Durée et simultanéité/CHAPITRE II

Alcan (p. 32-53).

CHAPITRE II

La relativité complète


De la réciprocité du mouvement. — Relativité « bilatérale » et non plus « unilatérale ». — Interférence de cette seconde hypothèse avec la première : malentendus qui en résulteront. — Mouvement relatif et mouvement absolu. — Propagation et transport. — Systèmes de référence. — De Descartes à Einstein.

Nous avons glissé pour un instant du point de vue que nous appellerons celui de la « relativité unilatérale » à celui de la réciprocité, qui est propre à Einstein. Hâtons-nous de reprendre notre position. Mais disons dès à présent que la contraction des corps en mouvement, la dilatation de leur Temps, la dislocation de la simultanéité en succession, seront conservées telles quelles dans la théorie d’Einstein : il n’y aura rien à changer aux équations que nous venons d’établir, ni plus généralement à ce que nous avons dit du système dans ses relations temporelles et spatiales au système . Seulement ces contractions d’étendue, ces dilatations de Temps, ces ruptures de simultanéité deviendront explicitement réciproques (elles le sont déjà implicitement, d’après la forme même des équations), et l’observateur en répétera de tout ce que l’observateur en avait affirmé de . Par là s’évanouira, comme nous le montrerons aussi, ce qu’il y avait d’abord de paradoxal dans la théorie de la Relativité : nous prétendons que le Temps unique et l’Étendue indépendante de la durée subsistent dans l’hypothèse d’Einstein prise à l’état pur : ils restent ce qu’ils ont toujours été pour le sens commun. Mais il est à peu près impossible d’arriver à l’hypothèse d’une relativité double sans passer par celle d’une relativité simple, où l’on pose encore un point de repère absolu, un éther immobile. Même quand on conçoit la relativité dans le second sens, on la voit encore un peu dans le premier ; car on a beau dire que seul existe le mouvement réciproque de et par rapport l’un à l’autre, on n’étudie pas cette réciprocité sans adopter l’un des deux termes, ou , comme « système de référence » : or, dès qu’un système a été ainsi immobilisé, il devient provisoirement un point de repère absolu, un succédané de l’éther. Bref, le repos absolu, chassé par l’entendement, est rétabli par l’imagination. Du point de vue mathématique, cela n’a aucun inconvénient. Que le système , adopté comme système de référence, soit au repos absolu dans l’éther, ou qu’il soit en repos seulement par rapport à tous les systèmes auxquels on le comparera, dans les deux cas l’observateur placé en traitera de la même manière les mesures du temps qui lui seront transmises de tous les systèmes tels que  ; dans les deux cas il leur appliquera les formules de transformation de Lorentz. Les deux hypothèses s’équivalent pour le mathématicien. Mais il n’en est pas de même pour le philosophe. Car si est en repos absolu, et tous autres systèmes en mouvement absolu, la théorie de la Relativité impliquera effectivement l’existence de Temps multiples, tous sur le même plan et tous réels. Que si, au contraire, on se place dans l’hypothèse d’Einstein, les Temps multiples subsisteront, mais il n’y en aura jamais qu’un seul de réel, comme nous nous proposons de le démontrer : les autres seront des fictions mathématiques. C’est pourquoi, à notre sens, toutes les difficultés philosophiques relatives au temps s’évanouissent si l’on s’en tient strictement à l’hypothèse d’Einstein, mais toutes les étrangetés aussi qui ont dérouté un si grand nombre d’esprits. Nous n’avons donc pas besoin de nous appesantir sur le sens qu’il faut donner à la « déformation des corps », au « ralentissement du temps » et à la « rupture de la simultanéité » quand on croit à l’éther immobile et au système privilégié. Il nous suffira de chercher comment on doit les comprendre dans l’hypothèse d’Einstein. Jetant alors un coup d’œil rétrospectif sur le premier point de vue, on reconnaîtra qu’il fallait s’y placer d’abord, on jugera naturelle la tentation d’y revenir lors même qu’on a adopté le second ; maison verra aussi comment les faux problèmes surgissent du seul fait que des images sont empruntées à l’un pour soutenir les abstractions correspondant à l’autre.

