doit tomber demain, et tournent ainsi perpétuellement cette grande roue des siècles qui fait paroistre mourir et renaistre chacun à son tour sur le théâtre du monde. Les empires, les sectes, les arts ne sont pas exempts de cette vicissitude. Les peuples, après avoir paru et dominé en un certain temps, se ralentissent par après, et retombent dans une grande barbarie, de la quelle à peine ils sont relevez qu’ils y retournent encore, quittant ainsi la place et demeurant dans un perpétuel conflict, pour paroistre les uns après les autres, comme Castor et Pollux, ou plutôt pour régner successivement comme Atrœus et Thyestes. » Cette appréciation morne et froide des empires qui tombent sans profit pour l’humanité, cette contemplation inflexible de la société toujours en douleur pour ne rien enfanter, cette croyance que chaque temps s’accomplit, non en vue de l’avenir, mais pour soi et en dehors de la sphère des idées ; en un mot, ce fatalisme historique, comme je l’ai déjà dit, durent conduire Naudé à de fausses conséquences politiques. C’est ce qui arriva pour le malheur de sa mémoire.

Le cardinal de Bagni désirait voir résumées toutes les vues de la politique ambiguë de son temps, toutes les idées romaines sur les matières d’état. Naudé écrivit donc pour lui, et non pour M. d’Emeri, intendant des finances, comme on l’a dit à tort, un opuscule malheureusement célèbre, et qui, selon M. Dupin aîné[20], aurait été tracé sur le canevas du Prince de Machiavel, dont il surpasserait la cruelle profondeur. Les Coups d’état de Naudé n’ont pas seulement laissé trace dans le monde politique, mais ils ont encore donné naissance, parmi les bibliophiles, à une querelle dont ce ne serait pas ici le lieu de parler, si la bonne foi de notre auteur n’y était gravement compromise. Il est dit, dans la préface des Coups d’état, que ce livre, fait par obéissance, n’a été tiré qu’à douze exemplaires, pour la satisfaction du cardinal de Bagni qui n’avait « ses lectures agréables que dans la facilité des livres imprimez. » Il est en effet facile de concevoir que Naudé n’ait pas voulu publier un ouvrage qui avait été arraché à ses principes, et qui contenait d’aussi détestables doctrines. Seulement, comme le cardinal de Bagni n’aimait pas à lire les manuscrits, on en fit imprimer une douzaine d’exemplaires, qui ne devaient pas sortir du cercle resserré d’un petit nombre d’amis. Rien donc que de très naturel et de fort plausible jusqu’ici. Mais comment expliquer qu’on connaisse maintenant plus de cinquante exemplaires de la fameuse édition ? Naudé mentait-il dans la préface et voulait-il vraiment abuser de la bonne foi du public en lui donnant un livre qui était supposé écrit pour quelques amis ? Une pareille duplicité littéraire ne répugnait-elle pas au caractère de Naudé, qui n’avait d’ailleurs aucun intérêt, si cela n’eût pas été, à indiquer le nombre des volumes tirés ? Il est donc plus probable (et c’est l’avis de M. Nodier) que l’on n’a pas retrouvé jusqu’ici d’exemplaire de l’édition princeps, et que celle que nous connaissons n’est qu’une contrefaçon à petit nombre, faite sur un volume envoyé probablement à Paris par quelque ami indiscret[21]. Quoi qu’il en soit, et bien que le dessein de Naudé de n’écrire que pour le cardinal de Bagni pallie un peu sa faute, son livre n’en restera pas moins un mauvais pamphlet en faveur de la tyrannie. L’auteur d’abord se croit à une époque de décadence et où les empires vont bientôt finir, et, à ce point de vue, il lui devient nécessaire de conclure que la concentration du pouvoir peut seule sauver les états. Il perce dans ce livre de Naudé, comme dans ses autres écrits, une grande admiration pour les ministres qui gouvernent hardiment : ainsi Richelieu de son temps, d’Amboise sous Louis XII, et Sully sous Henri IV. Toute sa sympathie est acquise à ces hommes, parce qu’ils font converger la puissance vers un même centre. Il faut que rien ne leur résiste, et de là une triste conclusion à la nécessité, à la moralité même des coups d’état. Ils doivent frapper comme la foudre avant qu’on ne les entende gronder ; ils doivent ressembler à ce Nil dont les peuples ignorent la source, tout en jouissant de son embouchure. Qu’importe que la loi s’oppose aux coups d’état du prince ; le prince doit non-seulement commander selon les lois, mais encore aux lois mêmes, si la nécessité le requiert. Quant à la moralité des moyens, Naudé n’y tient guère. Le peuple lui paraît une bête à plusieurs têtes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans jugement, et de mécanique condition. En cela peut-être il a quelque raison ; mais est-ce à dire qu’il faille en inférer que les ministres doivent s’étudier à le séduire par les apparences, à le gagner par des prédications, des miracles et de bonnes plumes, propres à le mener par le nez et lui faire approuver ou condamner sur l’étiquette du sac tout ce qu’il contient ? Est-ce à dire qu’on eût bien fait de jeter quelques os en la bouche de Luther, de lui cadenasser la langue par quelque pension ou gros bénéfice ? C’est ce que la morale niera toujours, et c’est ce qu’avance Gabriel Naudé, qui, par malheur, ne s’en est pas tenu à ces