Ecrivains contemporains : Charles-Augustin Sainte-Beuve/02

Ecrivains contemporains : Charles-Augustin Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 285-327).
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ECRIVAINS CONTEMPORAINS

CHARLES-AUGUSTE SAINTE-BEUVE
II.
LES ANNEES DE PRODUCTION LITTERAIRE
1830-1848.[1]


I

La publication des trop fameuses ordonnances surprit Sainte-Beuve loin de Paris. Il était venu passer quelques mois d’été auprès d’Honfleur, chez son ami M. Ulric Guttinguer, dans ce tranquille chalet, perdu au milieu des hortensias et des rhododendrons, que connaissent si bien les visiteurs de la côte normande. A peine la nouvelle connue, Sainte-Beuve se mit en route. Ainsi la révolution de juillet appelait à Paris celui que la révolution de février devait en chasser. Quand il arriva, tout était fini. Il se trouva dispensé de la sorte des fortes résolutions de la première heure, et il n’eut pas à se demander s’il suivrait l’exemple belliqueux de M. Littré et de George Farcy, qui prirent un fusil et descendirent dans la rue, ce dernier pour y laisser la vie[2]. Je ne sais si ce rôle militant eût été très fort dans le goût de Sainte-Beuve ; ce qui est certain, c’est que la révolution de juillet fut accueillie par lui avec les mêmes sentimens que par toute la jeunesse libérale du temps. On peut en effet révoquer aujourd’hui en doute l’opportunité politique de la révolution de juillet, et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet dans un sens et dans l’autre ; mais une chose est hors de contestation, c’est l’enthousiasme qu’elle excita chez tout ce qui avait à cette époque l’esprit jeune et ouvert. Plus fidèle à ses inimitiés qu’à ses affections, Sainte-Beuve s’est toujours montré sévère pour la restauration. Il l’a jugée durement, presque injurieusement au lendemain de sa chute, et trente ans plus tard il parlait encore « de l’incorrigibilité finale des légitimités caduques et déchues, de leur incompatibilité radicale avec les modernes élémens de la société, et de leur impuissance, une fois déracinées, à se transplanter et à renaître. » Lorsque la restauration était encore debout, Sainte-Beuve n’était pas tout à fait aussi sévère à son endroit, et ses lettres à l’abbé Barbe ne témoignent nullement d’un parti-pris d’hostilité. Sous le ministère Martignac, il souffrait que M. Jouffroy sollicitât pour lui une chaire à la faculté de Besançon, et il annonçait l’intention d’accepter, si l’affaire réussissait, « ne fût-ce que pour ne pas désobliger M. Jouffroy. » L’arrivée du prince de Polignac aux affaires n’eut même pas pour résultat de le jeter dans les voies d’une opposition plus vive, et il se bornait à souhaiter « l’avènement d’un ministère le plus modéré et le plus royaliste possible qui sanctionnât la fusion si désirée entre la charte et la dynastie. »

Tout cela n’a rien assurément que de fort honorable ; mais ce que Sainte-Beuve ne s’est jamais soucié d’avouer, ce que sa correspondance avec l’abbé Barbe nous apprend, c’est qu’à cette date il fut sur le point d’être nommé, par le prince de Polignac, secrétaire d’ambassade. Il devait accompagner, en cette qualité, M. de Lamartine, qu’on se proposait d’envoyer en Grèce comme ambassadeur. Ce dessein prit assez de consistance pour que Mme Sainte-Beuve, retenue à Paris par la seule présence de son fils, achetât à Boulogne une petite maison où elle comptait passer le temps de son absence. Sainte-Beuve a raillé plus tard M. de Lamartine « sollicitant une ambassade du prince de Polignac et revenant enchanté de l’audience du prince. » Il n’a pas dit que lui-même attendait avec anxiété l’issue de cette audience, de laquelle dépendait son propre sort, et qu’il sortait probablement tout aussi enchanté de celle que lui avait accordée M. de Lamartine. Il y aurait eu peut-être quelque bonne foi à en convenir et à se montrer plus indulgent pour la restauration après avoir ainsi donné cette demi-adhésion à sa politique ; mais Sainte-Beuve n’a jamais poussé bien loin le respect des vaincus. C’est au reste une justice à lui rendre que le gouvernement de juillet, sauf un court intervalle durant lequel il a paru s’en rapprocher, ne l’a pas trouvé plus bienveillant, ni au moment de son avènement, ni après la catastrophe finale. Une grande âpreté contre le nouveau régime éclate jusque dans les articles littéraires publiés par Sainte-Beuve dans les premières années qui ont suivi les événemens de 1830. Il parle à plusieurs reprises des mécomptes que le régime héritier de la révolution de juillet a fait éprouver à toutes les âmes éprises « d’idéal et d’honneur. » En quoi l’idéal et l’honneur de Sainte-Beuve avaient-ils été froissés par le nouveau régime ? On serait assez embarrassé de le découvrir ; mais en y regardant de près ses griefs contre le gouvernement de juillet paraissent d’une nature beaucoup plus tangible.

On a vu que sa renommée naissante de critique était loin de suffire à l’ambition de Sainte-Beuve, et qu’il n’avait pas renoncé à conquérir par une œuvre ou une action d’éclat le retentissement de la célébrité. La révolution de juillet vint précisément, durant cette phase d’ambition inquiète, dissiper le petit monde littéraire au milieu duquel vivait Sainte-Beuve. Des collaborateurs quotidiens qu’il avait coudoyés dans les bureaux du Globe, bon nombre se laissa enlever aux lettres pour prendre place dans les assemblées, et quelques-uns même dans les ministères. La veille ils étaient connus seulement des érudits et des gens d’esprit, le lendemain la France et l’Europe étaient familiarisées avec l’écho de leur nom. Six mois de vie parlementaire avaient plus fait pour la popularité de leur renommée que dix ans d’études et de travaux. Au milieu de tout ce bouleversement, que devenait Sainte-Beuve ? Obtenait-il sa part dans cette distribution nouvelle de la gloire, et quelqu’un de ses maîtres ou de ses condisciples l’avait-il appelé à parcourir avec lui la nouvelle carrière ? Non. Il demeurait ce qu’il avait toujours été jusque-là : homme de lettres, et la révolution de juillet n’avait exercé sur son existence d’autre action que de le faire passer de la Revue de Paris à la Revue des Deux Mondes, qui entrait alors dans la carrière. Nul doute qu’il n’ait vivement souffert de cet effacement momentané, et que son amour-propre, prompt à s’aigrir, n’en ait conservé une cuisante blessure. Pendant tout le temps que dura le régime de juillet, il ne perdit aucune occasion d’adjurer les hommes qui étaient au pouvoir de revenir à leurs premières études, et de leur adresser au nom des lettres dédaignées un pressant appel. Sa voix ne fut guère écoutée par eux ; aussi, quand au bout de vingt ans la dure nécessité les contraignit de suivre son conseil et de reprendre leur plume délaissée, leur résignation ne put trouver grâce devant ses yeux, car son orgueil ne pouvait souffrir que la littérature, à laquelle il avait consacré sa vie, fût considérée par eux comme un pis-aller. De là contre les hommes du nouveau régime et contre les doctrinaires en particulier une irritation assez difficile à saisir dans son germe, qui s’est trahie dès L’origine, mais qui n’a cependant éclaté, dans toute sa vivacité de rancunes personnelles, que plus de vingt années après. Au début, cette irritation se voilait encore de prétextes plus nobles et lui inspirait, par exemple à propos de l’anniversaire de la mort des quatre sergens de La Rochelle, des articles qu’Armand Carrel aurait pu signer. M. Troubat[3] nous apprend que le critique des lundis ne pouvait, à la fin de sa vie, entendre la lecture de cet article sans être obligé d’étouffer ses larmes. Je doute que le récit de la mort de Baudin tombant sur les barricades de décembre lui causât une émotion aussi vive.

Les quatre ou cinq premières années qui ont suivi la révolution de juillet sont au reste, durant toute la vie de Sainte-Beuve, l’époque où il est le plus difficile d’accomplir la tâche modeste que j’ai entreprise : suivre pas à pas, au milieu des incidens assez ordinaires de son existence, toutes les sinuosités qu’a décrites dans sa route ce merveilleux esprit toujours en mouvement. On l’a vu jusqu’à présent mobile, fugace, serpentant, pour ainsi dire, au travers des doctrines et des écoles les plus diverses, mais toujours au moment où il se livre paraissant se livrer sans retour et tout entier. On a pu sans difficulté l’accompagner dans les effusions d’une piété enfantine qu’il abandonne brusquement pour passer à un matérialisme dogmatique et physiologique dont il revient en traversant une courte période de déisme jusqu’à une dévotion plutôt mystique que véritablement chrétienne et catholique ; mais ici le fil se perd, ou plutôt il se sépare en plusieurs brins. Placé à l’entrée des diverses routes de l’esprit, Sainte-Beuve ne s’engage plus avec autant d’impétuosité dans celles dont l’aspect le tente. Il jette au contraire à l’entrée de chacune d’elles un regard curieux, il se risque d’un pas furtif, mais il ne dépasse jamais les premières bornes du chemin, et celui qui marche en avant de lui peut en se retournant s’apercevoir avec surprise qu’il s’est déjà engagé dans une autre. Goethe a dit qu’il n’y avait pas de situation plus enviable pour un homme que de se trouver entre un amour qui finit et un amour qui commence. Sainte-Beuve a été durant toute la première moitié de sa vie en situation de goûter pareille volupté intellectuelle alors que son esprit flottait entre différens systèmes dont aucun ne parvenait à le captiver complètement. Il caractérisait plus tard cette époque de sa vie en disant qu’à cette date le critique n’était pas encore né en lui. En attendant cette naissance du critique, l’homme s’abandonnait tant soit peu à l’imprévu des circonstances, au hasard des relations, et c’est ainsi que les menus incidens de sa vie littéraire et de sa vie privée sont indispensables à connaître pour qui veut renouer ce fil dont je parlais tout à l’heure et chercher à s’en faire un guide.

Les journées de juillet avaient eu leur contre-coup dans les bureaux du Globe, où Sainte-Beuve avait jusque-là passé ses heures les plus laborieuses, et toute une petite révolution s’y était également produite. « Parmi les rédacteurs du Globe, les uns, a écrit plus tard Sainte-Beuve, étaient devenus conservateurs et gouvernementaux, subitement effrayés. Les autres ne demandaient qu’à marcher. J’étais de ces derniers. Je restai donc au journal avec Pierre Leroux, Lerminier, etc. Leroux n’était alors rien moins qu’un écrivain. Il avait besoin d’un truchement pour la plupart de ses idées ; je lui en servais. » Sainte-Beuve servant de truchement à Pierre Leroux, il y aurait là de quoi étonner ceux qui ne connaîtraient que le Sainte-Beuve des lundis. Sainte-Beuve professa assez tard une vive admiration pour ce singulier personnage, dont il n’abandonna la défense qu’à la suite d’altercations personnelles. Sous son influence, il fut un moment tenté de s’adonner à l’étude des questions sociales, et, lorsque le Globe fut vendu par Pierre Leroux aux saint-simoniens, il suivit le journal dans sa nouvelle campagne. Il continua d’y insérer des articles alors même que l’ancien recueil des Jouffroy et des Rémusat était devenu l’organe du père Enfantin, et paraissait sous le titre de Journal de la religion saint-simonienne avec la fameuse épigraphe : « à chacun selon sa vocation, à chaque vocation selon ses œuvres. » Les relations de Sainte-Beuve avec les saint-simoniens sont un épisode curieux, mais assez obscur, de sa vie morale et intellectuelle. A la fin de sa vie, il était partagé entre la tentation d’en tirer vanité et la crainte de se donner une légère teinte de ridicule. D’un côté, il se faisait honneur de n’avoir jamais désavoué ses relations avec leurs principaux chefs, et il saisissait l’occasion d’attester la « haute estime et le grand respect » qu’il portait au père Enfantin, en rendant hommage « à sa largeur de cœur et à ses belles facultés affectives et généreuses ; » mais de l’autre il tenait beaucoup à ce que la nature des liens qui avaient existé entre les saint-simoniens et lui ne fût pas défigurée et à ce qu’on ne le confondît pas avec les sectateurs naïfs de la doctrine. « Si l’on veut dire que j’ai assisté aux prédications de la rue Taitbout en habit bleu de ciel et sur l’estrade, c’est une bêtise. Je suis allé là comme on va partout quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse, et voilà, tout. Je suis comme celui qui disait : « J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière. »