Nous avons imaginé un système en repos dans l’éther immobile, et un système en mouvement par rapport à . Or, l’éther n’a jamais été perçu ; il a été introduit en physique pour servir de support à des calculs. Au contraire, le mouvement d’un système par rapport à un système est pour nous un fait d’observation. On doit considérer aussi comme un fait, jusqu’à nouvel ordre, la constance de la vitesse de la lumière pour un système qui change de vitesse comme on voudra, et dont la vitesse peut descendre par conséquent jusqu’à zéro. Reprenons alors les trois affirmations d’où nous sommes partis : 1° se déplace par rapport à  ; 2° la lumière a la même vitesse pour l’un et pour l’autre ; 3° stationne dans un éther immobile. Il est clair que deux d’entre elles énoncent des faits, et la troisième une hypothèse. Rejetons l’hypothèse : nous n’avons plus que les deux faits. Mais alors le premier ne se formulera plus de la même manière. Nous annoncions que se déplace par rapport à  : pourquoi ne disions-nous pas aussi bien que c’était qui se déplaçait par rapport à  ? Simplement parce que était censé participer à l’immobilité absolue de l’éther. Mais il n’y a plus d’éther[1], plus de fixité absolue nulle part. Nous pourrons donc dire, à volonté, que se meut par rapport à , ou que se meut par rapport à , ou mieux que et se meuvent par rapport l’un à l’autre. Bref, ce qui est réellement donné est une réciprocité de déplacement. Comment en serait il autrement, puisque le mouvement aperçu dans l’espace n’est qu’une variation continue de distance ? Si l’on considère deux points et et le déplacement de « l’un d’eux », tout ce que l’œil observe, tout ce que la science peut noter, est le changement de longueur de l’intervalle[2]. Le langage exprimera le fait en disant que se meut, ou que c’est . Il a le choix ; mais il serait plus près encore de l’expérience en disant que et se meuvent par rapport l’un à l’autre, ou plus simplement que l’écart entre et diminue ou grandit. La « réciprocité » du mouvement est donc un fait d’observation. On pourrait l’énoncer a priori comme une condition de la science, car la science n’opère que sur des mesures, la mesure porte en général sur des longueurs, et, quand une longueur croît ou décroît, il n’y a aucune raison de privilégier l’une des extrémités : tout ce qu’on peut affirmer est que l’écart grandit ou diminue entre les deux[3].