erreurs, et a osé se faire l’apologiste d’un des plus grands crimes politiques dont soient ensanglantées les pages de nos annales. En un mot, et pour être quittes d’une tache qui nous répugne sur le nom de Naudé, on trouve dans les Coups d’état l’apologie de la Saint-Barthélemy. Pour qu’on ne m’accuse pas de n’insister que légèrement sur ce point, je citerai les deux plus horribles passages. « Je ne craindrai point, lit-on dès l’abord, de dire que ce fut une action très juste et très remarquable, et dont la cause était plus que légitime, quoique les effets en aient été bien dangereux. C’est une grande lâcheté, ce me semble, à tant d’historiens français d’avoir abandonné Charles IX et de n’avoir montré le juste sujet qu’il avait de se défaire de l’amiral et de ses complices…[22]. » À la page suivante, on lit encore : « Il fallait imiter les chirurgiens experts qui, pendant que la veine est ouverte, tirent du sang jusqu’aux défaillances, pour nettoyer les corps cacochymes de leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si l’on ne fournit la carrière ; le prix est au bout de la lice, et la fin règle toujours le commencement. » Jamais, je crois, l’apologie du crime n’a été écrite avec un pareil sang-froid. Il est vrai que, comme Naudé nous le dit lui-même on ne parlait pas en si mauvais termes de cette exécution en Italie qu’en France. C’est que sans doute le souvenir des processions qu’on y avait faites en actions de grâces, n’était pas encore passé. Il y a aussi à notre époque une déplorable tendance de fatalisme historique qui cherche à justifier tous les crimes de l’histoire, à substituer la nécessité à la culpabilité, le fait à l’idée, la chose accomplie à l’intention. Hommes inconséquens qui font faire à la fatalité la conquête de la liberté, espèces d’architectes en ossemens et en têtes de mort, pareils à ceux qu’on trouve à Rome dans les catacombes, ainsi que l’a dit admirablement M. de Chateaubriand. On est ainsi amené de nos jours à justifier les scènes de la Terreur et de la Saint-Barthélemy ; l’un vaut l’autre. Qu’un roi fasse feu sur son peuple ou qu’un magistrat place un orchestre à côté de l’échafaud, qu’on se nomme Charles IX ou Lebon, qu’on mette Borgia au Vatican ou Marat au Panthéon, la vérité ne doit montrer là que des assassins, pour lesquels il n’est pas de baptême dans l’histoire. Le crime rend les hommes égaux, comme la mort, et il reste toujours crime, soit qu’il vienne d’une tête couronnée, ou qu’il soit l’œuvre d’un tribun.

J’ai dit tout ce qu’il y avait de condamnable dans l’ouvrage de Gabriel Naudé, sans essayer de le justifier en rien, soit par sa position forcée, soit par les idées de son temps. On trouve pourtant dans les Coups d’état plus de modération qu’on ne le pourrait croire au premier abord. Ainsi, il avoue que la matière qu’il traite est penchante vers l’injustice, que les coups d’état ne doivent venir qu’à la défensive et non à l’offensive, pour conserver la puissance et non pour l’agrandir ; qu’ils ne doivent apparaître que comme des comètes, des tremblemens de terre et des éruptions ; qu’il y faut procéder en juge, non en partie, en médecin, non en bourreau ; qu’ils ne doivent se trouver dans la vie des rois que comme sur les médailles des hérétiques, où il y a un pape d’un côté et un diable de l’autre. Naudé, selon la mode de son temps, croit que tout a été finesse et tromperie dans l’histoire, et il va même (jugement singulier chez lui !) jusqu’à ranger dans ce nombre la conversion de Clovis et les miracles de Jeanne d’Arc. Pourtant, on trouve çà et là dans son livre des idées libérales, qui font singulière figure au milieu de la politique despotique et cruelle qui y est prêchée à toutes les pages. Ainsi, il dit quelque part qu’il ne faut pas assigner de bornes à la clémence des rois, parce qu’elle est comme l’infini et qu’elle ne doit pas avoir de limites. Plus loin, il veut que les emplois soient abordables à tous, et à ce propos il ajoute que, malgré son estime pour la noblesse, il préfère le soleil, qui produit du dedans la lumière, à la lune, qui la reçoit du dehors. Les tortures lui paraissent aussi injustes, et il ose écrire que le maréchal d’Ancre n’eût pas été moins justement puni, quand on ne l’eût point traîné et déchiré. Quant aux limites que doit avoir l’obéissance envers les rois, il n’ose guère aborder la question. Cette détermination du pouvoir royal eût été curieuse dans sa bouche. Voici les seuls passages que j’ai trouvés dans ses Coups d’état sur ce sujet : « Quand le souverain use de son pouvoir autrement que le bien public ou le sien, qui n’en est point séparé, le requiert, il fait plutôt ce qui est de la passion et de l’ambition d’un tyran que l’office d’un roi. » Ailleurs, on trouve même cette pensée plus avancée, que « les sujets ont le droit de donner ordre aux déportemens d’un tyran. »

