Eaux printanières/Chapitre 13

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 66-69).

XIII

Sanine resta pour le dîner. On le retint encore sous prétexte que la chaleur était accablante, puis, quand la chaleur eut baissé, on l’invita à venir au jardin pour prendre le café à l’ombre des acacias.

Sanine accepta. Il se sentait parfaitement heureux.

Le cours calme et monotone de la vie est plein de charme, et Sanine s’abandonnait à ce charme avec délices, il ne demandait rien de plus au présent, ne songeait pas au lendemain et ne se souvenait plus du passé. Où trouverait-il plus de charme que dans la compagnie de cet être exquis, Gemma ! Bientôt il faudra se séparer d’elle, et sans doute pour ne jamais la revoir, mais pendant que la même barque, comme dans la romance d’Ilhland, les porte sur les ondes domptées de la vie : « Réjouis-toi, goûte la vie, voyageur !… »

Et tout semblait beau et agréable à l’heureux voyageur !

Frau Lénore lui proposa de se mesurer avec elle et Pantaleone au « tresette », et elle lui apprit ce jeu de cartes italien peu compliqué, où elle gagna quelques kreutzers, et il était parfaitement heureux.

Pantaleone, à la demande d’Emilio, commanda au caniche Tartaglia d’exécuter tous ses tours, et Tartaglia sauta par-dessus un bâton, parla, c’est-à-dire, aboya, éternua, ferma la porte avec son museau, apporta la vieille pantoufle de son maître, et finalement, coiffé d’un vieux shako, figura le maréchal Bernadotte recevant de cruels reproches de Napoléon sur sa trahison.

Napoléon était représenté par Pantaleone, assez fidèlement ; les bras croisés, un tricorne enfoncé sur les yeux, il grondait furieusement en français… et dans quel français ? Tartaglia était assis devant son Empereur humblement replié sur lui-même, la queue baissée, clignant timidement les yeux sous la visière du shako, posé de travers ; de temps en temps, quand Napoléon haussait la voix, Bernadotte se soulevait sur ses pattes de derrière.

Fuori, Traditore ! (va-t’en, traître) cria Napoléon, oubliant dans l’excitation de sa colère qu’il devait soutenir son caractère français. Alors Bernadotte se cacha sous le divan, puis revint aussitôt avec un aboiement joyeux, qui signifiait que la représentation était terminée.

Tous les spectateurs riaient aux larmes, et Sanine riait plus que tous les autres.

Gemma avait un rire fort agréable, continu et lent mais entrecoupé de petits cris plaintifs, très drôles… Sanine était en extase devant ce rire. Il aurait voulu pouvoir couvrir de baisers la jeune fille pour chacun de ces petits cris. Enfin la nuit tomba. Il était temps de se séparer.

Sanine prit plusieurs fois congé de tout le monde, et répéta à chacun à maintes reprises : — À demain ! Même il embrassa Emilio, et partit en emportant l’image triomphante de la jeune fille, parfois rieuse, parfois pensive, calme ou indifférente mais toujours remplie d’attrait. Ces yeux tantôt largement ouverts, clairs et gais comme le jour, tantôt à demi recouverts par les cils, profonds et sombres comme la nuit, étaient toujours devant lui, pénétrant d’un trouble étrange et doux toutes les autres images et représentations.

Mais il n’arriva pas une seule fois à Sanine de songer à M. Kluber ni aux événements qui l’obligeaient à rester à Francfort, en un mot tout ce qui le préoccupait et le tourmentait la veille n’existait plus pour lui.