Certes, il s’en faut que tout mouvement se réduise à ce qui en est aperçu dans l’espace. A côté des mouvements que nous observons seulement du dehors, il y a ceux que nous nous sentons aussi produire. Quand Descartes parlait de la réciprocité du mouvement[4], ce n’est pas sans raison que Morus lui répondait : « Si je suis assis tranquille, et qu’un autre, s’éloignant de mille pas, soit rouge de fatigue, c’est bien lui qui se meut et c’est moi qui me repose[5]. » Tout ce que la science pourra nous dire de la relativité du mouvement perçu par nos yeux, mesuré par nos règles et nos horloges, laissera intact le sentiment profond que nous avons d’accomplir des mouvements et de fournir des efforts dont nous sommes les dispensateurs. Que le personnage de Morus, « assis bien tranquille », prenne la résolution de courir à son tour, qu’il se lève et qu’il coure : on aura beau soutenir que sa course est un déplacement réciproque de son corps et du sol, qu’il se meut si notre pensée immobilise la Terre, mais que c’est la Terre qui se meut si nous décrétons immobile le coureur, jamais il n’acceptera le décret, toujours il déclarera qu’il perçoit immédiatement son acte, que cet acte est un fait, et que le fait est unilatéral. Cette conscience qu’il a de mouvements décidés et exécutés, tous les autres hommes et la plupart sans doute des animaux la possèdent également. Et, du moment que les êtres vivants accomplissent ainsi des mouvements qui sont bien d’eux, qui se rattachent uniquement à eux, qui sont perçus du dedans, mais qui, considérés du dehors, n’apparaissent plus à l’œil que comme une réciprocité de déplacement, on peut conjecturer qu’il en est ainsi des mouvements relatifs en général, et qu’une réciprocité de déplacement est la manifestation à nos yeux d’un changement interne, absolu, se produisant quelque part dans l’espace. Nous avons insisté sur ce point dans un travail que nous intitulions Introduction à la métaphysique. Telle nous paraissait en effet être la fonction du métaphysicien : il doit pénétrer à l’intérieur des choses ; et l’essence vraie, la réalité profonde d’un mouvement ne peut jamais lui être mieux révélée que lorsqu’il accomplit le mouvement lui-même, lorsqu’il le perçoit sans doute encore du dehors comme tous les autres mouvements, mais le saisit en outre du dedans comme un effort, dont la trace seule était visible. Seulement, le métaphysicien n’obtient cette perception directe, intérieure et sûre, que pour les mouvements qu’il accomplit lui-même. De ceux-là seulement il peut garantir que ce sont des actes réels, des mouvements absolus. Déjà pour les mouvements accomplis par les autres êtres vivants, ce n’est pas en vertu d’une perception directe, c’est par sympathie, c’est pour des raisons d’analogie qu’il les érigera en réalités indépendantes. Et des mouvements de la matière en général il ne pourra rien dire, sinon qu’il y a vraisemblablement des changements internes, analogues ou non à des efforts, qui s’accomplissent on ne sait où et qui se traduisent à nos yeux, comme nos propres actes, par des déplacements réciproques de corps dans l’espace. Nous n’avons donc pas à tenir compte du mouvement absolu dans la construction de la science : nous ne savons qu’exceptionnellement où il se produit, et, même alors, la science n’en aurait que faire, car il n’est pas mesurable et la science a pour fonction de mesurer. La science ne peut et ne doit retenir de la réalité que ce qui est étalé dans l’espace, homogène, mesurable, visuel. Le mouvement qu’elle étudie est dune toujours relatif et ne peut consister que dans une réciprocité de déplacement. Tandis que Morus parlait en métaphysicien, Descartes marquait avec une précision définitive le point de vue de la science. Il allait même bien au delà de la science de son temps, au delà de la mécanique newtonienne, au delà de la nôtre, formulant un principe dont il était réservé à Einstein de donner la démonstration.