De l’esprit général des ouvrages politiques de Naudé ressort, nous l’avons dit, une grande sympathie pour les ministres supérieurs qui s’emparent de la puissance, et qui sont comme une incarnation du pouvoir. Il se plaît à tracer le portrait du ministre dont il se fait un idéal. « Je veux qu’il vive dans le monde comme s’il en était dehors, et au-dessous du ciel comme s’il en était au-dessus ; qu’il s’imagine que la cour est le lieu du monde où il se dit et se fait le plus de sottises, où les amitiés sont les plus capricieuses et intéressées, les hommes les plus masqués, les maîtres les moins affectionnés à leurs serviteurs ; qu’il se pique d’une pauvreté généreuse, d’une liberté philosophique, mais sévère, et d’une grande obstination au bien. » Sans doute, le portrait qu’il trace est beau ; mais son livre n’en est pas moins un livre blâmable, à propos duquel on pourra toujours redire ce que l’auteur avait écrit autre part : « La plume des sçavans a la vertu de servir bien souvent d’ombrage aux plus notables imperfections, et d’eslever, sur la noblesse de ses aisles, ce qui mériteroit d’estre caché dans les profonds abysmes de l’oubliance. » Oui, on ne saurait trop le répéter, ce sera toujours une tache pour la mémoire de Naudé que son apologie de la Saint-Barthélemy. Il y a des crimes qu’on ne peut essayer de justifier sans s’exposer aux malédictions de l’histoire. Mais en ne jugeant que pour ce qu’elles valent, ces pages arrachées à la faiblesse, on peut conclure que le livre de Naudé tend à immoler entièrement le droit privé au droit public. Il en était encore au point de vue de l’antiquité. Le christianisme vint apporter dans la société l’idée perfectionnée du droit particulier et de l’égalité individuelle. Toutes les tendances de progrès doivent donc se manifester dans le sens de l’alliance de plus en plus intime de ces deux principes. C’est là le problème de l’avenir. Le livre de Naudé, qui était rétrograde en politique, dut peu convenir à la liberté de pensées de ses amis. Aussi on trouve dans les lettres de Guy-Patin un passage extrêmement caractéristique où l’opinion du hardi sceptique échappe presque en entier et achève de mettre en lumière le cercle philosophique de Gentilly. Ce fragment a été écrit après la mort de Naudé, et il est d’autant plus remarquable, que l’âcreté de Guy-Patin s’y montre à l’aise : « L’auteur des Coups d’état, dit-il, étoit en un lieu où il flattoit le pape et son patron le cardinal de Bagni, où il avoit peur de l’inquisition et de la tyrannie, et de laquelle même, à ce qu’on m’assure, il avoit été menacé : de plus, il avoit une grande pente à ne prendre aucun parti de religion, ayant l’esprit tout plein de considérations, réflexions et observations politiques sur la vie des princes et le gouvernement du monde, et sur la moinerie aujourd’huy répandue en Europe, de sorte qu’il étoit bien plutôt politique que catholique… Je ne veux pas oublier que M. Naudé faisoit grand état de Tacite et de Machiavel ; quoi qu’il en soit, je crois qu’il étoit de la religion de son profit et de sa fortune, doctrine qu’il avoit puisée à Rome. Mais ce discours m’ennuye ; je vous dirai en un mot, je ne sçais qui a été le meilleur, ou l’écolier ou le maître, Rome ou Paris, le cardinal de Bagni ou son secrétaire latin, le cardinal Mazarin ou son bibliothécaire ; je me persuade pourtant que tous deux n’étoient guère inquiétez ni chargez de scrupules de la conscience. Toutefois, je vous dirai que M. Naudé étoit un homme fort sage, fort réglé, fort prudent, qui sembloit vivre dans une certaine équité naturelle, qui étoit très bon ami, fort égal et fort légal, qui s’est toujours fort fié à moi et à personne autant que moi, si ce n’est peut-être à feu M. Moreau ; point jureur ni mocqueur, point ivrogne ; il ne but jamais que de l’eau. Je ne l’ai jamais vu mentir à son escient ; il prisoit fort Charron et la République de Bodin. Je concluds que l’homme est un chétif animal, bien bizarre, sujet à ses opinions, fantasque et capricieux, qui tend à ses fins, et qui toute la vie n’aboutit guère à son profit, particulièrement en pensées non seulement vagues, mais quelquefois extravagantes. Aussi plusieurs n’y réussirent-ils pas, et même M. Naudé n’y a pas trouvé son compte, tout savant qu’il fut[23]. »

On peut conclure de cette dernière phrase que la fortune n’abonda pas toujours chez Naudé. En effet, son goût assez dispendieux pour les livres, et la pension modique que lui faisait le cardinal de Bagni devaient à peine suffire à ses besoins, avec le peu de profit que lui rapportaient ses livres. Modeste en ses goûts, toujours en causeries de savant, ou enfermé dans sa bibliothèque, il semble cependant qu’il aurait dû trouver dans ses ressources, sinon l’aurea mediocritas, du moins le res angusta domi. Il faut qu’il n’en ait pas été toujours ainsi, car, dans un volume d’épigrammes latines, publiées plus tard, en 1650, il remercie les frères du Puy de l’amitié qu’ils ont bien voulu lui montrer lorsqu’il était à Rome, quamvis egentem[24]. Ce peu d’aisance, ainsi que ses goûts solitaires de bibliophile, empêchèrent sans doute Naudé de se marier. La femme ne lui paraissait guère qu’un ustensile assez inutile dans l’ameublement d’une maison. Il préférait « une bonne mesnagère et couturière à une sçavante[25]. » On lui fait même dire dans le Naudæana : « Je ne pourrai me résoudre à me marier ; ce marché est trop épineux et plein de difficulté pour un homme d’étude. » Il était de l’avis de l’avocat