Que Sainte-Beuve en effet ne se soit pas pris à la ratière, c’est-à-dire, en bon français, qu’il ait prudemment abandonné les saint-simoniens au moment où le caractère singulier de leur association commença d’éveiller la vigilance du gouvernement, personne n’aura de peine à l’en croire. Cela est tout à fait dans son caractère ; mais ses relations avec eux ont été plus intimes et ont marqué dans son esprit une trace moins fugitive qu’il ne lui convenait peut-être de le laisser apercevoir. Dans une lettre qui date du 5 novembre 1830, Enfantin déclarait « qu’on pouvait déjà tout à fait compter sur lui. » A supposer même que l’apôtre nourrît quelques illusions sur la ferveur de son disciple, il ne se trompait pas sur la vivacité de l’impression qu’avaient exercée sur Sainte-Beuve les prédications saint-simoniennes. Voici où était, selon moi, le point d’attenance. Il y avait chez Sainte-Beuve un fonds de nature démocratique et plébéienne qu’on découvre dès qu’on creuse un peu sous la surface polie de l’homme de lettres. Cette disposition native avait chez lui ses grands et ses petits côtés, elle lui inspirait parfois certaines impatiences mesquines contre les avantages de fait qu’au sein de la société la plus démocratique l’illustration de la naissance confère inévitablement. Dans un accès d’humeur contre un de ses futurs confrères à l’Académie, il rééditera cette injure banale : « qu’il s’est donné la peine de naître. » Mais ces boutades puériles n’empêchent pas qu’on ne trouve fréquemment chez lui un souci véritable des intérêts populaires, une préoccupation sincère et sérieuse de la condition des classes ouvrières, de leur instruction, de leur état moral. L’humanité, ce grand mot dont on a fait tant d’abus depuis que Molière l’a introduit pour la première fois sur la scène française par la bouche de don Juan, l’humanité n’était point pour lui une abstraction vide de sens. C’était une personnalité vivante dont il interrogeait avec anxiété les destinées futures. Aussi, lorsqu’il entendait les saint-simoniens professer, suivant leur célèbre formule, « que la religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration morale et physique le plus rapide possible de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, » il trouvait dans cette formule la traduction d’un instinct profond de son esprit. Il ne faut pas s’y tromper en effet : c’est en partie par le côté démocratique que Sainte-Beuve a compris plus tard l’empire et s’y est rattaché. Chez lui, c’est le saint-simonien qui s’est fait bonapartiste, et, lorsqu’il a retrouvé sur les bancs du sénat ou à la cour des Tuileries les principaux et les plus illustres de ceux qu’il avait autrefois rencontrés rue Taitbout, il a pu se dire qu’il avait bien saisi dans son esprit la doctrine du maître, puisque, du même point de départ, des chemins si divers avaient conduit la plupart de ses disciples au même point d’arrivée. A l’influence des saint-simoniens succéda bientôt sur l’esprit de Sainte-Beuve celle d’Armand Carrel, sous la direction duquel il écrivit pendant trois ans dans le National des articles, non pas seulement de littérature, mais de politique. Ce dut être une singulière relation que celle ainsi nouée plutôt par le hasard que par la sympathie personnelle entre le journaliste batailleur et chevaleresque, libéral dans ses doctrines, autoritaire dans ses procédés, que le parti républicain allait bientôt saluer comme son chef, et le critique souple, insinuant, timide de caractère, hardi, mais mobile d’esprit, qui venait de publier les Consolations et qui préparait Volupté. En mère prudente, Mme Sainte-Beuve s’inquiétait de l’intimité de leurs rapports. Armand Carrel venait chez Sainte-Beuve à toutes les heures du jour ou de la nuit, et Mme Sainte-Beuve redoutait que cette camaraderie publiquement affichée avec le bouillant journaliste ne compromît l’avenir de son fils. Dans les articles que Sainte-Beuve a consacrés, au mois de mai 1852, à la mémoire d’Armand Carrel, il a soigneusement voilé l’intimité de cette relation, et il a complètement passé sous silence sa collaboration au National. L’heure n’était pas propice en effet pour rappeler les souvenirs de ce passé républicain. Rendons-lui cependant cette justice : pour un ancien ami, Sainte-Beuve n’a pas dit trop de mal d’Armand Carrel dans ses articles. Il a montré avec beaucoup de finesse et de précision les phases successives par lesquelles cet esprit inconsistant avait progressivement passé de ce qu’il appelait lui-même « la jeune royauté consentie » à la république à demi insurrectionnelle ; mais il aurait été fort en peine d’expliquer pourquoi il avait cru devoir le suivre docilement dans toutes ses évolutions et se faire un instant républicain avec lui sans avoir pour excuse la vivacité de tempérament et l’humeur belliqueuse qui rendaient particulièrement antipathique à Armand Carrel la politique résolument pacifique suivie par Casimir Perier. La vérité est que la nature malléable de Sainte-Beuve n’avait pas su résister à la pression de la main vigoureuse d’Armand Carrel. Peut-être eût-elle conservé assez longtemps encore cette empreinte, si au bout de trois ans une circonstance fortuite ne l’eût fait brusquement disparaître. Dans une querelle mesquine qui lui fut suscitée par deux des principaux chefs du parti républicain, MM. Jules Bastide et Raspail, à propos d’un article sur Ballanche, Sainte-Beuve trouva que Carrel n’avait pas pris assez franchement son parti. Carrel n’eut pas le courage de défendre l’indépendance littéraire de son collaborateur, qu’on accusait d’avoir trahi la cause républicaine par l’impartialité de ses jugemens sur la restauration. Piqué au vif, Sainte-Beuve « se délia, » suivant ses propres expressions, et il rompit ses attaches avec le parti républicain, non sans exciter peut-être en secret l’envie d’Armand Carrel, qui, peu de temps auparavant, lui disait avec mélancolie : « Vous êtes heureux, vous ! vous n’êtes pas engagé. » Engagé, Sainte-Beuve ne le fut jamais avec personne, et il le fit voir plus tard à bien d’autres que Carrel et Raspail.

Plus profonde, sinon plus durable, fut l’action conquise sur Sainte-Beuve par l’abbé de Lamennais. Ils s’étaient rencontrés déjà en 1829 chez Victor Hugo, dont Lamennais était alors le confesseur ; mais leurs existences ne firent que se croiser sans s’unir. Tout entier aux premières ardeurs de la dévotion mystique qui allait se traduire par les Consolations, Sainte-Beuve n’éprouvait point alors le besoin de suivre un autre guide spirituel que son amour. Ce fut seulement après la révolution de juillet, durant cette période de tâtonnement intellectuel où les doctrines de Saint-Simon et celles de Carrel se partageaient son esprit, que Sainte-Beuve se rapprocha de Lamennais et subit son joug. Il n’est rien qui soit parfois plus difficile à comprendre pour ceux qui n’ont point été les contemporains d’un homme célèbre que la nature et les causes secrètes de l’ascendant personnel exercé par lui. Celui qui lit aujourd’hui à tête reposée les œuvres de l’abbé de Lamennais et surtout les lettres où ce fougueux esprit s’abandonne contre les idées et contre les personnes à tant de violences contradictoires, celui-là peut ressentir par instans la chaleur communicative d’une nature aussi profondément sincère dans ses ardeurs ; il peut s’émouvoir de quelque sympathie en faveur d’une destinée aussi traversée et aussi douloureuse ; mais une qualité, un don, lui paraîtra surtout faire défaut à ce tribun évangélique, à cet apôtre démocratique : c’est le charme. Et cependant, le témoignage de ceux qui l’ont approché de près ne permet pas d’en douter, c’est par le charme personnel, direct, que l’abbé de Lamennais, que monsieur Féli, comme l’appelaient dans l’intimité ses disciples, a exercé sur les esprits et sur les âmes son action la plus profonde. Un de ceux qui se sont le plus résolument séparés de lui à l’heure où lui-même allait se séparer de l’église a raconté que le jour où il avait quitté, après un long combat intérieur, la retraite de La Chesnaye, il avait aperçu, étant déjà sur la route, l’abbé de Lamennais assis à la lisière d’un bois de sapins, au milieu de ses derniers disciples. À cette vue, il avait senti son cœur faillir, et il avait dû faire un dernier effort de volonté pour ne pas retourner en arrière. Il n’en a pas coûté moins d’hésitation et de regrets à tous ceux qui avaient uni leur existence à celle de M. de Lamennais pour rompre les fils mystérieux qui liaient leurs cœurs au sien. C’est ce même sentiment d’indestructible sympathie qui a rassemblé autour de son lit de mort des amitiés ardentes à se frayer un passage et qui conserve aujourd’hui à sa mémoire, jusque dans les âmes les plus timorées et les plus pieuses, jusqu’au fond des couvens de femmes, une inviolable fidélité. Il n’était pas dans la nature de Sainte-Beuve de demeurer longtemps insensible à une attraction aussi puissante, dès qu’il aurait pénétré dans le rayon où l’action s’en faisait sentir.

Toutefois ce serait trop rapetisser les choses que de rattacher exclusivement à une relation personnelle et fortuite avec Lamennais la direction nouvelle que suivit Sainte-Beuve lorsqu’il parut se joindre au mouvement catholique et libéral. C’est le propre des révolutions que d’ébranler aussi profondément les âmes que les sociétés, et de poser à nouveau devant les esprits, dans toute leur hauteur, des problèmes qu’ils se plaisaient à croire résolus. Durant les années paisibles de la restauration, Sainte-Beuve avait pu ne chercher dans la religion qu’une source d’inspirations poétiques et un adoucissement pour des souffrances intimes ; mais la crise révolutionnaire de juillet, en remuant profondément les intelligences, en remettant en doute des solutions que dans une heure d’illusion on avait pu tenir pour acceptées, devait pousser les esprits inquiets comme le sien à demander à la religion la réponse aux questions politiques et sociales que, depuis près d’un demi-siècle, la révolution française avait soulevées sans les résoudre. Cette réponse, le petit groupe qui s’était joint à M. de Lamennais pour fonder l’Avenir croyait l’avoir trouvée. Ils sentaient que le fleuve de la démocratie ne coulait plus seulement à plein bord, comme l’avait dit à un autre moment Royer-Collard, mais qu’il débordait déjà ses rives, et que le torrent, si on ne l’endiguait, allait tout emporter. Pour contenir ce torrent, on avait essayé d’élever devant les flots montans la barrière de la royauté traditionnelle avec ses grands souvenirs. Vaine espérance ! la nation s’était montrée injuste pour la royauté ; la royauté avait mal compris la nation. Une crue nouvelle avait emporté la digue fragile, et chacun était là, sur le rivage, à en contempler les débris. Après un moment d’ivresse chez les aveugles et de stupeur chez les sages, on s’était remis à l’œuvre. Les uns s’efforçaient, avec les matériaux que le courant n’avait pas entraînés, d’élever une seconde barrière, et derrière ce fragile rempart de la royauté consentie ils se préparaient à livrer un courageux combat qui devait durer dix-huit ans, non sans profit pour leur renommée et pour le pays. Les autres, avec la mélancolique prévoyance de Tocqueville, cherchaient à mesurer l’étendue du terrain qu’il faudrait encore abandonner, et se demandaient déjà avec anxiété où s’arrêteraient les progrès de l’inondation. L’abbé de Lamennais et ses disciples entrevirent les choses d’un point de vue plus élevé et plus juste. Ils comprirent que la question religieuse serait celle qui dominerait notre siècle. Ils comprirent qu’un principe aussi puissant, et renfermant une part de vérité aussi grande que le principe démocratique, ne peut être contenu, dirigé, combattu au besoin qu’au nom d’un principe plus puissant et plus vrai. Ils n’eurent point la prétention de faire rebrousser chemin au fleuve ni même de le forcer à couler paisiblement entre deux rives artificielles. Ils voulaient au centre de la contrée submergée jeter les solides assises d’un phare que les Îlots pourraient battre sans l’ébranler. Résister aux emportemens de la démocratie triomphante en s’appuyant sur la loi de Dieu, et parler au peuple au nom de celui qui a dit à la mer : « Tu n’iras pas plus loin, » — parler aussi aux rois et aux grands au nom de celui qui a commandé aux rois de comprendre et à ceux qui jugent la terre de s’instruire, — montrer ce qu’il y a de profondément égalitaire dans la doctrine évangélique, et chercher dans l’amour du prochain la solution des problèmes complexes que soulève l’organisation des sociétés, — séparer en un mot le trône de l’autel en prouvant que l’un pouvait s’écrouler dans la poussière du passé sans que l’autre en fût abattu ou même ébranlé, et s’efforcer de rallier au pied de cet autel tous les esprits sincères, anxieux et flottans, qui sont si nombreux au lendemain des révolutions, — telle fut leur doctrine, leur espoir et leur rêve. On ne saurait aujourd’hui sans témérité essayer de préjuger l’avenir humain qui est réservé au catholicisme libéral. Il serait puéril de contester que l’éclat de cette doctrine, autrefois l’idéal de tant de jeunes et nobles âmes, ne soit un peu obscurci autant par la disgrâce théologique dont elle a été frappée que par la disparition successive de ceux qui en avaient été les premiers et les plus brillans champions. Une triste ou peut-être une heureuse coïncidence a éteint le flambeau d’une des plus valeureuses intelligences de notre temps l’année même où la cause à la défense de laquelle il avait dévoué sa vie allait recevoir le plus rude coup. Bien des événemens ont marqué la route du siècle depuis la mort de Montalembert, mais aucun dont la portée soit, plus considérable que la révolution théologique opérée au sein du catholicisme. Combien parmi ceux qui se réunissaient, il y aura bientôt cinq ans, pour suivre sous un ciel pluvieux à travers les rues boueuses le long développement de son convoi, se sont depuis lors demandé si ce jour-là ils avaient mené le deuil, non pas seulement d’un homme, mais d’une idée ! Cette idée survit cependant au fond de quelques intelligences obstinées qui ne comprennent ni la société moderne vivant sans religion, ni la religion entrant en lutte permanente avec les instincts de la société, et qui ne voient point ailleurs que dans une conciliation finale l’issue du conflit redoutable où elles semblent parfois à la veille de s’engager. Peut-être leur faudra-t-il se résigner un jour à ce dernier sacrifice ; mais leur rêve du moins aura été assez beau pour qu’ils n’aient ni à en rougir ni à le désavouer.

Jusqu’à quel point Sainte-Beuve a-t-il suivi l’abbé de Lamennais dans cette voie ? Quelle a été la mesure de son adhésion à la doctrine elle-même ? C’est un point assez délicat à éclaircir. On a beaucoup dit qu’il avait collaboré à la rédaction de l’Avenir. Il s’en est toujours défendu, et je ne vois pas qu’il y ait lieu de mettre en doute la véracité de ses assertions ; mais il est certain qu’avec Lamennais lui-même la liaison une fois nouée devint bientôt très intime. « Avec lui, a dit Sainte-Beuve, on n’était jamais lié à demi. » D’affinités et de ressemblances entre leurs deux natures, il n’y en avait cependant aucune ; leur point de départ était aussi différent que possible. Lamennais était né apôtre, c’est-à-dire qu’il avait, au milieu de sa mobilité, une foi profonde dans sa doctrine du moment, et qu’il savait trouver pour l’exprimer des accens convaincus, pénétrants, qui portaient dans l’âme de ses auditeurs l’émotion en même temps que la foi. Sainte-Beuve au contraire était né disciple, c’est-à-dire que toute conviction fortement exprimée par une nature qu’il sentait plus vigoureuse que la sienne pénétrait rapidement dans son esprit et en imprégnait la surface. Aussi Sainte-Beuve n’a-t-il pas indiqué très exactement la nature de cette relation lorsqu’il a dit « qu’il s’était prêté à Lamennais et qu’il lui avait rendu de bons offices littéraires. » Lamennais, à cette époque la plus brillante de sa vie, n’avait besoin des bons offices de personne, et les articles que Sainte-Beuve lui consacrait en 1832 ne sont point écrits sur ce ton d’égalité et presque de protection que Sainte-Beuve prenait après coup. Je dois dire cependant qu’à mon sens l’influence de Lamennais s’exerça plutôt sur les sentimens que sur les opinions de Sainte-Beuve. C’est le propre des esprits hésitans et sceptiques de n’abjurer leur scepticisme et leurs hésitations qu’au profit d’une doctrine tranchée et absolue. Ils ne parviennent généralement à s’arracher à leurs doutes que pour adhérer à un symbole dont tous les articles soient étroitement soudés comme les anneaux d’une chaîne et ne laissent s’échapper aucune des mailles du réseau. La doctrine catholique et libérale, telle qu’elle se traduisait dans les articles de l’Avenir sous la plume de l’abbé de Lamennais et de ses principaux disciples, n’avait rien de ce caractère fixe et rigide ; elle était sur certains points encore incertaine et mal définie, sur d’autres obligée à bien des tempéramens, ne fût-ce que pour concilier les anciennes professions de foi ultramontaines de l’abbé de Lamennais avec l’opposition non encore déclarée, mais déjà facile à pressentir, de la cour de Rome. Ces hésitations, ces tempéramens dont il était témoin devaient ébranler dès l’abord la foi de Sainte-Beuve. Il ne pouvait trouver dans les doctrines de l’Avenir, dès qu’il essayait de les dégager des nuages où les enveloppait l’éloquence de Lamennais et de les ériger en système, ce caractère absolu, entraînant, qu’elles revêtaient en passant par la bouche du maître, durant ces longues conversations où Lamennais se promenait par la chambre en tremblant de tous ses membres et en interrompant de longs silences par d’éloquentes apostrophes. Je ne voudrais pas donner à ma pensée une forme paradoxale, mais j’oserais presque dire que, même à l’époque où Lamennais était encore catholique, Sainte-Beuve était plus orthodoxe que lui. Si les velléités religieuses de Sainte-Beuve, dont il est injuste de mettre en doute la sincérité, avaient pris à cette époque la précision d’une croyance dogmatique, il ne se serait pas arrêté dans les régions d’un catholicisme libéral et tempéré ; il aurait accepté de cette austère doctrine ce qu’elle a de plus exigeant dans la soumission, il aurait en quelque sorte couru au-devant par le même sentiment qui, au début de ses études sur Port-Royal, lui a fait accepter et admirer ce qu’il y avait de plus rigoureux et de plus contraire à la nature dans les austérités du cloître. La lecture attentive des études que Sainte-Beuve a consacrées aux écrits et à la personne de Lamennais démontre que tel fut bien le caractère de leurs relations.