Car c’est un fait remarquable que la relativité radicale du mouvement, postulée par Descartes, n’ait pu être affirmée catégoriquement par la science moderne. La science, telle qu’on l’entend depuis Galilée, souhaitait sans doute que le mouvement fût relatif. Volontiers elle le déclarait tel. Mais c’était mollement et incomplètement qu’elle le traitait en conséquence. Il y avait à cela deux raisons. D’abord, la science ne heurte le sens commun que dans la mesure du strict nécessaire. Or, si tout mouvement rectiligne et non accéléré est évidemment relatif, si donc, aux yeux de la science, la voie est aussi bien en mouvement par rapport au train que le train par rapport à la voie, le savant n’en dira pas moins que la voie est immobile ; il parlera comme tout le monde quand il n’aura pas intérêt à s’exprimer autrement. Mais là n’est pas l’essentiel. La raison pour laquelle la science n’a jamais insisté sur la relativité radicale du mouvement uniforme est qu’elle se sentait incapable d’étendre cette relativité au mouvement accéléré : du moins devait-elle y renoncer provisoirement. Plus d’une fois, au cours de son histoire, elle a subi une nécessité de ce genre. D’un principe immanent à sa méthode elle sacrifie quelque chose à une hypothèse immédiatement vérifiable et qui donue tout de suite des résultats utiles : si l’avantage se maintient, ce sera que l’hypothèse était vraie par un côté, et dès lors cette hypothèse se trouvera peut-être un jour avoir contribué définitivement à établir le principe qu’elle avait provisoirement fait écarter. C’est ainsi que le dynamisme newtonien parut couper court au développement du mécanisme cartésien. Descartes posait que tout ce qui relève de la physique est étalé en mouvement dans l’espace : par là il donnait la formule idéale du mécanisme universel. Mais s’en tenir à cette formule eût été considérer globalement le rapport de tout à tout ; on ne pouvait obtenir une solution, fût-elle provisoire, des problèmes particuliers qu’en découpant et en isolant plus ou moins artificiellement des parties dans l’ensemble : or, dès qu’on néglige de la relation, on introduit de la force. Cette introduction n’était que cette élimination même ; elle exprimait la nécessité où se trouve l’intelligence humaine d’étudier la réalité partie par partie, impuissante qu’elle est à former tout d’un coup une conception à la fois synthétique et analytique de l’ensemble. Le dynamisme de Newton pouvait donc être — et s’est trouvé être en fait — un acheminement à la démonstration complète du mécanisme cartésien, qu’aura peut-être réalisée Einstein. Or, ce dynamisme impliquait l’existence d’un mouvement absolu. On pouvait encore admettre la relativité du mouvement dans le cas de la translation rectiligne non accélérée ; mais l’apparition de forces centrifuges dans le mouvement de rotation semblait attester qu’on avait affaire ici à un absolu véritable ; et il fallait aussi bien tenir pour absolu tout autre mouvement accéléré. Telle est la théorie qui resta classique jusqu’à Einstein. Il ne pouvait cependant y avoir là qu’une conception provisoire. Un historien de la mécanique, Mach, en avait signalé l’insuffisance[6], et sa critique a certainement contribué à susciter les idées nouvelles. Aucun philosophe ne pouvait se contenter tout à fait d’une théorie qui tenait la mobilité pour une simple relation de réciprocité dans le cas du mouvement uniforme, et pour une réalité immanente à un mobile dans le cas du mouvement accéléré. Si nous jugions nécessaire, quant à nous, d’admettre un changement absolu partout où un mouvement spatial s’observe, si nous estimions que la conscience de l’effort révèle le caractère absolu du mouvement concomitant, nous a joutions que la considération de ce mouvement absolu intéresse uniquement notre connaissance de l’intérieur des choses, c’est-à-dire une psychologie qui se prolonge en métaphysique[7]. Nous ajoutions que pour la physique, dont le rôle est d’étudier les relations entre données visuelles dans l’espace homogène, tout mouvement devait être relatif. Et néanmoins certains mouvements ne pouvaient pas l’être. Ils le peuvent maintenant. Ne fût-ce que pour cette raison, la théorie de la Relativité généralisée marque une date importante dans l’histoire des idées. Nous ne savons quel sort définitif la physique lui réserve. Mais, quoi qu’il arrive, la conception du mouvement spatial que nous trouvons chez Descartes, et qui s’harmonise si bien avec l’esprit de la science moderne, aura été rendue par Einstein scientifiquement acceptable dans le cas du mouvement accéléré comme dans celui du mouvement uniforme.

Il est vrai que cette partie de l’œuvre d’Einstein est la dernière. C’est la théorie de la Relativité « généralisée ». Les considérations sur le temps et la simultanéité appartenaient à la théorie de la Relativité « restreinte », et celle-ci ne concernait que le mouvement uniforme. Mais dans la théorie restreinte il y avait comme une exigence de la théorie généralisée. Car elle avait beau être restreinte, c’est-à-dire limitée au mouvement uniforme, elle n’en était pas moins radicale, en ce qu’elle faisait de la mobilité une réciprocité. Or, pourquoi n’était-on pas encore allé explicitement jusque-là ? Pourquoi, même au mouvement uniforme, qu’on déclarait relatif, n’appliquait-on que mollement l’idée de relativité ? Parce qu’on savait que l’idée ne conviendrait plus au mouvement accéléré. Mais, du moment qu’un physicien tenait pour radicale la relativité du mouvement uniforme, il devait chercher à envisager comme relatif le mouvement accéléré. Ne fût-ce que pour cette raison encore, la théorie de la Relativité restreinte appelait à sa suite celle de la Relativité généralisée, et ne pouvait même être convaincante aux yeux du philosophe que si elle se prêtait à cette généralisation.

Or, si tout mouvement est relatif et s’il n’y a pas de point de repère absolu, pas de système privilégié, l’observateur intérieur à un système n’aura évidemment aucun moyen de savoir si son système est en mouvement ou en repos. Disons mieux : il aurait tort de se le demander, car la question n’a plus de sens ; elle ne se pose pas en ces termes. Il est libre de décréter ce qui lui plaît : son système sera immobile, par définition même, s’il en fait son « système de référence » et s’il y installe son observatoire. Il n’en pouvait être ainsi, même dans le cas du mouvement uniforme, quand on croyait à un éther immobile. Il n’en pouvait être ainsi, de toute manière, quand on croyait au caractère absolu du mouvement accéléré. Mais du moment qu’on écarte les deux hypothèses, un système quelconque est en repos ou on mouvement, à volonté. Il faudra naturellement s’en tenir au choix une fois fait du système immobile, et traiter les autres en conséquence.