Guion, qui, en achetant un exemplaire des œuvres de Mlle de Gournay, citait certain passage d’Accurse : Puer bibens vinum et mulier loquens latinum nunquam facient finem bonam[26]. Naudé était peu susceptible d’une passion forte et même d’une affection bien sentie. De son temps, l’amour consistait à peu près dans les galanteries de l’hôtel de Rambouillet et se bornait aux limites de la carte du Royaume de Tendre. Le goût espagnol pour les enlèvemens chevaleresques et les dévouemens amoureux ne se trouvait guère que dans les livres ou dans les poèmes. Une seule femme à cette époque était capable de sentir les brûlantes émotions de l’amour, et cette femme poussait la jalousie jusqu’à l’assassinat : c’était Christine. Quant à Naudé, la vie dut n’avoir pour lui ni secousses vives ni espérances déçues. Il la prit dès l’abord pour ce qu’elle vaut, ne la dorant pas de trop d’illusions, ne la rembrunissant pas de trop de dégoûts, existence sans concentrations intimes et sans épanouissement au dehors ; vie qui ne s’est pas créé d’idoles auxquelles il faut sacrifier, et qui s’est fait, en dehors de l’art, un but d’érudition spéciale. Toutes les passions avaient peu à peu disparu de son ame, au profit de la grande passion qui le dominait, l’amour des livres. Il s’était développé un germe d’indifférence moqueuse au fond de cette existence qui avait été un peu laissée à elle seule, et non choyée à tout propos, mollement bercée en des fêtes et en de doux présens, comme celle du poète Fortunat par exemple, ou plus tard celle de Voltaire. Pendant son séjour à Rome, il avait pris quelque chose d’italien et de peu ferme dans le caractère. Dans la cité éternelle que Néron avait brûlée, et que les prétoriens mettaient à l’encan, où chaque vice avait son temple, et où, selon l’expression de Pétrone, il y avait moins d’hommes que de dieux, sous les portiques où avaient été affichées les proscriptions de Sylla et des triumvirs, il rêva l’apothéose des tyrans et l’éloge de la Saint-Barthélemy. Cette faiblesse a mal tourné à Naudé. D’autres ont loué l’inquisition sans qu’on les en ait blâmés ; d’autres ont trouvé de hautes vues à Philippe-le-Bel et des vertus à Robespierre. Il commence même à devenir à peu près prouvé, par des pièces et des témoignages authentiques, que la Saint-Barthélemy a été plutôt une mesure prise à la légère et sans grande réflexion[27], qu’un massacre projeté long-temps à l’avance et mûri dans l’ombre. Je crois qu’il serait assez piquant de rapprocher du jugement de Naudé les opinions de quelques-uns de nos contemporains fort avancés en fait d’idées de liberté et de progrès social, qui ont tâché, je ne dirai pas de justifier, mais au moins d’expliquer la Saint-Barthélemy. Le plus illustre d’entre eux, avant de s’être jeté brusquement dans les luttes de la démocratie, montra en l’une de ces admirables brochures, qui n’ont pas été le côté le moins vif et le moins retentissant de sa gloire, une approbation assez prononcée de la Ligue. Plus récemment, deux écrivains qu’on peut, pour leurs opinions consciencieuses et absolues, rapprocher de M. de La Mennais, MM. Buchez et Roux, dans l’une de ces belles préfaces dont ils font précéder les volumes de leur Histoire parlementaire de la révolution française, ont dit ce qu’il était loyalement possible de hasarder pour la justification théorique de cette déplorable journée du 24 août 1572. Quant à Naudé, il y a une chose qui explique parfaitement son éloge de Charles IX, et je m’étonne qu’on ne l’ait pas encore invoquée. Naudé avait dû connaître Hobbes, qui était lié avec Gassendi ; ou du moins, s’il ne l’avait jamais vu, il adoptait les principales idées de sa philosophie. Or, on sait que cette philosophie aboutissant en politique au despotisme, l’auteur avait eu la logique de son système, et avait quitté l’Angleterre lors de l’exécution de Charles Ier, pour y revenir quand Cromwell y eut assis sa dictature, parce qu’il lui devait respect comme despote. Il n’est donc pas étonnant que cet homme singulier, qui croyait à peine à Dieu, et tremblait à la pensée du démon, qui n’avait pas foi à la liberté, mais qui dressait un autel à la tyrannie ; il n’est pas étonnant que Hobbes ait laissé quelques-unes de ses idées à Naudé. Toutefois, et je me hâte de le dire, l’auteur des Coups d’état n’a saisi dans l’histoire que le côté particulier, concret et contingent ; bien qu’il vécût au temps de Vico, les idées de la Scienza nuova lui échappent absolument. Le rôle de l’infini, du général, de l’absolu dans le développement humain, n’a pas été compris par lui. Notre siècle, fécond en grands historiens, a au contraire parfaitement profité de ces pensées ; mais peut-être est-il à craindre qu’on ne fasse peu à peu disparaître les hommes sous les idées, et il serait à désirer que le sens juste et modéré reprît un peu de son empire, et rétablît en leur vrai lieu certaines portions grandies ou rabaissées à tort. M. Guérard, dans un excellent travail sur l’influence du clergé, sous les deux premières races, inséré récemment aux Mémoires de l’Académie des Inscriptions, a redressé, à propos de Charlemagne, par exemple, quelques-uns de ces jugemens exagérés.