Quant au fond même de la doctrine, il marque dès le début ses réserves. « Ces sortes d’adhésions (c’est de la sienne qu’il parle), pour être valables et sincères, ne doivent être manifestées que dans leur temps, et jusqu’à cet invincible éclat intérieur, on n’y saurait mettre en paroles trop de mesure, je dirai même trop de pudeur. » Mais c’est sans réserve qu’il se donne (et non pas qu’il se prête) à l’homme lui-même, et qu’il se fait gloire aux yeux du public de l’intimité où il vit avec le polémiste redoutable dont les violences et les injures, alors qu’il avait la plume à la main, déguisaient déjà la nature aimante, impressionnable et facile. Il parle avec émotion des dispositions rêveuses de Lamennais et de la tendresse secrète de son cœur. Il assiste à Juilly, dans une des chambres d’oratoriens que Malebranche avait peut-être habitée, à la lecture d’un ouvrage projeté de Lamennais. Assis au milieu d’un cercle de disciples, entre l’abbé Gerbet et celui qui devait être un jour le père Lacordaire, il s’avoue moins attentif « aux paroles du livre qu’aux accens vibrans de la voix et aux révélations de la face qu’une lumière intérieure semblait éclairer. » La vivacité du tableau que Sainte-Beuve a tracé de ces lectures de Juilly m’a fait maintes fois regretter que Lamennais, au retour de son voyage de Rome, où il avait demandé à Sainte-Beuve de l’accompagner, n’ait pas réussi à l’entraîner au moins jusqu’à La Chesnaye. A côté de ce journal, où Maurice de Guérin a noté avec une précision minutieuse et maladive toutes les variations de la nature armoricaine, tous les orages qui ont ébranlé l’atmosphère, tous les nuages qui ont passé sous le ciel, sans paraître se douter des orages non moins violens au milieu desquels il vivait, Sainte-Beuve nous aurait sans doute laissé le journal psychologique en quelque sorte de cette crise suprême qui sépara Lamennais de l’église à laquelle Montalembert et Lacordaire demeuraient fidèles, crise silencieuse et ignorée qui n’eut à cette date pour confidens que les arbres et les bruyères de La Chesnaye, mais qui devait exercer sur l’avenir du siècle une si profonde influence. Malheureusement Sainte-Beuve n’a jamais été à La Chesnaye, et les premiers démêlés de Lamennais avec la cour de Rome, au lieu de resserrer leurs liens, ont commencé à les distendre. L’article consacré ici même en 1834 aux Paroles d’un Croyant est marqué par un refroidissement sensible. Pour être juste, l’embarras que causait aux amis de Lamennais sa brusque incartade explique un peu ce refroidissement. Sainte-Beuve a exprimé plus tard assez plaisamment cet embarras en disant qu’il avait été fort surpris de voir Lamennais, beaucoup moins avancé que lui dans la voie républicaine et démocratique, sauter par-dessus sa tête comme au jeu du cheval fondu, et l’enjamber d’un bond pour aller tomber dans l’extrême démagogie. A l’époque où parurent les Paroles d’un Croyant, l’évolution de Lamennais n’inspirait pas à Sainte-Beuve des métaphores aussi joviales. Il croit devoir marquer d’abord nettement la ligne où il se tient : « Sans rien espérer actuellement de Rome et de ce qui y règne, nous sommes trop chrétien et catholique, sinon de foi, du moins d’affinité et de désir, pour ne pas déplorer tout ce qui augmenterait l’anarchie apparente dans ce grand corps déjà compromis humainement. »

Il était impossible de donner à Lamennais avec plus de netteté le conseil de ne pas augmenter encore cette anarchie, et de l’engager plus respectueusement à adopter le parti de la soumission. Tout le reste de l’article n’est, ainsi que Sainte-Beuve l’a déclaré plus tard, qu’une humble insinuation dans ce sens. Une anecdote curieuse, révélée par Sainte-Beuve bien des années après, montre qu’il avait inutilement saisi, pour glisser déjà cette insinuation, un moyen discret et détourné. C’était à lui que Lamennais avait confié le manuscrit des Paroles d’un Croyant, en le chargeant d’en surveiller l’impression. Une première et rapide lecture n’avait pas permis à Sainte-Beuve (lui-même en fait l’aveu) de bien pressentir l’éclat qui allait résulter de la publication de ces pages. Il fut cependant choqué de quelques lignes qui contenaient à l’adresse du pape Grégoire VII une imputation tellement injurieuse qu’elle lui parut absolument incompatible avec le caractère sacré de Lamennais. Sainte-Beuve prit bravement son parti : il effaça ces quelques lignes, mit à leur place une rangée de points et envoya le manuscrit ainsi modifié à l’impression. L’ouvrage a toujours été imprimé ainsi depuis sans que Lamennais parût comprendre la leçon, peut-être même sans qu’il s’en soit jamais aperçu. Était-ce le critique choqué d’une faute de goût, était-ce le catholique froissé dans ses sentimens qui donnait si finement à Lamennais un avertissement dont celui-ci, mieux inspiré, aurait pu profiter ? Sans doute le premier ne laissait pas que de raffiner quelque peu les impressions du second ; mais à cette date Sainte-Beuve n’avait pas encore renoncé complètement à la conciliation dont désespérait déjà Lamennais, et il souffrait de voir, suivant la belle comparaison de M. Renan, que ce fut la main du prêtre qui levât la hache contre la statue encore respectée du dieu. En 1836, lorsque parurent les Affaires de Rome, la scission entre Sainte-Beuve et Lamennais s’accentue et dévient plus visible. Après avoir marqué dans un style d’abord un peu embarrassé la position qu’il entend garder, après avoir commencé par dire, en comparant M. de Lamennais à une comète, que l’astre voyageur a continué de marcher, et qu’il a dépassé le zénith, où lui, Sainte-Beuve, est demeuré, peu à peu il s’enhardit et parle d’un ton plus ferme à celui vis-à-vis duquel il est resté si longtemps dans l’attitude d’une humilité respectueuse. Il ne lui cache pas que, s’il avait pris le parti d’obéir à la défense de Rome et de garder le silence, « ce résultat n’aurait pas été aussi déplorable et aussi infertile que l’illustre auteur l’avait jugé. » Bientôt sa voix s’anime et va jusqu’au reproche. « Quoi ! dit-il, vous, apôtre par excellence, vous l’homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous exhorter,… est-il bien possible que vous abdiquiez brusquement de la sorte, et cela vous était-il permis ? Rien n’est pire, sachez-le, que de provoquer les âmes à la foi et de les laisser à l’improviste en délogeant… Combien j’ai su d’âmes espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre besace de pèlerin, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées gisantes le long des fossés[4]… L’opinion et le bruit flatteur et de nouvelles âmes plus fraîches, comme il s’en prend toujours au génie, font beaucoup oublier sans doute et consolent, mais je vous dénonce cet oubli, dût mon cri paraître une plainte. » Lamennais ne pouvait manquer d’être sensible à ces reproches, dont quelques-uns étaient assez mérités. Une rude leçon d’orthodoxie lui était adressée par celui de ses disciples dont il devait le moins l’attendre. Tous ceux en effet qui à cette date se sont séparés de Lamennais pour demeurer fidèles à l’église n’ont eu à son égard ni une parole de reproche, ni un mot d’amertume. Sainte-Beuve se montrait plus sévère au nom de sa foi chancelante que d’autres au nom de leur foi éprouvée. Leurs relations se ressentirent profondément de ce dissentiment. Sainte-Beuve a beaucoup réclamé contre certain passage d’un livre de M. le pasteur Peyrat intitulé Lamennais et Béranger, où il est question d’une rencontre qui, assez peu de temps après l’article sur les Affaires de Rome, aurait eu lieu, place de l’Odéon, entre Lamennais et Sainte-Beuve. « Sainte-Beuve, racontait Lamennais, a d’abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a baissé la tête. » A quoi Sainte-Beuve rétorque assez vertement : « Je ne me souviens pas de la mine que je pus faire, car on ne se voit pas soi-même ; mais si réellement je parus embarrassé, comme cela est fort possible, ce dut être pour lui et non pour moi. » Ainsi devait finir dans l’aigreur et dans les sentimens d’une sévérité réciproque une relation si tendrement commencée, Lamennais reprochant à la critique de Sainte-Beuve « de n’être que du marivaudage, » Sainte-Beuve reprochant à Lamennais « ses versatilités éclatantes. » Il avait suffi pour les délier l’un et l’autre (suivant l’expression favorite de Sainte-Beuve) d’un froissement tout personnel, parce que toute personnelle aussi était leur relation. Le directeur ayant failli mener à mal son pénitent, la confiance étant irrévocablement perdue, l’attache devait se rompre, et elle se rompit.


II

Bien que les théories sociales et politiques de Lamennais aient visiblement attiré Sainte-Beuve, ce qui ne cesse cependant de le préoccuper, c’est, suivant ses propres expressions, « le christianisme envisagé par le côté purement intérieur et individuel, par le point de vue du salut de l’âme et des âmes prises une à une. » Il est homme, il aime, il souffre, et il continue de demander à la religion ce qu’il lui demandait au début de cette période d’agitations morales qui date de sa liaison avec Victor Hugo, c’est-à-dire de le guérir et de le diriger. La disposition qui domine chez lui et qui persiste au travers de ses évolutions intellectuelles est une disposition amoureuse et mystique ; elle se traduit avec une intensité maladive dans l’œuvre la plus singulière qui soit à coup sûr sortie de sa plume, et qu’on a peine à attribuer à l’auteur des Causeries du lundi. Je veux parler de ce roman de Volupté, — qu’un homme d’esprit proposait d’appeler par convenance grand Plaisir, — œuvre étrange, trop peu connue et trop peu goûtée peut-être des générations nouvelles. Il est nécessaire de l’étudier de près, si l’on veut avoir la clé de toute cette première moitié de la vie de Sainte-Beuve, et l’on me permettra d’en donner ici une rapide analyse. Aussi bien était-ce l’une de ses œuvres de prédilection, celle où il avait mis la part la plus sensible de son amour-propre et de son cœur.

Volupté est la confession manuscrite d’un prêtre qui est mort en Amérique, où il occupait un siège éminent. Cette confession a été écrite par lui pour un jeune homme de ses amis atteint par la contagion du vice qui a donné son titre à l’œuvre elle-même. Le prêtre entreprend de le guérir en lui racontant à quels excès ce vice l’a entraîné. Telle est la fiction. C’est le procédé d’Adolphe et plus tard de Raphaël, procédé assez commode qui consiste à passer au compte d’un mort les aveux et les erreurs d’un vivant. Il permet de donner au récit tout le charme des épanchemens les plus intimes en déguisant derrière un léger voile la personnalité du héros véritable. Ce prêtre est né sur les confins de la Bretagne et de la Vendée, et il est parvenu à l’entrée de la jeunesse vers l’époque du consulat. Son enfance orpheline et rêveuse se passe en lectures et en travaux obstinés. Apprendre le grec lui paraît le comble de la félicité humaine ; mais il commence à ressentir quelque trouble après qu’il a rencontré chez ses auteurs latins certaines expressions qu’il n’entend pas très bien, et que son professeur, ancien séminariste, lui fait traduire par le mot privautés en refusant de lui expliquer le sens exact de ce mot. Cette pensée de choses qu’il ignore ne lui laisse plus de repos et lui donne d’avance « la sueur au front. » Les premières impressions de l’amour ne tardent pas d’ailleurs à naître dans son cœur à la rencontre d’une jeune fille, M, le Amélie de Liniers, qui demeure avec de vieux parens dans un château voisin de celui où Amaury a été élevé. Le charme de ces premières et fraîches émotions est marqué avec autant de grâce que de finesse dans quelques pages qui sont les meilleures du roman. Un soir de mai, le long de l’enclos du verger en fleurs, Mlle Amélie, qui marche nu-tête en promenant sa main, que la lune argenté, dans la chevelure brune de la petite Madeleine, reçoit la confidence des vagues tristesses, des ambitions, désespérances d’Amaury. A chaque plainte qu’il exhale, à chaque rêve qu’il laisse entrevoir de gloire ou d’amour, elle répond d’une voix égale et douce : « Vous l’aurez, vous l’aurez, » jusqu’au moment où, Amaury se plaignant de l’exiguïté de sa fortune, qui est un obstacle à son ambition, elle s’échappe à dire : « Oh ! nous l’aurons, nous l’aurons ! »

Mais le soir même du jour où il a recueilli cet aveu détourné, Amaury, s’en revenant à cheval par la bruyère, tressaille à l’idée de fixer déjà sa destinée, même dans le bonheur. Il comprend que l’heure des résolutions décisives n’a pas encore sonné dans sa v vie. Les combinaisons mystérieuses dont la jeunesse est prodigue ouvrent à ses regards un horizon infini, et il ne se sent pas la force de faire à cette existence facile, à ce chaste amour qui s’offre à lui, le sacrifice des rêves confus et malsains qui hantent son imagination. D’ailleurs il va devenir bientôt infidèle par la pensée à celle qui avait un instant ému son cœur. Il a rencontré dans une partie de chasse le marquis de Couaën, gentilhomme breton, qui durant tout le récit se consumera dans une lutte sourde et persistante contre Napoléon, et qui s’alliera pour le combattre aux émigrés, à Pichegru, à Moreau, à Cadoudal : nature altière, grand homme méconnu, dont le caractère fortement trempé fait tout le temps contraste avec la nature noble et langoureuse d’Amaury. Il est présenté par le marquis à sa femme, Irlandaise d’origine, dont la beauté souveraine ne tarde pas à effacer dans l’imagination d’Amaury les grâces de Mlle Amélie. C’est au retour d’un pèlerinage à la chapelle de Saint-Pierre-de-Mer, en voyant le marquis de Couaën soulever sa femme dans ses bras et déposer un baiser sur ses cheveux, qu’Amaury se rend compte de la place que Mme de Couaën a conquise dans son cœur. A partir de ce jour commence pour lui une vie d’orages intérieurs où la lutte s’établit entre les rêves d’un amour idéal, le seul que Mme de Couaën puisse inspirer ou ressentir, et les sollicitations d’une nature grossière qui se révolte contre l’austère régime auquel on voudrait la soumettre. Amaury accompagne la marquise de Couaën à Paris, où les préoccupations de la politique ont déjà attiré le marquis, et, tandis qu’il demeure passionnément épris de la femme sans parvenir cependant à se détacher tout à fait de Mlle Amélie, il se laisse engager dans les conspirations du mari ; mais à Paris un nouvel écueil l’attend, sur lequel il vient échouer. Je préfère lui laisser raconter à lui-même son naufrage.