Nous ne voudrions pas allonger outre mesure cette introduction. Nous devons cependant rappeler ce que nous disions jadis de l’idée de corps, et aussi du mouvement absolu : cette double série de considérations permettait de conclure à la relativité radicale du mouvement en tant que déplacement dans l’espace. Ce qui est immédiatement donné à notre perception, expliquions-nous, c’est une continuité étendue sur laquelle sont déployées des qualités : c’est plus spécialement une continuité d’étendue visuelle, et par conséquent de couleur. Ici rien d’artificiel, de conventionnel, de simplement humain. Les couleurs nous apparaîtraient sans doute différemment si notre œil et notre conscience étaient autrement conformés : il n’y en aurait pas moins, toujours, quelque chose d’inébranlablement réel que la physique continuerait à résoudre en vibrations élémentaires. Bref, tant que nous ne parlons que d’une continuité qualifiée et qualitativement modifiée, telle que l’étendue colorée et changeant de couleur, nous exprimons immédiatement, sans convention humaine interposée, ce que nous apercevons : nous n’avons aucune raison de supposer que nous ne soyons pas ici en présence de la réalité même. Toute apparence doit être réputée réalité tant qu’elle n’a pas été démontrée illusoire, et cette démonstration n’a jamais été faite pour le cas actuel : on a cru la faire, mais c’était une illusion ; nous pensons l’avoir prouvé[8]. La matière nous est donc présentée immédiatement comme une réalité. Mais en est-il ainsi de tel ou tel corps, érigé en entité plus ou moins indépendante ? La perception visuelle d’un corps résulte d’un morcelage que nous faisons de l’étendue colorée ; elle a été découpée par nous dans la continuité de l’étendue. Il est très vraisemblable que cette fragmentation est effectuée diversement par les diverses espèces animales. Beaucoup sont incapables d’y procéder ; et celles qui en sont capables se règlent, dans cette opération, sur la forme de leur activité et sur la nature de leurs besoins. « Les corps, écrivions-nous, sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait[9] ». Voilà ce que dit l’analyse psychologique. Et la physique le confirme. Elle résout le corps en un nombre quasi indéfini de corpuscules élémentaires ; et en même temps elle nous montre ce corps lié aux autres corps par mille actions et réactions réciproques. Elle introduit ainsi en lui tant de discontinuité, et d’autre part elle établit entre lui et le reste des choses tant de continuité, qu’on devine ce qu’il doit y avoir d’artificiel et de conventionnel dans notre répartition de la matière en corps. Mais si chaque corps, pris isolément et arrêté là où nos habitudes de perception le terminent, est en grande partie un être de convention, comment n’en serait il pas de même du mouvement considéré comme affectant ce corps isolément ? Il n’y a qu’un mouvement, disions-nous, qui soit perçu du dedans, et dont nous sachions qu’il constitue par lui-même un événement : c’est le mouvement qui traduit à nos yeux notre effort. Ailleurs, quand nous voyons un mouvement se produire, tout ce dont nous sommes sûrs est qu’il s’accomplit quelque modification dans l’univers. La nature et même le lieu précis de cette modification nous échappent ; nous ne pouvons que noter certains changements de position qui en sont l’aspect visuel et superficiel, et ces changements sont nécessairement réciproques. Tout mouvement — même le nôtre en tant que perçu du dehors et visualisé — est donc relatif. Il va de soi, d’ailleurs, qu’il s’agit uniquement du mouvement de la matière pondérable. L’analyse que nous venons de faire le montre suffisamment. Si la couleur est une réalité, il doit en être de même des oscillations qui s’accomplissent en quelque sorte à l’intérieur d’elle : devrions-nous, puisqu’elles ont un caractère absolu, les appeler encore des mouvements ? D’autre part, comment mettre sur le même rang l’acte par lequel ces oscillations réelles, éléments d’une qualité et participant à ce qu’il y a d’absolu dans la qualité, se propagent à travers l’espace, et le déplacement tout relatif, nécessairement réciproque, de deux systèmes et découpés plus ou moins artificiellement dans la matière ? On parle, ici et là, de mouvement ; mais le mot a-t-il le même sens dans les deux cas ? Disons plutôt propagation dans le premier, et transport dans le second : il résultera de nos anciennes analyses que la propagation doit se distinguer profondément du transport. Mais alors, la théorie de l’émission étant rejetée, la propagation de la lumière n’étant pas une translation de particules, on ne s’attendra pas à ce que la vitesse de la lumière par rapport à un système varie selon que celui-ci est « en repos » ou « en mouvement ». Pourquoi tiendrait-elle compte d’une certaine manière tout humaine de percevoir et de concevoir les choses ?