Son protecteur étant mort en 1641, Naudé se trouva de nouveau sans emploi. Le cardinal Barberin se l’attacha ; mais cela ne dura guère, car on le voit bientôt nommé médecin de Louis XIII avec appointemens ; puis, l’année suivante, Richelieu l’appelle pour en faire son bibliothécaire : mais ce ministre étant mort presque immédiatement, Mazarin lui donna le même emploi. De retour à Paris, Naudé continua sans doute à voir Guy-Patin. Quant à Gassendi, il était en Provence. Les petites réunions philosophiques ne durent donc plus avoir le même charme ; la pétulance de la jeunesse était passée ; l’âge était venu, et avec lui la vraie appréciation des choses. Les soupers furent plus rares et moins égayés, et l’on ne dut pas y former, comme aux réunions postérieures d’Auteuil, la belle résolution d’aller se noyer en compagnie après le repas. D’ailleurs cette époque de la vie de Naudé se passa presque en voyages continuels pour chercher des livres. La Hollande, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, furent tour à tour visitées par lui ; et il en rapporta les immenses richesses qui forment aujourd’hui la bibliothèque Mazarine. Un auteur du temps nous l’a peint d’une manière assez comique, sortant plein de poussière et de toiles d’araignées de chez les bouquinistes qui lui vendaient les livres en bloc et par tas. Que d’innocentes jouissances, que de délicieuses surprises ne dut pas éprouver le bon Naudé, lorsqu’il rencontrait ainsi mille trésors enfouis comme la perle dans le fumier ! Chaque découverte nouvelle l’animait à la recherche : il se souvenait sans doute que Logius avait trouvé Quintilien sur le comptoir d’un charcutier, et que Papire Masson rencontra les œuvres de saint Agobard chez un relieur, qui allait en faire des couvertures. Aussi nulle fatigue, nulle privation ne lui coûtait pour fonder l’un des plus beaux dépôts littéraires qu’il y ait en Europe. En revanche, la bibliothèque Mazarine n’a pas même toutes les productions de son fondateur, et l’on s’est contenté de donner son nom à je ne sais quel méchant escalier.

On comprend que Naudé ait aimé Mazarin. Qu’importe que Mazarin fut un ministre cruel et despotique ? n’avait-il pas le goût des livres, n’envoyait-il point Naudé dans toutes les contrées de l’Europe, avec permission d’acheter ce qu’il y trouverait de curieux ? Aussi je pardonne volontiers à Naudé d’avoir admiré Mazarin, et d’avoir écrit en sa faveur son chef-d’œuvre, le Mascurat. Ce n’est pas que Naudé eût beaucoup à se louer de la générosité de son protecteur, qui lui avait donné, pour toute faveur, deux petits bénéfices, un canonicat de Verdun, et le prieuré de l’Artige, en Limousin, qui rapportaient 1,200 livres de rente. À en juger même par un passage du Mascurat, Naudé, qui avait une multitude de frères et de neveux, qu’il lui fallut peut-être aider, n’était pas très à l’aise dans ses finances. Quand Sainct-Ange reproche à Mascurat d’être, « non-seulement mouchard, mais encore conseiller, émissaire, advocat, factotum, secrétaire du cardinal, » Naudé lui fait répondre : « Je voudrois que tu eusses menty toute ta vie, et que ce que tu viens de dire fust véritable ; je ne serois pas affamé comme un rat d’église, ou chargé d’argent comme un crapaud l’est de plumes. » Le Jugement de tout ce qui a été écrit contre Mazarin, plus connu sous le nom de Mascurat, est un pamphlet fort amusant contre tous les écrits connus sous le nom de Mazarinades. Une portion toute nouvelle du talent de Naudé s’y montre à l’aise et presque à chaque page. C’est une plaisanterie attique, un sarcasme de bon goût, une causticité sans amertume, qui donne déjà idée de la manière toute nouvelle que déploya plus tard Pascal dans les Provinciales. Il n’y a pas ici de basse flagornerie pour Mazarin ; s’il tait le mal, au moins le bien qu’il avance est vrai. Il reconnaît plusieurs des Mazarinades « composées avec addresse, ingénieusement desguisées et proprement assaisonnées. » Il règne dans tout le livre une critique si saine, une réserve si sage, que l’un des plus acharnés ennemis du cardinal, Guy-Patin, a dit : « Combien que le sujet me déplaise, la lecture du livre ne laisse pas de m’être fort agréable. » Il n’y a point d’ailleurs plus d’un sixième du volume consacré à Mazarin. Ce sont à tout propos des digressions savantes et pleines d’intérêt sur des