« Une ou deux fois, le soir, après avoir fait route avec M. de Couaën jusqu’à ses rendez-vous politiques, près de Clichy, où je le quittais, je m’en revins seul, et de la Madeleine aux Feuillantines (le couvent où Mme de Couaën était descendue) je traversais comme à la nage cette mer impure. Je m’y plongeais d’abord à la course au plus profond milieu, multipliant dans ma curiosité déchaînée ce peu d’instans libres… J’allais donc et me lançais avec une furie sauvage. Je me perdais et me retrouvais toujours. Les plus étroits défilés, les plus populeux carrefours et les plus jonchés de pièges m’appelaient de préférence ; je les découvrais avec certitude. Un instinct funeste m’y dirigeait. C’étaient des circuits étranges, inexplicables, un labyrinthe tournoyant comme celui des damnés luxurieux. Je repassais plusieurs fois tout haletant aux mêmes angles. Il semblait que je reconnusse d’avance les fosses les plus profondes de peur de n’y pas tomber, ou encore je revenais effleurer le péril de l’air effaré dont on le fuit. Mille propos de miel ou de boue m’accueillaient au passage, mille mortelles images m’atteignaient, je les emportais dans ma chair palpitante, courant, rebroussant, comme un cerf aux abois, le front en eau, les pieds brisés, les lèvres arides. Enfin un jour, de guerre lasse… »

Je suis forcé de suspendre ici la citation devant le récit d’une scène qu’un directeur prudent s’abstiendrait peut-être de raconter à un jeune pénitent. Aussi ces récits sont-ils rachetés par des considérations mystiques où la nécessité de la grâce divine est démontrée par l’analyse et l’étalage des faiblesses humaines, où les rêveries du théosophe Saint-Martin sont mises en parallèle avec la doctrine de saint Augustin, où l’oraison jaculatoire interrompt les aveux les plus embarrassans par des effusions et des ardeurs de repentir mystique. Dans ces pages singulières, attachantes et fatigantes à la fois, l’auteur déploie, sous un peu d’emphase et de recherche dans l’expression, une sagacité de moraliste et de directeur chrétien qui arrachait à un modeste prêtre de campagne ce cri de surprise : « Votre livre est d’une vérité effrayante, » Ces préoccupations édifiantes n’empêchent pas Amaury de continuer avec une humilité peut-être un peu complaisante le récit de ses fautes et de la double vie qu’il mène à partir de sa première chute, l’une de plaisir et de désordre, l’autre d’amour et d’ambition. Ces désordres n’enlèvent rien en effet à l’âpreté de la passion qu’il ressent pour Mme de Couaën, et il s’aventure à en traduire les exigences sur un ton qui commence à effrayer la pure et noble femme en détruisant le rêve qu’elle avait caressé d’une paisible existence à trois entre Amaury et le marquis de Couaën. Cependant Amaury n’a encore raconté qu’une partie des entraînemens où le conduit la recherche de la volupté. Le hasard des circonstances l’a fait entrer en relations avec une Mme R…, femme d’un fonctionnaire de l’empire, qui coquette et sensible, délaissée par un mari négligent, s’efforce à la sourdine d’enlever à Mme de Couaën la possession du cœur d’Amaury. Tant que les deux femmes sont en présence, la douceur ingénue de Mme de Couaën l’emporte sur les artifices de Mme R… ; mais quand le marquis, compromis dans le procès de Moreau, ne peut échapper à une sentence plus terrible qu’en acceptant son exil à Blois, quand Amaury demeure seul à Paris sous le prétexte de continuer les relations avec les amis politiques de M. de Couaën, il tombe de plus en plus sous l’influence de Mme R… Dans cette liaison nouvelle, il s’efforce de réaliser l’idéal qu’il n’a pu encore atteindre, et que lui-même définit assez brutalement. Il poursuit cet idéal avec une passion, avec une âpreté que le respect de Mme de Couaën retenait chez lui, sans cependant parvenir à renoncer complètement à elle, et de son côté Mme R…, qui sent vaguement qu’elle ne possède pas tout entier le cœur d’Amaury, ne consent pas non plus à se donner à lui tout entière ; mais un jour vient où cette douloureuse complication s’éclaircit. Les circonstances conduisent en même temps à Paris les trois femmes qui ont rempli en quelque sorte à la fois et successivement le cœur d’Amaury, Mlle Amélie, résignée et fière dans sa douceur, Mme de Couaën, accablée sous la mort d’un de ses enfans et sous la douleur silencieuse que lui a causée l’abandon d’Amaury, Mme R… dévorée par une jalousie dont elle ne connaît pas bien l’objet. Le hasard les réunit dans la même chambre, en présence d’Amaury confus. Aucune parole n’est échangée entre elles. Un regard leur a suffi pour éclaircir leurs doutes et pour deviner que chacune d’elles a eu dans les deux autres une rivale, dont aucune n’a cependant possédé tout entier le cœur qu’elles se disputaient. Mme R… sort la première de la chambre ; Mme de Couaën et Mlle Amélie s’embrassent au contraire silencieusement en présence d’Amaury, qui se sent écrasé sous la compassion de leur mépris.

Si Sainte-Beuve avait terminé son récit par cette scène, la popularité littéraire de son œuvre eût été peut-être beaucoup plus grande ; mais nous avons assisté à la victoire de la volupté sur la grâce, il nous faut assister maintenant à la revanche de la grâce sur la volupté. Pour nous donner ce spectacle, Amaury entre au séminaire. Il faut convenir que le tournant est un peu brusque. Chercher dans la plus austère des vocations la consolation des mécomptes qu’on a rencontrés dans la poursuite d’un idéal aussi terrestre que celui d’Amaury, c’est choisir un remède bien extrême pour un mal d’une nature après tout assez guérissable. Pourtant ne disputons pas trop sur la donnée, ne voyons que la mise en œuvre. Cette seconde partie du roman, si profondément distincte de la première, à laquelle elle se rattache avec un art et des nuances infinies, ne mérite pas d’être lue avec moins de curiosité et d’attrait. Les profondeurs de repentir, les douceurs du sentiment religieux, les effets de l’action calmante du séminaire, n’y sont pas analysés avec moins de charme, de vérité et d’apparente connaissance de cause que les passions les plus humaines. La propriété des expressions y ; est si grande que Sainte-Beuve, ayant reçu en communication de l’abbé Lacordaire quelques pages où celui-ci lui rendait compte des premières impressions que fait éprouver l’entrée au séminaire, ces pages ont pu être insérées tout au long dans Volupté sans qu’il y ait désaccord avec le reste de l’ouvrage. Les transitions sont de la sorte si habilement ménagées qu’on franchit sans trop d’efforts avec Amaury tous les degrés de la prêtrise, et qu’on l’accompagné sans surprise jusqu’au jour où, dans une visite à son pays natal, ayant tourné ses pas vers le château de Couaën, qu’il croit abandonné, il y retrouve la marquise mourante, reçoit sa confession suprême et lui administre les derniers sacremens. Cette donnée sublime et touchante a été reprise depuis par Lamartine dans Jocelyn et embellie de sa touche dorée ; mais il n’a pas eu le mérite de la conception première, et il avait quelque peine, paraît-il, à pardonner à Sainte-Beuve de la lui avoir dérobée.

Telle est cette œuvre étrange, qui eut à l’époque de son apparition plus de retentissement que de véritable succès. Bien que Sainte-Beuve ait recueilli lors de la publication de Volupté plus d’un témoignage flatteur, cependant ce roman ne s’est jamais emparé fortement de la génération pour laquelle il avait été écrit. Il a obtenu plutôt des admirations isolées que le suffrage du public. Deux catégories de lecteurs déterminent en effet le succès décisif d’une œuvre d’imagination : les jeunes gens et les femmes. C’est leur jugement qui s’impose et que les juges les plus graves finissent par accepter. Or ni les jeunes gens ni les femmes ne pouvaient s’éprendre très vivement d’une œuvre où l’étude de la passion tient plus de place que la passion elle-même, où l’analyse de l’amour en devance en quelque sorte l’expression. Volupté s’adresse plutôt à cet âge de la vie où l’âme apaisée, sans être déjà indifférente, se complaît à étudier sans trouble, dans leurs complications et leurs nuances, des sentimens qui ne sont point encore devenus pour elle des souvenirs ; mais je ne crois pas qu’il y ait d’homme ayant véritablement aimé, qui, à la lecture de certains passages de Volupté, ne soit tenté de s’écrier : C’est vrai ! Cette vérité dans l’observation des sentimens les plus intimes du cœur devait procurer à Sainte-Beuve les témoignages de quelques-unes de ces sympathies inconnues qui ont plus de prix pour un auteur que les éloges du critique le plus en vogue. Parmi ces témoignages, Sainte-Beuve aimait particulièrement à citer celui d’une jeune femme, victime d’une passion à laquelle elle avait sacrifié sans hésiter la plus brillante des situations sociales, et dont Balzac a pieusement enseveli le souvenir dans le poétique épisode de la Grenadière. « Essayer de vous exprimer, lui écrivait la marquise de *** dans une lettre qu’elle n’osait pas encore signer de son nom, combien votre beau livre m’a profondément émue serait une tâche difficile pour une pauvre femme ignorante de tout, excepté des chagrins de la vie. J’ai aimé ces pages, qui me révèlent à moi-même, qui m’expliquent les luttes, les pensers rêvés, trop faible que j’étais pour en soulever le fardeau ou trop impuissante à les exprimer. »

De pareils remercîmens sont doux à recueillir, et l’on comprend que Sainte-Beuve ait eu, bien des années après, l’indiscrétion de s’en vanter. Il portait du reste à Volupté une prédilection dont il n’est pas très difficile de discerner le mobile. C’était la prédilection de Chateaubriand pour René, et de Benjamin Constant pour Adolphe, Sainte-Beuve n’a jamais essayé de dissimuler que Volupté ne fût un composé de souvenirs et de portraits. Sur la fin de sa vie, il nommait les masques dans l’intimité. L’idéale figure de Mlle Amélie est peut-être un pieux hommage payé au souvenir d’une jeune fille qu’il avait connue, paraît-il, à Boulogne, son pays natal, et qu’il avait vainement désiré d’épouser. « Je sais, écrivait-il plus tard, telle rue à Boulogne où je ne passerai plus jamais, j’y ai laissé le meilleur de moi-même ; » mais le véritable portrait, c’est Amaury. Amaury, c’est Joseph Delorme devenu amoureux d’une marquise. Nous retrouvons bien en lui ce mélange de sensualité et de romanesque, de faiblesse et de passion, de sensibilité et d’égoïsme, qui, peint avec plus ou moins d’idéal ou de réalité, constitue le type éternel du héros de roman, qu’il s’appelle Saint-Preux, Werther, Oswald ou Bénédict ; mais ce qui est particulier à Amaury et à son modèle, ce sont ces alternatives de passion romanesque, de grossiers désordres et de remords mystiques, qui peignent fidèlement l’état d’âme de Sainte-Beuve au moment où il écrivait Volupté. La ressemblance s’arrête pourtant au dénoûment. Les chagrins et la souffrance ont conduit Joseph Delorme au trépas, Amaury au séminaire. On va voir que dans la pratique Sainte-Beuve ne prenait pas aussi tragiquement les choses. Je dois en effet à une personne de beaucoup d’esprit le récit suivant d’une entrevue qui eut lieu devant elle, quelques années après, entre le véritable Amaury et la véritable marquise de Couaën. On y verra que, fût-on le plus spirituel des critiques, on doit toujours se méfier de la pénétration d’une femme.

« La passion de Sainte-Beuve pour Mme X… avait fini par une brouille de longue durée. Ils n’étaient pas encore réconciliés lorsqu’un soir le hasard les amena en présence devant moi.. Jusque-là rien que de très-ordinaire : c’est ce qui arrive tous les jours ; mais la chose piquante, c’est que M. Sainte-Beuve, voulant dire tout ce qu’il avait sur le cœur, se servit de moi pour exprimer ses plus amères réflexions sur l’inconstance en amitié, les sentimens méconnus, etc. Comme j’étais assez près d’elle pour qu’elle entendît, et comme immobile elle écoutait, sans perdre un mot, vous voyez d’ici la scène et mon embarras entre les trois personnages, car le mari, à deux pas plus loin, écoutait aussi. C’était, comme on dit, à brûle-pourpoint qu’il m’adressait son discours, auquel je n’avais pour mon compte rien à répondre, et ses paroles étaient aussi incisives que vous pouvez le supposer de ce vindicatif personnage. On m’a dit cependant qu’ils s’étaient réconciliés depuis. »

Ce n’est donc pas précisément dans le récit des faits, c’est dans la peinture des sentimens, qu’il faut chercher la ressemblance entre Sainte-Beuve et Amaury. À ce point de vue, je crois que l’analyse est fidèle. Je ne puis en effet tomber d’accord avec ces amis des dernières années de Sainte-Beuve qui s’obstinent à voir une gageure littéraire et une sorte de tour de force dans toute cette portion de Volupté, où Sainte-Beuve analyse et condamne au nom de la morale chrétienne les sentimens dans la peinture desquels il se complaît. Je suis au contraire persuadé qu’il était sincère dans ses velléités d’austérité mystique ou du moins qu’il s’efforçait de l’être. Bien hardi serait celui qui, dans des matières d’une croyance aussi personnelle et aussi intime, prétendrait tracer la limite exacte de la sincérité et proscrire en son nom une certaine chaleur d’expression qui dépasse peut-être la mesure de la conviction précise. Quand Amaury, s’adressant aux pères, aux docteurs, aux anciens solitaires des déserts et des cloîtres qui ont vécu d’une jeunesse paisible et pure, leur demande où ils ont appris à connaître ces replis de l’âme et ces secrets dû cœur dont leurs écrits trahissent une si profonde expérience, lorsqu’il s’écrie, non ; sans poésie et sans éloquence : « Oh ! vous qui n’avez jamais navigué qu’au port, dites, par où saviez-vous l’orage ? » il me suffit, pour croire à la sincérité de son accent, qu’en écrivant ces lignes Sainte-Beuve se soit véritablement demandé si ces pères, ces docteurs, ces solitaires, n’avaient pas trouvé le véritable secret de la vie, et qu’il ait éprouvé le désir de le croire. Cela me suffit, qu’assailli en même temps par les passions et par le doute, n’ayant plus foi dans son ancienne incrédulité, il ait été tenté de demander la consolation et la certitude à cette grande et immuable doctrine catholique dont les exigences peuvent trouver parfois l’esprit rebelle, mais en dehors de laquelle on ne rencontre qu’obscurité et confusion ; cela me suffit, dis-je, pour disculper Sainte-Beuve d’avoir parlé le langage de je ne sais quelle rhétorique hypocrite qui serait odieuse, et pour placer à l’époque de la publication de Volupté le point culminant en quelque sorte de cette phase rêveuse, mystique, sincèrement chrétienne et catholique de désir et d’espérance, dont les Consolations marquent le début, et les deux premiers volumes de Port-Royal le déclin.