Plaçons-nous alors franchement dans l’hypothèse de la réciprocité. Nous devrons maintenant définir d’une manière générale certains termes dont le sens nous avait paru suffisamment indiqué jusqu’ici, dans chaque cas particulier, par l’usage même que nous en faisions. Nous appellerons donc « système de référence » le trièdre trirectangle par rapport auquel on conviendra de situer, en indiquant leurs distances respectives aux trois faces, tous les points de l’univers. Le physicien qui construit la Science sera attaché à ce trièdre. Le sommet du trièdre lui servira généralement d’observatoire. Nécessairement les points du système de référence seront en repos les uns par rapport aux autres. Mais il faut ajouter que, dans l’hypothèse de la Relativité, le système de référence sera lui-même immobile pendant tout le temps qu’on l’emploiera à référer. Que peut être en effet la fixité d’un trièdre dans l’espace sinon la propriété qu’on lui octroie, la situation momentanément privilégiée qu’on lui assure, en l’adoptant comme système de référence ? Tant que l’on conserve un éther stationnaire et des positions absolues, l’immobilité appartient pour tout de bon à des choses ; elle ne dépend pas de notre décret. Une fois évanoui l’éther avec le système privilégié et les points fixes, il n’y a plus que des mouvements relatifs d’objets les uns par rapport aux autres ; mais comme on ne peut pas se mouvoir par rapport à soi-même, l’immobilité sera, par définition, l’état de l’observatoire où l’on se placera par la pensée : là est précisément le trièdre de référence. Certes, rien n’empêchera de supposer, à un moment donné, que le système de référence est lui-même en mouvement. La physique a souvent intérêt à le faire, et la théorie de la Relativité se place volontiers dans cette hypothèse. Mais quand le physicien met en mouvement son système de référence, c’est qu’il en choisit provisoirement un autre, lequel devient alors immobile. Il est vrai que ce second système peut être mis en mouvement par la pensée à son tour, sans que la pensée élise nécessairement domicile dans un troisième. Mais alors elle oscille entre les deux, les immobilisant tour à tour par des allées et venues si rapides qu’elle peut se donner l’illusion de les laisser en mouvement l’un et l’autre. C’est dans ce sens précis que nous parlerons d’un « système de référence ».

D’autre part, nous appellerons « système invariable », ou simplement « système », tout ensemble de points qui conservent les mêmes positions relatives et qui sont par conséquent immobiles les uns par rapport aux autres. La Terre est un système. Sans doute une multitude de déplacements et de changements se montrent à sa surface et se cachent à l’intérieur d’elle ; mais ces mouvements tiennent dans un cadre fixe : je veux dire qu’on peut trouver sur la Terre autant de points fixes qu’on voudra les uns par rapport aux autres et ne s’attacher qu’à eux, les événements qui se déroulent dans les intervalles passant alors à l’état de simples représentations : ce ne seraient plus que des images se peignant successivement dans la conscience d’observateurs immobiles en ces points fixes.

Maintenant, un « système » pourra généralement être érigé en « système de référence ». Il faudra entendre par là que l’on convient de localiser dans ce système le système de référence qu’on aura choisi. Parfois il faudra indiquer le point particulier du système où l’on place le sommet du trièdre. Le plus souvent ce sera inutile. Ainsi le système Terre, quand nous ne tiendrons compte que de son état de repos ou de mouvement par rapport à un autre système, pourra être envisagé par nous comme un simple point matériel : ce point deviendra alors le sommet de notre trièdre. Ou bien encore, laissant à la Terre sa dimension, nous sous-entendrons que le trièdre est placé n’importe où sur elle.