questions d’art ou d’histoire. Je recommande, entre autres choses, des détails curieux sur les dépenses de nos rois, et un excellent morceau sur la poésie macaronique ; l’histoire de ce genre de littérature y est parfaitement traitée et avec une érudition supérieure. Le Mascurat est un livre où l’on apprend toujours quelque chose chaque fois qu’on l’ouvre. Selon le père Lelong, ce qu’il y a de plus remarquable dans ce pamphlet, c’est un sentiment plus vif et plus dégagé, quelque chose de moins chagrin et misanthropique que dans les Coups d’état : on y remarque une allure franche et un peu cavalière. Les deux interlocuteurs mangent et boivent au plus fort, ce qui ne les empêche pas de citer du grec et du latin à toutes les phrases. Mascurat renvoie parfaitement la balle à Sainct-Ange. Ce dernier a beau soutenir les pamphlétaires, il faut qu’ils soient battus. Naudé, par la bouche de Mascurat, les compare ingénieusement à différentes drogues que certaine femme, dans Ausone, donna à son mari pour ne point faillir de l’empoisonner ; une seule l’eût tué, et toutes, se servant mutuellement d’antidotes, n’eurent aucun effet. Autre part, il se moque de ceux qui accusaient Mazarin d’être ignorant, parce que lui-même en était convenu par modestie. « Donne-t-on, dit-il, ses bottes à nettoyer à celuy là qui se dit vostre très humble serviteur ; et si on dit : Il n’y a rien céans qui ne soit à vostre service, cela donne-t-il lieu d’emporter les meubles d’une maison ? Envoye-t-on à l’eschole le savant qui se dit ignorant ? » Naudé ne manque pas de profiter, pour la justification de son maître, de ces déductions historiques que nous avons fait remarquer plusieurs fois déjà dans sa manière. Ainsi, comme on reprochait à Mazarin d’avoir un singe qu’il mettait sur ses genoux, c’est tout à coup, et comme un flot qui déborde de l’antiquité : Épaminondas s’exerçant avec les garçons de la ville, Scipion jouant à cornichon va le long devant de la marine avec Lœlius, Agésilas montant à cheval sur un bâton pour faire rire ses enfans, Jacques, roi de Chypre, s’amusant à dévider, Charles IX ferrant son cheval, Auguste caressant une caille, Alexandre agaçant de petits pourceaux, et Honorius portant une poule. S’il ne cite pas les mouches de Domitien, l’ours de Valentinien nourri de chair humaine et le cheval de Caligula, c’est que ces noms ne lui paraissent pas sans doute propres à rapprocher de celui de Mazarin. Écrivant plus tard, il n’eût pas manqué de parler de l’araignée de Pélisson, et de Crébillon fumant au milieu de ses chats et de ses chiens. Lorsqu’il s’agit des fautes de Mazarin, Naudé glisse adroitement vers un autre sujet, ou bien, comme à propos d’une défaite, il dit que c’est une pierre qui rencontra la faux, une épine au milieu d’un faisceau de lauriers, une ronce dans une gerbe dorée. Il y a d’ailleurs dans le Mascurat une grande liberté de pensée. On sent que la férule romaine ne menace plus sa main, et qu’il foule une terre où les pas de la liberté laissent leur empreinte. Tout le monde, à son sens, doit pouvoir parvenir à la puissance, et comme il le dit crûment, tel peut souper cardinal qui n’avait dîné que d’un plat de tripes. Les bonnes plaisanteries et les portraits piquans ne manquent pas non plus dans le Mascurat. Il y en a même qui n’ont pas vieilli : ceci, par exemple : « Le naturel du François est si inquiet, si insolent, si ambitieux, si entreprenant et si insatiable, que soudain qu’il a donné un coup de bonnet aux ministres, incontinent après qu’il leur a parlé, qu’il leur a dit ou fait dire qu’il étoit leur serviteur, il en veut estre payé, il veut qu’on lui donne tout ce qu’il demande, qu’on augmente ses pensions, qu’on fasse estat de ses recommandations ; en un mot, il est capable d’épuiser en un jour toutes les grâces que la cour peut faire en un an. » Ce côté ironique et quelquefois sentencieux, qu’on trouve pour la première fois dans le caractère de Naudé, marque chez lui une nouvelle phase ; il est un peu dégoûté du monde, et il sait la vie. Ni la nature avec son luxe de végétation, ni les passions du cœur avec leurs molles et fondantes extases, ni l’ambition avec ses rêves avides, ne peuvent plus le séduire dorénavant ; en fait de plaisirs, il s’est arrêté à des jouissances plus sûres et moins trompeuses, aux sévères jouissances de l’intelligence.