Au surplus, si la lecture même ne laissait apercevoir le lien qui rattache Volupté à Port-Royal, malgré la dissemblance des sujets, si les dissertations sur les effets de la grâce et les considérations sur la doctrine de saint Augustin n’y tenaient une place que les études préliminaires de Sainte-Beuve permettaient seules de leur donner, si quelques pages émues consacrées aux souvenirs de l’Abbaye ne trahissaient chez le romancier l’historien futur, je serais en mesure, grâce à une aimable communication, d’invoquer sur ce point le témoignage de Sainte-Beuve lui-même, et de montrer quelle étroite relation unissait dans son esprit ces trois portions de son œuvre si différentes au premier abord de sujet et de ton : les Consolations, Volupté et Port-Royal. Voici en effet ce qu’il écrivait à ce propos sur la fin de sa vie à un critique bien connu qui venait de faire paraître un article sur ses ouvrages.


« Ce 22 août 1862.

« Cher monsieur,

« Je ne veux pourtant pas attendre votre second article pour vous dire combien je me sens déjà comblé et récompensé par le premier. Il était impossible de dire quelque chose de plus agréable et de plus consolant pour l’ancien poète qui vit, à demi enseveli, tout au fond de moi. Vous avez su toucher tous les points les plus délicats et les plus décisifs, ceux que bien peu de critiques avaient daigné discerner jusqu’ici. En désignant ces points et ces endroits à l’attention, tant dans mes poésies que dans mon roman et dans Port-Royal, vous m’avez élevé dans l’opinion de plusieurs, et j’aurai du moins le mérite désormais de m’être posé les grandes questions et d’en avoir senti le poids. Le plus noble de mon ambition est satisfait. Je fais la part de toutes les indulgences ; mais vous êtes un critique sévère, et votre indulgence même est un honneur qui compte à jamais pour moi. »

Ainsi c’est Sainte-Beuve lui-même qui, dans cette lettre inédite, nous indique Volupté comme marquant la transition de ses poésies à Port-Royal, et je n’en chercherais pas une autre pour aborder enfin l’étude de cette œuvre considérable, si je n’avais entrepris qu’une biographie toute littéraire de Sainte-Beuve ; mais il est des hommes dont la vie peut se diviser en deux parts ; la vie intellectuelle et la vie morale ; il en est d’autres au contraire chez lesquels ces deux vies ne font qu’une, et dont les mouvemens intérieurs de l’âme inspirent plus ou moins ouvertement toutes les œuvres littéraires. Sainte-Beuve est de ces derniers, qui sont aussi les plus attachans. Ce serait s’exposer à le mal comprendre et à le mal juger que de négliger, dans l’appréciation de ses ouvrages, ce qu’il est possible de savoir, ce qu’il est permis de raconter de sa vie. J’essaierai donc auparavant d’indiquer de quel concours de circonstances sont sortis les deux premiers volumes de Port-Royal.


III

Lors de la publication de Volupté, Sainte-Beuve avait trente ans. Il était arrivé à cet âge (lui-même l’a écrit quelque part) « où la vie se partage, et où la jeunesse commence à nous faire décidément ses adieux. » Si brillante que sa destinée pût paraître dès cette époque à de moins ambitieux que lui, je doute cependant que, dans ses heures de recueillement et de réflexion solitaire, les perspectives de son avenir parvinssent à le satisfaire complètement. Il ne pouvait guère voir sans tristesse s’évanouir en fumée quelques-uns des rêves qu’il avait caressés. Il avait cru à son génie poétique, et la poésie l’avait trahi. Il avait vu ses anciens collaborateurs du Globe conquérir la célébrité par l’action et l’exercice du pouvoir : moins heureux, moins hardi peut-être, les événemens l’avaient laissé sur le rivage où il les avait vus s’embarquer. Son ami d’un jour et son directeur au National, Armand Carrel, était parvenu à son tour à la popularité par la polémique et par l’opposition républicaine. L’opposition républicaine l’avait déçu à son tour, et il avait dû se dérober à la tyrannie domestique de ses amis trop exigeans de la liberté. La littérature, qui se l’était vu disputer par la politique, l’avait alors repris, mais sans parvenir à le consoler de tous ses mécomptes. Le succès intime, discret, contesté, de Volupté n’avait rien qui pût lui faire oublier d’autres déceptions, et il dut s’avouer parfois qu’Amaury faisait assez modeste figure entre Lélia, sur laquelle tout le monde avait encore les yeux fixés, et Jocelyn, qui allait bientôt détourner les regards sur lui. Trouvait-il au moins dans sa vie intime ces joies et ces consolations du cœur que l’ambition de l’homme dédaigne imprudemment tant que la Providence les lui prodigue, et dont il ne sent parfois tout le prix qu’après se les être vu enlever ? Ce qu’il est permis de dire et de savoir, ce qui du reste apparaît dans les lettres de Sainte-Beuve à l’abbé Barbe, et ce que m’ont transmis des témoignages directs recueillis de sa bouche même, c’est que les deux ou trois années qui ont suivi la publication de Volupté, de 1834 à 1837, marquent dans l’existence romanesque de Sainte-Beuve la période la plus agitée et la plus douloureuse. Ce ne fut point par un lent détachement, ce fut par une crise aiguë que se termina ce « trouble dans la sensibilité » dont le contre-coup s’est fait ressentir pendant dix ans dans toutes les œuvres littéraires de Sainte-Beuve. Cette crise fut aussi fatale aux amitiés de Sainte-Beuve qu’à son amour, et elle acheva de rompre ses liens avec le monde romantique, où s’étaient écoulées les années enthousiastes de sa jeunesse. C’était à cette date que, dans ses conversations avec l’abbé Barbe, il qualifiait Victor Hugo de nature barbare ; mais ce ne furent pas seulement les illusions de son cœur qui sombrèrent dans le naufrage, ce fut aussi sa foi, et si l’on trouve le terme trop fort, ce furent ses velléités religieuses. De même que, dans les lettres adressées par Sainte-Beuve à l’abbé Barbe au lendemain des Consolations ou à la veille de Volupté, on assiste à l’essor de ses croyances naissantes, — de même on en peut noter le déclin dans les lettres, profondément touchantes par leur sincérité, qu’il continue d’adresser à ce confident indulgent et pieux vis-à-vis duquel il rougit de ses égaremens et de ses incertitudes, sans jamais essayer cependant de les lui dissimuler. Voici ce qu’il lui écrit le 1er février 1835 : « Mes sentimens, mon ami, sur les points qui nous touchent le plus, et que nous traitions déjà il y a tant d’années le long de nos grèves en vue de la mer (comme saint Augustin ou Minutius Félix à Ostie), sont toujours avoisinant le rocher de la foi, s’y brisant souvent comme des vagues plutôt qu’y prenant pied comme un naufragé qui aborde enfin… Il y a dans ma vie quelques circonstances réelles qui tendent à faire durer cet état d’âme ; mais le papier ne peut souffrir ceci. » Et l’année suivante (5 octobre 1836) il écrit encore : « Religieusement et spirituellement, je souffre aussi de l’absence de foi, de règle fixe et de pôle ; j’ai le sentiment de ces choses, mais je n’ai pas ces choses mêmes, et bien des raisons s’y opposent. Je m’explique pourquoi je ne les ai pas, j’analyse tout cela, et, l’analyse faite, je suis plus loin de les avoir. C’est là une souffrance et qui se redouble de la précédente. Une foi bien fondée serait une guérison à tout. Plus j’y pense, plus (à moins d’un changement divin et d’un rayon) je ne me crois capable que d’un christianisme éclectique, si je l’osais dire, choisissant dans le catholicisme, le piétisme, le jansénisme, le martinisme ; mais que faire sous ce grand nuage sans limites, et comment s’y guider les jours où le soleil de l’imagination ne l’éclairé pas, et où tout devient brouillard ? Je sais tout ce qu’on peut m’opposer, mais cependant je ne me sens pas capable jusqu’ici d’aller sincèrement au-delà. »

il y a loin de ce christianisme éclectique à la religion catholique orthodoxe pratiquée avec intelligence et soumission, » dans laquelle, au mois de mai 1830, il croyait avoir trouvé le repos. Quant au rayon divin qu’il espérait encore, ce rayon ne vint jamais l’éclairer. Ce fut au contraire le soleil de l’imagination qui s’éteignit tout à fait, laissant l’âme qu’avait réchauffée un instant sa chaleur dans un état de sécheresse et de désolation que lui-même a dépeint dans ces lignes écrites quelques années après durant une course à Aigues-Mortes : « Mon âme est semblable à ces plages où l’on dit que saint Louis s’est embarqué ; la mer et la foi se sont depuis longtemps, hélas ! retirées, et c’est tout si parfois, à travers les sables, sous l’aride chaleur ou le froid mistral, je trouve un instant à m’asseoir à l’ombre d’un rare tamarin. »

Ce fut durant cette période incertaine, où il s’abandonnait tout entier aux agitations d’une foi chancelante et d’un amour expirant, que Sainte-Beuve conçut le plan d’une Histoire de Port-Royal. Dans cette lettre du 1er février 1835 que nous avons citée tout à l’heure, il en marque le dessein à l’abbé Barbe. Il revient encore sur son projet dans la lettre du 1er octobre 1836, où il parle de ce christianisme éclectique au-delà duquel la sincérité ne lui permettra jamais d’aller ; mais les circonstances le contraignirent de mettre entre la conception première et la mise à exécution de cette entreprise un intervalle assez long, durant lequel il parvint à se dégager complètement des liens de l’amour et commença aussi à se dégager des liens de la foi. Tout le monde sait que l’origine de cette longue Histoire de Port-Royal, qui tient une si grande place dans l’œuvre littéraire de Sainte-Beuve, fut un cours professé par lui à l’académie de Lausanne pendant l’hiver de 1837 à 1838. Il est bien permis de supposer que ce Parisien déterminé, qui en quatre ans n’avait pas passé plus de trois semaines à la campagne, ne s’était pas résigné à un exil aussi rigoureux sans avoir senti la nécessité de clore par la séparation une période d’agitation trop longtemps prolongée et de se dérober par l’absence aux difficultés d’une situation pénible. Ce n’est pas sur ce point que les contestations sont à craindre de la part des gens bien informés ; mais ce qui paraîtra peut-être une assertion singulière, c’est de dire que les deux premiers volumes de Port-Royal, les seuls qui aient été publiés par lui dans la forme même du cours où il les a professés, marquent la transition et la phase qui a conduit Sainte-Beuve, en quelque sorte pas à pas, d’une disposition religieuse très prononcée à un scepticisme presque absolu. Il y a en effet une sorte de légende littéraire un peu superficielle d’après laquelle Sainte-Beuve n’aurait jamais côtoyé d’aussi près le catholicisme que durant son séjour à Lausanne. À cette phase correspondraient les deux premiers volumes de son cours, qui ont été publiés en 1840, tandis que chacun des suivans marquerait son éloignement progressif. Il y a beaucoup à rabattre de cette légende, et elle ne résiste pas tout entière au rapprochement scrupuleux des documens que nous avons cités. Sans doute il y a entre les deux premiers volumes de Port-Royal et les quatre derniers une différence qui saute aux yeux du lecteur le plus inattentif ; mais il y a une différence plus grande encore entre les sentimens intimes de Sainte-Beuve à l’époque où il s’est épris pour la première fois de Port-Royal, où il a conçu le plan d’en raconter l’histoire, et sa disposition d’esprit nouvelle à l’époque où le hasard des circonstances l’a mené à réaliser ce plan dans une salle froide et dénudée de l’académie de Lausanne. Cette conception première remonte, je l’ai déjà fait apercevoir, jusqu’à la composition de Volupté. Le moment où il a été le plus sincère dans son admiration pour les solitaires et les religieuses, c’est celui où il s’écrie avec Amaury : « O vents qui avez passé sur Bethléem, qui vous êtes reposés sur la riante solitude de Basile, qui vous êtes embrasés en Syrie et dans la Thébaïde, qui avez un peu attiédi ensuite votre souffle africain à Lérins et aux îles de la Méditerranée, vous aviez réuni encore une fois vos antiques parfums dans cette vallée proche Chevreuse et Vaumurier ; vous vous y étiez arrêtés un moment avant de vous disperser aux dernières tempêtes. »

