Eaux printanières/Chapitre 42

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 309-321).

XLII

L’étroit chemin devint bientôt un sentier à peine visible et finit par s’effacer complètement, coupé par un fossé.

Sanine était d’avis de rebrousser chemin, mais Maria Nicolaevna se récria :

— Non, non, je veux aller à la montagne. Allons à travers champs, tout droit, comme les oiseaux volent.

Elle obligea son cheval à sauter par-dessus le fossé. Sanine en fit autant.

De l’autre côté s’étendait une prairie, d’abord sèche, ensuite humide et qui finit dans un marécage ; on voyait l’eau sourdre partout et former par place des mares.

Maria Nicolaevna conduisit exprès son cheval en plein dans le marais, et se mit à rire en criant :

— Faisons l’école buissonnière ! Vous savez ce que c’est que de chasser au moment des eaux printanières, demanda-t-elle à Sanine.

— Je le sais, répondit le jeune homme.

— J’avais un oncle, continua-t-elle, qui aimait beaucoup la chasse. Je l’accompagnais souvent… au printemps, c’est adorable !… Nous aussi, aujourd’hui, nous nous retrempons dans les eaux printanières… Seulement je vois que vous êtes un vrai Russe, et vous voulez épouser une Italienne… Enfin, c’est votre sort !… Tiens ! encore un fossé ! Hop, hop, hop !…

La cavale franchit le ravin, et le chapeau de Maria Nicolaevna s’envola, ses cheveux se déroulèrent sur son dos.

Sanine voulut sauter à bas de son cheval pour ramasser le chapeau, mais l’amazone le retint :

— Ne descendez pas de cheval, je le reprendrai moi-même…

Elle se pencha très bas tout en restant en selle, accrocha le voile avec le manche de sa cravache et ramassa son chapeau ; elle le remit sans relever ses cheveux et reprit sa course en criant : Hip ! hip !

Sanine galopait à côté de Maria Nicolaevna ; avec elle il sautait les fossés, les haies, les ruisseaux ; il montait et descendait, gravissant la montagne, redescendant le versant opposé, et tout le temps il gardait les yeux attachés sur le visage de sa compagne.

Quel éclat ! tout ce visage s’épanouissait : les yeux se dilataient, avides, clairs, sauvages ; les lèvres s’ouvraient, les narines palpitaient et humaient l’air avidement. Maria Nicolaevna regardait droit devant elle, embrassant tout l’horizon du regard, son âme semblait s’emparer de tout ce qu’elle voyait, prenait possession de la terre, du ciel, du soleil et même de l’air ; elle n’avait qu’un regret : pourquoi rencontrait-elle si peu d’obstacles, elle voudrait vaincre encore, encore…

— Sanine, cria-t-elle… c’est tout à fait comme dans la Lénore de Burger ; seulement vous n’êtes pas mort ? N’est-ce pas, vous n’êtes pas mort ? Moi, je suis bien vivante…

Ce n’était plus une amazone qui galopait, c’était un jeune centaure féminin — demi-animal, demi-Dieu ! — Et cette terre docile et bien disciplinée s’étonne devant la bacchante qui la piétine.

Enfin, Maria Nicolaevna arrêta son cheval trempé de sueur et couvert de boue.

La cavale fléchissait sous l’écuyère, et le puissant et lourd étalon de Sanine perdait son souffle.

— Eh bien ? c’est beau ? demanda Maria Nicolaevna dans un murmure d’extase.

— C’est beau ! répondit avec transport Sanine.

Son sang bouillonnait aussi.

— Attendez ! vous verrez ce qui nous attend encore !

Elle lui tendit la main, son gant était déchiré.

— Je vous ai dit que je vous amènerais dans la forêt, « vers les monts ! vers les montagnes ! »

En effet, couronnée par un mont altier, la montagne se dressait à deux cents pas du lieu où se trouvaient les sauvages cavaliers.

— Regardez, voici le chemin… Rajustons-nous un peu… et en route ! Mais au pas !… Il faut permettre à nos chevaux de respirer un peu.

Ils se remirent en marche. D’un grand coup de main, Maria Nicolaevna rejeta en arrière ses cheveux. Elle examina ses gants et les retira.