Quant à sa manière de procéder, en fait de style, elle est la même dans le Mascurat que dans ses autres écrits ; les citations, mieux choisies ici, mais aussi nombreuses et prises avec affectation dans des auteurs peu connus, envahissent souvent le texte, et se succèdent les unes aux autres, et les unes par les autres, presque au hasard, sans goût et sans méthode. Naudé avait déjà dit autre part : « J’ay bigarré mon langage de quelques sentences et authoritez latines sans les habiller à la françoise, puisqu’elles n’ont aucun besoin d’être entendues de la populace. » Dans le Mascurat il est moins fanfaron, et on voit que l’Académie et l’hôtel Rambouillet avaient dû se moquer de cet étalage de citations, de même que le petit comité philosophique de Gentilly riait en soupant des phrases de Balzac et des autres beaux esprits. « Quand je cite tous ces bons auteurs, dit Naudé, c’est sans affectation, c’est parce qu’ils me viennent sub acumen calami, c’est parce qu’il m’est aussi séant de le faire comme aux jeunes filles qui ont esté voir de beaux jardins de se parer de fleurs qu’elles ont cueillies. Mais quand j’aduouerois que c’est mon mestier et celuy des autres pédants comme moy, de citer tous ces autheurs anciens et modernes, quand le cas y eschet, le procès en seroit plustôt finy. » Au temps de Naudé, la citation était un des éléments essentiels du style, surtout chez les savans ; au milieu de ces lambeaux, pris çà et là à toute l’antiquité, et recousus tant bien que mal à un fonds de langage français peu ferme encore, indécis dans sa marche, la langue est comme tremblante et pleine d’hésitation, sans mesure et sans arrêt : ce n’est plus le français de Rabelais, et ce n’est pas encore celui de Corneille. L’idiome est là en travail et en fermentation pour produire la prose de Pascal et de Bossuet, qui, plus tard, se transformera chez Voltaire, puis chez Mirabeau. Outre que chaque génie, sans se faire pour cela sa langue à lui, s’approprie un style, et taille son langage sur le patron de sa pensée, du jour où une langue s’arrête, on peut le dire, cette langue meurt ; car cette immobilité impliquerait qu’un peuple peut vivre et accomplir ses phases sans modifier ses formes. Or, qu’est le langage, sinon la forme, l’instrument de l’idée ? Chez Naudé, il est peu facile de voir et de saisir toutes ses transformations d’idiome, le style étant à chaque instant brisé, et comme interrompu par les citations ; l’art se bornait alors à bien agencer tous ces fragmens, à faire une gerbe de tous ces épis. Plus tard, au temps de Labruyère, il y eut une vive réaction contre cette manière d’écrire ; on ne regardait plus les savans, hors de leur bibliothèque, que comme des inutilités impropres à tout. Le grand moraliste disait à ce sujet : « Il y a maintenant une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l’érudition. » On eût été mal venu, en effet, à prodiguer la science littéraire dans les salons de Louis XIV, ou durant les promenades de Versailles, et il n’est pas douteux que Naudé n’ait touché aux derniers écrivains qu’avec son génie supérieur Labruyère caractérisait en son chapitre de la Chaire, par ces mots : « Il y a moins d’un siècle qu’un livre françois étoit un certain nombre de pages latines, où l’on découvroit quelques lignes et quelques mots en notre langue. » Labruyère a dit aussi en parlant des ouvrages de l’esprit : « L’on écrit régulièrement depuis vingt années ; l’on est esclave de la construction, on a secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement françoise. » Tout cela, comme on voit, s’applique parfaitement à Naudé et à son école, à part les restrictions personnelles de talent, et les honorables travaux en dehors du style.

Le bibliothécaire de Mazarin, pendant le séjour de douze années qu’il fit alors à Paris, ne publia guère d’ouvrage important que le Mascurat. Je ne parlerai pas de ses épigrammes latines imprimées en 1650. Ce sont des vers d’album qu’il avait composés à Rome, pour les portraits de Barberin, de Paul Jove ou de Galilée. Bien que ces poésies, malgré quelque finesse dans la pensée, et assez de délicatesse dans l’éloge, méritent en tout l’oubli où elles dorment, on y trouve pourtant, à la fin du volume, une élégie touchante sur la mort du cardinal de Bagni. Mais Naudé n’eut pas à jouir long-temps de ces distractions littéraires. La fortune de Mazarin s’éclipsa, et le parlement, par une mesure peu digne de lui, voulut faire vendre cette bibliothèque, qui avait coûté à Naudé tant de peines, tant de voyages. Qu’on juge de l’indignation du savant bibliophile ; son plus cher enfant lui était cruellement enlevé. Il se raidit contre cette tyrannie, et il adressa au parlement une supplique pleine de vigueur et de mesure, où le respect a peine à contenir la colère. Cette pièce est admirable d’héroïque résistance, et l’ame de Naudé y est tout entière. Ab ungue leonem. Il supplie noblement et menace presque les conseillers du parlement : « Messeigneurs, leur dit-il, pouvez-vous endurer que cette belle fleur qui respand désia son odeur par tout le monde se flétrisse entre vos mains ? » Mais, par une singulière préoccupation de haine personnelle, le parlement ne fit pas droit aux réclamations de Naudé, et l’écrivain pauvre et modeste s’imposa un sacrifice au-dessus de ses forces, en rachetant pour 3,500 livres tous les ouvrages de médecine de la bibliothèque du cardinal. Heureusement le projet anti-national du parlement n’eut pas de suite.