Oui, c’est bien à cette époque d’amour et de mysticisme que Sainte-Beuve, après avoir demandé d’abord à la religion des inspirations et des images pour ses poésies, s’est mis aussi à l’interroger sur ses secrets pour diriger et pour consoler les âmes. Jeune, inquiet, malade, amoureux (c’est lui-même qui parle), il s’est arrêté avec étonnement devant ces grandes figures, il leur a demandé à quelle source elles avaient puisé le courage de leurs austérités et la sérénité de leur confiance ; il s’est trouvé alors en présence d’un ensemble de doctrines théologiques dont jusque-là il avait peu soupçonné la profondeur. « La religion s’est montrée à lui dans sa rigueur, et le christianisme dans sa nudité ; » mais à mesure qu’il étudiait ces doctrines dans leurs mystères, une sorte de second travail intérieur s’opérait en lui : ce qu’il appelle dans ses lettres à l’abbé Barbe l’esprit d’analyse, ce que j’appellerai le démon de la critique, sapait par derrière ses convictions passagères, et détruisait ainsi sourdement, à son insu en quelque sorte, l’œuvre commencée ; cependant le plan primitif, la conception originaire demeurait debout, conception toute chrétienne, toute catholique, toute favorable à Port-Royal, et lorsque trois ans après Sainte-Beuve fut brusquement invité à mettre à exécution ce plan dont il avait esquissé les traits principaux devant une réunion familière, lorsqu’en partie contraint par la nécessité il eut accepté d’emblée de développer devant les étudians de l’académie de Lausanne l’histoire de Port-Royal, il était trop tard pour en changer. Son siège était fait, et c’était d’après le tracé primitif que les opérations devaient nécessairement se dérouler. De là ce caractère singulier, et, pour tout dire, assez peu attrayant des deux premiers volumes de Port-Royal, les seuls dans lesquels Sainte-Beuve ait maintenu la forme et le ton qu’il avait donnés à son cours. A chaque page, on y sent l’effort, la rhétorique, je serais presque tenté de dire pour le coup la gageure. C’était bien en effet une gageure que de faire accepter jusque dans ses détails cette glorification de Port-Royal à un auditoire composé tout entier de protestans assez enclins à la malveillance vis-à-vis de tout ce qui venait de Rome. Aussi que d’habiletés oratoires, que de précautions, que de savoir-faire à dissimuler ce qui est excessif, à mettre en lumière ce qui peut paraître acceptable ! Et quand il n’y a pas moyen de pallier, quand on se trouve en présence d’un acte éclatant, comme par exemple de « la journée du Guichet, » quels tours de force pour distraire immédiatement l’attention de l’auditeur, pour lui enlever le temps de juger au point de vue purement humain la conduite de la mère Angélique en détournant son attention sur des aperçus purement littéraires, en comparant l’évanouissement de la jeune abbesse à celui d’Esther, pour passer d’Esther à Polyeucte, de Polyeucte à Saint-Genest, et pour ramener enfin son lecteur à Port-Royal en se détournant un moment vers Amélie et Lélia ! Et ce ne serait rien, si l’on ne sentait que Sainte-Beuve soutient aussi la gageure avec lui-même. On croit à chaque instant que le sceptique va faire ses réserves, que le critique va perdre patience ; mais non : il contient toujours cet interrupteur incommode, il sait lui imposer silence. Si parfois, dans une noté glissée au bas de la page, il lui accorde la parole, c’est pour le réfuter lui-même aussitôt. Les deux premiers volumes de Port-Royal ne sont ni une histoire ni un cours, c’est la plaidoirie d’un avocat qui n’en est ni à sa première ni à sa dernière cause, c’est la thèse d’un docteur en Sorbonne sur un point de casuistique dont il ne serait qu’à demi persuadé. Il y a même quelques réserves à faire au point de vue de la bonne foi intellectuelle contre ce procédé qui consiste à accepter dans toutes leurs conséquences les exagérations d’une doctrine, à confondre volontairement ces exagérations avec la doctrine elle-même, à condamner en leur nom les sentimens les plus droits, les plus naturels du cœur humain, en les représentant comme autant de mauvaises herbes qu’il faut couper dans la racine, puis, une fois ce travail de désolation accompli, à dire d’un ton dégagé : « Vous savez, c’est affaire à vous. Quant à moi, décidément je n’en suis pas. » Voilà pourtant ce qu’a fait Sainte-Beuve. Aussi je dois convenir qu’après avoir défendu contre ses propres amis la sincérité intellectuelle de ses aspirations religieuses, j’ai été tenté parfois d’être de leur avis en lisant les deux premiers volumes de Port-Royal.

A supposer même que l’enthousiasme de Sainte-Beuve ne fût pas déjà singulièrement refroidi à l’époque où il prononçait devant un auditoire plus curieux que bienveillant le discours d’ouverture de son cours, il n’est pas surprenant que sa manière de juger et de sentir se soit peu à peu modifiée sous l’influence nouvelle du milieu où il se trouvait. Sainte-Beuve, qui avait vécu à Paris dans bien des mondes différens, depuis celui des étudians en médecine jusqu’à celui de Mme Récamier, n’avait jamais vécu dans le monde protestant. Jamais non plus le christianisme ne lui était apparu sous cette forme nue, sévère, raisonneuse, qui convient si mal au tempérament de notre pays, mais qui sous des climats plus froids, sous des cieux plus voilés, a fourni à tant de nobles âmes les alimens et les espérances dont elles avaient besoin. Tout était donc nouveau pour lui à Lausanne, la foi, les mœurs, jusqu’à la forme du langage, et si dès cette époque son esprit, plus mûr et plus fort, n’était plus aussi aisément perméable à toutes les impressions extérieures, celles qu’il dut ressentir alors étaient trop neuves et trop vives pour qu’on n’en retrouve pas la trace dans quelque évolution de son esprit. Si courte, si fugitive qu’elle ait pu être, Sainte-Beuve a traversé une phase protestante et méthodiste qui correspond précisément au moment où il développait devant son auditoire d’étudians les doctrines catholiques sur la grâce, la pénitence et la vie claustrale. Il s’opérait donc en lui à cette date une transformation qui allait au rebours de son langage public, et il n’est pas étonnant que les deux premiers volumes de Port-Royal en aient gardé quelque embarras. Cette influence atmosphérique en quelque sorte devait au reste prendre un corps et une forme visible. Elle s’incarna dans la personne d’Alexandre Vinet. Vinet est le dernier maître dont Sainte-Beuve ait été le disciple et qui lui ait fait apercevoir des horizons nouveaux. « Le grand, l’incomparable profit que je retirai du voisinage de M. Vinet et de mon séjour dans ce bon pays de Vaud, a écrit Sainte-Beuve, ce fut de mieux comprendre par des exemples vivans ou récens ce que c’est que le christianisme intérieur, d’être plus à portée de me définir à moi-même ce que c’est, en toute communion, qu’un véritable chrétien, un disciple fidèle du maître, indépendamment des formes qui séparent. Être de l’école de Jésus-Christ, je sus désormais et de mieux en mieux ce que signifient ces paroles et le beau sens qu’elles renferment. »

M. Vinet était devenu en effet un des auditeurs assidus du cours de Sainte-Beuve. Il se retrouvait presqu’à chaque leçon au pied de la chaire, et sa présence devait intimider les jeunes gens et les jeunes filles qui avaient fait de cette salle de l’académie de Lausanne un lieu d’innocens rendez-vous. Nul doute que ces graves sujets de la grâce, du salut, de la direction intérieure, qui le matin avaient formé l’objet de la leçon de Sainte-Beuve, ne fussent agités de nouveau le soir dans les entretiens de ces deux hommes que des circonstances inopinées avaient réunis sur ce petit coin de terre, asile privilégié de tant de nobles esprits. Quel spectacle est d’ailleurs mieux fait pour incliner l’âme à des pensées sévères que celui de cette nature, austère dans sa grâce et froide dans sa beauté, dont les contours n’ont point cette mollesse, la lumière cet éclat, l’air cette douceur, qui sous le ciel de l’Italie font aimer la vie et oublier la mort ! C’est ce même aspect du lac et des montagnes qui, entrevu au lever du soleil par M. Jouffroy des sommets du Jura, inspirait à son souvenir ce magnifique passage sur « le langage mystérieux que parle la création, et que le pâtre dans sa solitude écoute et comprend mieux que le philosophe et le poète. » Ce langage mystérieux, Sainte-Beuve était capable de le comprendre, et M. Vinet était digne de l’interpréter. M. Vinet avait pris d’ailleurs une part trop éminente à ce mouvement de renaissance religieuse au sein du protestantisme qu’on a appelé le réveil, il avait trop l’âme et le tempérament d’un apôtre pour ne pas essayer de gagner à sa foi, à ce christianisme individuel dont il avait fait sa doctrine, l’âme mobile et impressionnable dont il recevait les épanchemens. Il trouva dans Sainte-Beuve un auditeur respectueux, sympathique, ému. Trouva-t-il jamais autre chose ? M. Vinet le crut, et il laissa entrevoir son espérance dans un article où il rendait compte de l’impression produite à Lausanne par le cours sur Port-Royal. Une connaissance plus exacte de son nouveau catéchumène l’aurait gardé de son illusion. La nature d’esprit de Sainte-Beuve devait toujours le tenir éloigné autant des formes que des doctrines de la religion protestante. Il avait, il le disait lui-même, la sensibilité chrétienne, c’est-à-dire que la doctrine de l’Évangile parlait à son cœur ; mais dès qu’on s’adressait à son raisonnement, son esprit invinciblement critique faisait le tour du système qu’on lui proposait, et en découvrait le point faible. Or il était impossible de prétendre convertir Sainte-Beuve au protestantisme sans l’inviter au raisonnement, puisque c’est sur la base de la conviction raisonnée que repose l’édifice théologique aujourd’hui si ébranlé de la religion protestante. C’était introduire du premier coup l’ennemi dans la place, et l’esprit d’analyse dont Sainte-Beuve, dans ses lettres à l’abbé Barbe, signalait en lui l’éveil devait détruire tous les effets que l’onction de M. Vinet aurait pu produire. On ne se rendait pas compte de toutes ces difficultés dans le petit monde religieux de Lausanne, et on espérait fermement l’entrée de Sainte-Beuve au bercail. « Est-il converti ? » demandaient fréquemment à M. Vinet les âmes pieuses, à quoi M. Vinet répondait avec impatience : « Si vous voulez savoir le fond de ma pensée, je le crois convaincu et non pas converti. » M. Vinet se trompait, Sainte-Beuve n’était pas plus convaincu que converti. Après être entré dans la religion par la porte de l’imagination et du mysticisme, il était au contraire en train d’en sortir par celle du raisonnement et de l’analyse. M. Vinet ne se doutait probablement pas que ses controverses dogmatiques avec Sainte-Beuve sur les matières du libre examen n’étaient peut-être pas étrangères à cette lente transformation. Pendant longtemps encore, Sainte-Beuve devait conserver vis-à-vis de la religion chrétienne les dehors de la sympathie et du respect ; mais à la fin de son séjour à Lausanne les cendres avaient fini par étouffer le feu.

Il ne faudrait pas au reste s’imaginer que, durant ces années, Sainte-Beuve vécût comme un théologien et comme un cénobite, préoccupé uniquement d’approfondir dans saint Augustin les mystères de la grâce ou de discuter avec M. Vinet la doctrine de la prédestination. Sans s’arrêter à la légende d’après laquelle il aurait écouté de nouveau, dans l’intérieur d’un ami, les accens d’une voix consolatrice, il est certain qu’à cette date le rêveur était encore vivant en lui. Ce fut au mois d’octobre 1837, c’est-à-dire un mois avant l’ouverture de son cours de Lausanne, qu’il fit paraître les Pensées d’août, le dernier et le plus faible assurément de ses recueils en vers. Dans celui-ci, il ne prétendait à rien moins qu’à inaugurer une poétique nouvelle, dont il découvrait le secret dans une longue épître à M. Villemain. Côtoyer la prose d’aussi près que possible, faire consister uniquement la versification dans la mesure et dans la rime, ne rien emprunter ni au sujet, ni à l’expression, ni à l’image, telle était la théorie nouvelle de Sainte-Beuve. Il appelait cela faire de la poésie familière. Ce qui est plus curieux encore que cette erreur d’un esprit aussi sûr, c’est qu’il avait été encouragé dans cette entreprise par le succès récent et prodigieux de Jocelyn. Une petite note placée en tête de l’insipide et incompréhensible poème de M. Jean invite clairement le lecteur à établir un parallèle entre les deux œuvres. Cette note a été conservée dans toutes les éditions successives, et jusque dans celle de 1862, sans que Sainte-Beuve en ait senti le ridicule. Ce recueil des Pensées d’août, « auquel le public fit, disait Sainte-Beuve lui-même, un accueil véritablement sauvage, » ne mériterait donc pas qu’on s’y arrêtât, s’il ne contenait sur la vie morale de l’auteur des renseignemens qui ont leur prix. Le titre seul est déjà un indice et une révélation : Pensées d’août, c’est-à-dire les pensées qu’éveille dans l’âme cette époque de l’année où la nature n’est pas encore atteinte du mal de l’automne, mais où quelques feuilles trop tôt flétries révèlent cependant les premiers symptômes du déclin, et peut-être aussi les pensées que la fuite insensible de la jeunesse fait naître chez l’homme dont le regard aperçoit déjà derrière lui plus de la moitié de sa vie. Ce sont ces sentimens que Sainte-Beuve a consignés parfois avec un certain bonheur d’expression dans quelques pièces datées des lieux mêmes où s’écoulait ce qu’il a appelé son paisible exil, et qui ont été ajoutées à une édition postérieure des Pensées d’août. Ces vers, écrits dans une phase d’apaisement et de tristesse, montrent cependant quels progrès rapides le doute faisait dans son esprit. Vers la fin de son séjour à Lausanne, les, croyances de Sainte-Beuve ne tenaient plus qu’à un fil, et ce fil fut rompu par le départ. Dès qu’il fut sorti de l’atmosphère paisible et un peu factice que créait autour de lui le milieu sévère de Lausanne, le dernier rayon de lumière chrétienne s’éteignit dans son âme pour ne plus se rallumer. Ce fut en sceptique et presqu’en incrédule qu’il entreprit, avant de reprendre à Paris le train de sa vie accoutumée, ce voyage classique de Rome et d’Italie, qu’à l’époque des Consolations il eût appelé un pèlerinage. De ce voyage, il ne subsiste dans l’œuvre de Sainte-Beuve que peu de traces : quelques notes éparses jetées à la fin d’un de ses volumes de Portraits littéraires. Il n’en a évoqué que très rarement le souvenir, et il ne parait avoir éprouvé à la contemplation de ces merveilles de l’homme et de la nature aucune de ces impressions durables qui font date dans la vie intellectuelle d’un homme. J’avais été souvent étonné de cette tiédeur d’un esprit aussi vivace que celui de Sainte-Beuve jusqu’au jour où une étude approfondie de sa vie intime, quelques renseignemens recueillis de première main sur les circonstances qui l’avaient déterminé à s’éloigner de Paris, enfin les confidences discrètes de ses poésies m’ont éclairé. On commet souvent à l’entrée de la vie cette erreur de chercher dans les voyages autre chose qu’une des occupations les plus variées, les plus nobles, les plus utiles de l’esprit, et de leur demander des consolations pour quelque grande douleur, un remède pour quelque secrète blessure. Lorsque les facultés de l’âme sont absorbées par une vive souffrance intérieure, celles de l’esprit se trouvent en quelque sorte comme engourdies. Les yeux voient mal ce qu’ils regardent, et tous les aspects de la nature nous apparaissent comme au travers d’un voile de gaze noire. Les années s’écoulent, la blessure se ferme, l’âme reprend possession d’elle-même, et l’on regrette alors les jouissances dédaignées ou perdues, tout en s’étonnant parfois que les souvenirs puissent être plus doux et plus vifs que ne l’a été l’impression elle-même.

C’est bien sous l’empire de ces sentimens que Sainte-Beuve a visité Rome, Naples, et au retour les côtes de la Provence, d’où il datait ces quelques lignes attristées que j’ai déjà citées plus haut, et que lui inspirait la vue des plages d’Aigues-Mortes. Ce qu’il allait chercher dans ce voyage, lui-même va nous le dire dans ces vers, qu’on me permettra de citer ici malgré leur faiblesse parce qu’ils ouvrent une perspective inattendue, sur un côté peu connu et peu étudié de la nature de Sainte-Beuve :

Pour de lointains pays (quand je devrais m’asseoir),
Je vais, je pars encor. Que veux-je donc y voir ?