— Mes mains sentiront le cuir, dit-elle… Mais cela nous est égal.

Elle souriait et Sanine souriait aussi.

Cette course échevelée les avait rapprochés et unis.

— Quel âge avez-vous ? demanda-t-elle tout à coup.

— Vingt-deux ans.

— Est-ce possible ?… Moi aussi j’ai vingt-deux ans… C’est un bon âge… Additionnez toutes nos années et vous serez encore loin de la vieillesse… Pourtant il fait chaud… Dites-moi, est-ce que je suis rouge ?

— Comme une fleur de pavot !…

Elle passa son mouchoir sur son visage.

— Dès que nous serons dans le bois, il fera frais… C’est un vieux bois… comme qui dirait un vieil ami… Avez-vous des amis ?…

Sanine réfléchit un instant.

— Oui, j’en ai… mais peu… De vrais amis, je n’en ai pas…

— Moi, j’ai de vrais amis, mais ils ne sont pas vieux… ce cheval, par exemple, c’est aussi un ami… Comme il me porte délicatement ! Ah ! oui, l’on est très bien ici ! Est-il possible que je parte pour Paris après-demain ?

— Est-ce possible ? répéta Sanine.

— Et vous, vous partirez pour Francfort ?

— Oh ! moi, certainement, je retournerai à Francfort.

— Eh bien ! allez-y… Je vous donnerai ma bénédiction… Mais aujourd’hui, c’est notre jour, à nous, à nous… rien qu’à nous !

Les chevaux avaient atteint la lisière du bois et ils pénétrèrent dans la forêt. L’ombre fraîche les enveloppa doucement de toutes parts.

— Oh ! mais c’est le paradis ici ! cria Maria Nicolaevna… Allons au plus profond, plongeons-nous dans cette ombre, Sanine.

Les chevaux avançaient lentement dans les profondeurs de la forêt, se balançant et reniflant.

Le sentier qu’ils suivaient changea subitement de direction et s’engagea dans un défilé très étroit. L’odeur de la bruyère, des fougères, de la résine de pin, de la fane de l’année précédente montait du sol… des crevasses de rochers bruns s’exhalait une fraîcheur pénétrante… Des deux côtés du chemin s’élevaient des monticules couverts de mousse verte.

— Arrêtons-nous ! cria Maria Nicolaevna, je veux me reposer sur ce velours. Aidez-moi à descendre de cheval.

Sanine mit pied à terre et courut auprès de madame Polosov. Elle s’appuya sur ses épaules, sauta vivement à terre, et s’assit sur un tertre de mousse.

Sanine resta debout devant elle, tenant les deux chevaux par la bride.

Maria Nicolaevna leva les yeux sur lui.

— Sanine, savez-vous oublier ?

Sanine se rappela ce qui s’était passé la veille en voiture…

— Est-ce une question… ou un reproche ? demanda-t-il.

— De ma vie je n’ai adressé un reproche à quelqu’un… Croyez-vous aux ensorcellements ?

— Comment ?

— Par des enchantements… comme disent chez nous les moujiks dans leurs chansons.

— Ah ! voilà ce que vous voulez dire.

— Oui… c’est cela… j’y crois… y croyez-vous ?

— L’ensorcellement… l’enchantement… répéta Sanine… Tout est possible dans ce monde… Autrefois je n’y croyais pas, maintenant j’y crois… Je ne me reconnais plus…

Maria Nicolaevna réfléchit un instant puis regarda autour d’elle.

— Il me semble que je connais cet endroit… Sanine, regardez s’il n’y a pas une croix rouge sur le tronc de ce grand chêne, derrière… Y est-elle ?

Sanine s’approcha de l’arbre…

— Oui, il y a une croix.

Maria Nicolaevna sourit :

— Ah bon ! Je sais maintenant où nous nous trouvons… Nous ne nous sommes pas écartés de notre route… Qui est-ce qui cogne comme ça ?… Un bûcheron ?

Sanine regarda dans la direction du bruit.

— Oui… un homme coupe les branches mortes…

— Je veux mettre mes cheveux en ordre… On peut me voir et me juger…

Elle souleva son chapeau et se mit à natter ses longues tresses, gravement et sans prononcer une parole.

Sanine restait toujours debout devant elle.