Mais que deviendra Naudé ? Plus de bibliothèque à ranger, plus de livres à acheter. Que fera ce goinfre en fait de livres, helluo librorum, comme l’appelle Niceron. D’ailleurs, ainsi qu’il le dit lui-même, tout le monde à Paris le regardait de côté, sans doute parce qu’il avait prêté sa plume à Mazarin. Il se décida bientôt à quitter la France. Vossius le fit nommer bibliothécaire de Christine, et il partit pour la Suède en 1652, avec Bochart, le ministre de Caen. Tout le monde sait le caractère de Christine. On trouve dans le recueil des harangues qui lui furent adressées lors de son voyage en France, plusieurs portraits d’elle fort ressemblans. « Elle a, y est-il dit, l’esprit porté aux choses héroïques, surtout à la justice ; mais elle est comme les hommes agiles qui sont devenus paralytiques ; ils peuvent discourir et non agir. » On y voit encore qu’elle s’habillait à la manière des hommes dont elle avait toutes les façons ; comme eux, elle portait épée et perruque, et, pour comble, on lui reprochait de jurer quelquefois et d’être fort libre en ses discours. Elle entrait galamment en conversation, prenait la main aux hommes, et le premier venu de la cour était peut-être son intime ami. Femme d’un esprit viril jusqu’au crime, selon l’énergique expression de M. Villemain, elle passait tour à tour des découvertes de Meibomius à la métaphysique de Descartes. Gassendi la félicitait d’accomplir le vœu de Platon qui voulait des rois philosophes, et à propos de quelques calomnies, il lui disait : « Vous marchez sur l’Olympe, bien au-dessus de la foudre. » Extrême en tout, elle finit dans l’ascétisme les scènes tumultueuses de sa vie. Mme de Longueville disait d’elle : « On doit espérer qu’elle sera une saincte, aussi bien qu’une héroïne. » Avant qu’elle eût abdiqué le sceptre royal pour la science, elle exerça sur la littérature une influence immense, qu’il serait peut-être assez curieux de caractériser. Toutes les illustrations intellectuelles se rendaient à sa cour, et Naudé n’hésita point, quand on lui proposa la bibliothèque de Stockholm. Il paraît, par une de ses lettres, que le classement des livres lui demandait beaucoup de temps, et qu’il eût volontiers répondu à ceux qui venaient le troubler, comme Cujas, lorsqu’on lui parlait de matières n’ayant pas trait au droit : Non attinet ad edictum prœtoris. Mais le séjour de Naudé à la cour de Christine ne fut pas long. Les folies du premier médecin Bourdelet ayant forcé la plupart des Français à se retirer, Naudé ne voulut pas rester seul, et demanda l’année suivante son congé, malgré les instances de la reine. Guy-Patin, qui se sentait privé de la présence d’un ami qui lui était devenu nécessaire, écrivait à cette occasion : « À quelque chose malheur est bon ; j’aime mieux qu’il soit ici ; tout le Nord ne vaut pas ce grand personnage. » Naudé reprit donc le chemin de la France, mais Guy-Patin ne devait plus le revoir, car il fut saisi, à son passage à Abbeville, d’une fièvre continue avec assoupissement qui l’enleva le 29 juillet 1653. Son corps fut présenté à l’église Saint-George et inhumé dans la nef. Ainsi mourut l’homme le plus remarquable peut-être de ces érudits littéraires de la famille de Dupuy, de Lamonnoye, de Sainte-Marthe, de Ménage et de Leduchat, dont la race est à peu près perdue de notre temps. Gassendi pleura beaucoup cet ami si complaisant, si sage, si respecté, qu’on consultait toujours pour les publications littéraires. Malgré ces regrets, il faut que la mémoire de Naudé ait, en ce temps même, été calomniée par l’envie ; on trouve ce passage dans les lettres de Guy-Patin à Spon : « Il n’y a pas encore de bibliothécaire de Mazarin. C’est un nommé Poterie, qui y servait sous feu M. Naudé, mais qui ne l’espère pas. C’est un fripon qui a rendu de très mauvais services à notre bon ami, après sa mort, ou au moins qui a tâché. Mais l’innocence de sa vie et de ses mœurs l’a jusqu’à présent très bien défendu des calomnies de ce pendard. » Sans doute les clameurs de la haine se turent bientôt, car la justice commence pour les hommes lorsque la tombe les recouvre.


Charles Labitte
  1. Il est intitulé Marfore, 1620, in-8o, et ne se trouve dans aucune des bibliothèques de Paris. Il a disparu à la Bibliothèque royale.
  2. Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Rose-Croix, 1623, in-8o, rare.
  3. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. i, pag. 36 (de 1648).
  4. Apologie, etc., ch. XVIII. — Le sens qu’attache Naudé à ces paroles n’est pas contestable par l’esprit général de ses autres écrits.
  5. Lettres choisies, tom. i, pag. 203.
  6. Voyez son Apologie, ch. iv, etc.
  7. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. i, pag. 203.
  8. Mascurat, pag. 13.
  9. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. i, pag. 30.
  10. Portraits littéraires, tom. i. Au tome ii, dans l’article Béranger, il est fort bien montré aussi comment l’illustre poète tient quelques-unes de ses allures franches des traditions de l’école de Guy-Patin et de Gassendi.
  11. Addition à l’hist. de Louis XI, pag. 11.
  12. De studio militari.
  13. Paris, 1627, in-12.
  14. De bibliothecis syntagna.
  15. Philobiblion.
  16. Philobiblii, cap. ii.
  17. Mascurat, pag. 272.
  18. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. iii, pag. 394.
  19. Epistola Naudœi. Genève, 1677. Pag. 284.
  20. Lettres sur la profession d’avocat, cinquième édition, tom. ii, pag. 58.
  21. Guy-Patin d’ailleurs dit que l’édition princeps des Coups d’état est en petits caractères. Or, l’édition connue est in-4o.
  22. Pag. 125.
  23. Lettres choisies, tom. iv, pag. 231 et suivantes.
  24. Naudæi epigrammata, 1630, in-12. Dédicace.
  25. Mascurat, pag. 80.
  26. Walter Scott, dans son savant ouvrage intitulé : Demonology and Witcheraft, ch. iv, a inséré un jugement assez curieux sur Naudé. Mais l’illustre écrivain, mal informé sans doute, fait de notre auteur un ecclésiastique. C’est une erreur qu’il est utile de relever, les éditions populaires de Walter Scott se multipliant de plus en plus en France.
  27. Voyez le tome vii de l’excellente collection publiée par MM. Danjou et Cimber sous le titre d’Archives curieuses de l’histoire de France.