Est-ce, se demande-t-il, la nature, l’art, le passé ? Oui, sans doute, puis il ajoute :

Mais est-ce bien là tout ? est-ce ton vœu, poète ?
Autrefois sur la terre, à chaque lieu nouveau,
Comme un trésor promis, comme un fruit au rameau,
Je cherchais le bonheur. A toute ombre fleurie,
Au moindre seuil riant de blanche métairie,
Je disais : Il est là. Les châteaux, les palais
Me paraissaient l’offrir autant que les chalets ;
Les parcs me le montraient au travers de leurs grilles.
Je perçais, pour le voir, l’épaisseur des charmilles,
Et dans l’illusion de mon rêve obstiné,
Je me disais le seul, le seul infortuné.
Aujourd’hui qu’est-ce encor ? Quand ce bonheur suprême,
L’amour, car c’était lui, m’ayant atteint moi-même,
S’est enfui, quand déjà le souvenir glacé
Parcourt d’un long regard le rapide passé,
……….
Je cherche… Quoi ? Ces lieux ? leur calme qui pénètre,
L’art qui console ? Oh ! non. Moins que jamais peut-être,
Mais au fond, mais encor le bonheur défendu,
Et le rêve toujours, quand l’espoir est perdu.

Ce rêve si obstinément poursuivi, quelle forme prenait-il ? Disons-le à son honneur : c’était peut-être le plus pur, le plus élevé, le plus sain de tous ceux qu’il avait jamais conçus jusque-là ; celui d’un chaste amour dont les liens auraient irrévocablement fixé sa destinée. Fut-il jamais sur le point de le voir se transformer en une réalité ? A deux reprises différentes, on peut conjecturer à travers la réserve de son langage qu’il fut bercé par l’espoir de l’atteindre. La première fois ce fut à Marseille, à la veille de son départ pour l’Italie : « Nous voguions le soir, hors du port ; nous allions rentrer. Une musique sortit ; elle était suivie d’une quarantaine de petites embarcations qu’elle enchaînait à sa suite et qui la suivaient en silence et en cadence. Nous suivîmes aussi. Le soleil couché n’avait laissé de ce côté que quelques rougeurs ; la lune se levait et montait déjà pleine et ronde… Cette musique ainsi encadrée et bercée par les flots nous allait au cœur : — Oh ! rien n’y manque, m’écriai-je en montrant le ciel et l’astre si doux. — Oh non, rien n’y manque, répéta après moi la plus jeune, la plus douce, la plus timide voix de quinze ans, celle que je n’ai entendue que ce soir-là, que je n’entendrai peut-être jamais plus. Je crus sentir une intention dans cette voix si fine de jeune fille ; je crus, Dieu me pardonne, qu’une pensée d’elle venait droit au poète, et je répétai encore, en effleurant cette fois son doux œil : Non, rien ! — Et, semblables à ces échos de nos cœurs, les sons lointains de la musique mouraient sur les flots. » Ces échos retentissaient peut-être encore dans le cœur de Sainte-Beuve lorsque quelques mois après, descendant un soir du Vésuve, il décrivait en quelques lignes rapides le paysage qu’il avait contemplé et qu’il ajoutait : « Oh ! vivre là, y aimer quelqu’un et puis mourir ! »

La seconde fois que le rêve d’une destinée fixée par l’amour se laissa entrevoir à lui, ce fut dans des circonstances dont il ne nous a pas révélé le mystère délicat. « Ce rêve fut court, a écrit Sainte-Beuve, il a commencé sur le plus vague et le plus tendre nuage de la poésie ; il a fini au plus aride et au plus désolé du désert à jamais illimité du cœur. Au dedans tout, rien au dehors. » — Un ciel moins brillant que celui de l’Italie fut témoin de cette courte illusion ; elle naquit auprès de doux sœurs, Frédérique et Elisa Wilhelmine, si toutefois ce ne sont pas là deux noms imaginaires. Un moment il crut avoir trouvé. Ce fut peut-être un soir où, pendant qu’il laissait errer « une main distraite et ignorante sur le clavier d’un piano encore tout frémissant des accords qu’elle venait d’en tirer, l’aînée s’approcha et dit avec un sourire : — Essayez, qui sait ? Les poètes savent beaucoup d’instinct. Peut-être savez-vous jouer sans l’avoir appris. — Oh ! je m’en garderai bien, dis-je ; j’aime mieux me figurer que je sais et j’aime bien mieux pouvoir encore me dire : peut-être. — Elle était là, elle entendit et ajouta avec cette naïveté fine et charmante : — C’est ainsi de bien des choses, n’est-ce pas ? Il vaut mieux ne pas essayer pour être sûr. — Oh ! ne me le dites pas, je le sais trop bien, lui répondis-je avec une intention tendre et un long regard. Je le sais trop et pour des choses dont on n’ose se dire : peut-être. — Elle comprit aussitôt et se recula, et se réfugia toute rougissante auprès de son père. »

Quel accident du sort, quel caprice de jeune fille détruisit l’espérance un moment entrevue ? Sainte-Beuve l’a toujours laissé ignorer. Les seuls vestiges de ce rêve sont quelques pièces de vers. Il les a réunies à la fin d’un de ses volumes de poésie « comme on enfermerait quelques feuilles, quelques fleurs brisées dans une urne. » Ouvrons cette urne un moment pour en tirer celle-ci qui n’est point encore trop fanée :

Paroles, vœux d’un cœur amoureux et timide,
Redoublez de mystère et de soin caressant,
Et près d’elle n’ayez d’aveu que dans l’accent.
Accent, redevenez plus tendre et plus limpide,
Ému d’un pleur secret sous son charme innocent !
Regards, retrouvez vite et perdez l’étincelle,
Soyez, en l’effleurant, chastes et purs comme elle,
Car le pudique amour qui me tient cette fois,
Cette fois pour toujours ! a pour unique choix
La vierge de candeur, la jeune fille sainte,
Le cœur enfant qui vient de s’éveiller,
L’urne qu’il faut remplir sans lui causer de crainte,
Qu’il faut toucher sans la troubler.

Ce fut peut-être au lendemain d’un réveil dont la brusquerie dut être amère que Sainte-Beuve écrivit cette pensée, rattachée depuis à son dernier volume de Portraits contemporains : « Pourquoi je n’aime plus à me promener dans le petit sentier ? Je sais bien qu’il est le même ; mais il n’y a plus rien de l’autre côté de la haie. »

Cette haie de l’autre côté de laquelle il n’y a plus rien clôt définitivement la portion sentimentale et romanesque de la vie de Sainte-Beuve. Son caractère plus affermi et son esprit plus mûr vont désormais lui permettre de se livrer aux préoccupations purement littéraires, aux plaisirs de l’esprit, et la part qu’il continuera de laisser dans sa vie secrète à d’autres préoccupations ainsi qu’à d’autres plaisirs deviendra de moins en moins avouable. J’ai fait jusqu’ici ce que Sainte-Beuve aurait, j’en suis convaincu, fait lui-même, s’il avait écrit sa vie : j’ai laissé au second plan et dans l’ombre le critique pour m’occuper surtout de l’homme, du poète, ainsi qu’il aimait de préférence à s’appeler. Il est temps de revenir en arrière et de marquer les progrès rapides que Sainte-Beuve avait continué de faire dans un genre qu’il dédaignait encore, et dont il devait cependant pousser si loin la perfection.


IV

La critique littéraire de Sainte-Beuve n’avait pas, durant les premières années qu’il s’y exerçait, la hauteur des vues qu’il a su lui donner avec les années. Il avait débuté, pour emprunter à la politique moderne quelque chose de sa détestable phraséologie, par la critique de combat. Il s’était jeté au plus fort de la mêlée romantique ; il avait rompu des lances à côté de ses amis engagés dans la bataille ; il les avait vigoureusement soutenus, et pour mieux leur prêter appui il avait porté parfois l’attaque et le désordre dans le camp de leurs adversaires. Toutefois, même dans cette première période de vivacité et d’engouement, sa critique se distingue encore par un certain caractère de réserve prudente qui l’avertit de ne point s’engager trop avant dans la bataille de peur d’y rester prisonnier. J’ai déjà fait remarquer l’indifférence avec laquelle il avait paru envisager l’issue de la campagne de rénovation dramatique entreprise par les romantiques. En même temps il faisait ce qu’on peut appeler de la critique d’initiation. Très versé dans toutes les petites coteries littéraires du temps, toujours à l’affût des productions nouvelles qui pouvaient paraître en dehors de ces coteries, il n’y avait guère d’œuvre de quelque mérite dont il ne donnât la primeur au public Le mérite d’un livre était déjà révélé par lui, les parties saillantes et dignes d’admiration étaient déjà signalées à l’attention avant que les premiers exemplaires n’eussent passé de main en main. Sainte-Beuve eut souvent la gloire de devancer de la sorte les arrêts du public, et de voir ses jugemens ratifiés par lui. C’est ainsi qu’il signala au lendemain de la publication d’Indiana le génie romanesque de George Sand, dont la réputation, au milieu des contestations soulevées par l’apparition de Lélia, trouva plus tard en lui un vigoureux champion. On pourrait relever, dans les articles publiés par Sainte-Beuve à cette date, alors qu’il avait à peine trente ans, bien des marques non moins sûres de son goût littéraire, et il est bien peu de ses jugemens que le temps et l’opinion publique n’aient pas sanctionnés depuis dans leurs éloges comme dans leurs réserves.

Toutefois la critique de Sainte-Beuve manquait au début d’une certaine largeur que ne lui permettait guère d’acquérir la brièveté même de ces articles et le cadre étroit du journal (le Globe ou plus souvent le National) où ils étaient insérés. Pour donner à sa méthode critique les développemens qu’elle comportait, il lui fallait un recueil grave et indépendant, placé au-dessus des coteries littéraires et des querelles d’école, d’où il pût s’adresser au véritable public des hommes de goût par-dessus la tête des hommes de lettres. Il eut la bonne fortune, alors que le Globe, lui échappait, de voir s’ouvrir devant lui cette chaire de littérature critique dans la Revue des Deux Mondes, à la fortune littéraire de laquelle il fut dès le lendemain de la fondation du recueil appelé à concourir. La collaboration de Sainte-Beuve à la Revue dura, avec des périodes intermittentes d’activité et de relâchement, aussi longtemps que sa vie. C’est là qu’à partir de 1831 Sainte-Beuve a publié ses plus belles et ses plus larges études. C’est là qu’il a inauguré ce genre en quelque sorte créé par lui des Portraits littéraires, et qu’il a tracé les principales figures de cette longue galerie où l’abbé Prévost et M. Jouffroy, François Ier et le général Lafayette, Mlle Aïssé et Mme Roland doivent éprouver quelque étonnement de se trouver réunis.

De ces études, qui ont commencé à asseoir solidement la réputation littéraire de Sainte-Beuve, un assez grand nombre a été composé pendant la période qui s’étend de la publication des Consolations à celles des deux premiers volumes de Port-Royal ; ces études purement critiques ne devaient cependant dans sa pensée que peu servir à sa gloire. La nécessité très honorable de subvenir aux besoins de son existence quotidienne entrait pour beaucoup dans sa fécondité. Ce ne fut qu’à l’expiration de cette période d’agitations et de rêves, après son retour de Lausanne et d’Italie, que Sainte-Beuve se consacra tout entier à la critique et à la littérature. Il a pris soin de préciser la date de ce qu’il appelait sa guérison. L’étude sur La Rochefoucauld, publiée le 15 janvier 1840 dans la Revue des Deux Mondes et insérée depuis dans le volume des Portraits de Femmes entre celui de Mme de Longueville et celui de Mme de La Fayette, marquait à ses yeux « une date et un temps dans sa vie intellectuelle, et le retour décisif à des idées plus saines dans lesquelles le temps et la réflexion n’ont fait que l’affermir. » Mais a-t-il véritablement tout dit à propos de cet article sur La Rochefoucauld ? N’a-t-il vu dans l’auteur des Maximes que le moraliste amer, et n’a-t-il point été attiré par la destinée de celui qui, après avoir été au début de sa vie ramant d’une des plus brillantes héroïnes de la fronde, avait noué sur le retour les liens d’une étroite affection avec l’incomparable amie dont Mme de Sévigné louait sans cesse la divine raison ? En peignant cette liaison respectueuse et constante qui avait uni M. de La Rochefoucauld à Mme de La Fayette, et qui avait embelli d’un dernier rayon la vieillesse de l’un et les souffrances de l’autre, ne faisait-il point un retour sur lui-même en caressant encore l’espoir d’un dernier rêve ? Des communications bienveillantes me permettent de soulever ici le coin d’un voile derrière lequel rien ne s’est jamais abrité que de pur et de délicat. Sainte-Beuve avait rencontré dans un des salons de Paris une femme distinguée dont quelques nouvelles publiées ici même. Résignation, Marie-Madeleine, une Histoire hollandaise, ont assuré dans les lettres la discrète renommée. Mme d’Arbouville, qui est morte jeune encore en 1850, avait reçu de son aïeule, Mme d’Houdetot, l’héritage d’un esprit cultivé et d’un cœur aimant dont la sévérité d’une conscience chrétienne relevait en les tempérant les séductions. Une secrète mélancolie qu’entretenaient chez elle de cruelles souffrances physiques n’enlevait rien à l’affabilité et à l’enjouement de sa perpétuelle bonne grâce. Une circonstance assez originale noua leur intimité. Sainte-Beuve avait prêté à Mme d’Arbouville ses Poésies, alors bien oubliées, de Joseph Delorme, sans lui dire quel en était le véritable auteur. Mme d’Arbouville répondit à cet envoi par un jugement sévère moins sur les poésies que sur l’auteur lui-même, auquel elle adressait pourtant quelques conseils qu’elle chargeait Sainte-Beuve de lui transmettre. Sainte-Beuve répondit à ce jugement par une longue lettre de justification, qui fut sans doute trouvée suffisante, car il eut l’honneur d’occuper une large place dans le cœur et dans les affections de Mme d’Arbouville, déjà sur le déclin de l’âge et de la vie. « Elle a été pendant dix ans, disait Sainte-Beuve, ma meilleure, mon unique amie. » Quand elle succomba aux atteintes du mal qui la dévorait, il refusa de se charger d’un article qu’on désirait voir consacrer à sa mémoire. Le sujet lui tenait de trop près au cœur, et il ne voulait pas élever son tombeau de ses propres mains. On ne trouve point en effet dans toute l’œuvre de Sainte-Beuve un souvenir consacré à la mémoire de Mme d’Arbouville, sauf ces quelques mots perdus au bas d’une page : « Mme d’Arbouville, une femme que l’avenir aussi connaîtra. » Cependant il m’est impossible de ne point croire qu’elle était présente à son esprit et à son cœur lorsqu’il écrivait cette pensée qui termine le dernier volume de ses Portraits contemporains : « le soir de la vie appartient de droit à celle à qui l’on a dû le dernier rayon. »

L’avenir n’a point connu Mme d’Arbouville aussi bien que l’espérait dans son exaltation l’amitié de Sainte-Beuve ; elle mérite pourtant de vivre, non-seulement par les œuvres qu’elle-même a laissées, mais par l’influence qu’elle a exercée sur le talent de Sainte-Beuve, influence élevée, morale, chrétienne, assez semblable à celle qu’à une autre époque M. Vinet avait eue sur lui. Sainte-Beuve acquit dans ce commerce avec un esprit féminin une sagacité plus délicate, plus sensible, plus pénétrante dans l’analyse des sentimens du cœur ; on en retrouve la trace dans ses études sur Mlle Aïssé, sur Mme de Krudner, sur Mme de Charrière. C’est à propos des articles composés par lui sous cette inspiration qu’il put dire avec vérité : « J’ai introduit l’élégie dans la critique. » Il est difficile aussi de ne pas croire que la jolie petite nouvelle intitulée Christel, si différente, dans sa pureté un peu langoureuse, des pages brûlantes de Volupté, ne lui ait pas été dictée par un souvenir inavoué de Résignation. En même temps la fréquentation assidue de la société de Mme d’Arbouville et sa douce influence introduisaient d’assez sensibles modifications dans les habitudes de Sainte-Beuve. Il devint peu à peu l’hôte assidu des trop rares salons où l’ancienne société légitimiste de la restauration se réunissait avec celle que le gouvernement de juillet avait portée au pouvoir. On le voyait aimable et poli chez M. le comte Molé, chez Mme de Boigne, chez le chancelier Pasquier ; il pénétrait même dans ces salons plus exclusivement doctrinaires dont il parlait avec tant de hauteur au lendemain de la révolution de 1830. Dans les uns comme dans les autres, il était apprécié à sa haute valeur, et il se trouvait probablement mieux à sa place au sein de ce monde élégant et raffiné que dans celui de ses anciens amis du cénacle.