Les formes élégantes de la jeune femme se dessinaient nettement sous les plis sombres du drap, auquel ici et là se collaient des brins de mousse.

Un des chevaux tout à coup se secoua derrière Sanine. Le jeune homme tressaillit de la tête aux pieds ; tout se brouillait devant ses yeux, ses nerfs étaient tendus comme des cordes de violon.

Il disait la vérité en assurant qu’il ne se reconnaissait plus. En effet, il était ensorcelé… Tout son être était possédé d’une seule pensée, d’un seul désir.

Maria Nicolaevna jeta sur lui un regard pénétrant.

— Maintenant tout est en ordre, dit-elle en remettant son chapeau… Pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous ici… Non… attendez !… Ne vous éloignez pas… Qu’est-ce qu’on entend ?

Un bruit sourd roula par-dessus les cimes des arbres, ébranlant l’air dans le bois.

— Est-ce possible ? Le tonnerre ?

— On dirait, en effet, que c’est le tonnerre…

— Mais c’est une véritable fête… Quelle fête… C’est la seule chose qui nous manquait…

Pour la seconde fois un bruit sourd retentit et s’abattit en longs roulements.

— Bravo, bis ! Vous rappelez-vous ce que je vous disais hier de l’Énéïde ?… Eux aussi ils ont été surpris par l’orage dans une forêt… Maintenant, sauvons-nous.

Elle se releva d’un bond.

— Amenez-moi mon cheval… Présentez-moi votre main… Ainsi… Je ne suis pas lourde.

Elle s’élança en selle, légère comme un oiseau.

Sanine remonta à cheval.

— Vous voulez rentrer ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Rentrer ! dit-elle en accentuant lentement les syllabes tout en rassemblant les brides.

— Suivez-moi, cria-t-elle à Sanine d’un ton de commandement.

Elle rejoignit le sentier et après avoir passé la croix rouge, elle descendit dans un chemin enfoncé, arriva à un carrefour, tourna à droite, et de nouveau gravit la montagne.

L’amazone savait évidemment où elle allait, le chemin qu’elle avait choisi pénétrait toujours plus dans les profondeurs de la forêt.

Maria Nicolaevna ne parlait pas, ne regardait pas son compagnon ; elle avançait d’un air impérieux, et Sanine la suivait docilement sans une étincelle de volonté dans son cœur qui se pâmait.

Une pluie fine commença à tomber. Maria Nicolaevna accéléra la marche de son cheval et Sanine en fit autant.

Enfin, à travers la verdure sombre des sapins, Sanine aperçut à l’abri du rocher gris une misérable hutte avec une porte dans le mur formé de branches entrelacées.

Maria Nicolaevna obligea son cheval à se frayer un passage entre les sapins, puis elle sauta à terre, et courut devant l’entrée de la guérite. Alors, se tournant vers Sanine, elle murmura : Énée !


Quatre heures plus tard, Maria Nicolaevna et Sanine accompagnés du groom, qui dormait en selle, rentraient dans leur hôtel à Wiesbaden.

Polosov vint au-devant de sa femme en tenant à la main la lettre qu’il avait écrite au régisseur, mais ayant regardé avec attention Maria Nioolaevna, son visage exprima du mécontentement et il dit à demi-voix :

— Est-il possible que j’aie perdu mon pari ?

Pour toute réponse madame Polosov haussa les épaules.

Le même jour, deux heures plus tard, Sanine, dans la chambre de Maria Nicolaevna, se tenait devant elle, éperdu, comme un homme qui sombre.

— Alors, où vas-tu ? lui demanda-t-elle, à Paris ou à Francfort ?

— Je vais où tu seras, — et je resterai près de toi jusqu’à ce que tu me chasses, répondit-il avec désespoir en baisant les mains de sa dominatrice.

Maria Nicolaevna retira ses mains, les posa sur la tête du jeune homme et empoigna les cheveux de ses dix doigts. Elle caressait et tournait lentement ces pauvres boucles puis se redressa toute droite, avec un sifflement de serpent triomphant sur les lèvres — tandis que ses yeux larges et clairs jusqu’à devenir blancs n’exprimaient que le rassasiement et la férocité impitoyable de la victoire.

Le vautour quand il dépèce sa proie a ces yeux-là.