Du « système » au « système de référence » la transition est d’ailleurs continue si l’on se place dans la théorie de la Relativité. Il est essentiel en effet à cette théorie d’éparpiller sur son « système de référence » un nombre indéfini d’horloges réglées les unes sur les autres, et par conséquent d’observateurs. Le système de référence ne peut donc plus être un simple trièdre muni d’un observateur unique. Je veux bien qu' « horloges » et « observateurs » n’aient rien de matériel : par « horloge » on entend simplement ici un enregistrement idéal de l’heure selon des lois ou règles déterminées, et par « observateur » un lecteur idéal de l’heure idéalement enregistrée. Il n’en est pas moins vrai qu’on se représente maintenant la possibilité d’horloges matérielles et d’observateurs vivants en tous les points du système. La tendance à parler indifféremment du « système » ou du « système de référence » fut d’ailleurs immanente à la théorie de la Relativité dès l’origine, puisque c’est en immobilisant la Terre, en prenant ce système global pour système de référence, qu’on expliqua l’invariabilité du résultat de l’expérience Michelson-Morley. Dans la plupart des cas, l’assimilation du système de référence à un système global de ce genre ne présente aucun inconvénient. Et elle peut avoir de grands avantages pour le philosophe, qui cherchera par exemple dans quelle mesure les Temps d’Einstein sont des Temps réels, et qui sera obligé pour cela de poster des observateurs en chair et en os, des êtres conscients, en tous les points du système de référence où il y a des « horloges ».

Telles sont les considérations préliminaires que nous voulions présenter. Nous leur avons fait beaucoup de place. Mais c’est pour n’avoir pas défini avec rigueur les termes employés, c’est pour ne s’être pas suffisamment habitué à voir dans la relativité une réciprocité, c’est pour n’avoir pas eu constamment présent à l’esprit le rapport de la relativité radicale à la relativité atténuée et pour ne pas s’être prémuni contre une confusion entre elles, enfin c’est pour n’avoir pas serré de près le passage du physique au mathématique qu’on s’est trompé si gravement sur le sens philosophique des considérations de temps dans la théorie de la Relativité. Ajoutons qu’on ne s’est guère davantage préoccupé de la nature du temps lui-même. C’est par là cependant qu’il eût fallu commencer. Arrêtons-nous sur ce point. Avec les analyses et distinctions que nous venons de faire, avec les considérations que nous allons présenter sur le temps et sa mesure, il deviendra facile d’aborder l’interprétation de la théorie d’Einstein.

  1. Nous ne parlons, bien entendu, que d’un éther fixe, constituant un système de référence privilégié, unique, absolu. Mais l’hypothèse de l’éther, convenablement amendée, peut fort bien être reprise par la théorie de la Relativité. Einstein est de cet avis (Voir sa conférence de 1920 sur « L’Éther et la Théorie de la Relativité »). Déjà, pour conserver l’éther, on avait cherché à utiliser certaines idées de Larmor. (Cf. Cunningham, The Principle of Relativity, Cambridge, 1914, chap. xv).
  2. Sur ce point, et sur la « réciprocité » du mouvement, nous avons appelé l’attention dans Matière et Mémoire, Paris, 1896, chap. IV, et dans l’Introduction à la Métaphysique (Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1903).
  3. Voir sur ce point, dans Matière et Mémoire, les pages 214 et suiv.
  4. Descartes, Principes, II, 29.
  5. H. Morus, Scripta philosophica, 1679, t. II, p. 248.
  6. Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung, II, VI.
  7. Matière et Mémoire, loc. cit. Cf. Introduction à la Métaphysique (Rev. de Métaphysique et de Morale, janvier 1903).
  8. Matière et Mémoire, p. 225 et suiv. Cf. tout le premier chapitre.
  9. L’Évolution créatrice, 1907, p. 12-13. Cf. Matière et Mémoire, 1896, chap. I tout entier ; et chap., IV, p. 218 et suiv.