Pour mieux se rendre agréable dans ce milieu nouveau, il savait mettre en jeu ses talens et ses relations d’homme de lettres. Il adressait des sonnets à la duchesse de Rauzan. Au château du Marais, chez la marquise de La Briche, belle-mère de M. le comte Mole, il payait sa bienvenue par des vers adressés à la fontaine Boileau, dans lesquels il insérait quelques complimens sur la blonde chevelure de la jeune fille, « orgueil et cher appui de l’antique maison, » qui porte aujourd’hui avec grâce et dignité un autre nom non moins illustre. Il s’associait aux joies intimes de cette aimable famille, dont il célébrait l’accroissement dans des vers qui sont demeurés inédits et qu’on me permettra à ce titre de citer ici :


Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie, et ne s’en doutent pas,
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être pas ingrats.


Il avait si bien pris ses habitudes dans cette hospitalière demeure du Marais, qu’en 1847 il avait loué une petite maison dans le village afin de pouvoir travailler et dîner chaque jour au château. Il prêtait aux jeunes femmes que de pareilles confidences pouvaient intéresser certaines lettres que George Sand lui avait adressées peu d’années auparavant au plus fort de ses orages et où elle épanchait dans le sein d’un ami qu’elle croyait discret toutes les amertumes de son cœur. Ces lettres circulaient ainsi de boudoir en boudoir, contenues dans une large enveloppe sur le dos de laquelle Sainte-Beuve effaçait à peine le nom des femmes auxquelles il les avait successivement envoyées. En un mot, Sainte-Beuve vécut durant ces années qui suivirent son retour de Lausanne et de Rome d’une existence régulière, contenue, mondaine, qui jusque-là n’avait guère été dans ses habitudes. Notre génération n’a pas connu ce Sainte-Beuve de salon et de château, bien différent de celui qui devait finir par se confiner dans l’ermitage assez peu fréquenté de la rue Montparnasse. C’est en quelque sorte sa dernière phase d’humilité avant la cruelle revanche.

Cette existence nouvelle n’eut cependant pas pour conséquence de distraire un instant Sainte-Beuve de ses occupations littéraires. C’était sa prétention, ce fut en effet son honneur d’avoir été toute sa vie un travailleur obstiné et infatigable. Il continuait sans désemparer la série de ses portraits, et il faisait figurer dans la suite de sa galerie sans cesse allongée les contemporains les plus illustres. Les articles qu’il a consacrés aux hommes que les circonstances mettaient en évidence ne laissent point encore transpercer cette amertume et ce fiel qui devaient déborder plus tard comme d’un réservoir longtemps fermé. Quand il parle de M. de Barante, de M. Mignet, de M. de Rémusat, de M. Guizot, de M. Villemain, de M. Cousin lui-même, c’est sur le ton d’une bienveillance respectueuse qui n’exclut ni la dignité du ton, ni la liberté du jugement. Les articles que nous venons de citer sont des modèles d’urbanité et de critique contemporaine. Ses relations lui imposaient en effet une attitude nouvelle vis-à-vis du régime auquel il avait commencé par témoigner un si injurieux et un si injuste dédain. En 1837, il avait refusé la croix de chevalier de la Légion d’honneur que lui avait conférée M. de Salvandy ; mais il se laissa nommer en 1840 par M. Cousin conservateur à la bibliothèque Mazarine, place assurément bien modeste, et que d’autres, avec moins de titres, auraient peut-être dédaignée. Cependant, comme un certain air d’indépendance et d’opposition ne nuit jamais à la popularité, il refusa une seconde fois en 1843 la croix que M. Villemain voulait le contraindre d’accepter. A peu de temps de là, il reçut en quelque sorte la consécration de sa renommée croissante par sa nomination à l’Académie française en remplacement de Casimir Delavigne. Cette élection n’eut pas lieu sans difficulté, et Victor Hugo (Sainte-Beuve croyait du moins le savoir) vota onze fois contre lui. Ce fut cependant Victor Hugo qui prononça, en le recevant, le discours d’usage : « La singularité de cette situation, a écrit Sainte-Beuve, attira beaucoup de monde à cette cérémonie. »

Pendant ces mêmes années, Sainte-Beuve se consacrait à la continuation de son Histoire de Port-Royal, dont le troisième volume, terminé depuis quelque temps, ne parut qu’en 1848. Ce troisième volume, qui est consacré presque tout entier à Pascal, marque à cette époque le point culminant du talent de Sainte-Beuve. C’est peut-être celui des six volumes de Port-Royal qu’on peut considérer comme son chef-d’œuvre. Aux difficultés déjà si grandes du sujet étaient venues en effet se joindre celles qui naissaient des circonstances mêmes. L’Académie, en proposant au concours l’éloge de Pascal, avait remis le sujet en honneur. M. Cousin s’en était emparé dans son célèbre mémoire de 1844 sur les altérations qu’avait subies le texte des Pensées. Il s’était installé en maître sur ce terrain, et c’était une entreprise téméraire que de s’aventurer à côté de lui. Le sujet en tout cas était défloré. Sainte-Beuve le savait, et il en éprouvait une secrète mauvaise humeur qui fut le germe de ses dissentimens avec M. Cousin, dissentimens à cette époque soigneusement voilés ; mais il n’eut pas à se repentir d’avoir bravé la comparaison. Dans la manière dont il a traité et compris le sujet de Pascal, il n’a été inférieur à personne. Le portrait, ferme de dessin, sobre de couleur, sans faux éclat, sans surcharge de tons, qu’il a tracé de cette grande figure, la manière dont il a recomposé le plan et la donnée primitive des Pensées, et dont il a combattu l’hypothèse du soi-disant scepticisme de Pascal, forment autant d’admirables pages de critique morale et littéraire ; mais, laissant même de côté ce qui dans l’Histoire de Port-Royal peut ne paraître qu’un sublime épisode, pour envisager la manière dont il a traité le fond du sujet, je ne trouve pas que Sainte-Beuve, incrédule et sceptique, mais encore bienveillant, en ait moins bien senti et rendu les beautés que Sainte-Beuve mystique et dévot, ou du moins se piquant encore de l’être. Le dirai-je ? il y a, dans les élans d’admiration qu’arrachent à son indifférence les traits de véritable grandeur morale auxquels il nous fait assister, quelque chose qui m’émeut plus vivement que son enthousiasme d’autrefois, indistinct et de parti-pris, pour des singularités au sujet desquelles il y aurait beaucoup à dire. Jamais peut-être la supériorité de la religion chrétienne n’a reçu de sa part un hommage plus complet que dans les lignes suivantes : « A cet âge avancé du monde, l’élite des cœurs vouée au culte de l’infini n’aura-t-elle pas toujours sa maladie incurable et son tourment ? En attendant la forme inconnue, s’il en estime, de cette sainteté nouvelle qui perpétuerait, le fond de l’ancienne en le débarrassant de tout l’alliage, qui consacrerait les pures délices de l’âme sans les inconvéniens et les erreurs, et qui saurait satisfaire aux tendresses des Pascals futurs en imposant respect au bon sens des Voltaires eux-mêmes ; en attendant cette forme idéale et non encore aperçue, tenons-nous-en à ce que nous savons. Étudions sans impatience, admirons même, au prix de quelques sacrifices de notre goût, ces derniers grands exemples des hommes qui ont été les derniers saints ; admirons-les, quand même nous sentirions avec douleur que leur religion, leur foi ne saurait plus être la nôtre. Ils nous offrent de sublimes sujets à méditation. La grandeur morale de Port-Royal réside en eux… Port-Royal, après tout, ne serait qu’une tombe, si l’esprit de piété vive, si ce côté d’ardente sainteté saisi d’une façon si sublime par Pascal, par Saci, par Lancelot, par tant d’autres des plus humbles, ne lui laissait un des aspects dominans de l’éternelle vérité. »

Peut-être y a-t-il des gens qui préfèrent et regrettent le ton des deux premiers volumes ; pour moi, je ne sais rien qui incline autant à croire, malgré, sinon à cause des réserves, que cet aveu d’admiration arraché au doute par la vérité.

A cette époque de sa vie où je viens de le conduire, Sainte-Beuve était donc dans la pleine force de l’âge, dans la pleine maturité du talent. Il avait un peu plus de quarante ans. Sa réputation déjà consacrée allait chaque jour grandissant. Il avait acquis par son travail une aisance honorable qui le mettait au-dessus de préoccupations toujours pénibles. Sa situation sociale et mondaine était à la hauteur de son mérite littéraire, et c’était pour lui une source d’assez vives jouissances. Il semble donc qu’il eût peu de chose encore à désirer, et que, comparant la position qu’il avait conquise aux débuts pénibles de Joseph Delorme, il n’eût qu’à se féliciter. N’y avait-il rien cependant qu’il regrettât ? Non sans doute, et les quelques pensées échappées de sa plume laissent deviner à cette époque un état d’âme qui n’était exempt ni de mélancolie, ni même d’amertume. Quels étaient donc les objets de ses regrets inavoués, D’abord la jeunesse, qui n’est pas l’âge le plus heureux de la vie ? parce qu’il suffit de la posséder pour n’en pas connaître tout le prix, mais au vêtement de laquelle on s’attache si obstinément dès qu’elle commence à se dérober à nous. Peut-être aussi une renommée plus éclatante telle qu’au début de sa vie il l’avait rêvée, telle qu’il la voyait reluire sur le front doré d’un poète ou d’un orateur. Peut-être aussi ces affections droites, simples et profondes, que rien ne remplace sans la vie et dont l’absence se fait sentir de plus en plus vivement à celui qui pressent en lui-même les symptômes d’un imperceptible déclin ; mais laissons sa plume rendre ces nuances fugitives telles qu’il les a confiées au public dans une heure de mélancolie et d’abandon. « Il vient un moment triste dans la vie, c’est lorsqu’on sent qu’on est arrivé à tout ce qu’on pouvait raisonnablement espérer, qu’on a acquis tout ce qu’on pouvait raisonnablement prétendre. J’en suis là : j’ai obtenu beaucoup plus que ma destinée ne m’offrait d’abord, et je sens en même temps que ce beaucoup est très peu. L’avenir ne me promet plus rien, je n’attends rien de l’ambition, ni du bonheur… J’ai l’esprit assez bien fait pour comprendre que je n’ai pas le droit d’être mécontent, et je me sens le cœur trop large pour le croire rempli. Cet état de tristesse, qui a bien sa douceur, serait celui du sage, s’il ne s’y glissait encore, il faut le dire, bien des amertumes de regrets, bien des aiguillons de désirs, bien des irritations sourdes, et si la misère de notre nature ne remuait au fond. » Et presque à la même date : « Dans la jeunesse, un monde habite en nous ; mais en avançant il arrive que nos pensées et nos sentimens ne peuvent plus remplir notre solitude, où du moins ils ne peuvent plus la charmer… A un certain âge de la vie, si votre maison ne se peuple point d’enfans, elle se remplit de manies ou de vices. »

Quels étaient ces manies et ces vices auxquels Sainte-Beuve s’accusait de commencer à payer tribut ? Ici encore je préfère le laisser parler lui-même et traduire par un apologue ce qu’il éprouvait quelque embarras à exprimer en termes trop clairs : « Que faites-vous, mon ami ? Vous êtes mûr, vous êtes savant, vous êtes sage, et peu s’en faut que vous ne paraissiez respectable à tous. Et voilà que la beauté vous reprend et vous tente. Vous y revenez. La jeune Clady trouve grâce à vos yeux par son sourire ; vous avez pour elle de tendres complaisances, et on l’a vue, me dit-on, à votre bras un soir, et le matin dans la voiture où vous la promeniez. Je le sais, mon ami, je me sens bien vieux déjà, on me dit savant plus que je ne le suis, et je voudrais être sage ; mais ne le suis-je pas du moins un peu en ceci ? Clady est belle ; elle est jeune ; elle me sourit. Je la regarde ; je ne fais guère que la regarder, mais j’y prends plaisir, je l’avoue ; j’aime à la voir près de moi, à la promener un jour de soleil, et, en la voyant là riante, qu’est-ce autre chose ? Il me semble qu’un moment encore je fais asseoir ma jeunesse à mes côtés. »

Ainsi Port-Royal et Pascal comme sujet de graves et constantes préoccupations, le salon de M. Molé et de préférence celui de Mme d’Arbouville comme lieu de rafraîchissement et de prédilection ; entre deux, des promenades tardives ou matinales avec la jeune Clady, telle était l’existence de Sainte-Beuve à la veille du jour où la révolution de février vint bouleverser ces habitudes tranquilles et le jeter dans un nouveau courant. Cette troisième phase de la vie de Sainte-Beuve sera l’objet d’une prochaine et dernière étude.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Il faut dire cependant que Sainte-Beuve raconta ici même dès les premiers jours de 1831, avec une vive sympathie, la vie et la mort de George Farcy.
  3. Souvenirs et indiscrétions, Paris 1872.
  4. Sainte-Beuve donnait dans la conversation une forme plus plaisante à cette même pensée en disant : « Lamennais a conduit la voiture dans le fossé, puis il nous a plantés là après avoir eu soin de souffler la lanterne en s’en allant. »